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Le Monde comme volonté et comme représentation/Préface de la deuxième édition

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. xi-xxi).

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION




Ce n’est pas à mes contemporains, ce n’est pas à mes compatriotes, c’est à l’humanité que j’offre mon œuvre cette fois achevée, dans l’espérance qu’elle en pourra tirer quelque fruit : si tard que ce soit, il ne m’importe, car tel est le lot ordinaire de toute œuvre bonne en quelque genre que ce soit, d’avoir beaucoup à attendre pour être reconnue telle. Oui, c’est pour l’humanité, non pour la génération qui passe, tout occupée de son rêve d’un instant, que ma tête a, presque contre le gré de ma volonté, consacré toute une longue vie d’un travail ininterrompu à ce livre. Il est vrai que le public, tout ce temps durant, n’y a pas pris intérêt ; mais je ne vais pas là-dessus prendre le change : je n’ai cessé de voir d’autre part le faux, le mauvais, et à la fin l’absurdité et le non-sens[1], entourés de l’admiration et du respect universel ; j’ai de la sorte appris ceci : qu’il faut bien que les esprits capables de reconnaître ce qui est solide et juste soient tout à fait rares, rares au point qu’on peut passer douze années à en chercher autour de soi sans en trouver ; sans quoi il ne se pourrait pas que les esprits capables de produire les œuvres justes et solides fussent eux-mêmes assez rares, pour que leurs œuvres fissent exception et saillie au milieu du cours banal des choses terrestres, et pour qu’enfin ils pussent compter sur la postérité, perspective qui leur est indispensable pour refaire et revivifier leurs forces. — Celui qui prend à cœur, qui prend en main une œuvre sans utilité matérielle, doit d’abord n’attendre aucun intérêt de la part de ses contemporains. Ce à quoi il peut s’attendre, par exemple, c’est à voir une apparence vaine de la réalité qu’il cherche se présenter, se faire accepter, avoir son jour de succès : ce qui d’ailleurs est dans l’ordre. Car la réalité en elle-même ne doit être cherchée que pour elle-même : sans quoi on ne la trouvera pas, car toute préoccupation nuit à la pénétration. Aussi, et l’histoire de la littérature en fait foi, il n’est nulle œuvre de valeur qui, pour arriver à sa pleine valeur, n’ait réclamé beaucoup de temps, cela surtout quand elle était du genre instructif et non du genre divertissant ; et pendant ce temps, le faux brillait d’un grand éclat. Il y aurait bien un moyen : ce serait d’unir la réalité avec l’apparence de la réalité ; mais cela est difficile et parfois impossible. C’est la malédiction de ce monde de la nécessité et du besoin, que tout doit servir des besoins, faire la corvée pour eux : aussi, par sa nature même, il ne permet pas qu’un effort noble et élevé, quel qu’il soit, ainsi l’effort de l’esprit vers la lumière et la vérité, se déploie sans obstacle, ou puisse seulement s’exercer pour lui-même. Non pas : dès que pareille chose s’est manifestée, dès que l’idée en a été introduite par un exemple, aussitôt les intérêts matériels, les desseins personnels, s’ingénient à s’en servir soit comme d’un instrument, soit comme d’un masque. Il était donc naturel, dès que Kant eut rénové aux yeux de tous la philosophie, qu’elle devînt un instrument pour de certains intérêts : intérêts d’État en haut, intérêts individuels en bas ; — pour préciser, ce n’est pas elle qui a subi ce sort ; c’est celle que j’appelle son double. Tout cela ne peut nous étonner : les hommes ne sont, pour une majorité énorme, incroyable, capables par nature même que de buts matériels : ils n’en peuvent