Aller au contenu

Le Mouvement littéraire au XIXe siècle (Pélissier)/Partie 3/05

La bibliothèque libre.


CHAPITRE V

LE THÉÂTRE

En faisant du drame une représentation complète de la vie humaine, le romantisme avait prétendu le substituer aux deux genres entre lesquels l’ancienne poétique maintenait une sévère distinction : le drame, qui fondait l’élément comique avec l’élément tragique, devait, dans la pensée de ceux qui en furent les créateurs, remplacer la comédie aussi bien que la tragédie. La tragédie classique, dont les formes étaient en désaccord manifeste avec notre société telle que la Révolution l’avait faite, ne put se maintenir contre le nouveau genre, auquel elle abandonna presque aussitôt la scène ; et quand, moins de quinze ans après, la chute retentissante des Burgraves sembla lui laisser le champ libre, elle ne reconquit momentanément le public, par l’effet dune réaction inévitable contre les excès du romantisme, qu’en demandant au romantisme lui-même les moyens de se rajeunir. Mais, s’il n’y avait désormais pour le genre tragique d’autre forme vivante que celle du drame, le drame, quelque part qu’il fît au comique, ne pouvait remplacer la comédie. Victor Hugo avait parlé de compléter l’un par l’autre Corneille et Molière. Qui ne voit ce qu’il y a de contradictoire dans une telle prétention ? Les romantiques pouvaient bien mêler le rire aux larmes, faire succéder le » grotesque » au « sublime » : la comédie, en tant que peinture de la société moderne, restait nécessairement en dehors de leur cadre. Ils répugnaient aux réalités du milieu contemporain, ils ne se sentaient à l’aise que dans l’histoire ou dans la légende ; et si, parmi les novateurs, quelques-uns, Alexandre Dumas entre autres, prirent parfois autour d’eux leurs sujets et leurs personnages, ils faisaient, non point des comédies de mœurs, mais des drames de passion. N’est-ce pas justement dans Antony qu’un des personnages explique au parterre comme quoi la comédie de mœurs est devenue impossible ? Quant à Alfred de Musset, des pièces comme Fantasio, comme On ne badine pas avec l’amour, expriment ce qu’il y a de plus sémillant dans l’esprit du poète, ce que son imagination a de plus gracieux et de plus frais, sa tendresse de plus délicat et de plus pénétrant : mais ce n’est pas la réalité qu’il y a peinte, cette réalité contemporaine qui est la vraie matière de la comédie, c’est un monde idéal et capricieux, tout de fantaisie et de rêve, dans lequel son âme se réfugiait pour échapper justement aux vulgarités et aux platitudes du monde réel.

Durant le règne du romantisme, notre théâtre comique se résume dans Scribe. Ce merveilleux praticien ne fit jamais mouvoir sur la scène que des « ombres chinoises », et lorsque, vers le milieu du siècle, le goût de l’observation sincère et personnelle renouvela notre littérature, les colonels de Scribe, « ses pensionnaires riches dont on chassait la dot à courre, ses millionnaires tout-puissants, ses artistes entretenus par des femmes de banquier », ne trouvèrent pas plus grâce devant le réalisme que les bandits pleins d’honneur du drame romantique ou ses vers de terre amoureux d’une étoile.

Le réalisme avait commencé par transformer le roman, qui se prêtait mieux que toute autre forme littéraire à la représentation fidèle et directe de la vie moderne. Il ne se tourna que tardivement vers le théâtre ; c’est que les nécessités fondamentales de l’art dramatique semblaient exclure de prime abord les analyses minutieuses et détaillées qui faisaient la matière du roman réaliste. Le premier, Balzac essaya de transporter sur la scène cette vérité actuelle des caractères, des mœurs et des milieux qu’il avait, peinte comme romancier avec tant de relief et de puissance. Ce ne fut d’ailleurs que dans les dernières années de sa vie, non par goût ou par vocation, mais par besoin d’argent. Il tenait le théâtre pour une forme inférieure, pour le plus faux et en même temps le plus facile de tous les genres. Sauf Mercadet, qui ne fut mis sur la scène, après sa mort, que profondément remanié, ses pièces échouèrent toutes, les unes, comme Quinola, au milieu des huées et des sifflets, les autres, comme Paméla Giraud et la Marâtre, devant la silencieuse indifférence du public. Balzac n’était pas fait pour le théâtre. Il ne saisissait ni dans les caractères ni dans l’action cette unité lucide et sobre qui est nécessaire au drame. Obligé de se retrancher les menus faits caractéristiques, les descriptions méticuleuses, les imperceptibles détails dont la lente et patiente accumulation finissait, dans ses romans, par donner l’illusion de la réalité, il perdait ainsi ce que son génie laborieux et compliqué avait de plus significatif. Le temps et l’espace lui étaient nécessaires ; il ne savait pas se ramasser, se raccourcir ; parmi tous les traits que le roman lui eût permis de juxtaposer les uns aux autres, mais entre lesquels le drame le forçait à choisir, il ne savait pas mettre en pleine lumière celui qui s’appropriait le mieux à l’optique de la scène et qui devait, comme on dit, passer la rampe. Admirablement doué pour représenter la vie humaine dans l’enchevêtrement de ses frondaisons inextricables, ce merveilleux analyste n’avait pas le don spécial du théâtre, qui vit, non d’analyses, mais de synthèses, qui ne fait entrer la nature dans son cadre inflexible qu’à la condition d’en simplifier les données et d’en rectifier les ambages, qui la mutile et la fausse pour saisir avec plus de puissance cette vérité nécessairement conventionnelle et fragmentaire à laquelle le poète dramatique est tenu de sacrifier ce que la vérité réelle a de touffu, d’épars, d’infiniment minutieux. Si Balzac a ouvert une voie nouvelle à la comédie, c’est comme romancier et non comme auteur comique. Les maîtres de la comédie moderne accommodèrent aux conditions spéciales de leur art ce réalisme par lequel lui-même avait renouvelé le roman.

