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Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 196-203).


CHAPITRE VI
APPENDICE À LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE ABSTRAITE OU RATIONNELLE

L’impression des objets extérieurs sur les sens, et la sensation particulière qu’elle excite en nous, tout cela disparaît en même temps que la présence de l’objet. Ainsi, ces deux éléments ne suffisent pas à élaborer l’expérience proprement dite, qui doit être pour nous un enseignement et une règle de conduite pour l’avenir. L’image de cette impression, conservée par l’imagination, n’en est que l’écho affaibli ; tous les jours elle se dégrade et finit par disparaître avec le temps. Il n’y a qu’une chose, qui ne disparaisse pas instantanément comme l’impression, et qui ne s’efface pas petit à petit, comme son image c’est le concept. C’est en lui par conséquent, que doit se trouver déposé tout le savoir de l’expérience, et c’est lui seul qui est capable de nous diriger dans la vie. Aussi Sénèque dit-il fort justement Si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi (ép. 37). J’ajoute que, pour s’imposer[1] aux autres, dans la vie réelle, il faut être soi-même posé[2], réfléchi, guidé uniquement par des concepts c’est la condition essentielle. Un instrument de l’intelligence aussi considérable que le concept ne peut évidemment être identique au mot, à ce simple son qui, en tant qu’impression sensible, disparaît avec la présence de l’objet qui l’a causé, ou qui en tant qu’image auditive, finit par s’effacer avec le temps. Pourtant le concept est une représentation, dont la claire conscience et dont la conservation est attachée au mot. Aussi les Grecs désignaient-ils par le même mot la parole, le concept, le rapport, la pensée et la raison : ὁ λόγος. Toutefois, le concept est aussi différent du mot auquel il est attaché, que de l’intuition d’où il est sorti. Il est d’une tout autre nature que ces impressions des sens. Ce qui ne l’empêche pas de concentrer en lui tous les résultats de l’intuition, pour les restituer longtemps après, dans toute leur intégrité c’est là le commencement de l’expérience. Seulement, ce n’est pas l’intuition ou la sensation telles quelles, que conserve le concept, c’en est le général, l’essentiel, et cela sous une forme très différente, sans qu’il cesse pourtant d’en être toujours le fidèle représentant. Ainsi, nous ne conservons pas les fleurs, mais uniquement leur essence, avec tout son parfum et toute sa force. L’activité qui se guide sur des concepts rigoureux arrive, en somme, à réaliser la fin qu’elle s’était proposée. — Pour juger du prix inestimable des concepts et partant de la raison, il suffit de jeter un coup d’œil sur la foule immense d’objets divers et d’événements, qui se suivent et s’enchevêtrent autour de nous, et de songer que la langue et l’écriture (les signes des concepts) peuvent nous faire connaître exactement chaque chose et chaque rapport, quels que soient le temps et le lieu où ils ont existé. Car un nombre relativement restreint de concepts embrasse et représente l’infinité des choses et des événements. — Dans la réflexion proprement dite, on ne fait que jeter par-dessus bord tout le bagage inutile c’est ce qu’on appelle abstraire. On se rend ainsi plus facile le maniement des notions à comparer, c’est-à-dire à tourner et à retourner en tous sens. On laisse tomber tout le particulier, tout le changeant des objets réels, et l’on ne garde qu’un petit nombre de déterminations abstraites, mais générales. Mais comme les concepts généraux ne s’obtiennent qu’en éliminant certaines déterminations, et qu’ils sont en conséquence d’autant plus généraux qu’ils sont plus vides, l’emploi de ce procédé est limité à l’élaboration de notions déjà acquises, opération à laquelle se rattache le syllogisme, qui consiste à tirer des conclusions de prémisses contenues dans des concepts généraux. Si au contraire l’on veut apprendre quelque chose de nouveau, c’est à l’intuition qu’il faut recourir, comme à la source vraiment riche et féconde de nos connaissances. Comme d’autre part l’extension et la compréhension des idées générales sont en rapport inverse, et que plus on pense sous un concept, moins il contient, il y a une hiérarchie des concepts qui va des plus particuliers jusqu’aux plus généraux. Suivant qu’on envisage l’extrémité supérieure ou inférieure de la chaîne, le réalisme scholastique et le nominalisme ne sont pas loin d’avoir tous deux raison. Car le concept le plus particulier et presque déjà l’Individu, est quasi réel ; et le concept le plus général, par exemple l’être (l’infinitif de la copule), n’est presque plus qu’un mot. Aussi les systèmes philosophiques qui s’en tiennent aux concepts généraux, sans revenir au réel, ne sont presque que des jeux de mots. Si en effet l’abstraction consiste simplement à éliminer, plus on la poursuit, moins on garde de réalité. Aussi quand il me tombe sous les yeux de ces philosophèmes à la mode, qui se déroulent en abstractions sans fin, il m’est presque impossible, malgré l’attention que j’y apporte, de penser quoi que ce soit là-dessous je n’y trouve plus la substance de la pensée, mais je ne sais quelle forme creuse. C’est comme lorsqu’on essaie de lancer des corps très légers : il y a bien une certaine force et un certain effort dépensé ; mais cet effort manque d’objet où se prendre, et la réaction n’a pas lieu. À ceux qui seraient curieux de faire cette expérience, je recommande les productions des disciples de Schelling, ou mieux, les livres des Hégéliens. — Une idée simple devrait être une idée inanalysable, par conséquent ne pouvoir être le sujet d’un jugement analytique ; ce que je considère comme impossible, car lorsqu’on pense un concept, on doit aussi pouvoir dire ce qu’il y a dedans. Ce que l’on donne comme des exemples d’idées simples, n’est déjà plus idée, mais pure sensation, comme par exemple, celle d’une couleur déterminée, ou bien forme a priori de l’intuition, c’est-à-dire éléments derniers de la connaissance intuitive, ce qui est, pour le système de notre pensée, ce qu’est le granit en géologie, la dernière couche solide, qui supporte tout le reste : on ne peut pas aller plus loin. Pour qu’un concept signifie quelque chose, il faut, non seulement qu’on puisse en distinguer les attributs, mais qu’on puisse analyser ces attributs eux-mêmes, au cas où ils seraient également abstraits, jusqu’à ce qu’on arrive, de proche en proche, à la connaissance intuitive, c’est-à-dire aux choses concrètes sur lesquelles s’appuient les dernières couches de l’abstraction, et grâce auxquelles une réalité quelconque est assurée à ces dernières abstractions, comme à toutes celles qui s’élèvent au-dessus. Aussi l’explication habituelle, qui consiste à donner pour clair un concept, dès qu’on peut en déterminer les attributs, n’est-elle pas suffisante car en analysant ces attributs, nous pouvons nous trouver ramenés à de simples concepts, sans qu’il y ait une intuition sous ces concepts ; or nous savons que l’intuition en fait toute la réalité. Prenons, par exemple, le concept « Esprit », et réduisons-le à ses attributs « un être doué de pensée, de volonté, immatériel, simple, inétendu, indestructible » il n’y a rien de clair dans tout cela, car les éléments de ces concepts ne s’appuient pas sur des intuitions. Un être pensant, sans cerveau, c’est un être qui digère sans estomac. Seules les intuitions sont claires et non pas les concepts. Ceux-ci peuvent tout au plus être intelligibles. Aussi lorsqu’on a donné la connaissance intuitive comme étant obscure, on a fait synonymes le jour et la nuit, si absurde que cela semble ; car on a eu l’air de considérer la connaissance abstraite comme la seule qui fût claire. C’est ce qu’a fait d’abord Duns Scot ; c’est aussi, en dernière analyse, l’opinion de Leibnitz son « Identité des indiscernables » repose là-dessus. Il faut lire à ce sujet la réfutation de Kant (p. 275 de la première édition de la Critique de la Raison pure).