concevoir d’autres. Par conséquent, l’effort dont nous parlons, vers la vérité seule, est trop haut, trop exceptionnel, pour qu’on puisse s’attendre à voir la totalité des hommes, ou un grand nombre, ou seulement même quelques-uns, y prendre intérêt. Si, malgré cela, on voit parfois, comme il arrive aujourd’hui en Allemagne, un grand déploiement d’activité dépensée à étudier, à écrire, à discourir des choses de la philosophie, on peut de confiance affirmer que le véritable primum mobile, le ressort caché de tout ce mouvement, si l’on veut bien mettre de côté les grands airs et les déclarations pompeuses, c’est quelque but tout réel et nullement idéal, un intérêt individuel, un intérêt de corporation, d’Église, d’État, mais bref un intérêt matériel ; que, par suite, ce qui met en train toutes les plumes de nos prétendus savants universels, ce sont des raisons de parti, des visées, et non des vues ; et qu’enfin, dans toute cette troupe en émoi, la dernière chose dont on se préoccupe, c’est la vérité. Celle-ci ne rencontre point de partisans, et, dans l’ardeur de cette mêlée philosophique, elle peut suivre paisiblement son chemin, aussi inaperçue qu’elle l’eût été dans la froide nuit du siècle le plus ténébreux emprisonné dans les dogmes d’Église les plus étroits, dans ces âges où elle n’était transmise qu’à un petit nombre d’initiés, comme une doctrine occulte, qu’on n’osait bien souvent confier qu’au parchemin. Aucun temps, j’ose le dire, n’est moins favorable à la philosophie que celui où elle est indignement exploitée ou comme moyen de gouvernement, ou comme simple gagne-pain. Imagine-t-on que dans une telle poussée et une semblable cohue, la vérité, dont nul n’a souci, va surgir par-dessus le marché ? Mais la vérité n’est pas une fille qui saute au cou de qui ne la désire pas ; c’est plutôt une fière beauté, à qui l’on peut tout sacrifier, sans être assuré pour cela de la moindre faveur.

Tandis que les gouvernements font de la philosophie un instrument de politique, les professeurs de philosophie voient dans leur enseignement un métier comme un autre, qui nourrit son homme ; ils se poussent donc vers les chaires, protestant de leurs bonnes intentions, c’est-à-dire de leur dévouement aux projets des hommes d’État. Et ils tiennent leurs engagements : ce n’est ni la vérité, ni l’évidence, ni Platon, ni Aristote, mais uniquement la politique à laquelle ils sont inféodés qui devient leur étoile, leur critérium décisif, pour juger du vrai, du bon, du remarquable ou du contraire. Tout ce qui ne répond pas au programme accepté, fût-ce l’œuvre la plus considérable et la plus merveilleuse en telle matière, est condamné, ou, s’il y a péril à le faire, étouffé dans un silence universel. Voyez leur levée de boucliers contre le panthéisme : qui donc serait assez simple pour l’attribuer à une conviction personnelle ? Mais aussi, comment la philosophie, devenue un gagne-pain, ne dégénérerait-elle pas en sophistique ? C’est en vertu de cette nécessité, et parce que la maxime : « Je chante celui dont je mange le pain », est éternellement vraie, que les anciens voyaient dans le trafic de la sagesse la marque distinctive du sophiste. Ajoutez à cela qu’en ce bas monde il est ordinaire de rencontrer presque partout la médiocrité : elle seule peut raisonnablement s’acheter à prix d’argent ; il faut donc, ici comme ailleurs, savoir s’en contenter. Aussi voyons nous dans toutes les universités allemandes cette aimable médiocrité travailler, par des procédés à elle, à créer la philosophie qui n’existe pas encore, et cela sur un type et un plan prescrits d’avance, — spectacle dont il y aurait quelque cruauté à se moquer.