Il y a dans notre siècle deux dates capitales pour l’histoire du théâtre, celle d’Hernani et celle de la Dame aux camélias. Le drame historique et poétique, qu’Hermann inaugura avec tant d’éclat, avait porté sur la scène l’exaltation sentimentale de l’âme romantique. Dans la seconde moitié du siècle, quand le romantisme a été épuisé par ses transports et consumé par ses ardeurs, aux sujets historiques ou légendaires succèdent les études de mœurs contemporaines, aux effervescences lyriques une pénétrante analyse, aux héros empanachés du moyen âge les types de la vie moderne dans leur âpre réalité, aux alexandrins pompeux et sonores une prose exacte, serrée, nette et coupante comme l’acier. Alexandre Dumas fils avait composé la Dame aux camélias sans trop savoir comment, « en vertu des audaces et des bonnes chances de la jeunesse » ; cette pièce n’en marque pas moins pour la scène une véritable révolution, une révolution à laquelle manquèrent les manifestes, les théories, les préfaces tapageuses, mais qui pouvait d’autant mieux s’en passer qu’elle était en accord intime avec les tendances et les besoins des générations contemporaines. Dumas, spontanément et sans parti pris d’école, donnait une forme dramatique au réalisme, et la révolution qu’il inaugurait sur la scène était déjà faite dans les mœurs et dans les esprits.

Le jeune auteur de la Dame aux camélias se heurta pourtant contre de vives résistances. Si Balzac avait habitué le public à ce que la réalité peut offrir de plus cru, les conditions particulières du genre dramatique en font celui dans lequel la peinture de cette réalité, que le roman peut admettre tout entière, risque le plus de choquer et les conventions et les bienséances. Dans notre société contemporaine, où Scribe, avec une dextérité supérieure, « avait découpé plus de quatre cents pièces, dont les personnage commençaient déjà à s’effacer », Dumas tailla hardiment et en pleine matière, non plus des vaudevilles sans consistance qui ne visaient qu’à divertir le spectateur par le jeu d’amusantes silhouettes, mais des comédies substantielles et moulées sur le vif, des œuvres d’une observation directe et pénétrante, qui représentaient les hommes de son temps, des hommes en chair et en os, « vrais des pieds à la tête », sans admettre d’autres conventions que les nécessités inhérentes à l’art dramatique ou les délicatesses inhérentes à la nature humaine.

