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Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/03

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CHAPITRE III

LA CRITIQUE

La critique, qui était jadis un art, un délicat exercice du goût, tendait, depuis Mme de Staël, à devenir une science. Dans la seconde partie de notre siècle, sous l’empire des préoccupations historiques qui la dominent toujours davantage, elle ne considère plus les œuvres littéraires que comme des « signes », comme des documents, instructifs entre tous, pour la connaissance de l’homme ; en même temps, sous l’influence de la philosophie positive qui succède au spiritualisme, elle se fait de plus en plus « naturelle » par son esprit et par sa méthode.

La critique ainsi conçue a dans Taine son théoricien en titre et son plus caractéristique représentant ; mais Taine n’est à vrai dire, et lui-même se donne pour tel, que l’« élève » de Sainte-Beuve. On trouve chez l’auteur des Lundis, soit pratiquées, soit même exposées, toutes les vues que Taine devait coordonner les unes aux autres pour en faire un système rigoureux.

Physiologiste, Sainte-Beuve l’avait presque été de profession et ne cessa jamais de l’être par goût. « Ce que j’ai voulu en critique, dit-il, ç’a été d’y introduire… de la poésie à la fois et quelque physiologie » ; il s’appelle un « naturaliste des esprits », et il appelle son œuvre « une histoire naturelle » ; dès 1840, il écrit qu’on ne saurait faire de la critique vive et vraie sans faire de la physiologie et parfois de la chirurgie secrète. Mais, quelque importance qu’il attribue dans la production littéraire au tempérament des écrivains, à leurs humeurs, à leur degré de bonne ou de mauvaise santé, il n’est pas systématiquement fataliste. Les conditions physiologiques, qui sont à ses yeux des données capitales, ne lui expliquent pas tout par elles-mêmes ; il réserve une part à la liberté, et, dans tous les cas, son tact l’avertit que, même en faisant de la critique une science, il n’y a pas moyen de traiter les sciences des esprits comme celles des corps, qu’elles ne se prêtent ni à la même rigueur dans les procédés ni à la même exactitude dans les résultats.

D’autre part, si Sainte-Beuve a de bonne heure marqué la nécessité de » creuser plus avant dans le sens de la critique historique », s’il n’a jamais voulu que le lecteur « fût pour des livres anciens ou nouveaux comme le convive pour le fruit qu’il trouve bon ou mauvais », ce qui l’intéresse le plus, c’est le caractère de l’auteur lui-même, sa personne dans ce qu’elle a de plus individuel et de plus intime. Moins historien que biographe, il comprend aussi l’histoire moins en philosophe qu’en moraliste. Il ne se préoccupe pas de collaborer à l’édification d’une vaste théorie : les théories lui inspirent d’autant plus de défiance qu’elles sont plus générales. Il ne cherche même pas des formules qui s’appliquent aux diverses familles d’esprits et de talents. Ce sont des portraits qu’il fait, et, sans désespérer que l’on trouve, avec le temps, une juste nomenclature, que l’on répande dans cette immense variété de la production artistique « quelque chose de la vie lumineuse et de l’ordre qui préside à la distribution des familles naturelles en botanique et en zoographie », il se contente de préparer modestement cette classification future en faisant, avec toute espèce de précautions et de scrupules, des biographies infiniment délicates dans lesquelles il porte un sens exquis des nuances.

Ajoutons qu’il apprécie les œuvres, non pas seulement à titre de documents historiques, mais aussi pour ce qu’elles lui procurent de fines jouissances. Il a, dès le début, rompu avec toute rhétorique ; mais, s’il répudie les jugements de rhéteur, il ne croit pas que le temps soit passé « de ceux qui tiennent au vrai goût ». Pour lui, presque tout l’art du critique, c’est de « savoir bien lire un livre en le jugeant chemin faisant et sans cesser de le goûter ».

Enfin, rien de plus libre que sa manière. Lui-même l’a bien des fois définie : elle consiste à prendre les choses et à les recueillir tout proche de la conversation ou de la simple lecture, selon qu’elles viennent d’elles-mêmes. La meilleure et la plus douce critique est selon lui celle qui « s’exprime des beaux ouvrages non pressés au pressoir, mais légèrement foulés », celle qui est comme « une émanation des livres ».

