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Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 225-235).


CHAPITRE VIII
À PROPOS DE LA THÉORIE DU RIDICULE[1]

C’est sur le contraste que j’ai expressément signalé et mis en lumière dans les chapitres précédents, entre les représentations intuitives et les représentations abstraites, que repose également ma théorie du ridicule ; aussi les quelques remarques explicatives que j’ai cru devoir ajouter à cette théorie trouvent-elles leur place à cet endroit, bien que l’ordre même du texte les renvoyât plus loin.

Cicéron déjà avait reconnu la nécessité d’une explication universellement valable de l’origine du rire, et conséquemment de sa signification propre ; mais ce problème lui paraissait insoluble (De orat., II, 58). L’essai le plus ancien, à ma connaissance, de fournir une explication psychologique du rire, se trouve dans le livre de Hutcheson, Introduction into moral philosophy (livre I, ch. i, § 14.) Un écrit postérieur, paru sans nom d’auteur, le Traité des causes physiques et morales du rire, 1768, a le mérite de poser nettement la question. Platner a rassemblé dans son Anthropologie, § 894, les opinions des philosophes qui, de Hume à Kant, ont tenté d’expliquer ce phénomène propre à la nature humaine. On connaît les théories du ridicule dans Kant et Jean Paul. Je tiens pour inutile d’en montrer le caractère erroné ; il suffit, en effet, de chercher à y ramener quelques cas donnés de choses ridicules, pour se convaincre qu’elles sont insuffisantes à en expliquer la plupart.

Conformément à l’explication que j’en ai fournie dans mon premier volume, l’origine du ridicule est toujours dans la subsomption paradoxale et conséquemment inattendue d’un objet sous un concept hétérogène, et le phénomène du rire révèle toujours la perception subite d’un désaccord entre un tel concept et l’objet réel qu’il sert à représenter, c’est-à-dire entre l’abstrait et l’intuitif. Plus ce désaccord paraîtra frappant à la personne qui rit, plus vif sera son rire. Donc tout ce qui excite le rire renferme deux éléments, un concept et quelque chose de particulier, objet ou événement ; cet objet particulier peut sans doute être subsumé sous ce concept, et pensé par son entremise ; mais à un autre point de vue, essentiel celui-là, il n’en relève aucunement, et au contraire est radicalement distinct des objets que ce concept représente à l’ordinaire. Si, comme cela est souvent le cas pour les traits d’esprit, au lieu d’un objet réel et intuitif, nous avons affaire à un concept spécifique subordonné à un concept générique, ce concept n’excitera le rire que lorsque l’imagination l’aura réalisé, c’est-à-dire remplacé par un substitut intuitif, et que, de la sorte, aura lieu le conflit entre la représentation conceptuelle et la représentation intuitive.

Bien plus, si l’on veut avoir une explication complète, on peut ramener tout cas de rire à un syllogisme de la première figure, où la majeure est incontestable, où la mineure a un caractère inattendu et n’est parvenue à se glisser que par une sorte de chicane ; et c’est en raison de la relation établie entre ces deux propositions que la conclusion est affectée d’un caractère ridicule.

Je n’ai pas jugé à propos, dans le premier tome, d’éclaircir cette théorie par des exemples. Chacun, pour peu qu’il réfléchisse aux cas où il se souvient d’avoir ri, peut faire ce travail. Toutefois, je vais m’en charger moi-même, pour venir en aide à la paresse d’esprit de ceux de mes lecteurs qui tiennent à demeurer passifs. Je multiplierai même et j’accumulerai les exemples dans cette troisième édition, afin de démontrer d’une manière incontestable qu’enfin, après tant de tentatives stériles, la vraie théorie du ridicule est établie et que le problème posé par Cicéron, et abandonné par lui, est définitivement résolu.

Nous savons que, pour former un angle, il faut deux lignes qui se rencontrent : ces deux lignes prolongées se coupent. La tangente, elle, ne touche la circonférence qu’en un seul point, auquel point elle lui est en réalité parallèle, de sorte que nous avons la conviction abstraite de l’impossibilité d’un angle entre la circonférence et la tangente.

