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Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 2/06

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CHAPITRE VI

L’HISTOIRE

Le romantisme opéra dans l’histoire une révolution non moins profonde que dans l’art théâtral ; et, si la renaissance des études historiques coïncide avec l’avènement d’un nouveau drame, il ne faut pas voir là un pur hasard : comme le drame, c’est en sortant de l’abstraction monotone et raide que se renouvela l’histoire, en saisissant la réalité concrète dans tout le mouvement de son jeu et dans toute la variété de ses couleurs.

Durant notre époque classique, l’histoire avait été purement rationnelle. Les historiens effaçaient les traits particuliers, atténuaient les détails caractéristiques, ramenaient à je ne sais quelle uniformité décente et plate les figures les plus diversement significatives des siècles passés. C’est ainsi que nos anciens poèmes représentaient sans aucune distinction Alexandre et Charlemagne, que notre art du moyen âge donnait aux rois de l’antiquité profane ou sacrée la main de justice et les fleurs de lis. Au xviie siècle, le rationalisme cartésien vient fortifier encore cette tendance en réduisant l’homme à ce qu’il a de moins individuel. Au xviiie, Montesquieu signale l’influence des climats et celle des religions ; mais il reste dans le domaine de l’analyse spéculative : c’est un critique, un philosophe, et non pas un historien qui recompose le vivant tableau des anciens âges. À vrai dire, le xviiie siècle n’est guère plus sensible que les précédents aux diversités profondes et multiples qu’introduisent la race, le temps, le milieu, dans la vie individuelle ou collective. Il ramène instinctivement les faits, les mœurs et les personnages des temps passés à ceux du temps actuel : Sésostris lui apparaît comme un Louis XIV, Solon comme un Turgot. Le père Rapin veut que l’historien aille « chercher le vrai dans le fond des cœurs ». Quand l’histoire n’est pas la science toute sèche des faits et des dates, elle est un art de moraliste élégant et disert.

Il y avait d’ailleurs une incompatibilité naturelle entre le despotisme et la vérité historique. Au xviie siècle, Mézerai se vit réduire sa pension pour avoir inconsidérément parlé des impôts, et le grand roi ne pouvait lui pardonner de peindre Louis XI sous les traits d’un tyran. Le duc de Bourgogne, demandant un jour à l’abbé de Choisy comment il s’y prendrait pour dire que Charles VI était fou : « Monseigneur, je dirai qu’il était fou », répondit l’abbé, et il aimait à citer cette réponse comme le plus beau trait de sa vie. Au xviiie siècle, l’abbé de Saint-Pierre fut expulsé de l’Académie française, Fréret mis à la Bastille. Comment les historiens eussent-ils eu quelque liberté ? Les poètes tragiques eux-mêmes n’abordaient l’histoire qu’en tremblant. Crébillon ayant commencé un Cromwell où il peignait en traits énergiques l’aversion des Anglais pour les Stuarts, reçut dépense de continuer cette dangereuse tragédie. Au despotisme monarchique succéda plus tard le despotisme jacobin, puis celui de l’Empire. On a de Napoléon Ier une note impérieuse où, pour mieux « s’assurer de l’esprit dans lequel écriront les continuateurs de Velly », il leur trace d’avance le plan qu’ils devront suivre. La monarchie absolue avait eu ses historiographes, mais il ne pouvait y avoir d’historiens sans liberté politique.

Après la chute de l’Empire, l’inauguration d’un régime libéral favorisa le réveil des études historiques, vers lesquelles le romantisme naissant avait déjà poussé les esprits. D’ailleurs, les commotions mêmes qui venaient soit de transformer notre état social, soit de bouleverser l’Europe, favorisèrent cette renaissance. « Ce sont, dit l’auteur des Récits mérovingiens, ce sont les événements jusque-là inouïs des cinquante dernières années qui nous ont appris à comprendre les révolutions du moyen âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques. » Et ailleurs : « Il n’est personne parmi nous, hommes du xixe siècle, qui n’en sache plus que Velly ou Mably, plus que Voltaire lui-même, sur les rébellions et les conquêtes, le démembrement des empires, la chute et la restauration des dynasties, les révolutions démocratiques et les réactions en sens contraire. »

Entre tous les historiens qui ont illustré notre siècle, Augustin Thierry se rattache le plus directement au romantisme. Il est romantique par sa conception même de l’histoire, par le goût qu’il y porte du mouvement et du pittoresque, par son culte pour le passé, jusque par son admiration pieuse des monuments gothiques, encore si méprisés. Dès le début de ses études, il s’attache à effacer de son esprit tout ce qu’il a appris dans les livres modernes, et il « entre pour ainsi dire en rébellion contre ses maîtres ». C’est le romantisme historique qui s’insurge contre les formules de convention et le style uniformément pompeux de l’histoire classique. Les deux écrivains qui eurent le plus d’influence sur lui sont justement deux grands romantiques : Chateaubriand et Walter Scott. Il s’est représenté lui-même dans cette salle voûtée du collège de Blois, où il achevait alors ses classes, lisant à son pupitre, ou plutôt « dévorant les pages des Martyrs », éprouvant d’abord un charme vague et comme un éblouissement d’imagination, puis sentant peu à peu s’écrouler en lui toute son archéologie du moyen âge, saisi de plus en plus vivement à mesure que se déroule sous ses yeux le tableau de l’armée barbare « où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus », quittant enfin sa place, lorsqu’il arrive au chant de guerre des Franks, pour marcher d’un bout à l’autre de la salle en répétant à haute voix : « Pharamond, Pharamond, nous avons combattu avec l’épée ! » Et, après avoir trouvé dans Chateaubriand son premier initiateur, il eut dans Walter Scott un guide et un maître. « Mon admiration pour ce grand écrivain, a-t-il dit lui-même, était profonde ; elle croissait à mesure que je confrontais dans mes études sa prodigieuse intelligence du passé avec la mesquine et terne érudition des historiens modernes les plus célèbres. Ce fut avec un transport d’enthousiasme que je saluai l’apparition du chef-d’œuvre d’Ivanhoé. » Les Martyrs et Ivanhoé : l’impression que produisirent sur lui ces deux ouvrages se retrouve toute vivante en ses deux chefs-d’œuvre, les Récits des temps mérovingiens et la Conquête de l’Angleterre.