Il a raconté lui-même dans une de ses préfaces comment, après la Dame aux camélias, écrite en huit jours, moins par inspiration sacrée » que « par besoin d’argent », il « partit résolument et librement à la recherche de la vérité ». L’antiquité grecque et latine avait été épuisée par deux cents ans de tragédie, l’antiquité nationale par vingt ans de drame. Il ne restait plus que la vie moderne, à peine effleurée par les esquisses de Scribe. C’est celle vie moderne qu’il se donna pour tâche de peindre avec une entière franchise, lui fallût-il, en la portant telle quelle sur la scène, battre en brèche et les fausses convenances d’un art pusillanime et les susceptibilités renchéries d’une morale superficielle. « Personne dans sa carrière, et surtout à ses débuts, n’a eu, dit-il, à lutter plus que l’auteur. » La Dame aux camélias fut interdite pendant un an, Diane de Lys pendant huit mois ; le Demi-Monde, écrit pour le Théâtre-Français, parut « impossible, dangereux, tout plein de monstruosités ». Et ce n’était pas seulement la censure que révoltait l’audace du jeune auteur : le parterre même se fâcha plus d’une fois contre cet artiste sans scrupule, contre ce moraliste sans vergogne. Dumas se fait un jeu de froisser les préjugés, de brusquer les partis pris, de dire aux spectateurs ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur dise en face. Il brave la convention en vertu de laquelle les fils naturels gémissaient de temps immémorial sur le malheur de leur naissance, et, mis en présence d’un père à qui ce malheur était la seule chose qu’ils dussent, se jetaient sur son cœur avec des effusions de tendresse. Il fait épouser au fils de Madame Aubray une femme qui a eu un amant sans que cet amant ait été d’abord, suivant les règles sacramentelles, tué par le futur mari. Après avoir « mené le public aussi loin que possible dans la déduction fatale d’une passion ou d’un caractère », il se plaît à « le ramener brusquement et finalement dans sa conclusion logique ». Il aime mieux le choquer par un dénouement brutal et vrai que le conquérir par un dénouement factice, « indigne de l’art et des vérités acquises ». Enfin, sur un théâtre où la tragédie et la comédie avaient, chacune à sa façon, glorifié et déifié « l’éternel féminin », ce sacrilège dévoile et profane les mystères du « Sexe », raille et livre au mépris l’idéal conventionnel de la femme, la dépouille elle-même de tous ses prestiges, la déshabille aux yeux du public, la traite tantôt comme l’enfant auquel on administre le fouet, tantôt comme la guenon de Nod que l’on lue.

Assez courageux pour braver les préjugés du public, Dumas était assez fort et assez habile pour lui imposer ses audaces. « L’auteur dramatique qui connaîtrait l’homme comme Balzac et le théâtre comme Scribe, dit-il, serait le plus grand auteur dramatique qui aurait jamais existé. » S’il a lui-même, non pas de l’homme, mais de certains hommes, une connaissance aussi pénétrante que Balzac, il ne le cède pas à Scribe pour le talent de mettre en action un sujet et d’en tirer tous les développements qu’il comporte, pour le sens du mouvement et de l’effet, pour la faculté native des situations et des dialogues. « Dans les autres arts, écrit-il, on apprend les procédés ; dans l’art du théâtre on les devine ou plutôt on les a en soi. On ne devient pas auteur dramatique, on l’est tout de suite ou jamais, comme on est blond ou brun, sans le vouloir. » Et ailleurs : « L’auteur dramatique peut avec l’âge acquérir des pensées plus élevées, développer une philosophie plus haute ; mais, au point de vue du métier, ses premières comédies sont aussi bien construites, quelquefois mieux. » La Dame aux camélias révéla du premier coup en Dumas un maître du genre. Lui-même a indiqué sa propre méthode, celle qu’il appliqua dès le début et qu’il applique encore : elle consiste tout bonnement à écrire « comme si les personnages vivaient », à « travailler en pleine pâte ». Le don du théâtre lui est si naturel qu’il se représente tout d’abord les choses avec leur figure dramatique, et, pour composer une pièce, il n’a qu’à porter telles quelles sur la scène, sans aucun travail de transposition, les images que son esprit s’est spontanément formées.