Il est évident que, voyant un tel angle exister sur le papier, nous ne pourrons pas nous empêcher de sourire. Sans doute le ridicule, dans ce cas est très faible ; en revanche on voit, à n’en pouvoir douter, qu’il naît précisément du contraste entre la représentation abstraite et l’intuition. Suivant que nous passerons du réel, c’est-à-dire de l’intuitif, au concept, ou inversement du concept au réel, et que ces deux éléments ne s’accorderont pas, il naîtra soit un calembour, soit une absurdité, soit même, et surtout dans la vie pratique, une insanité. Considérons d’abord des exemples de ce qu’on appelle « l’esprit ». Tout le monde connaît l’anecdote de ce Gascon qui, par un froid rigoureux, se présenta devant son roi dans une tenue d’été fort légère. Le roi se mit à rire. « Eh ! lui dit notre Gascon, si Votre Majesté avait mis ce que j’ai mis, elle se croirait fort chaudement vêtue. — Qu’avez-vous donc mis ? — Toute ma garde-robe. » En effet ce dernier concept s’applique tout aussi bien à la garde-robe considérable d’un roi, qu’au vêtement d’été unique d’un pauvre diable ; mais la vue de ce vêtement sur un corps grelottant ne s’accorde guère avec le concept. Le public d’un théâtre de Paris réclama un jour la Marseillaise, et comme on la lui refusait, se mit à faire du tapage ; enfin, un commissaire de police en écharpe monte sur la scène et déclare qu’ « il ne doit pas paraître sur le théâtre autre chose que ce qu’il y a sur l’affiche’). Alors une voix : « Et vous, Monsieur, êtes-vous aussi sur l’affiche ? réplique qui souleva un éclat de rire unanime. L’assimilation de ces deux idées hétérogènes était, en effet, facile à saisir et n’avait rien de forcé. Dans l’épigramme suivante :

« Bavus est le pasteur fidèle dont parle l’Écriture
Quand son troupeau dort, lui seul reste éveillé. »