Ce que faisaient les romantiques dans le domaine de la poésie, il le fit dans le domaine de l’histoire. Vers 1817, désireux de contribuer pour sa part au triomphe des opinions constitutionnelles, il s’était mis à chercher dans les livres des preuves et des arguments ; mais il s’aperçut bientôt que l’histoire, en dehors des inductions qu’il en tirait pour le présent, lui plaisait en elle-même, comme tableau des âges passés. De 1817 à 1820, sa vocation se décida avec une force irrésistible. « Planter pour la France du xixe siècle le drapeau de la réforme historique », telle était dès lors l’ambition du jeune historien. Réforme dans les études, réforme dans la manière d’écrire ; guerre aux écrivains sans érudition qui n’ont pas su voir et aux écrivains sans imagination qui n’ont pas su rendre.

Il commença par indiquer dans ses Lettres sur l’histoire de France le sens de cette rénovation qui devait porter en même temps sur le fond et sur la forme, intimement liés l’un à l’autre. En remontant aux sources, l’historien retrouverait la vérité, une vérité tout ingénue, dont les préjugés, les conventions et les bienséances factices n’ont pas encore poli la rudesse ou fardé la candeur ; il la retrouverait non pas seulement dans les dates et les faits matériels, mais dans les mœurs, dans le costume, dans les passions contemporaines, dans tout ce qui peut la faire paraître à nos yeux avec toute la fraîcheur et l’animation de la vie. Il ferait de l’art en même temps que de la science ; il serait dramatique à l’aide de matériaux fournis par une étude directe et sincère.

La méthode que conseillait Augustin Thierry, il fut le premier à la mettre en pratique. Ce qu’il veut dans la Conquête de l’Angleterre, c’est composer une sorte d’épopée où tout soit d’accord avec la vérité historique la plus scrupuleuse. Au mouvement épique des historiens grecs et romains il allie la couleur naïve des légendaires et la sévère raison des historiens modernes. Il s’est fait un style grave sans emphase oratoire, simple sans affectation d’archéologie. Il peint les hommes d’autrefois avec la physionomie de leur temps, mais en parlant lui-même la langue du sien. Il multiplie les détails jusqu’à épuiser les textes originaux, mais sans éparpiller le récit et briser l’unité d’ensemble. Il répudie et la forme philosophique du xviiie siècle, et la forme littéraire du xviie : ni dissertations hors de l’œuvre pour peindre les différentes époques, ni portraits détachés pour représenter les différents personnages. Avec lui, les hommes et les siècles eux-mêmes entrent en scène dans le récit. Il ne croit pas qu’un historien puisse d’abord bien raconter sans peindre et ensuite bien peindre sans raconter. Il peint tout en racontant, et sa narration même est une peinture.

Dans les Récits mérovingiens, ce qui l’a tenté, c’est de mettre en œuvre les faits locaux et les traits de mœurs que fournissait Grégoire de Tours. D’autres s’étaient déjà approprié le fond des choses ; mais Augustin Thierry se préoccupe surtout de la forme, qu’il veut rendre plus nette et plus vivante. Les Récits mérovingiens sont une suite de tableaux. Manière de vivre des rois franks, existence orageuse des seigneurs et des évêques, intrigante turbulence des Gallo-Romains et brutale indiscipline des barbares, sorte de retour à la nature et insurrection des volontés individuelles contre la loi sociale, voilà ce qui avait séduit l’auteur quand il conçut le sujet et le plan de son ouvrage, voilà ce qu’il cherche à peindre. Et, pour atteindre cette réalité expressive à laquelle il vise, il s’adresse non seulement aux chroniques, aux chartes, aux papiers d’État, mais encore aux légendes, dans lesquelles l’altération des faits ne nuit pas à la vérité des tableaux, et même aux poésies contemporaines, d’où il tire sans scrupule des traits de couleur locale. De là, le mouvement, l’animation, la vivacité saisissante de ces récits ; de là, le vigoureux relief de ces personnages que rend à la vie l’art du narrateur et du peintre servi par une sagace érudition.