Parmi toutes les qualités nécessaires au drame, la logique est la plus indispensable, « celle qui domine et commande ». Le théâtre lui-même « fournit l’imagination dans ses interprètes, dans ses décors, dans ses accessoires », et, par conséquent, les écrivains dramatiques peuvent s’en passer. Quant à l’invention, « elle n’existe pas pour eux » ; leur office ne consiste pointa inventer ce qui n’est pas, mais à reproduire ce qui est, à « restituer », en l’adaptant aux conditions propres de leur genre, ce qu’ils ont vu et senti. On reconnaît ici la maxime fondamentale du réalisme, que Dumas, le premier, a introduit sur la scène. Le peintre du Demi-Monde, l’auteur de la Dame aux camélias, de Diane de Lys, du Père prodigue, du Fils naturel, de l’Ami des femmes, n’a guère fait, surtout dans la première moitié de sa carrière, que représenter soit des épisodes de sa vie, soit des situations dont il avait été lui-même témoin, des personnages qu’il avait connus, des milieux qu’il avait directement observés. L’invention et l’imagination étant inutiles au théâtre, la qualité que Dumas estime par-dessus toutes, celle aussi qu’il a au plus haut degré, c’est la logique. Réaliste par le choix de ses sujets et par la franchise avec laquelle il les traite, il ne fait aucune concession au réalisme dans tout ce qui relève de la composition dramatique. Les théoriciens de je ne sais quel « théâtre naturaliste » lui reprochent de mutiler la réalité pour l’enfermer dans un cadre artificiel, de construire ses pièces comme des théorèmes, de monter, ainsi qu’on fait un ressort d’horloge, des personnages qui marchent, agissent et parlent en automates. Ces critiques ne le touchent pas : il connaît son art mieux que personne, il en sait les ressources, mais aussi les limites et les exigences, il sait que l’œuvre dramatique ne peut être une copie de la réalité, qu’elle représente « la vie de relation», que ce qui est vrai sur la scène, c’est ce qui s’accorde soit avec les conventions primordiales du genre, soit avec la perspective et la sonorité particulières du théâtre. Mais, si la vérité ne peut être absolue, il faut que la logique soit rigoureuse, et nul auteur dramatique n’a été plus implacable logicien que Dumas. Pourquoi donne-t-il le conseil de ne commencer sa pièce que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin ? C’est parce qu’il considère cette fin comme un but que l’auteur doit poursuivre dès le commencement. Au départ même, il a les yeux fixés sur le point d’arrivée ; il va droit son chemin avec une rectitude inflexible sans se permettre jamais ni halte ni détour. Ce qu’on appelle sa brutalité, c’est sa logique même. Brutal comme une opération d’arithmétique, il a pour règle essentielle que « deux et deux font quatre ». Ne lui demandez pas de modifier un dénouement : la marche de ses pièces est une « progression mathématique qui multiplie la scène par la scène, l’événement par l’événement, l’acte par l’acte », jusqu’à ce qu’elles arrivent à leur conclusion comme à un « produit » inexorable et fatal. À la logique, qui est sa faculté maîtresse, celle d’où procèdent toutes les autres, il faut rapporter et « la mise en saillie continuelle du côté de l’être ou de la chose pour ou contre lesquels il veut conclure », — et « la connaissance des plans », — et « la science des contre-parties », le tact avec lequel il distribue l’ombre et la lumière, ménage les oppositions, équilibre les effets, — et la rapidité du mouvement qui entraîne la pièce, qui la presse vers la crise finale, — et cette vive manière d’entrer dès le début dans le plein courant des choses, cette manière expéditive de jeter par-dessus bord tout inutile bagage, de ne mettre en scène que le vif de l’action, de couper sans pitié ce qui n’est pas indispensable pour l’intelligence du drame à un auditoire impatient et pénétrant. Ajoutons que cette logique est maniée avec une sûreté magistrale, avec un sens merveilleux du public et du théâtre. Nul n’a su comme Dumas, jusque dans sa hâte et dans ses violences, le secret de dérober les difficultés, de réfuter par avance les objections, d’imposer silence aux scrupules ; nul n’a poussé plus loin l’art d’expliquer les personnages, de justifier les situations les plus osées, de faire attendre, de faire désirer les scènes les plus dangereuses, en un mot cet art capital des « préparations » sans lequel son rationalisme tranchant et despotique aurait si souvent révolté les spectateurs.

La langue de Dumas est en parfait accord avec ce que son système dramatique a de concis et d’incisif. Il s’accuse de n’avoir jamais écrit avec pureté la langue française, mais il rappelle aussi que Molière « n’écrivait pas purement ». Au théâtre, les négligences, les taches, les « barbarismes » même se pardonnent, ou plutôt passent inaperçus du public, pourvu que la forme soit nette, vigoureuse, sonore, qu’elle ait la saillie du trait. Or, si le style de Dumas n’observe pas toujours les règles académiques, si les irrégularités, les fautes de grammaire n’y sont pas rares, qu’importe ? c’est un style vivant, et cette qualité peut à elle seule le dispenser de toutes celles qu’elle ne résume pas, et le racheter de licences qui n’y nuisent jamais et qui bien des fois y concourent. Toute phrase, chez Dumas, porte coup ; comme il n’y a pas dans ses pièces une parole oiseuse, il n’y en a pas non plus une qui se perde. Sa langue est toute muscles et nerfs, elle est action. Et, en même temps, elle donne à l’idée une figure stricte et décisive, elle la sculpte. S’il lui manque souvent la pureté littéraire et la correction grammaticale, elle a toujours le relief dramatique.