on assimile à un berger veillant près de ses brebis endormies le prédicateur ennuyeux qui a plongé toute sa communauté dans un doux sommeil et seul, sans auditeurs, continue à sermonner. Un exemple analogue est fourni par cette épitaphe d’un médecin « Il repose ici, semblable à un héros, entouré de cadavres ». La représentation enfermée dans cette épithète est honorable pour le héros, et on l’applique au médecin, qui a pour devoir de conserver la vie. Très souvent le mot d’esprit consiste en un seul terme, expression d’une idée qui s’applique fort bien au cas en question, mais qui est absolument détournée de son sens ordinaire. C’est ce que nous voyons dans Roméo, lorsque Mercutio, blessé à mort, dit aux amis qui promettent de venir le voir le lendemain : « Oui, venez, vous trouverez un homme silencieux ». Cette épithète signifie ici un homme mort. Le texte anglais contient encore une autre équivoque « A grave man », signifie, en effet, l’homme grave et l’homme que la tombe attend. L’anecdote connue de l’acteur Unzelmann est du même genre. Au théâtre de Berlin on avait sévèrement interdit toute improvisation. Unzelmann devait paraître à cheval sur la scène. À son arrivée sur le proscénium, le cheval laissa tomber une crotte. Cet incident égaya fort le public, mais l’hilarité fut à son comble, quand Unzelmann dit au cheval « Que fais-tu donc ? Ne sais-tu pas qu’il est interdit d’improviser ? » Ici l’application d’un concept général à un cas particulier hétérogène se fait sans difficulté, mais le mot d’esprit est fort piquant et provoque naturellement une grande gaieté. Ajoutons encore cette information, contenue dans le numéro de mars 1851 d’un journal de Halle : « La bande de filous juifs, dont nous avons parlé, a été ramenée dans notre ville, avec accompagnement obligé[2] ». Rendre l’idée d’une escorte de police par un terme musical est d’un effet très heureux, bien que le mot d’esprit en question se rapproche du vulgaire calembour. Au contraire, quand Saphir, dans une polémique contre l’acteur Angéli, dit de lui « qu’il est également grand par l’esprit et le corps », c’est là du véritable esprit, tel que nous venons de le définir jusqu’ici. L’acteur, en effet, était d’une taille de nain, de sorte que Saphir appliquait le concept « grand » à un objet extraordinairement petit. De même Saphir appelle les airs d’un opéra nouveau, « de bonnes vieilles connaissances », expression qui généralement désigne quelque chose de recommandable, mais qui dans ce cas particulier renferme une critique et un blâme. C’est encore un mot d’esprit, de dire d’une dame, dont il est facile d’obtenir les faveurs par des cadeaux, qu’elle sait joindre « utile dulci ». Le concept contenu dans la règle prônée par Horace au point de vue esthétique est appliqué ici à ce qui, au point de vue moral, est commun et vulgaire. De même, quand on désigne une maison publique par cette périphrase « Le séjour modeste de joies paisibles ». — Dans la bonne société, où l’on tient à être absolument fade, et où l’on évite toutes les assertions tranchées, toutes les expressions un peu fortes, lorsqu’on veut parler de choses scabreuses, on se tire d’affaire en les exprimant, sous une forme adoucie, par des idées générales. Dès lors ces idées servent à traduire ce qui s’écarte plus ou moins de leur sens véritable, et ainsi nait le rire. Dans cette catégorie il faut faire rentrer le « utile dulci » dont nous avons parlé plus haut. On dit encore « Il a eu des désagréments au bal », pour donner à entendre qu’il a été rossé et jeté à la porte. De même : « Cet homme a poussé trop loin une occupation agréable », c’est-à-dire il est ivre. « Cette femme doit avoir ses moments de faiblesse », bien entendu, quand elle plante des cornes à son mari, etc. On peut encore rapporter à ce genre de mots les équivoques, c’est-à-dire des concepts qui en eux-mêmes n’ont rien que de décent, mais qui, appliqués à un cas spécial, conduisent facilement à des représentations indécentes. Ces équivoques se produisent très fréquemment en société. Mais le modèle parfait de l’équivoque, dans toute sa beauté, nous est fourni par l’épitaphe incomparable du Justice of peace de Shenstone. Elle semble, avec son style lapidaire et pompeux, parler d’objets nobles et élevés, et en réalité chacune des idées qu’elle renferme contient des allusions, dont le sens véritable n’est révélé que par le dernier mot, clé inattendue de tout le morceau, et le lecteur s’aperçoit finalement, en éclatant de rire, qu’il n’a lu qu’une équivoque assez obscène. Il est impossible, à notre époque prude et réservée, de citer ici ce morceau, plus impossible encore de le traduire. On le trouvera, sous le titre d’Inscription dans Shentone’s Poetical works. Les équivoques dégénèrent parfois en simples calembours. Nous avons déjà parlé de ces derniers.

Cette subsomption d’une idée sous une autre qui lui convient à certains égards et qui à d’autres égards en diffère, subsomption qui est le fond même du rire, n’est pas toujours intentionnelle ainsi un de ces nègres libres de l’Amérique du Nord, qui s’efforcent d’imiter les blancs, gravait récemment sur la tombe de son enfant une épitaphe débutant par ces mots : « Lys aimable, trop tôt brisé. » Si, au contraire, quelque chose de réel, d’intuitif, est rangé à dessein sous le concept de ce qui en est le contraire, l’ironie alors n’est plus que commune et plate : ainsi, quand par une forte pluie nous disons : « Voici un temps agréable » ; — quand à la vue d’une fiancée laide nous nous écrions : « La belle compagne qu’il s’est choisie là » ; — quand nous disons d’un filou : « Cet homme d’honneur, etc. De telles plaisanteries ne feront rire que les enfants et les personnes dépourvues de toute culture ; car ici le désaccord entre le concept et la réalité est absolu. Toutefois, et justement à cause de leur caractère lourd et exagéré, elles ont l’avantage de faire ressortir clairement cet élément fondamental de tout rire, la divergence entre l’idée et l’intuition.