Tout à l’heure nous avons parlé brièvement du lien qui rattache le concept au mot, c’est-à-dire le langage à la Raison. Cette union repose sur le principe suivant : Toute notre conscience, avec sa perception interne et externe, a pour forme le temps. Les concepts au contraire, en tant que représentations générales obtenues par abstraction et différentes de tous les objets particuliers, ont, à ce titre, une certaine existence objective, qui ne rentre pas pourtant dans une série temporelle. Aussi, pour se présenter immédiatement à la conscience individuelle, c’est-à-dire pour pouvoir être intercalés dans une série temporelle, et d’une certaine façon, pour revenir à l’état d’objets particuliers, doivent-ils être individualisés et à cet effet rattachés à une représentation sensible : cette représentation, c’est le mot. Le mot est donc le signe sensible du concept, et comme tel, le moyen nécessaire pour le fixer, c’est-à-dire pour le rendre présent à la conscience, qui est attachée à la forme du temps. Ainsi s’établit un lien entre la Raison, dont les objets purement généraux sont des universaux qui ne connaissent ni temps ni lieu, et la conscience sensible attachée au temps, et à ce titre purement animale. C’est seulement grâce à ce moyen, que nous pouvons reproduire à volonté, évoquer et conserver nos concepts, et effectuer les opérations correspondantes, comme de juger, conclure, comparer, déterminer. Sans doute, il arrive quelquefois que les concepts occupent la conscience indépendamment de leurs signes, car parfois nous parcourons si vite la chaîne de nos idées, que nous n’aurions pas le temps d’y placer les mots. Mais ce sont là des exceptions, qui supposent un long exercice de l’intelligence, lequel n’était possible que par le langage. Il nous est facile, par l’exemple des sourds-muets, de voir combien l’emploi de la Raison est subordonné au langage ; quand on ne leur a appris aucune espèce de langage, ils montrent à peine plus d’intelligence que les orangs-outangs ou les éléphants ; car ils n’ont guère la Raison qu’en puissance ; ils ne l’ont pas en acte.