Son imagination et sa sensibilité font d’Augustin Thierry comme le contemporain des aïeux. Il s’associe intimement à leurs joies et à leurs tristesses. « Toutes les fois, dit-il, qu’un personnage ou un événement me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire.  » Pendant que sa main feuillette les pages des chroniqueurs, il n’a aucune conscience de ce qui se passe à ses côtés, il ne voit que les apparitions évoquées en lui par sa lecture. Promenant sa pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, il ressemble au voyageur passionné devant lequel s’ouvre enfin le pays qu’il a longtemps souhaité de voir et que lui ont si souvent montré ses rêves. Autour de lui s’amoncellent les documents couverts de poussière. Il y retrouve, ensevelie depuis tant de siècles, la vraie histoire nationale, celle où l’on sent battre le cœur des peuples. Ici, c’est la civilisation gallo-romaine réagissant contre la barbarie franke, avec le contraste des mœurs, le conflit des races, la mêlée des passions qui se heurtent. Là, ce sont les Bretons, chantant sur leur harpe l’éternelle attente du retour d’Arthur ; les Normands, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage ou comptant par têtes les familles comme un bétail ; les Saxons, regardant d’un œil sombre l’étranger s’asseoir en maître à leur foyer, ou se réfugiant au fond des bois pour y vivre comme les loups. Augustin Thierry a le premier introduit dans l’histoire cette vue supérieure des races, qui était réservée à une si haute fortune. Toutes ses prédilections sont pour le vaincu, pour l’opprimé ; c’est le peuple conquis qu’il veut retrouver en racontant la conquête. Il a le sens divinateur de la sympathie, l’intelligence de l’âme, la faculté d’être ému, de se représenter non pas seulement les formes et les couleurs, mais aussi les passions. À l’imagination des yeux il associe celle du cœur. D’autres pousseront l’analyse plus avant : mais l’initiative vient de lui. Il a donné le branle. Il a fait de la composition historique une œuvre d’art et de science dans laquelle l’exactitude matérielle est un moyen d’atteindre la vérité morale en donnant aux événements leur signification, leur caractère pittoresque, leur vie enfin, cette vie animée et dramatique qui ne doit jamais manquer au spectacle des choses humaines.

Uniquement soucieux de raconter les événements dans leur succession naturelle en se dérobant lui-même derrière eux, Barante est par excellence le représentant de la méthode narrative. L’histoire, comme un sophiste docile, s’est prêtée à toute démonstration ; il veut laisser les faits parler d’eux-mêmes au lecteur. Ce qu’il a de mieux à faire, c’est de reproduire nos vieilles chroniques avec leur saveur naïve, en les complétant les unes par les autres, en y rectifiant les erreurs de faits ou de dates, en y portant l’ordre et la clarté. Il détache de nos annales une des époques les plus fécondes en événements et en résultats, et qui est aussi une des plus riches en chroniqueurs. Il choisit pour sujet les progrès et la chute de la maison de Bourgogne, et donne ainsi à sa narration une unité qu’elle n’aurait pas eue à titre d’histoire générale. Il prétend lutter d’attrait avec le genre de Walter Scott ; il veut unir dans son ouvrage à tout le profit de l’histoire tout l’intérêt du roman historique. On lui reproche son abstention, cette impersonnalité même dont il se pique, un effacement de soi par trop scrupuleux qui semble exclure tout jugement moral. Répondons avec lui-même que l’historien, quand il présente les faits clairement et les dispose dans un ordre convenable, suggère aux lecteurs les réflexions dont il a voulu s’abstenir. Barante proteste qu’il n’est point resté indifférent « à la grande question qui occupe et absorbe tous les esprits », celle du pouvoir et de la liberté, ou, pour mieux parler, de la force et de la justice. De fait, s’il semble n’avoir d’autre but que d’exposer les événements, aucune dissertation ne ferait comprendre mieux que son récit le besoin qu’avait la France d’un régime plus équitable et d’institutions moins oppressives. Peut-être ne transposerait-on pas sans péril à d’autres exemples la variété nouvelle que Barante introduisait dans l’histoire ; mais nous pouvons conclure avec Sainte-Beuve qu’il en a su rendre l’exception heureuse et piquante.

Tandis que l’école pittoresque se prend de préférence aux mœurs, aux passions, aux circonstances distinctives, aux détails caractéristiques qui peuvent illustrer la narration, les historiens de l’école philosophique se proposent, non plus de raconter et de peindre, mais de rechercher les lois du monde moral auxquelles se rattachent les événements historiques. Ils commencent sans doute par étudier les faits ; mais ce n’est là pour eux qu’un travail préparatoire, et leur véritable fonction consiste à grouper ces faits, à les ordonner selon les vues de la raison humaine, à rétablir dans ses grandes lignes le plan général d’après lequel ils se sont déroulés.

Bien des écrivains antérieurs avaient, eux aussi, demandé aux événements des leçons de morale et de politique. Mais ils portaient dans l’histoire leurs préjugés et leur parti pris ; ils violentaient les documents pour les accommodera des thèses préconçues ; ils n’avaient pas cette largeur impartiale et ce désintéressement de l’esprit sans lesquels il n’y a point de véritable historien. Ce qui leur manquait encore pour pénétrer dans l’intelligence du passé, c’est le goût et le sens des origines, qui sont l’âme de la science historique. Voltaire exprime l’opinion de son temps quand il dit que l’histoire des premiers siècles de l’ère moderne « ne mérite pas plus d’être écrite que celle des ours et des loups ». Cette aversion pour les âges barbares, ce dédain des classiques pour tout ce qui ne cadrait pas avec la politesse élégante de leur civilisation, retarda jusqu’à notre siècle la renaissance des études historiques, qui, pour être féconde, devait s’attacher tout d’abord à débrouiller nos antiquités. Plus libres d’esprit et moins dégoûtés que leurs devanciers, éclairés d’ailleurs par les grandes mutations dont ils avaient été les témoins, nos historiens retrouvent la tradition de ces époques confuses dans lesquelles on ne voyait avant eux que ténèbres impénétrables ou rebutante barbarie, et c’est ainsi que l’école philosophique de notre temps inaugure une conception de l’histoire plus libérale parce qu’elle est moins asservie aux systèmes, plus solide parce qu’elle repose sur l’étude approfondie des documents, plus pénétrante parce qu’elle juge les révolutions antiques à la lumière des révolutions modernes.