La parodie, parente de cette catégorie du rire, est, elle aussi, outrée et nettement intentionnelle. Elle s’empare des paroles d’un poème ou d’un drame sérieux, pour les attribuer à des personnages insignifiants et bas, et les emploie à caractériser des motifs frivoles et des actions mesquines. Elle range donc les réalités triviales qu’elle représente sous les concepts élevés donnés dans l’œuvre originale ; il faut que celles-là conviennent dans une certaine mesure à ceux-ci, quelle que soit d’ailleurs la différence qui les sépare, et c’est justement ce mélange de convenance et de disconvenance qui met fortement en relief le contraste entre le concept et l’intuition. Les exemples fameux ne manquent pas aussi me bornerai-je à en citer un seul que j’emprunte à la Zobéide de Carlo Gozzi, acte IV, sc. 3, où l’auteur met la stance fameuse de l’Arioste (Orl. fur., I, 22) : « Oh gran bontà de cavalieri antichi…) dans la bouche de deux polichinelles, qui après s’être roués de coups se sont paisiblement couchés l’un à côté de l’autre. — Dans cette catégorie rentre également l’application, fréquente en Allemagne, de vers de Schiller à des événements mesquins c’est une subsomption manifeste de l’hétérogène sous l’idée générale exprimée par le vers. « Je reconnais bien là mes soldats du régiment de Pappenheim », dira-t-on, si quelqu’un a fait un mauvais coup. Mais celui-là fut vraiment original et spirituel qui adressa à un jeune couple, dont la partie féminine lui plaisait, ces paroles finales de la ballade « la Caution » (j’ignore s’il avait élevé la voix) « Permettez-moi d’être le troisième dans votre alliance ». Cette plaisanterie porte infailliblement à rire, parce qu’elle subsume avec une parfaite exactitude des relations interdites et immorales sous des vers servant à exprimer une alliance généreuse et morale. Dans tous les exemples de mots d’esprit que j’ai cités, l’on voit qu’un objet réel est subsumé, soit immédiatement, soit par l’entremise d’un concept plus étroit, à un concept ou, d’une manière générale, à une pensée abstraite ; à la rigueur cet objet peut se ranger sous ce concept, mais au fond un abîme le sépare du sens primitif de la pensée, de l’intention qui y a présidé. Par conséquent, l’esprit consiste uniquement dans la facilité à trouver pour tout objet un concept où il puisse entrer, mais qui en réalité désigne des objets absolument différents.

Une seconde catégorie du rire suit, comme nous l’avons dit, une marche inverse : on y va du concept abstrait à la réalité intuitive dont il éveille la pensée ; mais dans ce processus se révèle quelque disconvenance de la réalité et du concept dont on ne s’était pas douté ; de là une absurdité, et si cette absurdité est réalisée, un acte insensé. Comme le théâtre veut de l’action, cette catégorie du rire est essentielle à la comédie. D’où cette observation de Voltaire : « J’ai cru remarquer aux spectacles, qu’il ne s’élève presque jamais de ces éclats de rire universels, qu’à l’occasion d’une méprise ». (Préface de l’Enfant prodigue.) Voici quelques exemples de ce genre de rire. Quelqu’un venait de dire qu’il aimait à se promener seul ; un Autrichien lui répondit : « Vous aimez vous promener seul, eh bien moi aussi ; nous pouvons donc nous promener ensemble ». L’Autrichien part du concept suivant : « si deux personnes ont du goût pour un même plaisir, elles peuvent en jouir ensemble », et il range sous ce concept un cas qui exclut précisément la jouissance en commun. — Second exemple. Un domestique enduit d’une certaine huile la peau de phoque usée qui recouvrait la malle de son maître, pour en faire repousser les poils. Ce valet partait de cette idée que l’huile en question fait repousser les cheveux[3]. Des soldats qui se trouvent dans la salle de garde permettent à un camarade condamné aux arrêts et qu’on vient de leur amener de prendre part à leur partie de cartes ; mais comme il fait des chicanes, et qu’il se produit ainsi une dispute, ils le mettent à la porte : ils se laissent guider par ce concept général : « on se débarrasse des compagnons rébarbatifs », mais oublient qu’ils ont affaire à un soldat mis aux arrêts, et qu’ils doivent retenir. Deux jeunes paysans avaient chargé leur fusil de grosse grenaille ; ils veulent l’en retirer et y substituer de la grenaille fine, sans cependant perdre la poudre. Alors l’un d’eux met l’embouchure du canon dans son chapeau et dit à l’autre : « Toi, maintenant, presse doucement, doucement la détente, et la grenaille viendra d’abord ». Il partait de cette idée : « Le ralentissement dans la production de la cause engendre le ralentissement dans la production de l’effet ». — On peut encore faire rentrer dans cette même catégorie la plupart des actes de Don Quichotte. Ce chevalier subsume sous les concepts qu’il a puisés dans les romans de chevalerie les réalités très hétérogènes qui se présentent à lui : par exemple pour aider les opprimés, il s’avise de délivrer des galériens. Nous mettrons dans la même catégorie encore les tours et les aventures invraisemblables dont se vante Münchhausen : seulement tours et aventures ne sont pas réels ; en réalité ils sont impossibles et on essaie seulement de les imposer à la crédulité du lecteur ; chaque cas est toujours présenté de manière à paraître possible et plausible, quand on ne le pense qu’in abstracto, c’est-à-dire relativement a priori ; mais quand on descend à l’intuition individuelle, quand on juge a posteriori, l’impossibilité, l’absurdité de la chose éclatent et produisent le rire par le contraste évident de l’intuition et du concept. Voici quelques échantillons de ces mensonges comiques : Les mélodies glacées dans le cor du postillon fondent et en sortent dans une chambre bien chauffée. — Münchhausen, assis sur un arbre par un froid rigoureux, remonte son couteau qu’il a laissé tomber, en lui faisant suivre le rayon glacé de son urine. — Analogue est l’histoire des deux lions, brisant la nuit leur mur de séparation et se dévorant dans leur fureur réciproque ; le matin on ne trouve plus que les deux queues.