Parole et langage, voilà donc les instruments indispensables de toute pensée claire. Mais comme tout moyen, comme toute machine, ces instruments sont en même temps une gêne et une entrave. Le langage en est une, parce qu’il contraint à entrer dans certaines formes fixes, les nuances infinies de la pensée toujours instable, toujours en mouvement : et en les fixant, il leur ôte la vie. On peut tourner en partie cet inconvénient, en apprenant plusieurs langues. En effet, en passant d’une forme dans une autre, la pensée se modifie, et se débarrasse de plus en plus de son enveloppe et ainsi son essence intime se manifeste plus clairement, et elle recouvre sa mobilité originelle. Mais les langues anciennes sont bien plus capables que les modernes de nous rendre ce service. La grande différence qu’il y a entre celles-là et celles-ci fait que la pensée exprimée en une langue ancienne doit revêtir dans une langue moderne une expression tout autre, et prendre une forme très différente. Ajoutons que la grammaire plus parfaite des langues anciennes permet une disposition plus artistique et plus achevée des idées et de leurs rapports. Aussi un Grec et un Romain pouvaient-ils toujours se contenter de leur langue maternelle. Mais quiconque ne comprend qu’un de nos patois modernes ne tardera pas à s’apercevoir de son indigence, soit qu’il écrive ou qu’il parle sa pensée est attachée à de pauvres formes stéréotypées ; elle tombe raide et monotone. Le génie seul peut surmonter cet obstacle comme il surmonte tout. Shakspeare en est un exemple.

J’ai dit, dans le chapitre ix de mon premier volume, que les mots d’un discours sont parfaitement compris, sans être accompagnés dans notre tête de représentations intuitives ou images’: c’est ce que Burke a fort bien montré, et déduit tout au long dans son livre Inquiry in to the Sublime and Beautiful (p. 5, sect. 4 et 5). Seulement il en tire la conclusion fausse, que nous entendons les mots, que nous les percevons et les employons, sans y attacher la moindre représentation (idea) ; alors qu’il aurait dû conclure, que toutes les représentations (ideas) ne sont pas des images intuitives (images), mais que celles qui doivent être désignées par des mots sont de purs concepts (abstract notions), et que ceux-ci, par leur nature même, ne sont pas intuitifs. Les mots ne suggérant que des concepts généraux qui différent profondément des représentations intuitives, les auditeurs d’un même récit perçoivent des concepts identiques ; mais lorsqu’on veut ensuite se représenter l’événement, l’imagination de chacun y glisse une image, qui diffère sensiblement de la vraie, laquelle n’existe que pour le témoin oculaire. C’est pour cela surtout (quoiqu’il y ait encore d’autres raisons) qu’un fait est toujours dénaturé en passant de bouche en bouche ; le second narrateur introduit dans le récit des concepts nouveaux que lui fournit son effort pour se représenter intuitivement ce qu’il a lui-même entendu ; le troisième s’en fait une représentation moins exacte encore qui se traduit à son tour en concepts, et ainsi de suite. Une imagination, assez sèche pour s’en tenir aux concepts qu’on lui aurait suggérés, et n’aller pas plus loin, serait un rapporteur des plus fidèles.