Le théâtre, pour Dumas, est essentiellement une école. Lui-même se montre, dès sa première jeunesse, penché sur le grand creuset de Paris, et, « dans la mixtion de l’être humain avec des mœurs et des lois particulières », étudiant ces problèmes moraux dont il estimait que l’auteur dramatique doit chercher la solution. Né moraliste aussi bien qu’auteur dramatique, il ne pensait pas que le théâtre fût uniquement destiné à récréer les oisifs, il croyait que « l’art qui a produit Polyeucte, Athalie, Tartufe, Figaro, est un art civilisateur au premier chef, dont la portée est incalculable », et cet art, il voulait lui donner non seulement la vérité pour base, mais aussi la morale pour but. Dans ce peintre cynique de nos mœurs contemporaines il y avait un pasteur des âmes. Du temps de ses débuts, un prix fut fondé parle ministre Léon Faucher pour l’auteur d’une pièce utile aux mœurs : le Demi-Monde ayant été, vu son « indécence », exclu de la Comédie-Française, Dumas l’envoya au concours Faucher. La Dame aux camélias, dont on sait l’histoire, est peut-être la seule de ses pièces qui ne vise pas à la démonstration d’une vérité morale. Ce sont les problèmes de la conscience qui le préoccupent, ceux-là surtout qui intéressent la société tout entière. Dès le Fils naturel il s’engage dans le développement de théories sociales. Peindre les caractères, les ridicules et les passions, cela ne lui suffit pas. Il veut laisser aux spectateurs « de quoi réfléchir un peu », leur faire entendre « des choses bonnes à dire ». Au risque de révolter les fanatiques de l’art pour l’art, il inaugure « le théâtre utile », qui a pour objet la « plus-value humaine ». Il ne se contente plus même d’être moraliste, il s’érige en apôtre.

Certes on ne saurait contester à l’auteur dramatique le droit d’intervenir dans les plus hautes questions de moralité sociale. Mais, pour juger une œuvre de théâtre, ce n’est pas au point de vue moral que nous nous mettons, c’est au point de vue de l’art ; ce qui en fait la valeur, c’est ce qu’elle nous montre, et non ce qu’elle veut nous démontrer. Molière, dont Alexandre Dumas aime à se réclamer, ne visait guère à la plus-value humaine, et, pour soutenir des idées en somme assez grossières, les Femmes savantes n’en sont pas moins considérées comme un de ses chefs-d’œuvre. Presque toutes les comédies de Dumas développent quelque thèse, presque toutes ont leur personnage de raisonneur et leurs tirades où se donne carrière sa manie didactique et prédicante.

La plupart, il est vrai, présentent les vues qui lui sont chères sous une forme concrète, passionnée, dramatique. Mais, absorbé de plus en plus par ses préoccupations de réformateur social, il en vient sur le tard à se perdre dans une métaphysique déclamatoire et creuse. Au lieu de regarder la nature et de la peindre telle qu’il la voit, il incarne ses propres idées dans des types qui ne vivent pas. Il représente, non plus « l’homme individu », mais « l’homme humanité ». Combinée avec des illuminations de visionnaire, sa logique de géomètre aboutit à la conception de personnages emblématiques dont l’activité tout entière est commandée par une théorie préconçue ; il porte sur la scène, non des êtres réels, mais des entités. Dans la Femme de Claude, Claude est l’Homme, Césarine est la « Bête » ; l’Étrangère, « traitée par un critique influent d’excellent mélodrame et de détestable comédie », n’est ni une comédie ni un mélodrame, mais une sorte de poème mythique. Dumas lui-même sent bien que le théâtre ne saurait se prêter aux abstractions « qui le troublent déjà » ; s’il n’est pas rentré sous sa tente, comme il l’annonçait voilà tantôt dix ans, du moins il a réagi dans ses derniers drames contre ce goût des « incarnations totales » ; le plus récent, Francillon, laissant de côté non seulement les symboles, mais même les thèses, se borne à développer des caractères réels dans une action intéressante.

Le théâtre de Dumas a pour unique ressort l’amour. Cherchant « le point sur lequel sa faculté d’observation pouvait se porter avec le plus de fruit », c’est dans l’amour qu’il le trouva tout d’abord ; et, depuis la Dame aux camélias jusqu’à Francillon, il n’est pas une pièce de lui qui ne traite ce sujet constant de ses préoccupations. Mais l’amour, chez Dumas, n’a rien d’idéal. Physiologiste, il en fait l’analyse, et, moraliste, il en étudie les effets sociaux. Il le dépouille de toute auréole romantique. Il voit en lui un besoin, et non un sentiment. Il ne nie pas le « vrai amour », il est prêt à l’honorer comme l’égal de la vertu et du génie ; mais il le croit aussi rare que le véritable génie et que la véritable vertu. En fait, il ne l’a pas représenté. Celui qu’il représente, c’est l’amour tel que le pratique la société dans laquelle il vit, amour qui n’est au fond qu’un appétit physique ou qu’une curiosité des sens, et dont le monde que ses comédies mettent en scène revêt les brutalités d’une galanterie superficielle et déguise les turpitudes sous d’hypocrites circonlocutions. Cet amour, Dumas le peint avec un cynisme médical ; et, si la critique pudibonde crie à l’immoralité, il n’en accomplit pas moins son office de moraliste en « ôtant leurs voiles aux choses comme aux gens ». On lui reproche de ne pas aimer la femme ; c’est du moins pour la servir qu’il veut lui inspirer le dégoût de l’adultère, qu’il lui fait dire : « À quoi bon ?  » par Lebonnard, et : « C’est ça, l’amour ! » par Jane de Simerose.

