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Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/01

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Collectif
Le Monument de Marceline Desbordes-ValmoreImprimerie L. & G. Crépin (p. Illus.-4).


Le Monument de MM. Ed. Houssin et Ferd. Dutert.




Cinq ou six heures durant, un peuple entier vibre ; les lendemains passent, que reste-t-il ? Une pensée pieuse a résolu qu’il resterait quelque chose de la fête du 13 Juillet 1896. Toutes les grandiloquences de ce jour-là, toutes ses harmonies, les tributs payés au génie de Marceline Desbordes-Valmore, humbles ou glorieux, valaient d’être retenus. On les enchâsse ici comme dans un reliquaire ; on constitue, de leur assemblage, le Livre d’Or de l’illustre poète. N’y cherchez point le détail des réjouissances extérieures, le tapage des rues pavoisées, l’allégresse et l’orgueil de la foule : les éditeurs de cet In memoriam n’ont voulu consigner pour l’histoire littéraire du siècle que le concert enthousiaste de nobles esprits autour de la plus lamentable, de la plus radieuse des âmes. C’eût été, à coup sûr, l’hommage préféré de Marceline. Aux vains tumultes du dehors elle ne demandait ni joies ni consolations ; mais se sentir comprise enfin, elle la douloureuse incomprise, et bercée de tendresses, elle l’affamée d’amour dont la vie fut un long et sublime sanglot, quelle ineffable récompense ! Nulle victoire ne l’eût plus doucement émue.

Par ce mystérieux arrangement des choses qui ressemble toujours à du hasard et qui n’en est peut-être jamais, l’inauguration de la statue de Marceline Desbordes-Valmore à Douai eut lieu en plein mois de juillet. Les dates ont parfois leurs secrètes affinités. Celle-ci ne pouvait être mieux choisie. Observez, en effet, comme de tous les chants de Marceline se dégagent, d’une effluve forte et pénétrante, des sensations d’été — l’été de Flandre, un peu lourd, presque orageux, sous un ciel qui brille moins qu’il ne brûle, avec des parfums exaspérés de roses mourant dans des brises enflammées. Ces exhalaisons de fleurs, ces souffles d’orage, il semble qu’on ait voulu, au moment où sa statue allait apparaître à tous les regards, lui en laisser une fois encore venir l’enivrement et l’angoisse. Oui, vraiment, entre son œuvre et l’heure où on la célébrait, il y eut une harmonie.

Il y en eut une aussi entre le caractère passionné de son culte pour le sol d’origine et l’admiration de ceux qui, en étant sortis depuis elle, l’aimaient comme elle, et lui savaient gré de l’avoir si filialement chanté. L’image de la patrie était dans tous les cœurs. Quoiqu’on ait, en l’occurrence, départi à la Ville de Douai un rôle plus effacé que de raison, au point de ne l’avoir seulement pas remerciée de l’accueil fait aux hôtes du dehors, certes, elle tenait la place d’élection et figurait le premier personnage parmi le chœur triomphal groupé autour du bronze d’immortalité. Chez aucun poète, pas même chez le breton Brizeux, on ne rencontre le sentiment de la terre natale développé au point où il le fut chez Marceline. Aussi Douai, qu’elle quitta jeune, le Douai d’avant la Révolution, avec ses ruisseaux d’eau vive, ses ombrages, ses grands jardins embaumés sommeillant au bruit des cloches, revit-il à chaque instant dans les vers du poète. Elle-même incarne le type moral de la vraie Flamande, ni fine, ni avisée, ni ironique à la façon française, mais simple, d’exquise sentimentalité, de religiosité charmante. Rien en elle d’un bas bleu. Elle est femme, et, par certains côtés, bonne femme. Sa statue se dresse dans un square populaire où jouent les enfants pauvres, où se reposent les ouvriers à la tombée du soir, où les vieillards de l’hospice voisin viennent, sous leur rude livrée de misère, goûter la tiédeur de leurs suprêmes soleils. Elle est bien là au milieu des siens.

