Le Moqueur amoureux/12

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 97-110).


XII


Tout se passa ainsi que l’avait prévu Albéric, et le financier Ribet lui remit ses pouvoirs pour conclure cette noble alliance ; se réservant de la faire approuver par sa femme et subir par sa fille, dans la supposition où mademoiselle Aspasie aurait formé à leur insu quelque autre projet. Mais ce malheur n’était pas à craindre dans ce temps où l’ambition pénètre jusque dans les cœurs les plus innocents. À force d’entendre répéter à ses jeunes compagnes qu’un mariage ne pouvait être heureux qu’autant que la corbeille de la mariée était remplie d’habits de cour, mademoiselle Aspasie avait borné ses idées de bonheur à la condition d’être présentée, à la gloire de charger d’armoiries les panneaux de sa voiture, et au plaisir de passer sa vie dans les salons où ses meilleurs amis n’étaient point reçus.

M. de Varèze s’empressa de faire savoir au marquis d’Erneville le succès de sa demande, et M. le marquis, accompagné de son neveu et de son fils, vint aussitôt le remercier de son intervention, dans cette affaire, et lui demander conseil sur la manière dont l’entrevue devait avoir lieu. Pendant que le marquis parlait, Albéric examinait le comte Rodolphe, comme pour chercher un moyen de le montrer le moins possible à son désavantage ; et Isidore, à qui cette préoccupation n’échappait point, en souriait tout bas.

Rodolphe, accoutumé à être traité comme le plus pauvre de la famille, avait un air embarrassé et des manières humbles qui contrastaient avec sa tenue militaire ; du reste, ni grand ni petit, ni beau ni laid, le plus habile physionomiste aurait eu bien de la peine à démêler son caractère à travers le calmé plat qui régnait sur son visage. Albéric essaya vainement de le faire causer : un sourire, un salut était la seule réponse qu’il en pût tirer. Cette épreuve lui inspira l’idée de mettre les futurs en présence à l’Opéra, où ils pourraient se voir toute la soirée, sans être obligés de se parler. L’empressement du marquis à adopter ce moyen confirma M. de Varèze dans l’opinion qu’il se faisait de l’esprit de Rodolphe ; il fut convenu qu’Albéric accepterait à dîner le lendemain chez madame d’Erneville, et qu’il mènerait ensuite le comte Rodolphe à l’Opéra, où mademoiselle Ribet et sa mère se trouveraient, par hasard, dans une loge à quelque distance de celle du comte de Varèze.

À peine rétabli de ses souffrances, Albéric ne se serait point résigné à la fatigue d’un dîner ennuyeux, s’il n’avait trouvé piquant d’être admis dans l’intimité d’une famille qui faisait profession de le haïr plus que personne, et de s’attacher les parents de madame de Lisieux par un service important, au moment même où il avait résolu de s’interdire tous rapports avec elle. Maurice connaissait trop son ami, pour s’abuser sur le sentiment qui lui donnait tant de zèle à conclure ce mariage. Madame de Lisieux semblait le désapprouver ; elle s’était refusée positivement à lui en parler, sans doute dans la crainte de contracter vis-à-vis de lui la moindre obligation ; et Maurice voyant qu’Albéric agissait plus contre Mathilde que pour M. Ribet, crut devoir confier à la duchesse la part qu’il avait dans cette affaire, et la marche qu’elle prenait.

— Voilà bien le monde, dit-elle avec tristesse ; ma belle-sœur et son mari ont failli se brouiller avec moi lorsqu’ils ont appris que M. de Varèze venait souvent ici, et les voilà qui s’irritent de ce que je ne l’ai pas traité comme un ami intime, en réclamant de lui le service qu’ils en désiraient ! Ils pensent me punir, en me faisant mystère de ce qu’ils obtiennent de sa complaisance ou de sa malice, car il ne sert peut-être leurs projets à tous que pour s’en divertir avec tant de gens toujours prêts à rire du ridicule de semblables alliances. Mais je leur pardonne facilement ces petites inconséquences, ajouta Mathilde, ces cachotteries qui semblent mettre en dehors des intérêts de famille les personnes qui auraient le plus de droits à s’en mêler ; ces sortes d’injures sont ordinairement l’ouvrage de quelque influence étrangère, dont la puissance n’est jamais de longue durée, et l’on ne saurait s’en alarmer ni s’en blesser, continua-t-elle d’un air où le mépris se mêlait à l’indifférence. Mais prenant tout à coup un ton affectueux : — Vous ne me trouveriez pas si indulgente, dit-elle, si j’avais soupçonné un moment votre amitié de seconder ce manége ; mais je sais distinguer les sentiments vrais de ceux que l’amour-propre fait naître et mourir à son gré.