La meilleure et la plus raisonnable déduction sur l’essence et la nature des concepts, que j’aie rencontrée, se trouve dans Thomas Reid, Essays on the Power of human mind (Vol. 2, essay 5, ch. 6). Elle a été critiquée et désapprouvée depuis par Dugald Stewart, dans sa Philosophy of the human mind. Comme je ne veux pas dépenser inutilement du papier pour lui, je me borne à dire qu’il est un de ces nombreux individus, dont le renom immérité s’explique par la faveur de l’amitié ; je ne puis que conseiller à mes lecteurs de ne pas perdre leur temps aux écrivasseries d’un aussi pauvre cerveau.

D’ailleurs, la différence qu’il y a entre la raison et l’entendement, — l’une, faculté des représentations abstraites, l’autre, faculté des représentations intuitives, — a été déjà aperçue par Pic de la Mirandole, ce scholastique grand seigneur ; dans son livre De imaginatione, I. II, il distingue soigneusement la raison de l’entendement, et considère la première comme la faculté discursive, particulière à l’homme, et la seconde comme la faculté intuitive, qui est le mode de connaissance des anges, presque celui de Dieu. De même Spinoza définit très justement la raison, la faculté de former des concepts généraux (Eth. 11, prop. 40, schol. 2). Je n’aurais pas eu besoin de m’étendre sur ce sujet, sans les bouffonneries que tous nos philosophastres allemands ont accumulées depuis cinquante ans sur le concept de raison ; sous ce nom, ils ont introduit impudemment je ne sais quelle faculté mensongère, une connaissance métaphysique immédiate, dite suprasensible, tandis qu’ils faisaient de la véritable raison l’entendement, et passaient celui-ci sous silence, comme une faculté qui leur était étrangère, et dont ils attribuaient les fonctions intuitives à la sensibilité.