Taine fait de la critique une science positive qui a pour objet la philosophie générale de l’esprit humain, et pour méthode, d’une part, quand elle recherche les causes, l’analyse rigoureuse du naturaliste, d’autre part, quand elle applique les lois, la déduction systématique du géomètre.

Ce n’est pas l’œuvre d’art en elle-même qui intéresse Taine, mais ce que cette œuvre peut lui fournir de renseignements sur la société dans laquelle elle a été produite. L’homme n’étant à ses yeux qu’un animal d’espèce supérieure, qui fait des poèmes ou des philosophies de la même façon que les abeilles font leurs ruches, il considère ces philosophies ou ces poèmes de la même façon qu’un naturaliste considère les ruches : au lieu de nous engager à suivre l’exemple des abeilles, au lieu de nous faire admirer leur adresse, il en prend une, il la dissèque, il examine l’économie intérieure de ses organes pour marquer la classe à laquelle elle appartient, il cherche de quelle façon elle recueille, élabore et change en miel le pollen des fleurs. Il élimine de son analyse non seulement toute notion du bien mais aussi toute idée purement littéraire du beau. Si le naturaliste ne reproche pas au héron son corps maigre ses longues jambes fragiles, ou à la frégate la disproportion de ses ailes immenses et de ses pieds raccourcis, de même le critique, qui est le naturaliste de l’âme, accepte les formes diverses que l’âme peut revêtir, et s’efforce de les expliquer toutes. Sans doute, Taine attache plus de prix à une belle œuvre ; il déclare même que les œuvres littéraires sont instructives parce qu’elles sont belles, et que leur utilité croît avec leur perfection : mais, comme le critérium de la beauté consiste justement pour lui dans la somme de « sentiments importants » qu’un livre rend visibles, on pourrait, en renversant les termes, dire que les œuvres littéraires sont belles à ses yeux parce qu’elles sont instructives. S’il s’applique à l’étude des littératures, c’est qu’il y voit le tableau le plus fidèle et le plus expressif des sociétés antérieures. Même en se faisant « littérateur », il reste historien.

Aucune différence de nature ne sépare à ses yeux le monde moral du monde physique. Les phénomènes moraux, plus compliqués et plus délicats, ne se laissent ni aussi facilement observer ni aussi rigoureusement définir ; mais ils n’en sont pas moins du même ordre que les phénomènes physiques : quelque distinction que l’on puisse établir entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle, l’une et l’autre subissent les mêmes lois organiques, et, par conséquent, la méthode qui s’applique à l’histoire naturelle doit aussi s’appliquer à l’histoire humaine.

Les documents historiques sont, dit Taine, des indices au moyen desquels il faut reconstruire l’individu visible. C’est pour connaître l’homme qu’on étudie le document, et la véritable histoire ne commence que du moment où l’historien se représente l’homme corporel. Mais l’homme corporel n’est lui-même qu’un indice, au moyen duquel il faut parvenir à la connaissance de l’homme invisible. Ce qui intéresse l’historien dans les costumes, les meubles, les maisons, ce sont les habitudes et les goûts qu’ils dénotent ; et de même, s’il considère les monuments écrits, c’est pour mesurer la portée et les limites des intelligences. De quelle façon procède-t-il ? De la façon dont procèdele naturaliste dans son domaine propre. Il observe de petits faits moraux comme le naturaliste de petits faits physiques, et, après avoir noté une multitude de ces petits faits, il les répartit en groupes distincts à chacun desquels s’adapte une formula spéciale ; puis, classant les formules d’après la valeur relative des idées que représentent les groupes et d’après les rapports de causation qui subordonnent naturellement ces idées les unes aux autres, il s’élève de degré en degré jusqu’à une formule supérieure, qui explique l’individu tout entier. Comme, parmi les caractères d’un animal ou d’un végétal, certains n’ont que peu d’importance, tandis que d’autres au contraire, par exemple la structure en couches concentriques dans une plante ou l’organisation autour d’une chaîne de vertèbres dans un animal, sont d’une importance capitale et déterminent tout le plan de l’économie, de même, parmi les caractères d’un individu humain, les uns sont accessoires, les autres, par exemple la présence prépondérante des images et des idées, ou bien encore la capacité plus ou moins grande des conceptions plus ou moins générales, sont dominants et fixent par avance la direction de la vie. Et aussi, comme les divers organes d’un animal varient ensemble suivant une liaison fixe, de même les diverses aptitudes et les diverses inclinations d’un individu sont attachées les unes aux autres. Les facultés de l’homme ont entre elles des dépendances nécessaires : mesurées et produites par une loi unique, on peut, cette loi étant donnée, prévoir leur énergie et calculer leurs effets. Il y a en chacun de nous une faculté maîtresse, dont l’action uniforme se communique différemment à nos différents rouages et imprime à notre machine un système de mouvements prévus.