La « prostitution », voilà le « monstre » contre lequel Dumas a porté tous ses coups. C’est à vingt et un ans qu’il écrivit le roman de la Dame aux camélias ; mais d’ailleurs l’intention de réhabiliter la courtisane était, dit-il, si loin de lui, qu’il terminait par ces mots ; « L’histoire de Marguerite est une exception ». Guerre à l’amour en dehors du mariage, telle pourrait être la devise de tout son théâtre. Ce qui nous frappe dès sa seconde pièce, Diane de Lys, c’est l’autorité supérieure du mari. Le drame, qu’on croirait d’abord consacré à la glorification de l’adultère, se termine par un coup de pistolet qui en donne le vrai sens : le comte a des torts envers Diane, mais il les avoue, il ne demande qu’à les réparer ; il lui prédit les déceptions et les hontes qui l’attendent dans une liaison irrégulière, il avertit celui qu’elle aime qu’il le tuera s’il le retrouve avec elle, et, quand il l’y retrouve, il n’accepte point un duel, il accomplit froidement un acte de justice en l’étendant mort à ses pieds. Celui des deux époux qui reste fidèle à son devoir a toujours, chez Dumas, le beau rôle. Si c’est parfois la femme, comme dans la Princesse Georges, comme dans l’Étrangère, comme dans Francillon, c’est bien plus souvent le mari. Quoique la princesse Georges et surtout Francillon proclament l’égalité absolue des devoirs auxquels le mariage assujettit l’époux et l’épouse, Dumas, qui sage l’adultère en « législateur », le représente de préférence et le combat chez la femme, où il a des conséquences sociales autrement graves. Aussi, dans la Princesse Georges, Séverine pardonne au prince, et, dans Francillon, le mari aui a péché finit par retrouver sa femme encore pure ; si dans l’Étrangère, Clarkson supprime le duc, Septmonts, nous en avons été prévenus, n’était qu’« un vibrion humain ».

Dumas a ses héroïnes de courage et de vertu, mais l’idée générale qui domine son théâtre et qui en donne la signification intime, c’est la supériorité de l’homme sur la femme. Depuis Monsieur de Ryons, ses personnages favoris, dans lesquels on peut le reconnaître lui-même, sont ceux qui méprisent le sexe, tantôt avec une douce condescendance, en profitant de ses faiblesses, tantôt avec une froide et cinglante ironie, en perçant à jour ses artifices et en défiant ses séductions. Monsieur de Ryons est déjà un physiologiste, mais c’est encore un physiologiste indulgent et « sensible ». À mesure que Dumas avance dans la vie, sa morale, de l’Ami des femmes à l’Étrangère, devient toujours plus satirique et plus agressive. Il joint la cruauté à la crudité ; il fait des « exécutions ». En même temps, l’illuminisme envahit sa clinique de l’amour. Alors apparaissent les formules mystiques dont ses pièces sont le développement. Il glorifie « l’homme qui sait » ; il prosterne la femme, « qui est le moyen de l’homme », aux pieds de l’homme, « qui est le moyen de Dieu ». Après avoir montré d’abord les courtisanes des milieux interlopes, puis les courtisanes du grand monde, il s’élève jusqu’à la conception de la « Bête ». Cette Bête apocalyptique, qui ressemble à un léopard, qui a les pieds de l’ours, la gueule du lion, et à laquelle le dragon prête sa force, cette Bête vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres précieuses et de perles, et dont les sept bouches toujours entr’ouvertes sont rouges comme des charbons en feu, cette Bête souriante et rugissante à la fois, c’est la femme telle qu’elle lui est apparue, telle qu’il l’a vue et connue, la femme du demi-monde et la femme du grand monde, la femme de tous les mondes qu’il a représentés sur la scène, c’est Suzanne d’Ange, c’est Albertine de Laborde, c’est Iza, c’est Mme de Terremonde, c’est enfin Césarine. Il ne la craint pas pour lui-même, car elle ne peut rien sur « l’homme qui sait » ; mais il la craint pour ceux qui ne savent pas, il la craint pour le mariage, pour l’hygiène sociale, et il la fait tuer par Claude. Claude, l’ayant tuée, retourne au travail et y ramène Antonin.