Comme toute chose en ce monde, un avantage ne va pas sans entraîner avec lui mille inconvénients. C’est ce qui arrive pour la raison, ce privilège exclusif de l’homme ; elle comporte des inconvénients à elle propres, et devient souvent pour l’homme une source d’erreurs, auxquelles les animaux ne sont point exposés. Grâce à elle, une nouvelle espèce de motifs, inconnus des animaux, exerce son influence sur sa volonté ; ce sont les motifs abstraits, c’est la pensée pure et simple, qui ne dérive pas toujours pour nous de l’expérience proprement dite, mais qui peut nous venir souvent ne fût-ce que par les discours ou les exemples d’autrui, par la tradition ou les livres. Par la pensée, l’intelligence humaine est ouverte à l’erreur. Seulement chaque erreur entraîne tôt ou tard toute une série de maux, plus ou moins grands, suivant que l’erreur était plus ou moins forte. Toute erreur individuelle est expiée, et se paie cher ; il en est de même des erreurs générales, de celles que commettent les peuples. Aussi ne saurait-on assez répéter que toute erreur, où qu’on la trouve, doit être poursuivie et extirpée comme nuisible à l’humanité, et qu’il ne peut y avoir d’erreurs privilégiées, ou même sanctionnées par les lois. Le penseur doit les arracher, quoique les hommes, semblables en cela au malade dont le médecin touche les plaies, en jettent de hauts cris. L’animal ne peut jamais s’écarter beaucoup du chemin de la nature ; car ses motifs appartiennent tous au monde intuitif, qui est le domaine unique du possible, ou plutôt du réel ; dans nos concepts abstraits, au contraire, dans nos pensées et nos mots peut entrer tout ce qu’il est possible d’imaginer, c’est à-dire le faux, l’impossible, l’absurde et l’insensé. Comme la raison appartient à tous et le bon jugement à quelques-uns, il en résulte que l’homme est livré à toutes les illusions. On lui fait accepter les chimères les plus invraisemblables qui, agissant sur sa volonté, le poussent à des travers et à des folies de toute sorte, aux extravagances les plus inouïes et aux actes les plus contradictoires avec sa nature animale. La culture proprement dite, à laquelle concourent la connaissance et le jugement, ne peut être donnée qu’à quelques-uns, et ne peut être reçue que d’un plus petit nombre encore. Elle est remplacée, pour le plus grand nombre, par une sorte de dressage ; ce dressage se fait par l’exemple, la coutume, et surtout par l’habitude qu’on a d’imprimer de très bonne heure et très fortement dans les cerveaux humains, certaines notions qui précèdent l’expérience, l’entendement et le jugement, en un mot tout ce qui pourrait détruire cette œuvre d’éducation. Ainsi se greffent certaines notions, qui, par la suite, sont aussi solides, aussi rebelles à tout essai de rectification, que des idées innées ; si bien que certains philosophes s’y sont trompés. Sur ce terrain, il est aussi facile d’inculquer aux hommes le raisonnable que l’absurde, par exemple de les habituer à n’approcher telle ou telle idole, que pénétrés d’une horreur sacrée, et, à son seul nom, à se prosterner dans la poussière non seulement en chair, mais encore en esprit ; à sacrifier leurs biens et leur vie à un mot, à un nom, à la défense des plus aventureuses chimères ; à respecter infiniment ceci ou à mépriser profondément cela ; à se priver de toute nourriture animale, comme dans l’Hindoustan, ou à dévorer les membres encore chauds et palpitants d’un animal vivant, comme en Abyssinie ; à manger des hommes, comme en Océanie ; à sacrifier des enfants à Moloch ; à se mutiler soi-même, à se jeter volontairement dans le bûcher d’un mort ; en un mot, on peut inculquer ainsi tout ce qu’on veut. De là les croisades, les sectes fanatiques, les flagellants, les millénaires, les persécutions, les auto-da-fés, et tout ce qui contribue à grossir les annales des folies humaines. Et que l’on ne croie pas qu’il faille aller chercher de tels exemples dans les siècles les plus barbares je vais en citer de tout récents. En 1818,7.000 millénaires partirent du Wurtemberg pour les environs du mont Ararat, parce que c’était là que devait commencer le nouveau royaume de Dieu, dont le principal apôtre était Jung Stilling[3]. Gall raconte que, de son temps, une femme tua et fit rôtir son enfant, pour guérir avec sa graisse les rhumatismes de son mari[4]. Le côté tragique de l’erreur et du faux jugement apparaît surtout dans la pratique la théorie seule est risible : que l’on convainque un jour trois individus que le soleil n’est pas la cause de la lumière, il est permis de croire que ce sera bientôt la conviction de tout le monde. Un charlatan répugnant et sans esprit, un barbouilleur d’insanités, comme il y en a peu, Hegel, a été regardé en Allemagne comme le plus grand philosophe de tous les temps, et des milliers de gens l’ont cru fermement, durant vingt années. A l’étranger, l’Académie de Danemark a défendu sa gloire contre moi, et a voulu le faire passer pour un très grand philosophe, summus philosophus (Cf. là-dessus la préface de mes Problèmes fondamentaux de l’Éthique). Tels sont les inconvénients attachés à la raison, quand elle est dépourvue de jugement. Il faut y comprendre la possibilité de la folie. Les animaux ne deviennent pas fous, quoique les carnassiers soient exposés à la rage, et les herbivores à une sorte de fureur.

  1. Il y a là un jeu de mots presque intraduisible : überlegen, supérieur à, et uberlegt, réfléchi, posé, etc. (Not. du trad.)
  2. Voir la note ci-dessus.
  3. Journal d’Illgens pour la théologie historique, 1839,1er fasc., p. 182.
  4. Gall et Spurzheim, Des dispositions innées, 1811, p. 253.