Il y a aussi des cas de rire où le concept sous lequel on range l’intuitif n’a besoin ni d’être énoncé ni même d’être indiqué : c’est spontanément, en vertu de l’association des idées, qu’il se présente à la conscience. Un jour Garrick, au milieu d’une déclaration tragique, partit d’un grand éclat de rire : un boucher qui se tenait sur le devant du parterre pour éponger sa sueur avait mis sa perruque sur la tête de son chien, qui, les pattes de devant posées sur la barrière du parterre, regardait dans la direction de la scène. Garrick avait instinctivement ajouté à cette intuition le concept d’un spectateur humain. C’est pour cette même raison d’ailleurs que plusieurs animaux, tels que les singes, les kanguroos et les gerboises, nous paraissent parfois ridicules : une certaine similitude qu’ils présentent avec l’homme nous les fait subsumer sous le concept de la forme humaine, puis partant de ce concept nous remarquons toute l’opposition qu’il présente avec eux.

Les concepts, dont le contraste avec l’intuition nous excite à rire, ou bien sont les concepts d’un autre, ou bien ils sont à nous. Dans le premier cas nous rions de l’autre : dans le second, nous éprouvons une surprise souvent agréable, toujours plaisante. Les enfants et les gens sans culture rient des moindres événements, des accidents mêmes, s’ils sont inattendus, si par conséquent ils démentent leur concept préconçu. — En général, le rire est un état plaisant : l’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ; car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas besoin d’une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause, que la pensée avec ses concepts abstraits ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété de nuances de l’intuition. C’est ce triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l’intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d’effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c’est la deuxième puissance du connaître ; l’exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s’opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car résumant le passé, anticipant l’avenir, pleins d’enseignements sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tout heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à en devenir importune. Et il est naturel que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie.

Le manque de raison et de concepts généraux rend l’animal incapable non moins de rire que de parler. Le rire est un privilège et un signe caractéristique de l’homme. Remarquons pourtant en passant que son ami unique, le chien, a sur les autres animaux une supériorité propre et caractéristique, je veux parler de son frétillement si expressif, si bienveillant, si foncièrement honnête. Comme ce salut, que lui inspire la nature, forme un heureux contraste avec les révérences et les grimaces polies des hommes ! Comme il est mille fois plus sincère, du moins pour le présent, que leurs assurances d’amitié et de dévouement !