Cette école a pour chef Guizot, qui partage avec Augustin Thierry la gloire d’avoir renouvelé les études historiques. L’un était un peintre, l’autre un penseur et un politique. Guizot cherche d’abord un fil conducteur dans le labyrinthe des faits : il veut ramener l’histoire de la civilisation en France et en Europe à certains éléments constitutifs dont il suivra la marche parallèle à travers les âges. Ces éléments sont au nombre de quatre : l’Église, la royauté, la noblesse, les communes. Il y rattache tous les phénomènes historiques dans leur infinie diversité. Les quatre facteurs primitifs rendent raison de tout. De leurs groupements ou de leurs conflits respectifs dérive notre histoire. Le progrès consiste dans leur évolution continue et pour ainsi dire fatale, et le meilleur régime social est celui qui parvient à les équilibrer.

C’est du haut de sa raison que Guizot considère l’histoire. Il en voit se dérouler devant lui l’ordre harmonieux dans lequel viennent se fondre les irrégularités de détail et les apparentes dissonances. Son esprit méditatif et généralisateur considère les faits non en eux-mêmes, dans leur contingence passagère, mais comme l’expression de lois constantes qui seules peuvent en donner le sens. Il les ramène aux idées ; il en saisit la teneur, l’enchaînement régulier et systématique. De ce réseau enchevêtré il fait comme un solide tissu de déductions rationnelles. Il règle le désordre, il discipline les masses tumultueuses des événements qui marchent sous ses yeux avec une docile assurance dans les routes que sa ferme sagacité leur assigne. Hasard, imprévu des choses, caprices des hommes, rien n’altère ces lignes fondamentales que la haute raison de l’historien a tracées et dont sa profonde analyse vérifie infailliblement la justesse.

Les généralisations de Guizot s’appuient sur une science aussi sûre qu’étendue. Mais il a cherché ses principes plutôt au-dessus qu’au dedans des faits. C’est la méthode elle-même qui prête aux critiques. Une histoire systématique ne peut manquer d’être fausse. Si vaste et si sagace qu’on suppose l’érudition de l’historien, quelque prudence qu’il observe dans le passage des faits aux lois, toute construction rationnelle est condamnée d’avance à n’atteindre qu’une portion de la vérité. Les formules générales ne peuvent jamais comprendre tous les phénomènes particuliers sur lesquels on veut leur donner prise. Si l’histoire est une science, elle ne saurait l’être comme la géométrie : elle a pour domaine un monde dans lequel interviennent les volontés particulières, les passions individuelles, tous les égarements de l’homme et toutes les incartades de la destinée. Qui peut se vanter d’avoir trouvé la ligne idéale au delà comme en deçà de laquelle il n’y a plus que déviation ? Dans l’œuvre de Guizot, bien des parties sont vraiment définitives. Louons-le d’avoir si fortement appliqué sa faculté généralisatrice à tirer l’histoire du champ des hasards et des doutes pour lui donner une assiette solide, mais défions-nous pourtant de ce plan trop simple qu’il impose à l’immense complexité des faits, et dont les traits symétriques forment comme des mailles par où passe tout ce que les choses humaines renferment d’accidentel et d’extravagant. On est si enclin à proclamer nécessaire ce qui arrive, impossible ce qui n’aboutit pas, et, par cela même qu’une chose s’est faite de telle manière, à déclarer qu’il fallait que cette chose se fit et qu’elle ne pouvait se faire autrement !

Guizot porte jusque dans ses récits les mêmes préoccupations. L’Histoire de la Révolution d’Angleterre est conçue comme une thèse de mécanique sociale. Ce qu’il veut, c’est rechercher « quelles causes ont donné à la monarchie anglaise le solide succès que la France et l’Europe poursuivent encore ». Il ne faut lui demander ni de vives peintures, ni des scènes animées. Étranger à toute curiosité comme à toute passion, il supprime l’élément décoratif et dramatique de l’histoire. Loin de développer les événements, il met tout son art à les condenser ; il en fait non pas des tableaux qui parlent à l’œil, mais des résumés systématiques qui les subordonnent à quelque théorie rationnelle. Content de les dominer, il ne s’y mêle point, il les regarde passer au-dessous de lui. Il ne raconte pas, il dogmatise. C’est un philosophe et un homme d’État qui cherche, non des spectacles, mais des leçons.