L’œuvre d’Émile Augier, à l’envisager en soi, n’a pas moins de valeur que celle de Dumas. Peut-être même sa raison plus sage, sa langue plus sûre, son art plus humain, comme ils lui ont mérité une admiration plus calme, mais aussi plus égale et plus saine, lui promettent-ils pour l’avenir une gloire moins sujette aux retours parce qu’elle a l’assiette plus large et plus solide. Il ne tient pas néanmoins dans l’histoire du mouvement littéraire de notre temps une place aussi importante que l’auteur de la Dame aux camélias. Alexandre Dumas est l’initiateur du théâtre contemporain ; ses premières pièces ont renouvelé le drame, en ont modifié complètement et le fond et la forme ; elles l’ont, avant tout, ramené à l’observation directe de la vie, et c’est encore de lui qu’il tient cette vivacité d’allure, cette rapidité du dialogue, cette simplicité des moyens, qui, depuis le milieu du siècle, en sont les traits caractéristiques. Quand Dumas aborda la scène, Augier, qui l’y précéda de huit ans, avait fait applaudir non seulement la délicatesse aimable de son jeune talent, mais aussi cette franchise virile qu’il alliait à la grâce. Il avait déjà substitué la vraie comédie au vaudeville, remplacé l’intérêt de l’intrigue par celui des passions et des caractères, mis sur la scène des mœurs et des personnages fidèlement observés et sincèrement peints. Il ne faut pas oublier que Gabrielle fut jouée plus de deux ans avant la Dame aux camélias. Dumas lui-même rend hommage à son aîné et lui attribue sa juste part dans la régénération de l’art dramatique. « Un esprit robuste, loyal et fin se présenta, dit-il, et Gabrielle, avec son action simple et touchante, avec son beau et noble langage, fui la première révolte contre ce théâtre de convention » qui avait Scribe pour faiseur attitré. Cependant Gabrielle n’a point le caractère d’originalité décisive par lequel la Dame aux camélias mérite d’être considérée comme inaugurant le drame moderne. Nous n’y trouvons ni, dans le fond, ce réalisme hardi, ni, dans la forme, cette allure nerveuse et pressante, cette vigueur de touche, cette âpreté de relief, qui font de la Dame aux camélias le premier type d’un art nouveau. Les facultés d’observateur et de peintre dont le Gendre de Monsieur Poirier et le Mariage d’Olympe allaient bientôt fournir l’éclatant témoignage, Émile Augier n’en déploya toute la puissance que dans un système dont l’invention appartient à Dumas. Peut-être eût-il trouvé de lui-même ce nouveau théâtre, sur le chemin duquel il était déjà et dont il ne s’appropria si tôt et si bien la conception que parce qu’elle répondait à ses propres instincts. Au surplus, son tempérament n’était point celui d’un révolutionnaire ; s’il eût fait tout seul la révolution dramatique, c’eût été sans doute, non pas en une fois, par un coup d’éclat et d’audace, mais peu à peu, étape après étape, avec une vaillance mesurée et réfléchie. Ce qui est certain, c’est que l’impulsion décisive lui vint d’un autre : en ce même mois de février 1852 où parut la Dame aux camélias, Augier donnait un drame historique en vers, et Philiberte se joua la même année que Diane de Lys.

La carrière d’Émile Augier se divise en deux périodes d’étendue bien inégale. Il commence par être « le Musset de Ponsard », c’est-à dire par détendre et par égayer la sagesse du « restaurateur de la tragédie », en y alliant quelque chose de cette grâce légère qu’Alfred de Musset avait portée sur la scène. Après la Ciguë, il aborde l’étude des mœurs contemporaines et l’analyse des caractères avec l’Homme de bien ; mais cette pièce est taillée sur le patron traditionnel, et rien n’y annonce une nouvelle forme de comédie. Dans l’Aventurière, où le poète montre une vigueur de talent et un éclat de verve que ni l’Homme de bien ni même la Ciguë n’eussent laissé soupçonner, la scène se passe en Italie, au xvie siècle ; et, si l’échec de l’Homme de bien ne l’empêcha pas de revenir par Gabrielle, jouée quatre ans après, sur le vrai terrain de l’auteur comique, dont l’office propre consiste à peindre la société de son temps, après Gabrielle, le Joueur de flûte est une pièce du même genre que la Ciguë, Diane un drame d’histoire, Philiberte une fantaisie exquise de fraîcheur, de grâce, de jeunesse, et, dans son charmant cadre du xviiie siècle, l’œuvre la plus aimable peut-être d’Augier, mais non pas une sérieuse étude de mœurs. Jusqu’ici le poète a essayé de tous les genres, et, même après avoir trouvé sa voie, il s’en est presque aussitôt écarté. Il appartient à ce qu’on appelle alors l’école du bon sens. Le parti classique qui, depuis Lucrèce, a repris possession du théâtre, oppose aux exagérations et aux monstruosités du romantisme ce talent sobre, maître de lui-même, à la fois délicat et fort, qui mûrit dans le culte des saines traditions, et dont le vers franc, juste, net, exempt de toute redondance et de tout fatras, rappelle, jusque par des archaïsmes, tantôt celui de Corneille et tantôt celui de Molière. Émile Augier est alors l’Eliacin du classicisme.