Tandis que la philosophie, depuis longtemps déjà, était ainsi asservie à des intérêts généraux ou personnels, j’ai, pour mon compte, suivi paisiblement le cours de mes méditations ; il est vrai de dire que j’y étais comme contraint et entraîné par une sorte d’instinct irrésistible. Mais cet instinct était fortifié d’une conviction réfléchie : j’estimais que la vérité qu’un homme a découverte, ou la lumière qu’il a projetée sur quelque point obscur, peut un jour frapper un autre être pensant, l’émouvoir, le réjouir et le consoler ; c’est à lui qu’on parle, comme nous ont parlé d’autres esprits semblables à nous et qui nous ont consolés nous-mêmes dans ce désert de la vie. En attendant, on poursuit sa tâche et pour elle et pour soi. Mais, privilège singulier et remarquable des conceptions philosophiques ! celles-là seules qu’on a élaborées et approfondies pour son propre compte peuvent ensuite profiter aux autres, et jamais celles qui de prime abord leur sont destinées. Les premières sont aisément reconnaissables à la parfaite sincérité dont elles sont empreintes : rarement est-on disposé à se duper soi-même, et à se servir, comme on dit, des noix vides. — Par suite, aucune trace de sophisme, aucun verbiage dans les écrits : toute phrase confiée au papier paie aussitôt de sa peine celui qui la lit. De là cet éclatant caractère de loyauté et de franchise dont mes œuvres sont comme marquées au front : par ce premier trait elles contrastent déjà vivement avec celles des trois grands sophistes de la période post-kantienne. Mon point de vue est uniquement celui de la réflexion, consultation de la raison toujours fidèlement communiquée, jamais je ne recours à l’inspiration, qu’on décore du titre d’intuition intellectuelle ou de connaissance absolue, mais dont le véritable nom serait jactance vide et charlatanisme. Animé de cet esprit, et témoin en même temps de la faveur universelle que rencontraient la fausse et la mauvaise philosophie, des honneurs accordés à cette jactance[2] et à ce charlatanisme[3], j’ai depuis longtemps renoncé aux suffrages de mes contemporains. Comment une génération qui a pendant vingt ans proclamé un Hegel, ce Caliban intellectuel, le plus grand des philosophes, qui a fait retentir de ses louanges l’Europe entière, comment, dis-je, cette génération pourrait-elle rendre jaloux de ses applaudissements le spectateur d’une pareille comédie ? Elle n’a plus de couronnes de gloire à décerner ; sa faveur est prostituée, son mépris sans effet. Le sérieux de mes paroles a pour garant ma conduite : si je m’étais le moins du monde soucié de l’approbation de mes contemporains, j’aurais supprimé vingt passages de mes écrits qui heurtent de front toutes les idées reçues, et même ont parfois quelque chose de blessant. Mais je regarderais comme un crime d’en sacrifier une syllabe, pour me concilier la faveur du public. Jamais je n’ai eu qu’un guide, la vérité : en m’attachant à la suivre, je ne pouvais compter sur une autre estime que la mienne propre ; aussi détournais-je les yeux de la décadence intellectuelle du siècle et de la corruption presque universelle de notre littérature, où l’art d’adapter aux petites pensées les grands mots a été conduit au plus haut point. Si, malgré tout, je ne puis me flatter d’avoir échappé aux imperfections et aux défaillances qui me sont naturelles, tout au moins ne les aurai-je pas aggravées par d’indignes compromis.

Pour ce qui regarde cette seconde édition, je me félicite de n’avoir, après vingt-cinq années écoulées, rien à y retrancher : mes convictions essentielles ont donc, pour moi du moins, subi l’épreuve du temps. — Les changements introduits dans le premier volume[4], qui à lui seul reproduit tout le contenu de la première édition, ces changements, dis-je, ne portent jamais sur le fond, mais uniquement sur des détails accessoires ; ils consistent presque toujours en quelques brèves explications ajoutées çà et là au texte. — Seule la critique de la philosophie kantienne a été considérablement remaniée et éclaircie par de nouveaux développements ; ces additions n’auraient pu trouver place dans un supplément isolé, analogue à ceux que j’ai réunis dans le second volume, et qui forment un appendice à chacun des livres du premier, où j’expose ma doctrine personnelle. Si j’ai adopté pour ceux-ci un tel système de corrections et de développements, c’est que, durant les vingt-cinq années qui en ont suivi la première rédaction, ma méthode et ma manière d’exposer se sont tellement modifiées, qu’il m’eût été à peu près impossible de fondre en un tout unique les matières du premier et du second volume : une telle synthèse eût été aussi préjudiciable à l’un qu’à l’autre. Je donne donc séparément les deux œuvres, et souvent je n’ai rien changé à la première exposition, là où je parlerais aujourd’hui d’autre sorte ; c’est que je n’ai pas voulu gâter par la critique méticuleuse de la vieillesse l’œuvre de mes jeunes années. — Les corrections nécessaires à ce point de vue s’offriront d’elles-mêmes à l’esprit du lecteur avec le secours du second volume. Ils se complètent l’un l’autre, dans la plus entière acception du mot et offrent, au point de vue de la pensée, la même relation que les deux âges qu’ils représentent.