En parlant ainsi, Mathilde tombait dans le tort commun aux personnes qu’une seule idée préoccupe. Elle avait commencé par vouloir dire ce que la conduite de ses parents lui inspirait, et sans la moindre transition, elle était arrivée à ne parler que des mauvais procédés dont elle croyait Albéric coupable. Cette faiblesse d’un cœur blessé ne pouvait échapper à Maurice, et malgré ce qu’il souffrait en reconnaissant dans Mathilde les symptômes du même mal dont il était victime, il chercha à justifier son ami en mettant le même soin que Mathilde à ne le pas nommer. Il serait peut-être parvenu à détruire les préventions qui combattaient si vivement contre Albéric dans l’esprit de madame de Lisieux, si la visite de madame de Méran n’avait interrompu l’entretien.

Elle venait engager sa cousine à l’accompagner à l’Opéra.

— Vous n’y pouvez manquer, dit-elle, c’est un vrai devoir de famille ; M. de Lormier vous l’affirmera. Ne faut-il pas que vous sachiez si le cousin de votre neveu sera millionnaire ou non, et cela de la façon de M. de Varèze ?

— Il me semble que ce grand événement peut se passer sans que j’en sois témoin, répondit Mathilde en s’efforçant de sourire ; et vous feriez mieux, je crois, d’en parler moins haut, car il faut traiter ces sortes d’affaires avec discrétion, sinon elles échouent.

— Oui, quand on en demande le secret, mais Isidore vient d’en parler à M. de Lormier comme d’une chose arrêtée, qui ne dépend plus que du consentement de la petite. Allons voir comment elle accueillera le futur. Isidore a modestement décidé qu’il n’accompagnerait point son cousin ce soir, dans la crainte d’une méprise de la part de mademoiselle Aspasie Ribet ; car si elle se flattait un moment qu’Isidore fût l’heureux mortel, elle aurait peut-être beaucoup de peine à se résigner au cousin Rodolphe. M. de Varèze et votre beau-frère serviront seuls de patrons à l’intéressant jeune homme. N’êtes-vous pas surprise de la tendresse subite de votre famille pour Albéric ? Mais je vous raconterai tout ce qu’on en dit pendant l’opéra.

Et Mathilde se laissa entraîner, moins par complaisance que par le désir de savoir quelle impression lui causerait la vue d’Albéric, et comment il agirait envers elle, car sa conduite pouvait seule détruire ou confirmer les bruits répandus par madame de Cérolle.

L’opéra était commencé depuis longtemps lorsque la duchesse de Lisieux et sa cousine entrèrent dans la loge destinée aux personnes de service à la cour. L’arrivée de deux femmes élégantes ne manque jamais d’attirer les regards, et M. de Varèze, voyant tous ceux des spectateurs se porter du même côté, s’avança pour savoir ce qui causait une telle sensation ; au même instant ses yeux rencontrèrent ceux de Mathilde, et son cœur battit avec tant de violence, qu’il fut obligé de s’asseoir dans le fond de la loge, pouvant à peine se soutenir. On ne saurait exprimer l’indignation qu’il ressentit contre lui-même, en se voyant ainsi abattu sous le poids d’une émotion dont il se croyait à l’abri. Combien son mépris redoublerait, pensait-il, si elle pouvait deviner le trouble où me jette sa vue !

Et, dans sa colère orgueilleuse, Albéric jurait de cacher tous les bons sentiments de son âme sous les dehors d’un cœur sec et d’un esprit frivole.

Dès l’entr’acte, M. Ribet sortit de sa loge pour venir à la rencontre de M. de Varèze et de son jeune protégé. La présentation se fit à la satisfaction de chacun, et l’empressement de mademoiselle Aspasie à montrer son esprit à propos de l’opéra, et ses relations dans le monde, en nommant toutes les personnes qui occupaient les premières loges, apprit assez qu’elle était dans le secret. Jamais on n’avait fait tant de frais pour plaire au capitaine Rodolphe. Aussi en fût-il enivré au point d’y répondre par quelques grosses flatteries ; ce qui fit dire tout bas à mademoiselle Aspasie :

— Il n’y a vraiment que les gens d’un certain monde pour savoir dire d’aussi jolies choses.

Cependant le ballet commence, et M. de Varèze veut emmener Rodolphe qui occupe la place d’un gros parent de M. Ribet ; mais celui-ci, qui désire prolonger l’entrevue, fait signe au cousin de rester dans le corridor ; le parent ne veut pas comprendre un signe qui doit le priver du plaisir de voir danser mademoiselle Taglioni, il s’obstine à rentrer dans la loge, au risque d’étouffer tous ceux qui s’y trouvent, et M. de Varèze, que cette petite scène fait sourire en dépit de son humeur, la termine en sortant lui-même sous prétexte que la chaleur l’incommode. Mais on ne le laisse aller qu’après avoir fait promettre de venir le lendemain à la soirée dansante qu’Aspasie donne à ses jeunes amies. Le comte d’Erneville est prié de l’accompagner ; on les prévient que c’est une réunion intime, et on réclame leur indulgence pour ce modeste plaisir.