Si la faculté maîtresse est déjà une cause, qui domine tout le développement de l’organisme intellectuel, d’autres causes plus élevées la dominent elle-même. Ces causes multiples peuvent se ramener aux influences de la race, du milieu et du moment. Quand la critique se propose l’étude particulière d’un homme, elle insiste sur ce qu’ont chez lui de particulier ces trois genres d’influences ; elle examine le tempérament propre qu’il a hérité de ses ancêtres, les circonstances spéciales qui ont présidé à son développement, le temps précis dans lequel ce développement s’est opéré. Quand elle se propose l’étude d’un ensemble social, ce sont bien les mêmes influences qu’elle cherche à déterminer ; mais, les étudiant pour constituer un groupe, — au lieu de s’attacher à ce qui caractérise la personne des individus qui entrent dans ce groupe, en les différenciant les uns des autres, elle recherche les traits qui, communs à eux tous, caractérisent le groupe entier. Comme, dans une classe, ou même dans un embranchement du règne animal, le même plan d’organisation se retrouve chez toutes les espèces, ainsi, dans une même race, dans une même atmosphère sociale et politique, dans une même période donnée, les individus les plus divers présentent tous un type générique plus ou moins modifié en chacun d’eux, mais qui les rapporte les uns et les autres à une même famille. C’est que les influences de la race, du milieu et du moment, qui diversifient les individus d’un même groupe, diversifient aussi les groupes entre eux ; plus les caractères qu’on examine sont généraux, plus les différences s’effacent d’un individu à un autre individu pour ne s’accuser que d’un groupe à un autre groupe ; et, de même, en généralisant toujours davantage, les différences s’effacent entre un groupe inférieur et un autre groupe du même ordre pour ne s’accuser qu’entre les groupes de cet ordre et un autre groupe d’ordre supérieur, jusqu’à ce que, nous élevant de plus en plus dans cette hiérarchie, nous arrivions à saisir la formule commune qui caractérise tout un ensemble de groupes.

Les influences héréditaires, considérées dans un seul homme, le distinguent de tous ceux qui n’appartiennent pas à la même famille, tandis que ces mêmes influences, considérées dans une race, la distinguent de toute autre race humaine. Ainsi, la race des Aryas, « transformée par trente siècles de révolutions, établie sous tous les climats, échelonnée à tous les degrés de la civilisation », n’en a pas moins conservé des traits qui lui sont propres et dans lesquels nous reconnaissons encore l’unité d’origine. De même, les influences du milieu, considérées dans un seul homme, le distinguent de tous ceux qui se sont développés en d’autres circonstances individuelles, et, considérées dans telle ou telle nation, la distinguent de toutes celles qui se sont développées en d’autres circonstances générales : en France, par exemple, ce qui domine notre développement national, c’est l’organisation latine, imposée d’abord à des barbares dociles, puis brisée dans la démolition universelle, et, depuis, tendant à se reformer. Enfin, les influences du moment, considérées dans un seul homme, le distinguent de tous ceux pour lesquels ce « moment » particulier n’a pas été le même, et, considérées dans telle ou telle forme sociale, la distinguent de toutes les autres formes qui se succèdent d’époque en époque : si le développement de la nation française est déterminé par l’action des causes qui se rapportent soit au tempérament héréditaire, soit au milieu, ce développement a de siècle en siècle ses phases diverses ; « outre l’impulsion permanente et le milieu donné, il faut tenir compte de la vitesse acquise », qui varie d’une de ces phases à l’autre.

Pour étudier un seul individu ou bien une société dans son ensemble, la méthode est donc la même. Et d’ailleurs, en étudiant un individu, le critique étudie la société tout entière qui l’a produit. Ce n’est pas seulement la méthode qui est la même, c’est aussi le but. Plus l’individu est considérable (et le critique n’étudie guère que des personnalités marquantes), plus on est fondé à voir en lui le fidèle représentant du milieu dans lequel il a vécu. Les individus qui se développent le mieux sont, qu’il s’agisse de l’homme ou de tout autre animal, ceux dont les inclinations et les aptitudes correspondent le mieux à celles de leur groupe ; c’est en représentant la façon d’être de toute sa nation et de tout son siècle qu’un écrivain rallie autour de lui les sympathies de tout son siècle et de toute sa nation.