Ainsi, non seulement chacun des deux volumes renferme ce qu’on ne trouve pas dans l’autre, mais encore les mérites de l’un sont précisément ceux qui chez l’autre font défaut. Si donc la première partie de mon œuvre est supérieure à la seconde par les qualités qui sont le propre de l’ardeur juvénile et de la vigueur native de la pensée, en revanche la seconde l’emporte sur elle par la maturité et la lente élaboration des idées, le fruit d’une longue expérience et d’un effort persévérant. À l’âge où j’avais la force de concevoir tout d’une pièce l’idée fondamentale de mon système, puis de la poursuivre dans ses quatre ramifications pour revenir ensuite à leur tronc commun, enfin de la développer avec clarté dans son ensemble, alors j’étais incapable de parfaire toutes les parties de mon œuvre avec cette exactitude, cette pénétration et cette ampleur, que peut seule donner une méditation prolongée ; condition nécessaire pour éprouver une doctrine, pour l’éclairer de faits nombreux et de documents variés, pour en mettre en lumière tous les aspects, en faire ressortir dans un puissant contraste les perspectives diverses, enfin pour en distinguer avec netteté les éléments et les disposer dans le meilleur ordre possible. Je reconnais qu’il eût sans doute été plus agréable pour le lecteur d’avoir entre les mains un ouvrage venu d’un seul jet que deux moitiés de livre, dont on ne peut se servir qu’en les rapprochant l’une de l’autre ; mais je le prie de considérer qu’il m’eût fallu pour cela produire, à un moment donné de mon existence, ce qui ne pouvait l’être qu’à deux moments différents, autrement dit, réunir au même âge les dons que la nature a départis à deux périodes distinctes de la vie humaine. Je ne saurais mieux comparer cette nécessité de publier mon œuvre en deux parties complémentaires l’une de l’autre qu’au procédé employé pour rendre achromatique l’objectif d’une lunette, que l’on ne peut construire d’une seule pièce : on l’a obtenu par la combinaison d’une lentille concave de flint avec une lentille convexe de crown, et les propriétés réunies des deux lentilles ont amené le résultat désiré. — Au reste, l’ennui qu’éprouvera le lecteur d’avoir en main deux volumes à la fois sera peut-être compensé par la variété et le délassement que procure d’ordinaire un même sujet, conçu dans la même tête et développé par le même esprit, mais à des âges fort différents. Il y a intérêt cependant, pour celui qui n’est pas encore familiarisé avec ma philosophie, de commencer par lire le premier volume en entier, sans s’inquiéter des Suppléments, et de n’y recourir qu’après une seconde lecture ; autrement il embrasserait difficilement le système dans son ensemble, tel qu’il n’apparaît que dans le premier volume ; le second, au contraire, ne présente que les points essentiels de la doctrine confirmés par plus de détails et de plus amples développements.

Au cas où l’on ne serait pas disposé à relire le premier volume, on ferait bien néanmoins de ne prendre connaissance du second qu’après avoir achevé le premier et de le lire à part dans l’ordre de succession des chapitres. Ceux-ci, il est vrai, ne se relient pas toujours très étroitement entre eux, mais il sera facile de suppléer à cet enchaînement par les souvenirs du premier volume, si une fois on s’en est bien pénétré ; d’ailleurs, on trouvera partout des renvois aux passages correspondants de ce premier volume, et à cet effet j’ai substitué dans la seconde édition des paragraphes numérotés aux simples traits qui marquaient les divisions dans la première.