Pendant que Rodolphe s’évertuait à soutenir la conversation avec madame Ribet et sa fille, cette dernière adressa un salut à la duchesse de Lisieux, et l’accompagna d’un petit sourire d’amitié qui semblait annoncer une intimité future et inévitable. Mathilde y avait répondu avec politesse. Albéric profita de cette occasion pour la saluer à son tour, et comme il sortit peu de temps après de sa loge, elle espéra qu’il viendrait dans la sienne, car il lui devait au moins des remerciments pour le soin qu’elle avait pris de s’informer des nouvelles de sa santé ; mais il ne vint point ; il s’était contenté de se faire écrire chez elle. Mathilde reçut sa carte au retour de l’Opéra, et il lui fallut entendre tout ce que cette manière de rendre ses devoirs aux gens qu’on ne veut pas rencontrer, fournit de réflexions critiques à madame de Méran ?

— Vous êtes donc décidément brouillés, dit-elle, puisqu’il en agit ainsi ?

— Il me semble que pour se brouiller il faudrait au moins se connaître, et je vois si rarement M. de Varèze…

— Qu’importe, reprit la vicomtesse, on se connaît toujours assez pour avoir le droit de se détester.

— Il fait donc profession de me haïr ? demanda Mathilde, affectant moins de curiosité que de dédain.

— Vous haïr ? ce serait admirable, et c’est alors qu’on vous pardonnerait de l’aimer ; mais il est incapable d’un sentiment si vif et qui nuirait autant à sa gaieté ; c’est en faisant rire aux dépens de ses ennemis qu’il s’en venge : aussi lorsqu’on est insensible au ridicule on n’a rien à craindre d’Albéric. Vous avez eu tort de prendre au sérieux ce petit complot entre lui et madame de Cérolle ; il fallait le laisser entamer la séduction, et la déjouer plus tard. Nous nous serions amusées de leur manége ; n’étiez-vous pas charmée de ses airs distraits, de sa profonde mélancolie, du soin qu’il mettait à se refuser la moindre épigramme, enfin du supplice qu’il s’imposait pour arriver à vous plaire ? Ah ! vous êtes une ingrate de payer si mal de si nobles efforts ; et quoi qu’en dise madame de Voldec, vous auriez pu lui faire tourner la tête ; mais je ne sais quel scrupule vous a tout à coup arrêtée, car cela commençait assez bien. Convenez-en, vous preniez son amour en patience.

— Ses flatteries, vous voulez dire ; comment prendre pour de l’amour des combinaisons d’esprit, de vanité, qui ne sont amusantes qu’un instant, et dont le cœur ne peut être dupe ? Madame de Voldec a raison, je n’ai aucun moyen d’empire sur M. de Varèze ; on peut en donner pour preuve celui qu’elle exerce sur son esprit.

— Eh bien, cet empire diabolique, vous seule pouviez l’anéantir, et le monde entier vous en aurait témoigné sa reconnaissance, car il nous aurait valu quelques moments de repos.

— Vous vous trompez, répliqua Mathilde, à défaut de ce complice, madame de Voldec en aurait trouvé un plus méchant et moins aimable.

— Et c’est ce que nous voulions ; deux méchants bien connus pour tels, dont chaque médisance porte avec elle une amertume qui se fait sentir à toute minute, sont très-près de paraître ennuyeux ; mais un esprit dont la bonté se fait jour à travers la malice a plus de charme, et ses remarques, ses discours, sa moquerie plaisante, ont bien plus de crédit ; enfin j’aimerais mieux encourir toute la vie la malveillance de madame de Voldec que d’alimenter un seul jour l’impitoyable gaieté d’Albéric.

— On n’a jamais fait plus cruellement sa satire, dit la duchesse en soupirant.

— Mais en vous parlant de ces deux grandes puissances, reprit la vicomtesse, j’oublie qu’elles m’attendent : madame de Voldec m’a écrit un billet charmant, qui ne dirait rien du tout, s’il n’y avait en marge un simple mot pour m’apprendre que M. de Varèze vient prendre le thé chez elle ce soir. Comme il a manqué de mourir dernièrement, il faut assister à sa rentrée dans le monde ; Que voulez-vous que je lui dise de votre part ?

— Mais… rien, répondit Mathilde d’un air embarrassé, si ce n’est que je suis fort aise de le savoir parfaitement guéri.

— Je n’y manquerai pas, dit madame de Méran en embrassant sa cousine.

Et elle se rendit chez madame de Voldec.