La méthode que nous venons d’exposer d’après Taine, en lui empruntant ses propres formules, suppose que l’homme n’est pas libre, que tous les phénomènes de la vie morale sont, comme tous ceux de la vie physique, nécessairement déterminés par des phénomènes antérieurs, que, par exemple, si nous nous en tenons aux influences de la race, le caractère est, chez les individus, un produit nécessaire qui a pour facteurs tous les ascendants de leur lignée, comme il est, chez les peuples, la résultante fatale de toutes leurs actions et de toutes leurs sensations antérieures. Mais, si le système de Taine a pour base un déterminisme universel et absolu, ceux-là mêmes qui veulent réserver la liberté morale de l’homme sont bien obligés d’admettre que l’homme dépend plus ou moins des influences par lesquelles ce système l’explique tout entier. C’est là une question de mesure, et, quelque grande qu’on veuille faire la part de notre liberté, on n’en doit pas moins reconnaître que la méthode de Taine est en elle-même légitime. Si l’on ne considère pas l’homme comme une force tout à fait indépendante des causes étrangères à sa volonté, il faut bien admettre que l’analyse s’occupe de déterminer l’action de ces causes, il faut bien suivre la critique naturelle jusqu’au point où ce qu’elle nous explique par des influences fatales, nous préférerons l’attribuer à un pouvoir autonome dont ces influences ne nous semblent pas rendre compte. L’objection capitale que l’on a posée à Taine, c’est de ne pas saisir « la monade inexprimable », « ce qui fait que de vingt hommes, ou de cent, ou de mille, soumis en apparence presque aux mêmes conditions, pas un ne se ressemble, et qu’il en est un seul entre tous qui excelle avec originalité ». Cette objection met en cause, non pas la méthode en elle-même, mais l’imperfection de nos instruments. Parce que le mystère de la vie nous échappe, ce n’est pas une raison pour que nous condamnions les sciences biologiques : de même, parce que la critique physiologique ne résout pas l’énigme suprême, est-ce une raison pour s’opposer à ce qu’elle la poursuive, à ce qu’elle la serre toujours de plus près ?

Ce que l’on peut reprocher à Taine, c’est ce que la méthode qu’il pratique a de contradictoire avec celle qu’il expose. Il annonce une analyse inductive, et il procède par déductions. A-t-il appliqué dans son travail personnel la méthode du naturaliste ? Ce qui est certain, c’est que nous n’en retrouvons aucune trace dans ses constructions géométriques. Au lieu de nous faire arriver par degrés à la formule générale qui devrait être présentée comme l’aboutissement final de son enquête, il pose tout d’abord cette formule, et il en déduit, de théorème en théorème, toutes les conséquences qu’elle comporte. Une méthode aussi impérative, quand il s’agit d’une matière particulièrement délicate et flottante, éveille notre suspicion. Nous nous demandons si Taine n’avait pas dès l’abord son siège fait, s’il ne s’était pas formé à première vue une idée de l’individu qu’il étudie, et si, cette idée une fois conçue, il ne s’est pas contenté d’en poursuivre l’application systématique en écartant tout ce dont elle ne rendait pas raison, tout ce qui pouvait y contredire. Ainsi, la critique risquerait d’être exclusive et partiale : elle substituerait à la multiplicité de l’homme une unité factice. Sans doute, dans le système de Taine, la faculté maîtresse explique l’homme tout entier, et, quand elle a été reconnue, il n’y a plus qu’un problème de mécanique. Mais, en admettant que la détermination de cette faculté même ne comporte point d’erreur, il faut pousser le fatalisme jusqu’à ses dernières conséquences pour regarder l’âme humaine comme une sorte de machine et pour croire que ses mouvements les plus délicats, ses opérations les plus complexes, s’expliquent par le jeu d’un rouage unique. C’est là croire, non plus seulement à une faculté maîtresse, mais, comme on l’a dit, à une faculté génératrice.