Déjà dans la préface de la première édition, j’ai déclaré que ma philosophie procède de celle de Kant, et suppose par suite une connaissance approfondie de cette dernière ; je tiens à le répéter ici. Car la doctrine de Kant bien comprise amène dans tout esprit un changement d’idées si radical, qu’on y peut voir une véritable rénovation intellectuelle ; elle seule, en effet, a la puissance de nous délivrer entièrement de ce réalisme instinctif, qui semble résulter de la destination primitive de l’intelligence : c’est une entreprise à laquelle ni Berkeley ni Malebranche ne sauraient suffire, enfermés qu’ils sont l’un et l’autre dans les généralités : Kant, au contraire, descend dans les derniers détails, et cela avec une méthode qui ne comporte pas plus d’imitation qu’elle n’a eu de modèle ; sa vertu sur l’esprit est singulière et pour ainsi dire instantanée ; elle arrive à le désabuser absolument de ses illusions et à lui faire voir toutes choses sous un jour entièrement nouveau. Et c’est ainsi qu’il se trouve tout préparé aux solutions plus positives encore que j’apporte. D’autre part, celui qui ne s’est pas assimilé la doctrine de Kant, quelle que puisse être d’ailleurs sa pratique de la philosophie, est encore dans une sorte d’innocence primitive : il n’est pas sorti de ce réalisme naïf et enfantin que nous apportons tous en naissant ; il peut être propre à tout, hormis à philosopher. Il est au premier ce que le jeune homme mineur est au majeur. Si cette vérité a aujourd’hui un air de paradoxe, on en jugeait autrement dans les trente premières années qui ont suivi l’apparition de la Critique de la raison pure : c’est que, depuis cette époque, a grandi une génération qui, à vrai dire, ne connaît pas Kant. Pour le comprendre, il ne suffit pas, en effet, d’une lecture rapide et superficielle ou d’une exposition de seconde main. Ce fait, d’autre part, est le résultat de la mauvaise direction imprimée aux intelligences, à qui l’on a fait perdre leur temps sur les conceptions d’esprits médiocres et par suite incompétents, ou, qui pis est, de sophistes hâbleurs, indignement vantés. De là cette inexprimable confusion dans les principes premiers de la science, pour tout dire, cette épaisse grossièreté de pensée mal déguisée sous la prétention et la préciosité de la forme, et qui caractérise les œuvres philosophiques d’une génération élevée à pareille école. Or, c’est une déplorable illusion de croire qu’une doctrine comme celle de Kant puisse être étudiée ailleurs que dans les textes originaux. Je dois même dénoncer au public les analyses qui en ont été données, et surtout les plus récentes ; il y a quelques années à peine, j’ai découvert dans les écrits de certains hégéliens des expositions de la philosophie kantienne qui touchent au fantastique. Mais aussi, comment des esprits faussés et détraqués dès la première jeunesse par les extravagances de l’hégélianisme seraient-ils encore en état de suivre les profondes spéculations d’un Kant ? Ils sont de longue main habitués à prendre pour une pensée philosophique le plus vide des bavardages, à traiter de finesse une sophistique misérable, et de dialectique un art puéril de déraisonner ; à force d’accepter les combinaisons les plus insensées de termes contradictoires, où l’esprit se torture et s’épuise inutilement à découvrir un sens intelligible, ils en sont arrivés à se fêler le cerveau. Ce n’est pas d’une critique de la raison, d’une philosophie qu’ils auraient besoin, mais bien d’une medicina mentis, et d’abord, en guise de purgatif, d’un petit cours de sens-communologie[5] ; après quoi on verrait s’il y a lieu de leur parler philosophie. C’est donc en vain que la doctrine de Kant serait cherchée ailleurs que dans ses propres ouvrages, toujours féconds en enseignements, même quand ils contiennent des fautes ou des erreurs. C’est surtout de son originalité qu’on doit dire, ce qui s’applique d’ailleurs à tout vrai philosophe, qu’il ne peut être connu que par ses propres écrits, et jamais par ceux des autres. Car les pensées des intelligences d’élite ne se prêtent pas au filtrage à travers un esprit ordinaire. Conçues sous ces fronts larges, élevés et proéminents, au-dessous desquels brille une prunelle de flamme, elles perdent toute vigueur et toute vie, ne sont plus elles-mêmes, transportées entre les étroites parois de ces crânes bas, déprimés et épais, dont les regards errants semblent toujours épier quelque intérêt personnel. On ne saurait mieux comparer ces sortes de cerveaux qu’aux miroirs à surface inégale, où les objets apparaissent tout contournés et déprimés, et présentent, au lieu d’une figure aux belles proportions, une image grimaçante. Les conceptions philosophiques ne peuvent être communiquées que par les génies mêmes qui les ont créées ; et si l’on se sent attiré vers la philosophie, c’est dans l’intime sanctuaire de leurs œuvres qu’il faut aller consulter les maîtres immortels. Les chapitres essentiels des livres d’un véritable penseur jettent cent fois plus de jour sur ses doctrines que les languissantes et confuses analyses, produits d’intelligences médiocres et presque toujours entêtées du système à la mode ou d’opinions à elles. Ce qu’il y a de vraiment étonnant, c’est l’avidité et la préférence marquée du public pour ces productions de seconde main. On dirait qu’il existe une affinité élective qui attire l’un vers l’autre les êtres vulgaires ; il semble que la parole d’un grand homme leur soit plus agréable, lorsqu’elle passe par la bouche d’un de leurs pareils. Peut-être aussi pourrait-on voir là une explication du principe de l’enseignement mutuel, en vertu duquel les leçons dont les enfants profitent le mieux sont celles qu’ils reçoivent de leurs camarades.