La conception que Guizot s’est faite de l’histoire indiquerait assez d’elle-même quel est le caractère de son style. Il écrit avec force, avec grandeur, sans éclat. S’il manque de chaleur, c’est qu’il considère les événements avec la sérénité d’un juge ; s’il manque de mouvement, c’est qu’il s’attache, non. pas à rendre le tumulte des choses humaines, mais à les fixer dans un ordre immuable et définitif ; s’il manque de coloris, c’est qu’il fait de l’histoire un enchaînement d’idées et non une succession de scènes. Les idées lui fournissent, non des couleurs, mais des lignes, un dessin ferme, un peu raide, où nous retrouvons, non pas le mobile tableau des faits, mais la raison grave et hautaine de l’historien qui les régente. Les idées ne se peignent pas ; Guizot les grave d’un trait sévère. Sa diction est terne, abstraite, monotone ; il répand sur tout je ne sais quelle teinte grisâtre. Il n’a, comme écrivain, pas plus que dans sa conception de l’histoire, ni le goût ni l’intelligence des formes extérieures. Mais, si Guizot n’est rien moins qu’un artiste, nous retrouvons dans son style toutes les qualités du philosophe, une puissante rectitude, une élévation sans défaillance, une imposante autorité. C’est le style d’un calviniste et d’un doctrinaire, d’un historien qui a toujours fait prévaloir la théorie sur les faits, et assujetti le mouvant spectacle des phénomènes particuliers à l’austère fixité des lois générales par lesquelles il prétend en rendre compte.

Mignet est de la même école que Guizot. À ses yeux, l’histoire procède « moins par des récits qui plaisent ou par des peintures qui émeuvent que par des recherches approfondies qui pénètrent les causes cachées des événements au moyen de considérations qui en font saisir l’enchaînement et la portée ». Dès son premier grand ouvrage, se révèle la maturité précoce d’un esprit tourné vers ce que l’histoire offre de plus substantiel à la raison. Il prend tout d’abord pour sujet une époque presque contemporaine, notre Révolution, si confuse déjà par elle-même, si grosse encore d’orages, et dont il était à craindre que les rancunes toujours vivaces, les fanatismes toujours menaçants, ne troublassent encore la vue du jeune historien. Le premier, il débrouille cette mêlée obscure, il organise ce chaos. L’Histoire de la Révolution révèle déjà ses qualités caractéristiques, et surtout l’art d’éclairer les faits en les groupant, d’en tirer les hautes leçons qu’ils renferment, d’en condenser le sens en formules décisives. On trouve plus de couleur et de chaleur chez d’autres historiens, mais chez aucun plus de clarté.

Les Négociations relatives à la succession d’Espagne n’eussent été en d’autres mains qu’un recueil de papiers inédits. Cet esprit amoureux d’ordre, et qui a la faculté d’« embrasser les vastes ensembles », fait avec des pièces d’archives, en les reliant les unes aux autres par de lumineux exposés, le plus grand monument de la politique française sous Louis XIV, une histoire magistrale où l’art double la valeur dos documents qu’il met en œuvre. Élu secrétaire perpétuel par l’Académie des sciences morales, il trouve un nouvel emploi de son talent dans les éloges des académiciens. Il élève ces notices à la hauteur de l’histoire ; il « rattache les événements publics à des biographies particulières », il « montre le mouvement général des idées dans les œuvres de ceux, qui ont contribué à leur développement ».

Les ouvrages proprement historiques qu’il composa dans la seconde moitié de sa carrière marquent une phase nouvelle. Aux précis élégants et sagaces, mais un peu serrés dans leur forte et sobre continuité, aux travaux où les documents alternent avec les récits, qui doivent soit en remplir les intervalles, soit en éclaircir le sens, succèdent des compositions historiques de large ordonnance et d’ample développement dans lesquelles l’auteur s’assimile toute la substance des textes sans interrompre sa narration pour nous les montrer. Mignet y unit l’intérêt dramatique du récit à la hauteur des vues et à la portée des jugements ; il concilie le talent de raconter les faits avec l’aptitude à en dégager les lois. Tout en restant idéaliste de méthode comme il l’était naturellement d’esprit, il maintient l’histoire sur son terrain solide, il se prémunit contre le danger de l’idéalisme transcendant en choisissant toujours ses grands sujets non dans le domaine de la théorie, mais dans celui de la réalité concrète et vivante.

On lui a reproché d’être fataliste. C’est là l’écueil de l’histoire philosophique, portée par son esprit même à enchaîner les faits avec tant de rigueur qu’ils semblent s’engendrer fatalement les uns les autres. Les premiers ouvrages de Mignet, notamment son Histoire de la Révolution, donnaient prise à cette critique. Lui-même disait : « Ce sont moins les hommes qui ont mené les choses que les choses qui ont mené les hommes. » Mais il n’en réservait pas moins à la volonté humaine une part qu’il fit de plus en plus grande. Sa philosophie générale consiste justement dans une conciliation du libre arbitre avec « l’action des lois de l’humanité vers des fins supérieures ». À ses yeux, le « système » de l’histoire est nécessaire parce qu’il est providentiel ; mais, si la Providence imprime à l’humanité la direction suprême que ne sauraient modifier des mobiles particuliers, il y a place, entre les grandes lignes que détermine cette direction, pour l’ingérence des volontés individuelles, pour ce que nous appelons le hasard. L’inflexibilité du plan d’ensemble laisse leur libre jeu à nos passions et à nos intérêts, que dominent de haut les infaillibles desseins de la sagesse divine.