Dans tous ses ouvrages, Taine n’a fait qu’appliquer, soit à l’histoire proprement dite, soit à la littérature, qui l’intéresse surtout par sa signification historique, une théorie absolue qu’il avait d’emblée arrêtée dans son esprit et dont l’inflexible rigueur n’a jamais admis aucune atténuation. Tout, chez lui, prend une forme systématique. Il y a un artiste dans ce savant et un poète dans ce dialecticien ; mais son imagination puissante ne lui sert qu’à illuminer sa logique. Il dédaigne toutes les qualités de l’écrivain qui ne sauraient se mettre au service de sa pensée autoritaire et crue. Sa touche manque de souplesse ? c’est que la souplesse du style dénote un sentiment et un goût des nuances absolument étrangers à cet esprit entier, catégorique, décisif ; appliquant la même méthode à Balzac qu’à Racine, il leur applique à tous deux le même style. Sa touche manque de légèreté ? c’est que chaque proposition soutient pour ainsi dire le poids de tout le système. Il n’écrit que pour prouver. Ses livres sont composés mathématiquement : un ordre rigoureux préside à la distribution des chapitres dans l’ouvrage, des paragraphes dans le chapitre, des phrases dans le paragraphe, des membres dans la phrase. Pas un mot qui ne serve à sa thèse, pas un ornement qui ne concoure à la solidité ou à la convenance de l’édifice qu’il construit. Jusque dans sa façon d’écrire, nous trouvons chez Taine un architecte d’idées. Écrivain aussi bien que penseur, ce positiviste est dans notre siècle, par la forme de son esprit, le représentant de la « raison classique » qu’il a si bien définie et si vigoureusement combattue.

On ne peut, semble-t-il, nommer Ernest Renan après Taine que pour le lui opposer. Il serait difficile de trouver deux natures plus contraires. La manière ondoyante et fuyante de Renan, sa délicate ironie, son aversion pour tout système, font contraste avec les formules dictatoriales de Taine. Mais il n’en exprime pas moins à sa façon cet esprit scientifique dont le triomphe universel marque la seconde partie de notre siècle. Le criticisme contemporain, qui se carre chez l’un en théorèmes despotiques, n’est pas moins sensible chez l’autre pour s’atténuer et se fondre en d’imperceptibles nuances.

Sa race, son éducation, le milieu particulier dans lequel il se développa, prédestinaient Renan à ce qu’il nomme un romantisme moral. Sans aptitude et sans goût pour tout ce qui n’est pas le maniement pur des choses de l’esprit, il tient de son pays et de ses aïeux un invincible penchant à ne poursuivre que des fins désintéressées. Il n’a jamais aimé que les martyrs, les exaltés, les amis de l’impossible, et lui-même pousse d’instinct l’idéalisme jusqu’à l’utopie. « Les causes fanatiques me sont si chères, disait-il encore tout récemment, que je ne puis raconter une de ces héroïques histoires sans avoir envie de me mettre de la bande des croyants pour croire et souffrir avec eux. » Si, tout jeune encore, il « sortit de la spiritualité », ce fut pour « rentrer dans l’idéalité », à laquelle son âme demeura toujours fidèle. Renan n’a jamais été un stoïcien, sa nature répugnant d’elle même à ce que le stoïcisme comporte d’austérité raide et quelque peu contrainte ; mais le nom d’épicurien, qu’on lui a parfois donné, s’il peut en un certain sens s’appliquer au « dilettantisme » de son esprit, ne saurait convenir à son habitude morale que pour ce qu’il laisse entendre d’indulgence. Cette indulgence même, si elle n’était pas naturelle à son caractère, s’expliquerait par les scrupules de sa philosophie, par cette idée que le mal est peut-être la condition du bien. Elle a parfois donné à ses principes « un air chancelant » ; mais il ne faut pas prendre chez lui pour des défaillances de la conviction certaines mollesses qui tiennent soit au scepticisme de l’intelligence, soit à la bonté du cœur. Renan avait de nature la vocation de l’idéal. L’homme, à ses yeux, ne vaut quelque chose que par les facultés intellectuelles et morales qui, l’élevant au-dessus des vulgarités de la vie, lui ouvrent un monde d’intuitions supérieures et de pures jouissances. Ce qu’il appelle religion, c’est la part de l’idéal dans l’existence humaine.