Quel contraste, pourtant, et quelle leçon : cette humble, avant tout l’amie des humbles, acclamée soudain par des artistes et des poètes de génie si divers ! Ainsi déjà, de son vivant, bien que sa réputation n’eût point forcé la porte des lecteurs ordinaires, elle attirait au rayonnement discret de sa gloire et forçait à l’admiration l’élite la plus disparate. Près du poète farouche des Iambes, le doux chantre armoricain de Marie ; c’était Lamartine et Alfred de Vigny ; Balzac et Victor Hugo, les deux Titans. C’était Béranger et c’était Michelet. Ces esprits divergeaient en tout, un nom du moins les faisait unanimes : celui de Desbordes-Valmore. Elle leur apparaissait véritablement comme la Poésie en mission au milieu d’eux.

Il en va de même aujourd’hui.

N’est-il pas touchant de voir le sceptique auteur de Jérôme Cogniard et du Lys Rouge rendre hommage à cette croyante et l’ironie accoutumée de M. Anatole France, dont il ne saurait entièrement se passer, ménager néanmoins Marceline ? N’est-ce pas un rare et singulier spectacle, de voir le prestigieux artisan de rimes qu’est M. Catulle Mendès s’incliner devant la chanteuse naïve et spontanée, pareille à Lamartine et, selon le mot de Sainte-Beuve, ne sachant que son âme ? les reines éphémères et brillantes du théâtre saluer la « petite comédienne de Lyon » ? Sarah Bernhardt elle-même lui faire l’aumône du fastueux enthousiasme mis par elle au service de tant de nobles causes ? Et n’est-il pas étrange enfin de voir le comte Robert de Montesquiou, un poète-gentilhomme dont les vers sont peut-être la moindre part de sa notoriété, l’une des figures les plus curieuses du XIXe siècle à son déclin, prendre sous sa bienveillante protection un grand poète qu’il juge méconnu et une pure gloire qu’il présume oubliée ?

L’était-elle à ce point ? Malaisément l’admettraient les compatriotes de Marceline. Car ils avaient, de très bonne foi — combien d’années ont passé depuis ! — résolu de lui élever un monument. Mais les comités ont la fortune de Sisyphe : ils roulent en vain de beaux projets, les projets retombent toujours. Mieux qu’un autre, le sculpteur Houssin pourrait dire par quelles traverses sa patience et son zèle furent mis à l’épreuve. De guerre las, il prit le parti d’aller de l’avant. Du tas de ses esquisses il tira la meilleure et, dès 1893, exposa une maquette à la Société des Amis des Arts, de Douai. Le comité continua son inutile roulement. Sur ces entrefaites, éclatait le gros tapage d’une conférence à la Bodinière. Les feuilles publiques s’emplirent de M. le comte Robert de Montesquiou. Grande fut la surprise, en même temps que la joie, d’Édouard Houssin en apercevant, derrière la hautaine silhouette de l’aède subtil et quintessencié du Chef des Odeurs suaves, l’humble forme vague de Marceline. Par un coup du sort, le sculpteur se trouvait à l’improviste lancé dans le courant de l’actualité. Il en profita, poursuivit activement l’exécution de son modèle, et le plâtre en figura au Salon de 1895 avec un succès immense. Une fois de plus, on acclama le beau talent d’Édouard Houssin. C’est alors que, sur l’initiative de son président, M. le baron Boissonnet, intervint la Société d’Agriculture, Sciences et Arts de Douai. Elle fit appel au patriotisme de l’Administration Municipale : des fonds furent votés, très généreusement M. Robert de Montesquiou promit de parfaire la somme nécessaire à l’érection de la statue, l’éminent architecte Dutert offrit son gracieux concours pour le piédestal. Et voilà comment, le 13 Juillet 1896, Marceline eut enfin le monument que tous appelaient de leurs vœux depuis tant d’années. Ses yeux levés vers le ciel, ses bras tordus dans un geste de désespoir n’impliquent point l’amer ressentiment d’un oubli auquel on a eu tort de croire, car il eût été sacrilège ; c’est, dans le bronze — et déplorons que ce ne soit pas dans le marbre — l’expression et l’attitude qui, semble-t-il, convenaient le mieux à la grande éprouvée.