Un dernier mot aux professeurs de philosophie. J’ai toujours admiré la pénétration, la sûreté et la délicatesse de tact qui leur ont fait envisager dès son apparition ma philosophie comme une chose absolument étrangère à leur manière de voir, et même comme une invention dangereuse, ou, pour employer une expression triviale, comme un article qu’ils ne tiennent pas dans leur boutique ; j’ai aussi beaucoup admiré la remarquable sagacité politique avec laquelle ils ont du premier coup trouvé la seule tactique praticable à mon endroit, l’ensemble parfait avec lequel ils l’ont adoptée, la fidèle persévérance qu’ils ont mise à la suivre. Ce procédé, qui se recommande d’ailleurs par sa simplicité, consiste, suivant le mot heureux de Gœthe, à affecter d’ignorer ce qu’on veut faire ignorer (im Ignoriren und dadurch sekretiren), à supprimer purement et simplement tout ce qui a quelque mérite et quelque importance. Le succès de cette tactique du silence est encore favorisé par les cris de corybantes dont les membres de la ligue philosophique saluent à tour de rôle les nouveau-nés de leur intelligence. Cela force le public à regarder de leur côté, et à remarquer de quel air d’importance ils se congratulent mutuellement. Comment méconnaître l’opportunité d’une telle conduite ? Qui donc peut trouver à redire à la maxime : Primum vivere, deinde philosophari ? Ces messieurs veulent vivre avant tout, et vivre de la philosophie, ils n’ont qu’elle pour nourrir femme et enfants, et ils courent les risques de l’aventure, malgré l’avertissement que leur donne Pétrarque : « Povera e nuda vai filosofia. » Or, ma doctrine n’est guère propre à servir de gagne-pain ; elle manque des éléments les plus essentiels à toute philosophie d’école bien rétribuée ; elle n’a pas de théologie spéculative, ce qui doit former (quoi qu’en dise cet importun de Kant dans sa Critique de la raison) le thème principal de tout enseignement philosophique ; ce qui, il est vrai, oblige aussi à parler sans cesse de choses tout à fait inconnaissables. Bien plus, je ne prends même point parti sur cette fiction si utile et aujourd’hui indispensable, qui est la découverte propre des professeurs de philosophie, je veux dire l’existence d’une raison possédant l’intuition immédiate et la connaissance absolue : il suffit pourtant d’en bien faire entrer tout d’abord l’idée dans l’esprit du lecteur pour pouvoir ensuite se lancer avec la plus grande aisance, à quatre chevaux de front, comme on dit, sur ce terrain que Kant a entièrement et définitivement interdit à l’intelligence humaine, sur ce domaine situé au delà de toute expérience possible, où se trouvent, dès l’entrée, révélés naturellement et disposés dans le meilleur ordre, les dogmes essentiels du christianisme moderne, mêlé de judaïsme et d’optimisme. Qu’y a-t-il, je vous prie, de commun entre ma philosophie, dépourvue de ces données fondamentales, qui ne connaît aucun égard, qui ne fait pas vivre, qui se perd dans la spéculation, n’ayant pour étoile que la vérité toute nue, sans rémunération, sans amitiés, le plus souvent en butte à la persécution, et poursuivant néanmoins sa marche, sans regarder à droite ou à gauche, qu’y a-t-il de commun, je le répète, entre elle et cette bonne alma mater, cette philosophie universitaire d’excellent rapport, qui, chargée de cent intérêts et de mille ménagements divers, s’avance avec circonspection et en louvoyant, sans jamais perdre de vue la crainte du Seigneur, les volontés du ministère, les dogmes de la religion d’État, les exigences de l’éditeur, la faveur des étudiants, la bonne amitié des collègues, la marche de la politique quotidienne, l’opinion du jour et mille autres inspirations du même genre ? En quoi ma recherche calme et sévère du vrai ressemble-t-elle