Cette religion, il l’a toujours confessée, il s’en est toujours dit prêtre. Ayant perdu de bonne heure et sans retour tout ce que l’analyse intellectuelle peut dissoudre de la foi, il en conserva tout ce que le goût et le besoin de l’idéal rendent nécessaire aux âmes pieuses. Nul n’a eu plus que lui le sens de la « divinité ». Qu’est-elle à ses yeux ? Nous n’irons pas lui demander une définition de l’infini ; mais, dans ce vague même que l’infini comporte, il semble bien n’avoir jamais cessé de reconnaître un principe céleste et comme une conscience suprême. Rejetant le surnaturel, il n’en reste pas moins attaché au divin. La perle de toute foi positive l’a laissé mystique. Il n’a pas de credo, mais il croit. Ce que lui représente le nom de Dieu, ce n’est pas seulement un symbole abstrait de toutes les vertus et de toutes les perfections dont nous avons l’idée : il conçoit dans le divin je ne sais quelle essence vivante, que sa raison ne peut connaître, mais qu’adore son âme sacerdotale. Bien plus, ce catholicisme même dont il a répudié les dogmes, la piété en est toujours demeurée en lui : il a toujours eu au fond du cœur sa « ville d’Is », avec l’église sonnant des cloches obstinées ; et que de fois son oreille écoule encore avec émotion le son de ces cloches qui l’appellent aux saints offices !

Mais, tandis que son âme, foncièrement idéaliste, se tourne invinciblement vers le divin, son intelligence est toute pénétrée de l’esprit critique moderne. Ce qui le détacha de ses premières croyances, ce furent, non des objections philosophiques, mais des raisons d’ordre positif : les dogmes les plus difficiles à admettre, « se passant dans l’éther métaphysique, ne choquaient en lui aucune opinion contraire ». Il abandonna le catholicisme parce qu’il trouvait de flagrantes contradictions entre le quatrième évangile et les synoptiques. Il avait perdu fort jeune encore toute confiance dans les spéculations abstraites. Au séminaire d’Issy, initié par un de ses maîtres à l’histoire naturelle générale, il se représentait déjà la nature « comme un ensemble où la création particulière n’a pas de place et où par conséquent tout se transforme ». Un « éternel fieri » lui semblait la loi universelle. Dès lors, « la science positive était pour lui la seule source de vérité ». Il a toujours eu l’analyse pour instrument. Comme l’idéalisme est le fond de sa nature morale, l’esprit analytique est le fond de sa nature intellectuelle. Ne cherchons pas ailleurs le secret des contradictions apparentes où devait nécessairement l’induire ce dualisme. Âme profondément religieuse, il distingue entre la religion et les religions. La religion, entendue dans son sens général, est le signe évident chez l’homme d’une destinée supérieure, « la preuve de l’esprit divin qui est en nous et qui répond par ses aspirations à un idéal transcendant ». Quant aux formes particulières du culte qui se succèdent de siècle en siècle et varient de peuple à peuple, il y applique librement la méthode scientifique, ne voyant dans les mythologies que des documents, les plus curieux, les plus significatifs que nous ayons sur le passé de l’humanité. Il y a chez Renan un pieux rêveur et un critique. Lorsque le critique est en passe de conclusions trop sèches, voici le rêveur, qui ouvre à l’esprit quelque perspective consolante, une heureuse échappatoire, un refuge pour l’illusion ; mais, lorsque le rêveur s’égarerait volontiers dans de mystiques chimères, voici le critique, qui le ramène sur le terrain de la réalité positive.

C’est vers l’étude de l’histoire que se tourna tout d’abord Renan ; et quoiqu’il ait touché aux matières les plus diverses, cette étude resta toujours l’objet capital de son application. L’histoire, étant à la fois une science et un art, convenait merveilleusement soit à son goût pour l’analyse, soit à sa faculté divinatrice. Il ne sentit jamais aucun attrait pour la philosophie abstraite, qui, prétendant être la science supérieure, se tient au-dessus, c’est-à-dire en dehors des autres sciences. Il s’est toujours refusé à spéculer dans le vide. Renan appliqua aux études historiques cette méthode des sciences naturelles qui lui était apparue de bonne heure comme « la loi du vrai ». En même temps ses aptitudes les plus intimes trouvaient à s’y exercer, et particulièrement « cette flexibilité, cette facilité à reproduire en soi les intuitions des anciens âges ». C’est bien une œuvre de critique qu’il a faite, mais c’est aussi une œuvre d’imagination. À Saint-Nicolas-du-Chardonnet, parmi les livres modernes dont on lisait à haute voix des passages, il en était un qui « produisait sur lui un effet singulier » : dès que le professeur avait ouvert l’Histoire de France de Michelet, Renan ne pouvait plus prendre une note. C’est par le don de ressusciter les âmes que Michelet le saisissait et l’enivrait. Comme Michelet, Renan a le sens instinctif de la vie historique. Il « voit sous terre et discerne des bruits que d’autres n’entendent pas ». Il possède au plus haut degré cette faculté capitale de l’historien qui consiste à « savoir comprendre des états très différents de celui où nous vivons ».