Lorsqu’elle entra, M. de Varèze était assis à côté de la maîtresse de la maison et causait d’un ton fort animé ; l’arrivée de la vicomtesse les dérangea, mais après quelques politesses obligées, madame de Voldec reprit sa conversation avec Albéric, de manière à laisser croire qu’elle était d’un intérêt extrême. Toutes les prétentions inspirent ordinairement le désir de les déconcerter, et cet entretien que madame de Voldec voulait prolonger pour mieux prouver combien il captivait M. de Varèze, madame de Méran s’amusa à le faire rompre par lui-même, en disant simplement :

— On vient de me charger de quelques mots pour vous, mais je vous les dirai plus tard.

Puis elle se lève et va se mêler aux autres personnes, qui par discrétion se tenaient à quelque distance de l’endroit où causait madame de Voldec ; mais en paraissant tout occupée de répondre à plusieurs questions, elle regarde Albéric, et jouit de l’impatience où elle le voit de terminer une conversation qu’il n’est plus en état d’écouter. Cependant madame de Voldec parle encore, il n’ose s’éloigner d’elle. Enfin sa préoccupation l’emporte, il se lève, et dit pour s’excuser qu’il se fait trop d’ennemis en privant tant de gens aimables du bonheur de causer avec madame de Voldec. Le prétexte n’est point accueilli ; il ne s’en inquiète pas et se rapproche autant qu’il lui est possible de madame de Méran, dont la vengeance à moitié satisfaite veut encore s’exercer sur lui. Il lui adresse en vain la parole ; au milieu du cercle qui l’entoure, elle a peine à l’entendre. Mais il ne se laisse point décourager, à force de persévérance il parvient à se placer auprès d’elle, et à lui demander ce qu’elle a promis de lui dire.

— Plus tard, répond-elle.

— Mais il est déjà plus de minuit, je devrais être retiré depuis deux heures, et sans pitié pour mon impatience vous voulez que j’attende encore.

— J’ai beaucoup de plaisir à vous voir, répond madame de Méran ; votre curiosité vous donne un petit air ému qui me fait honneur. À votre obstination à ne me point quitter, on croit que ma conversation vous plaît plus qu’aucune autre ici ; pourquoi voulez-vous que je renonce si vite à cet avantage. Je n’aurai pas plus tôt rempli la commission dont on m’a chargée, que vous ne prendrez plus le moindre plaisir à m’entendre.

— Je ne crois pas que rien au monde pût me produire cet effet-là, madame, et vous me donnez une grande idée de l’importance de votre mission.

— L’importance d’une chose est souvent tout entière dans la manière dont on l’interprète, reprit madame de Méran, et je ne sais trop celle que l’on pourrait attacher à ces mots insignifiants : « Dites-lui que je suis charmée de le savoir parfaitement guéri. »

— Oui, parfaitement guéri, répéta M. de Varèze avec un dépit visible.

En ce moment plusieurs personnes se rapprochèrent d’eux. La conversation devint générale ; elle tomba sur la duchesse de Lisieux, et sans qu’il fût venu à qui que ce soit l’idée de l’attaquer, madame de Voldec se mit à la défendre, comme si elle voyait clairement, dans l’inquiétude que la tristesse de Mathilde inspirait à ses amis, un désir de lui prêter quelque aventure secrète. Ensuite elle vanta sa vertu, sa beauté, d’une façon si exclusive, que ses éloges outrés devenaient autant de satires des autres femmes, et les animaient tout naturellement contre l’objet d’une admiration si offensante. Plusieurs d’entre elles, contenues par la présence de madame de Méran, essayèrent pourtant de compenser les éloges accordés à madame de Lisieux par quelques mots qui décelaient leur haine pour l’exagération et la flatterie. Pendant ce temps Albéric gardait le silence.

— Et vous, dit à voix basse madame de Méran en se tournant vers lui, que pensez-vous de ma cousine ?

— Moi, madame, je n’ai plus d’avis sur elle, répondit froidement M. de Varèze.

Et il sortit, en laissant madame de Méran convaincue qu’il n’avait plus que de l’indifférence pour Mathilde.

À peine Albéric eut-il quitté le salon de madame de Voldec, que la conversation y devint languissante ; il semblait que chacun de ceux qui s’y trouvaient n’avait été animé que par le désir de lui plaire ou la prétention de le braver, et que son absence mettait fin à leur rôle. Madame de Voldec affectait un air ennuyé qui voulait dire : Personne ne peut m’amuser après lui. Cependant M. de Varèze avait été fort peu aimable toute la soirée. Mais tel est l’empire mystérieux d’un homme à la mode, qu’il ne produit pas moins d’effet par sa maussaderie que par les qualités brillantes qui ont fondé sa fragile puissance.