La composition historique telle que l’entend Mignet est moins une science qu’un art, ou, pour mieux dire, c’est un art qui suppose une science. Artiste par son talent de rapprocher et d’éclairer les faits, il l’est aussi par son style, dont la savante architecture semble calquée sur ce qu’il appelle la « partie fixe » de l’histoire. Il n’a pas pensé que l’intérêt des événements ou la portée des réflexions dispensât l’historien du souci de la forme. Il cherchait à saisir en même temps par le style cette vérité idéale que poursuivait sa haute et ferme pensée. S’il pèche, c’est par excès d’art ; il est maître de sa diction, mais on sent qu’il la maîtrise. Rien de lâche ni d’épars ; aucune phrase qu’il n’ait savamment équilibrée, aucune expression qu’il n’ait à dessein choisie. Mignet discipline les mots comme il ordonne les faits. L’écrivain chez lui, aussi bien que le moraliste, livre le moins possible au hasard. Ne cherchons pas dans son œuvre la facilité courante, l’agrément des négligences heureuses, un charme de spontanéité ou d’imprévu qu’il serait injuste de demander à cet esprit essentiellement appliqué et dogmatique. Admirons plutôt son éloquence mâle et nourrie, qui allie la grâce à la force, l’élégance à la gravité, la concision à la plénitude.

Si Mignet subordonne le matériel de l’histoire à la vérité morale et la mobilité des détails à la rectitude de l’ensemble, Thiers poursuit au contraire la reproduction exacte de la réalité jusque dans ses traits les, plus minutieux et dans ses plus variables circonstances. Ce n’est ni un peintre ni un philosophe ; c’est un « rapporteur » admirablement informé, dont l’esprit curieux et net s’intéresse à tout et se tient au courant de tout. Mignet avait raconté la Révolution en deux volumes, sans autre visée que l’interprétation rationnelle et psychologique des faits ; Thiers fait entrer dans son immense ouvrage toute la partie positive de l’histoire avec une abondance et une précision qui tient du fac-similé. À ses yeux, cette partie mérite plus l’attention des esprits sérieux que le côté dramatique. « Je n’ai pas craint, dit-il lui-même, de donner jusqu’au prix du pain, du savon et de la chandelle… J’ai cru que c’était un essai à faire que celui de la vérité complète. » Cette multiplicité de détails qu’il juge nécessaire à l’exactitude historique se concilie d’ailleurs chez lui avec une ordonnance à la fois simple et imposante. L’infinie variété des objets qu’il embrasse semble concourir d’elle-même à l’unité d’un ensemble qui se déroule avec autant d’aisance que de grandeur. Comme rien n’embarrasse son universelle compétence, rien n’altère non plus la netteté de son dessin et ne trouble le courant de son style.

Parmi toutes les facultés de l’historien, celle qu’il apprécie au plus haut degré, c’est l’intelligence. L’intelligence (et il prend le mot dans son sens vulgaire) est à ses yeux le vrai génie de l’histoire. Elle entre dans les secrets des finances, de la guerre, de la diplomatie ; elle fait toucher du doigt au lecteur les ressorts les plus cachés, les plus imperceptibles rouages du mécanisme administratif, politique et social. Elle va toujours droit au fait, à la notion précise, au détail circonstancié. Qu’est-ce, par exemple, que la louange ou le blâme pour les grandes opérations militaires, quand ils n’ont pas été procédés d’un exposé pratique ? De vaines et puériles déclamations. Si Thiers s’extasie sur le passage des Alpes, ce n’est qu’après avoir calculé le nombre des lieues, mesuré l’épaisseur des neiges et la hauteur des montagnes, compté les pièces d’artillerie, les voilures de munitions, les fourgons de vivres. Il a étudié la guerre avec le général Foy ot Jomini, la diplomatie avec Talleyrand, la finance avec le baron Louis, la politique un peu partout. Il ne considère même pas l’histoire comme un genre littéraire ; si elle atteint la beauté d’art, ce doit être sans l’aveu de l’historien, c’est par le seul effet de la vérité reproduite avec une lucide exactitude.

L’intelligence n’est pas seulement préférable à toutes les autres qualités, mais encore elle les amène à sa suite. Avec elle on démêle le vrai du faux, on saisit le caractère des hommes et du temps, on donne à chaque chose sa véritable proportion, on trouve l’ordre le plus naturel et par suite le plus beau, on saisit même ce pittoresque, le seul approprié à l’histoire, qui naît spontanément d’une observation fidèle et profonde des événements et des personnages.

Tout saisir pour tout expliquer, tel est l’idéal de Thiers. Le besoin de comprendre est si fort chez lui qu’il ne laisse presque jamais place au devoir de juger. C’est une faiblesse de son œuvre que cette neutralité morale, que cette inertie d’une conscience qui se laisse emporter au courant des faits accomplis. Il manque dans Thiers certaines protestations nécessaires. On est si près d’absoudre ce que l’on a si bien compris, ce que l’on explique si bien !