L’intelligence et le sentiment des formes successives qu’a prises l’esprit humain, Renan les porta de préférence dans l’histoire religieuse. Au sortir du séminaire, sa vocation lui apparaissait déjà toute tracée : c’était de poursuivre ses recherches sur le christianisme avec toutes les ressources de la science laïque. Pour faire l’histoire d’une religion, deux conditions lui semblent nécessaires, qui se réalisaient l’une et l’autre en lui : il faut ne plus y croire, mais il faut y avoir cru, car nous ne comprenons jamais bien que le culte qui a provoqué chez nous les premiers élans vers l’idéal. « On ne doit écrire, a-t-il dit, que de ce que l’on aime. » Il pratiqua lui-même cette maxime en consacrant son existence tout entière à écrire le récit des origines chrétiennes dans un esprit de critique sévère et de pieuse sympathie.

Si cette sympathie allait plutôt au christianisme, Renan n’en excluait aucune religion. Son aptitude à comprendre toutes les idées, à se représenter tous les états de conscience, à éprouver comme par contagion tous les sentiments, lui fait goûter et aimer, non seulement dans chaque forme religieuse, mais encore dans chaque philosophie, ce qu’elles peuvent contenir d’approprié aux instincts, aux besoins, aux aspirations de l’âme humaine. Et c’est de là que procède son scepticisme. Il ne croit pas au vrai absolu, et la meilleure méthode pour atteindre un vrai relatif lui paraît être de chercher quelque terme moyen entre les solutions opposées, de concilier deux adversaires en faisant faire à chacun la moitié du chemin vers l’autre. La vérité, selon lui, réside tout entière dans les nuances. Entre l’affirmation, dont la brutalité lui répugne, et la négation, qui n’est qu’une affirmation retournée, il se tient en équilibre. Au fanatisme de l’une et de l’autre il oppose également son doute inébranlable. Si les origines de la religion chrétienne l’ont attiré plutôt que l’histoire ecclésiastique, c’est qu’il se sentait un goût particulier pour les recherches dont le résultat ne saurait être que d’entrevoir des possibilités et des vraisemblances, pour « ce qui ne peut s’exprimer avec les apparences de la certitude ».

Dans une nature comme la sienne, le scepticisme tourne aisément au « dilettantisme ». Peut-être Renan est-il surtout un artiste. Tandis que la métaphysique aspire vainement à renfermer l’infini dans un cadre limité, l’art, qui seul est infini, lui paraît « le plus haut degré de la critique ». Et cette conception de l’art, à laquelle il arriva de bonne heure, s’accorde chez lui avec un exquis sentiment du beau. À douze ans, captivé par la grâce de la petite Noémi, il entrevoyait déjà la beauté « comme un don tellement supérieur, que le talent, le génie, la vertu même, ne sont rien auprès d’elle, eu sorte que la femme vraiment belle a le droit de tout dédaigner puisqu’elle rassemble, non dans une œuvre hors d’elle, mais dans sa personne même, tout ce que le génie esquisse péniblement en traits faibles, au moyen d’une fatigante réflexion ». Sa défiance de toute affirmation n’eût fait de lui que le plus impartial et le moins tranchant des critiques ; la séduction de l’art en fît un « dilettante ». Quand le critique suspend son jugement, le dilettante se joue dans les doutes du critique. Aux yeux du dilettante, l’univers n’est plus un problème qui sollicite l’intelligence, mais un spectacle qui amuse la curiosité. Les religions se présentent à lui comme des idoles, qui toutes ont leur charme et leur grâce propre. En se vouant à l’étude des conceptions religieuses, Renan savait bien que les dieux passent comme les hommes ; mais chaque forme de culte lègue après elle un idéal de la beauté que l’art ne laisse pas périr. L’homme a pour fin de « dépasser les vulgarités où se traîne l’existence commune », et c’est par l’art que nous les dépassons. Renan pardonne à l’Italie du xvie siècle sa corruption morale en faveur des grandes et belles choses qui s’y sont produites, des dons précieux dont elle a enrichi le monde. Où le christianisme dit sainteté, Renan traduit par noblesse. Il trouve la divinité mieux adorée par un grand artiste qui la blasphème que par le puritain qui lui rend un culte grossier. Il voit dans la religion un genre supérieur de poésie.