Le contraire du rire et de l’enjouement est le sérieux. Le sérieux consiste donc dans la conscience de l’harmonie complète du concept, ou pensée, avec l’intuition ou réalité. L’homme sérieux est convaincu qu’il pense les choses comme elles sont, et qu’elles sont comme il les pense. C’est même pour cela que le passage du sérieux au rire est si facile et peut être produit par un rien ; car plus cet accord, reconnu quand nous sommes sérieux, aura paru complet, et plus facilement il sera détruit même par une divergence peu importante, qui nous apparaît d’une manière inattendue. Aussi plus un homme est capable d’une entière gravité, et plus cordial sera son rire. Les hommes dont le rire est toujours forcé et affecté ont un fond moral et intellectuel très médiocre. D’une manière générale, la façon de rire, et d’autre part la cause qui nous y incite, sont caractéristiques de notre personne. Les rapports sexuels ne fourniraient pas une matière si facile à plaisanteries et si fréquemment exploitée même par les gens peu spirituels, ils ne seraient pas le prétexte d’une multitude d’ordures, s’ils n’avaient pas pour base la chose la plus sérieuse du monde.

Quand un autre rit de ce que nous faisons ou disons sérieusement, nous en sommes vivement blessés, parce que ce rire implique qu’entre nos concepts et la réalité objective il y a un désaccord formidable. C’est pour la même raison que l’attribut « ridicule » est blessant. Ce qu’on appelle les éclats de rire moqueurs semble crier triomphalement à l’adversaire vaincu, combien les concepts qu’il avait caressés sont en contradiction avec la réalité qui se révèle maintenant à lui. Le rire amer qui nous échappe à nous-mêmes quand nous est dévoilée une vérité terrible qui met à néant nos espérances les mieux fondées, est la vive expression du désaccord que nous reconnaissons à ce moment entre les pensées que nous avait inspirées une sotte confiance aux hommes ou à la fortune, et la réalité qui est là devant nous.

La plaisanterie est ce qui fait rire à dessein, et s’efforce d’établir un désaccord entre les concepts d’un autre et la réalité, en modifiant légèrement la nature d’un de ces deux éléments ; le sérieux, au contraire, consiste au moins à rechercher l’harmonie complète de la réalité et du concept. Si la plaisanterie se dissimule derrière le sérieux, nous avons l’ironie, ainsi, par exemple, quand nous semblons sérieusement entrer dans des idées contraires aux nôtres et les partager avec notre adversaire, jusqu’à ce que le résultat final le désabuse sur nos intentions et sur la valeur de ses propres pensées. Tel était le procédé de Socrate vis-à-vis d’Hippias, de Protagoras, Gorgias et autres sophistes, et généralement vis-à-vis d’un grand nombre de ses interlocuteurs. Le contraire de l’ironie serait donc le sérieux caché derrière la plaisanterie. C’est ce qu’on appelle l’humour. On pourrait le définir le double contrepoint de l’ironie. Des explications comme celle-ci, que « l’humour est la pénétration réciproque du fini et de l’infini », n’expriment guère que l’incapacité complète de penser des gens que peuvent satisfaire des formules aussi creuses. L’ironie est objective, combinée en vue d’autrui ; l’humour est subjectif, visant avant tout notre propre moi. Aussi les chefs-d’œuvre d’ironie se trouvent-ils chez les anciens, les chefs-d’œuvre d’humour chez les modernes. Car, à le considérer de plus près, l’humour repose sur une disposition subjective, mais sérieuse et élevée, qui entre en conflit avec un monde vulgaire, très différent de sa propre nature. Ce monde, elle ne peut l’éviter, pas plus qu’elle ne peut se sacrifier elle-même ; aussi pour concilier tout, cherche-t-elle à penser par les mêmes concepts et son propre sentiment et le monde extérieur. Ces concepts seront donc en désaccord tantôt avec la réalité extérieure, tantôt avec la réalité intime, et nous donnerons ainsi l’impression du rire intentionnel, c’est-à-dire de la plaisanterie : mais derrière cette plaisanterie se cache la gravité la plus profonde, qui perce au travers du rire. L’ironie commence par une physionomie grave et finit par un sourire ; l’humour suit une marche opposée. L’expression de Mercutio citée plus haut peut être considérée comme un exemple de ce dernier. Autre exemple, tiré de Hamlet « Polonius : Très gracieux seigneur, je viens respectueusement prendre congé de vous. — Hamlet Vous ne sauriez rien prendre de moi, que je fusse plus disposé à donner — si ce n’est ma vie, ma vie, ma vie. » — Avant la représentation du spectacle à la cour, Hamlet dit à Ophélie : « Que doit donc faire un homme, sinon être gai ? Car voyez comme ma mère a l’air réjoui, et pourtant mon père n’est mort qu’il y a deux heures. — Ophélie : Il y a deux mois, seigneur. — Hamlet : Il y a si longtemps déjà ? Hé alors ! que le diable se mette en noir, pour moi je vais me commander un habit qui soit gai. » — De même dans le Titan de Jean Paul, quand Schappe, devenu mélancolique et ruminant en lui-même, se prend plusieurs fois à considérer ses mains et se dit : « En vérité il y a ici un monsieur en chair et en os, et je suis en lui. Mais qui est ce monsieur ? » — Henri Heine s’est montré vraiment humoriste dans le Romancero. Derrière toutes ses plaisanteries et ses farces, nous remarquons un sérieux profond qui rougit de se montrer sans voile. L’humour repose donc sur une disposition particulière de l’humeur[4] ; aussi, sous toutes ses formes, y remarquons-nous une forte prédominance du subjectif sur l’objectif, dans la manière de saisir les objets extérieurs.