« N’ayez qu’un souci, disait-il, celui d’être exact. Étudiez bien, puis appliquez-vous à rendre scrupuleusement. Allez, allez toujours comme le monde ; ne songez qu’à être vrai, et vous aurez été ce que sont les choses elles-mêmes, intéressant, dramatique, varié, instructif, pittoresque. » Le moindre artifice lui répugne, la moindre prétention de l’historien le révolte. À ses yeux, la qualité essentielle du style, c’est de ne jamais être aperçu ni senti : le style n’a d’autre but que de montrer les choses. Il n’y a guère chez lui de pages à détacher. Point de portraits complaisamment tracés, point de tableaux prestigieux, aucun morceau savamment poussé à l’effet. Il ne vise pas à se faire admirer. Il n’appuie pas, il ne s’applique pas, il ne cherche ni le relief ni l’a couleur. Son récit a la fluidité et la transparence de l’eau pure. Il écrivait à Sainte-Beuve : « C’est une immense impertinence de prétendre occuper si longuement les autres de soi, c’est-à-dire de son style ». Ce dédain de l’art qui ne s’emploie pas uniquement à soutenir le naturel, explique les défauts de sa manière d’écrire. L’aisance, chez lui, est souvent lâche ; il y a dans son style trop de laisser-aller. Sa négligence va parfois jusqu’à l’incorrection. Nulle part on n’a l’impression d’une forme définitive. « Je suis convaincu, a-t-il dit, que les plus beaux vers, les plus travaillés, ne coûtent pas plus de peine qu’une modeste phrase de récit. » On ne sent aucune peine chez lui, et ce n’est certes pas un reproche à lui adresser ; mais trop de défauts nous font douter qu’il en ait pris. Nous voudrions qu’il eût effacé bien des redites, corrigé bien des négligences, élagué bien des longueurs, qu’il eût donné à l’expression plus de fixité, plus d’accent, plus de trempe. Ses défauts sont d’ailleurs liés à de telles qualités de libre mouvement et de naturel, de souplesse, de simplicité transparente, qu’ils se fondent pour ainsi dire et disparaissent dans le courant large et continu du récit. À considérer l’histoire comme une œuvre d’exposition pratique, qui, procédant de la seule intelligence, s’adresse de même à l’intelligence seule, nul doute qu’il n’en ait rempli la perfection. Sa manière d’écrire elle-même, sauf quelques taches légères, devient alors le modèle du genre historique, et l’on peut dire de lui que c’est un grand écrivain qui n’a pas de style.

De Thiers à Michelet, il y a la différence d’un praticien à un poète, d’un esprit qui a besoin de tout comprendre à un cœur fait pour tout sentir. L’un se représente avec une clarté merveilleuse des faits, des opérations, toute la partie active et technique de l’histoire ; l’autre se figure avec une extraordinaire vivacité l’âme des hommes et celle des siècles.

Ce qui caractérise avant tout Michelet, c’est l’imagination. L’histoire, pour lui, ne fut de plus en plus qu’une évocation magique des âges passés. Sous ce poète, il y a un érudit : il a tout lu, tout déchiffré ; travailleur infatigable, il puise toujours aux sources, et nul n’est moins disposé que lui à méconnaître la valeur des documents ou à amoindrir celle des faits. Mais ces faits et ces documents se transforment dans son esprit en images expressives et colorées, en éblouissantes apparitions. D’autres procèdent par une patiente analyse, entrent peu à peu dans l’intelligence des choses et des hommes, n’embrassent un ensemble que par la patiente juxtaposition des parties qui le constituent : Michelet a le génie de l’intuition ; il voit à plein et d’un seul coup d’œil, comme à la lueur d’un éclair, tout un personnage, tout un peuple, toute une époque historique.

Sa vocation fut précoce. Il en avait déjà le sentiment intime lorsque, « dans ce Musée des monuments français, si malheureusement détruit », il recevait ce que lui-même appelle » la vive impression de l’histoire ». « Je remplissais, dit-il, ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans terreur que j’entrais sous les voûtes où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde. » Il y avait en germe dans cet enfant nerveux et halluciné le futur visionnaire qui fit de l’histoire une résurrection. Aucun artiste (c’est un nom qu’il aimait à se donner) n’a eu au même degré le sentiment de la vie, non pas seulement de la vie individuelle, mais aussi d’une vie collective que son goût des personnifications symboliques prête aux races, aux siècles, aux grandes idées de progrès, de justice, d’amour fraternel. Chez d’autres l’imagination est plus volontaire et plus impérieuse ; chez aucun elle n’est aussi souple, aussi spontanée. Imaginer, c’est pour ainsi dire la fonction normale de son esprit. Il ne saisit bien les idées qu’en les convertissant en images, ou plutôt c’est sous la forme d’images qu’elles entrent dans son cerveau. Les symboles qu’il conçoit sont, non pas de froides entités, mais de vrais personnages dont il se représente avec une vivacité prestigieuse soit les formes concrètes, soit les instincts et les sentiments. Il doit à son imagination le don de voir et de faire voir ; il lui doit la faculté de revêtir tour à tour les personnalités et les existences les plus diverses.

Cette imagination n’est pas en effet celle d’un artiste uniquement captivé par le spectacle du monde et n’y trouvant qu’une jouissance pour ses yeux. Elle vient du cœur ; elle est profondément imbue d’une tendresse et d’une pitié toujours prêtes à s’émouvoir. Michelet ne vit que par le sentiment. Si son esprit « entre dans toutes les doctrines », c’est que son âme « se passionne pour toutes les affections ». Il a le génie de la sympathie. L’intelligence chez lui est comme une forme de la sensibilité. Il saisit les choses par l’amour. Il ne comprend qu’à force d’aimer. Dès son enfance comprimée et souffreteuse, il sent une irrésistible ardeur de dévouement qui le porte de préférence vers les faibles et les déshérités de la terre. Toute sa philosophie politique se ramène à une immense charité. En lui bat le cœur des foules obscures. Il voit, il sent dans le « Peuple » une multitude de frères sur laquelle il se penche pour recueillir leurs espérances, leurs rêves, leurs appels, leurs sublimes explosions de patriotisme, leurs indomptables élans vers la justice idéale. Incapable de se contenir, il vibre au moindre souffle. Les misères des autres le font gémir, leurs joies dilatent son âme, leurs enthousiasmes le transportent et l’exaltent. À travers le cours des âges, il n’est aucune époque dont Michelet ne se soit fait le contemporain. Nul n’a exprimé ni avec une aussi délicate piété les émotions mystiques du moyen âge, ni avec une ferveur aussi communicative les bouillonnements et les délires de l’époque révolutionnaire. Il s’identifie d’instinct avec tout ce que l’humanité lui offre de grand, de pur, de noblement inspiré ; catholique avec saint Bernard, il devient protestant avec Luther ; après avoir canonisé Jeanne d’Arc, il fait l’apothéose de Danton.