Le dilettante ne croit à aucune forme de religion, mais il croit à toutes les formes du beau. Renan se sent chrétien dans les cathédrales, et son cœur se fond lorsqu’il entend le saint cantique : « Salut, étoile de la mer !… » Sur l’Acropole, la perfection grecque lui est révélée, et les heures qu’il passe devant le temple d’Athéné sont des heures de prière. Nous ne voyons ici-bas que des apparences : attachons-nous aux plus belles ; seules les apparences ne nous trompent pas. Qu’est-ce qui distinguera la vérité de l’erreur ? La vérité ? Quelle duperie que de la chercher pour l’atteindre ! Renan la cherche pour le plaisir de la chercher, c’est-à-dire de ne pas la trouver. Dès qu’un philosophe a reconnu la vanité de toute croyance, si ce philosophe est doublé d’un artiste, il n’apercevra plus dans les multiples évolutions de l’esprit humain qu’une matière aux jouissances de sa curiosité, aux caprices de son imagination, à la délicate ironie de sa critique. Le dernier mot de la sagesse, ce sera pour lui de jouer avec les idées. Il révéra un saint Paul sceptique, et, prêtant à Jésus-Christ sa propre « distinction », il le représentera souriant de « ce sourire fin, silencieux, qui implique au fond la plus haute philosophie ».

Artiste dans sa pensée elle-même, Renan a, pour la rendre, un style exquis de simplicité rare et de savant naturel. Le nom d’artiste, prodigué depuis cinquante ans à des écrivains qui tendent tous les ressorts de la langue, qui en épuisent les ressources, qui en violentent le génie, il le mérite par des qualités de tact, d’assortiment, de convenance suprême, en intime accord avec ce que sa philosophie a de si délicatement nuancé. « Je compris assez vite, dit-il, que le romantisme de la forme est une erreur, qu’il n’y a qu’une seule forme pour exprimer ce qu’on pense et ce qu’on sent ». S’il n’a jamais forcé ses opinions pour se faire écouler, jamais non plus il n’a forcé son style pour se faire applaudir. La Vie de Jésus avait été d’abord écrite avec plus de richesse et de couleur : il passa une année à en éteindre l’éclat. Renan n’est pas moins « aristocrate » comme écrivain que comme penseur. L’artiste, chez lui, aussi bien que le philosophe, ne s’adresse qu’à une élite. Il dédaigne toute rhétorique et toute fioriture. Il a trop de bon goût pour enfler la voix, pour rechercher les brillants effets, les couleurs voyantes, les beautés d’ostentation. Il s’est retranché « ces pendeloques et ces clinquants qui réussissent chez d’autres et provoquent l’enthousiasme des médiocres connaisseurs, c’est-à-dire de la majorité ». Comme son extrême réserve dans le monde le fait prendre par des conducteurs d’omnibus pour « un voyageur peu sérieux », de même, la parfaite mesure de sa diction impose peu au vulgaire. Mais l’« imperceptible minorité d’esprits supérieurs » pour laquelle il écrit lui a rendu en admiration délicate ce qu’il perdait en grossiers applaudissements. Elle s’accorde à reconnaître en lui un des plus grands écrivains du siècle, le plus grand de notre époque. Il l’est par la fine précision, par la grâce sinueuse, par la souplesse, par la transparence de son style, par la suavité d’une harmonie discrète et pénétrante, par ce que sa manière a de sobre jusque dans la hardiesse et de sincère jusque dans le raffinement, par je ne sais quel charme subtil et mystérieux, aussi indéfinissable qu’un parfum, par son aptitude à parler toutes les langues, celle du poète comme celle du savant, à prendre tous les tons, celui de l’émotion et celui de la fantaisie, celui de l’enjouement et celui de la gravité, celui de l’ironie la plus déliée comme celui de la plus pieuse tendresse, et, quelque langue qu’il parle, quelque ton qu’il prenne, par un don merveilleux de nous séduire sans nous étonner et de nous faire admirer son art exquis sans nous en laisser voir le secret.