aux discussions dont retentissent les chaires et les bancs des écoles, et dont le secret mobile est toujours quelque ambition personnelle ? Ce sont là, j’ose le dire, deux formes radicalement distinctes de la philosophie. Aussi ne trouve-t-on chez moi aucune espèce d’accommodement, aucune camaraderie : ce qui n’arrange personne, sauf peut-être celui qui cherche uniquement la vérité. Mais ce n’est pas l’affaire des sectes philosophiques actuelles, toujours à la poursuite de quelque but utilitaire ; je n’ai à leur offrir, moi, que des vues désintéressées, qui ne peuvent en aucune façon cadrer avec leurs desseins personnels, ayant été formées en l’absence de tout dessein préconçu. Pour que ma doctrine devînt une philosophie d’école, il faudrait la venue de temps nouveaux. Il ferait beau voir aujourd’hui qu’une philosophie comme la mienne, qui ne rapporte rien, eût une place au soleil et fût un objet d’attention générale. C’est ce qu’il fallait prévenir à tout prix, et, pour cela, tous devaient marcher contre elle comme un seul homme. Mais contester et contredire des idées n’est pas toujours chose aisée, et le procédé est d’autant plus scabreux qu’il a l’inconvénient d’attirer l’attention du public sur la chose en litige : qui sait si la lecture de mes écrits ne l’eût pas dégoûté des élucubrations des professeurs de philosophie ? Car, lorsqu’une fois on a tâté des œuvres sérieuses, rarement continue-t-on à se plaire à la farce, surtout celle du genre ennuyeux. La conspiration du silence universel à laquelle on s’est arrêté était donc le seul système de défense possible ; je conseille fort de s’y tenir et de le faire durer aussi longtemps qu’il se pourra, c’est-à-dire tant que cette ignorance affectée ne sera pas soupçonnée d’être une ignorance réelle ; il sera toujours temps alors de changer de front. En attendant, il demeure loisible à chacun de dérober çà et là quelque petite plume pour s’en parer au besoin, l’exubérance de la pensée n’étant pas le mal dont nos gens ont à souffrir. La méthode du silence et de l’ignorance systématiques peut réussir assez longtemps encore, et durer au moins tout le temps qui me reste à vivre. Si, par hasard, quelque voix indiscrète a déjà protesté, elle s’est bientôt perdue dans le tapage de l’éloquence professorale, très habile à leurrer, avec des airs de gravité, le bon public, et à détourner ailleurs son attention. Je conseillerais pourtant le maintien sévère de l’union dans la défense et une active surveillance à l’égard des jeunes gens, qui sont parfois terriblement indiscrets. Je n’oserais d’ailleurs garantir l’éternel succès d’une tactique si admirable, et je ne puis répondre du dénouement final. Car c’est chose souvent bien étrange que le gouvernement de cet excellent public, si facile à mener en général. Sans doute, les Gorgias et les Hippias, maîtres de l’opinion, ont pu à peu près dans tous les temps faire triompher l’absurde, et les voix isolées sont d’ordinaire couvertes par le chœur des dupeurs et des dupés ; et pourtant, l’œuvre de bonne foi conserve toujours je ne sais quelle action extraordinaire, calme, lente et profonde ; aussi, arrive-t-elle bientôt, par une sorte de miracle, à dominer ce grand tumulte : comme on voit un ballon se dégager peu à peu des épaisses vapeurs du sol pour planer dans les pures régions, d’où aucune force humaine ne saurait le faire redescendre.

Francfort-sur-le-Mein, février 1844.


  1. La Philosophie de Hegel.
  2. Fichte et Schelling. (Note de Schopenhauer.)
  3. Hegel. (Note de Schopenhauer.)
  4. L’ouvrage comporte en allemand deux volumes ; la traduction en comprend trois ; le premier volume dont parle ici Schopenhauer embrasse donc jusqu’au milieu du second volume de la traduction.
  5. En français dans le texte.