Michelet est le plus passionné des historiens. Il a le ton du pamphlet et celui du dithyrambe, l’ironie stridente et la tendre pitié, les hymnes d’enthousiasme et les cris de colère. Il n’assiste pas en spectateur au drame de l’histoire : il monte lui-même sur le théâtre ; il se mêle aux acteurs, intervient dans leur jeu, les apostrophe, anime toute la scène de son exaltation frémissante. Les premières fois qu’il improvisa ses leçons au Collège de France : « Je suis sur de ne pas rester court, disait-il, parce que ce que je raconte, c’est moi ! » Il se raconte lui-même d’un bout à l’autre de son œuvre. Il se met tout entier dans l’histoire avec ses ardeurs, ses transports, ses extases. Il s’y confesse tantôt aux lecteurs, tantôt aux personnages eux-mêmes. Toujours sincère, il ne saurait être impartial. L’impartialité ne peut se concilier avec la tension incessante de ses nerfs, avec l’acuité maladive de ses impressions. Il n’y voit qu’un signe d’indifférence et comme l’abdication de soi-même

Le plus original, le plus personnel des écrivains, c’est le moins régulier aussi et le moins classique. Point de périodes chez lui. Sa phrase se brise à tout moment, bouillonne, sursaute, écume. Il violente la syntaxe, il la viole parfois. Il multiplie les inversions, les ellipses, les métaphores. La langue a beau regimber, se cabrer, demander grâce à ce furieux cavalier ; toute haletante, il la presse encore, il redouble les coups d’éperon. Pour Michelet, le style ne fait qu’un avec l’idée ou plutôt avec le sentiment ; style sans règle, sans mesure, impatient, tendu, fiévreux, dont les perpétuels soubresauts cahotent notre attention et détraquent notre jugement. C’est le style d’une imagination toujours en branle, d’une sensibilité toujours vibrante. Il nous surmène par la violence même des effets, il ébranle en nous la machine nerveuse, il force la sensation. Ne lui demandons pas une composition méthodique, pas même un récit continu. L’émotion qu’il ne peut maîtriser jaillit çà et là en apostrophes, en cris d’enthousiasme, en anathèmes. Il procède par impétueuses saillies. Dans son Histoire de France, parvenu au xvie siècle, il saute brusquement jusqu’à la Révolution, sous prétexte qu’elle renferme le secret des âges antérieurs : ce qu’il a fait là en grand, c’est ce qu’il fait en petit à chaque page de son œuvre. Sa narration est sans teneur ; elle avance par saccades, elle a pour fil une ligue brisée. Ce qui chez d’autres s’appelle le mouvement devient chez lui de l’agitation, je ne sais quelle inquiétude trépidante, quel sautillement convulsif. Le courant de son histoire n’a pas de lit. Elle ne raconte pas, elle n’expose pas, elle n’ordonne pas ; c’est une causerie lyrique qui ne saurait s’astreindre à aucune méthode, qui bouleverse l’ordre des événements, qui heurte les siècles les uns contre les autres, qui a pour loi non pas la suite naturelle des faits ou la liaison logique des idées, mais l’association instinctive et brusque des sentiments.

Faisant de l’histoire une œuvre toute subjective, Michelet y cède aux caprices, aux lubies, aux enfantillages de son humeur mobile et fantasque ; il y introduit non seulement de hasardeuses hypothèses, mais encore des curiosités indiscrètes, des familiarités malséantes, des personnalités déplacées. Plus il va, plus cette tendance se marque. Il expliquera les plus grands événements par des causes insignifiantes, il multipliera ses emprunts à des sciences suspectes, il quêtera les anecdotes scandaleuses dans tous les dessous et les envers des chroniques, il déconcertera son lecteur par les rapprochements les plus inattendus et parfois les plus bizarres ; aux lignes sévères de l’histoire il croisera les mille arabesques de sa fantaisie. Mais cet historien auquel nous devons souvent refuser notre créance, est toujours, même dans sa manière la plus contestable, un magicien qui nous enchante. S’il donne aux illusions de son esprit un dangereux prestige, il atteint aussi d’un seul bond, il embrasse d’un seul coup d’œil, des vérités sur lesquelles la plus sagace analyse n’aurait pas de prise. Quelques mots d’un personnage, un geste, un trait de physionomie, suffisent à le lui montrer en plein ; la figure surgit tout entière et comme d’un jet dans son cerveau. Il supplée aux lacunes de la science par la divination. Il n’enseigne pas l’histoire, il la révèle. S’il y a en lui du « thaumaturge », il y a aussi du voyant et presque du prophète. Son œuvre est parfois un rêve, souvent une vision, toujours un poème. Partout où l’imagination de l’artiste n’y égare pas la science de l’historien, elle la vivifie, elle la féconde, elle lui met des ailes aux pieds et un flambeau dans la main.