Ce livre contient, non ce qui reste d’un feu d’artifice après la fête, des carcasses noircies et du carton à demi consumé, mais les belles pages vibrantes qu’a dictées l’ombre du poète aimé. À côté de MM. Anatole France et Catulle Mendès, on entendra M. Charles Bertin, maire de la ville de Douai, adresser à la Muse désormais consacrée un solennel salut au nom de la cité tout entière, et Madame Demont-Breton louer celle dont elle est la sœur par le génie, la tendresse et le sentiment maternel. L’allocution de l’illustre peintre est fraîche et parfumée comme le lilas « qui sort du vieux mur entr’ouvert ». Après un fragment de l’harmonieuse cantate de M. Charles Duhot, on trouvera en outre, dans ce volume, un véritable bouquet de poésies. Ce sont les vers pleins d’originalité de Paul Verlaine, cet artiste étrange, habile à donner un corps aux images impalpables qui émergent à peine de la partie inconsciente de l’âme ; ceux de M. Paul Demeny, sincères et respectueux ; de M. Adolphe Lacuzon, tout imprégné de la tradition chantante et fleurie des anciens Rosati d’Artois ; de Mme Berthe Poncelet-Dronsart, dont l’exemple témoigne que la série des Muses douaisiennes ne souffre point d’interruption ; le sonnet de M. Sully-Prudhomme, de si large envergure, et la pénétrante inspiration de M. Albert Samain. Mmes Julia A. Daudet et Marthe Stiévenard paient aussi leur tribut de grâce et d’harmonie. Rompant en visière aux formes prosodiques, M.-J. Le Coq, dans un rythme qu’ignora Marceline et avec des innovations de langue dont elle se fût sans doute émerveillée, proteste hardiment contre les curiosités en éveil autour d’un mystère d’amour enseveli sous les larmes et le temps. D’une façon imprévue et piquante, M. Adolphe Rosay associe au souvenir de Desbordes-Valmore celui de Gayant. Un anonyme salue avec chaleur les hôtes de la ville, et les trouvères locaux, Vint’ d’Osier, Jean d’Douai, adressent à leur compatriote un hommage qui lui fût allé au cœur tout droit, car elle aimait son patois d’enfance, le parlait et l’écrivait volontiers. On doit une mention toute spéciale à la superbe pièce de M. Édouard d’Hooghe. Le jeune poète fera un jour honneur à la cité. En lui, nous en sommes sûr, les fruits, comme disait Malherbe, passeront la promesse des fleurs. Un autre, pour qui la moisson des fruits est déjà commencée, n’a pas écrit la page la moins remarquable de ce livre. Dans ses vers, M. Henri Potez met en relief le côté à la fois légendaire et cordial du génie de Mme Desbordes-Valmore. Il raconte, en l’idéalisant un peu, en en faisant une sorte de conte lointain, la vie de Marceline sur un rythme qu’il lui emprunte, d’un caractère étrange d’incantation, puis il convoque au pied de celle qui a tant souffert le cortège de tous les misérables. Cela est d’un effet saisissant.

La fête du 13 Juillet 1896 ne consacre pas seulement l’entrée dans l’immortalité d’un haut poète, un des plus purs de la grande époque lyrique de notre littérature ; elle a une autre signification : elle perpétue le souvenir du vieux Douai presque entièrement disparu sous la pioche des démolisseurs, le charme mélancolique des choses évanouies ; elle glorifie une femme de noble race, symbole parfait de l’âme flamande, avec ses vertus d’endurance, de bonté simple et d’absolu dévouement.

Édouard DELPIT.