Est également un produit de l’humour et par conséquent humoristique, toute représentation par la poésie ou par l’art d’une scène comique et même burlesque, quand une pensée sérieuse se dissimule derrière le rire et apparaît au travers. Tel est le caractère, d’un dessin colorié de Tischbein : il représente une chambre tout à fait vide, qui reçoit tout son jour d’un feu pétillant dans la cheminée. Devant celle-ci est un homme en manches de chemise, de sorte que l’ombre de sa personne, projetée par ses pieds, s’étend à toute la chambre. « En voilà un », ajouta Tischbein en matière de commentaire, « auquel rien n’a réussi dans ce monde et qui n’est arrivé à rien ; il est heureux maintenant de pouvoir projeter une aussi grande ombre ». Mais pour exprimer la pensée sérieuse qui se cache derrière cette plaisanterie, je ne puis mieux faire que de citer ces vers empruntés à une poésie persane, l’Anwari Soheili :

Si la possession d’un monde est perdue pour toi,
Ne t’en afflige point : ce n’est rien.
Et si tu as obtenu la possession d’un monde,
Ne t’en réjouis pas : ce n’est rien.
Les douleurs et les joies passent ;
Passe devant le monde, ce n’est rien.

Si aujourd’hui, dans la littérature allemande, le mot « humoristique » est couramment employé avec le sens de « comique, c’est un effet de cette manie piteuse de donner aux choses un nom plus noble que celui qui leur convient, à savoir celui d’une classe d’objets supérieure : c’est ainsi que toute auberge s’appelle hôtel, tout changeur banquier, tout petit manège cirque, tout concert académie musicale, tout potier artiste en argile — et tout pantin humoristique. Le mot humour a été emprunté aux Anglais, pour caractériser et isoler une catégorie du rire, qu’on a d’abord remarquée chez eux, qui leur est propre et qui est parente du sublime mais non pas pour en affubler toute farce et toute arlequinade, comme le font maintenant, sans opposition, les savants et les littérateurs allemands. Le véritable concept de cette variété particulière, de cette direction d’esprit, de ce produit du rire et du sublime est, en effet, trop subtil et trop élevé pour le public, mais pour lui complaire ils s’efforcent de tout rapetisser, de tout populariser. « Des mots nobles, un sens vil », tel est la devise de l’admirable époque où nous vivons : celui qu’on nomme aujourd’hui est humoriste, autrefois on l’eût appelé polichinelle.



  1. Ce chap. se rapporte au § 13 du Ier tome.
  2. C’est-à-dire avec une escorte de gendarmes. (Note du trad.)
  3. L’idée est plus comique en allemand, parce que « cheveu et poil » y sont désignés par le même mot haar. (N. du traducteur.)
  4. Schopenhauer emploie le mot allemand Laune auquel il assigne comme étymologie probable le latin luna.