Ce ne fut pas aux classiques que la chute du romantisme profita. Tandis qu’ils s’attardent dans des conventions surannées, le mouvement intellectuel du siècle aboutit au triomphe d’une école nouvelle, qui a pour toute formule l’étude loyale et la fidèle reproduction de la réalité. Le réalisme, avec Dumas fils, transforme l’art dramatique. Dès lors Augier revient, pour ne plus la quitter, à cette comédie de mœurs qu’il avait abordée avec l’Homme de bien et Gabrielle, mais dans laquelle il va maintenant porter une vigueur et une audace qu’il ne s’était pas encore connues. Depuis le Gendre de Monsieur Poirier jusqu’aux Fourchambault, toutes ses pièces tirent leur sujet de la société contemporaine. Et, en renonçant pour toujours à la comédie légère, au drame d’histoire, aux pastiches néo-grecs, il renonce aussi à la langue poétique, la seule dont il eût jusqu’alors fait usage. Hors la Jeunesse et Paul Forestier, il n’écrira plus désormais qu’en prose. Certes il ne professe pas pour la « forme rimée » le brutal mépris d’Alexandre Dumas ; mais il sent bien que, si les vers conviennent soit au drame, qui est tantôt lyrisme et tantôt épopée, soit aux fantaisies et aux badinages de la muse comique, la comédie de mœurs contemporaines a dans la prose son langage propre, qui, toujours sincère et substantiel, se moule de lui-même sur la réalité.

Comme Dumas, Augier croit à l’influence morale du théâtre. Rappelant les expériences par lesquelles « Flourens avait démontré que les os se renouvellent sans cesse, en les colorant sous l’action d’une alimentation colorante », il nomme la littérature « l’alimentation colorante de l’esprit public », et le théâtre « la partie la plus active, sinon la plus nutritive de la littérature ». En rapport immédiat avec la foule, le théâtre a sur tous les autres genres littéraires cet avantage que « ses enseignements arrivent à leur adresse directement et violemment » ; il « dirige l’observation confuse du plus grand nombre » ; il est « la forme de la pensée la plus saisissable et la plus saisissante ».

Une brochure politique sur le suffrage universel, de courtes et rares préfaces, son discours de réception à l’Académie française, voilà, si l’on met à part le recueil des Pariétaires, tout ce qu’Augier a écrit en dehors de ses comédies. Mais l’œuvre qu’il laisse est assez nette pour se passer de gloses. Moraliste, Émile Augier n’a jamais été séduit par les chimères. Point de place en cet esprit clair et pondéré pour les théories hasardeuses, les brillants paradoxes, les fumeuses hallucinations. Sa morale ne se fourvoie pas dans les utopies ; elle s’élève souvent, mais sans jamais perdre de vue le terrain solide de la réalité. Tandis que Dumas, tenté de plus en plus par la physiologie et le mysticisme, finit par prêcher la vertu chrétienne en style de carabin, Augier s’en tient au code de l’honnête homme. Il défend contre les relâchements et les défaillances, avec sa simplicité forte à laquelle répugne toute déclamation soit comme faute de goût, soit comme faute de tact, une morale à la fois robuste et délicate, qui allie ce que la probité bourgeoise a de plus solide avec ce que l’honneur aristocratique a de plus fier.

Il reconnaît volontiers que » le théâtre n’a corrigé personne » ; mais « le but n’est pas de corriger quelqu’un, c'est de corriger tout le monde ». Ce but, il n’a pas cessé de l’avoir en vue. Augier use avec discrétion de la tirade, il n’affiche pas de thèse, il ne substitue pas des abstractions symboliques aux personnages vivants du monde réel ; mais, en se gardant de tout pédantisme et de toute transcendance, il n’a jamais vu dans la comédie un simple divertissement, il a pris au sérieux le casligat ridendo mores, et, sans se donner les airs d’un réformateur ou d’un apôtre, il a voulu que son rire servît à la correction des mœurs publiques.

Le domaine d’Augier est plus étendu que celui de Dumas. L’amour, le mariage et les relations conjugales tiennent en son œuvre une place considérable : avant même que Dumas eût rien écrit, Gabrielle traitait sérieusement l’adultère, dont Scribe n’avait vu que le côté plaisant ; plus tard c’est le Mariage d’Olympe, qui met en scène la courtisane, la courtisane devenue comtesse, mais incapable de se faire à la vie honnête, y étouffant comme dans un air irrespirable, et ne souhaitant plus que de retourner à cette boue dont elle a la nostalgie ; ce sont les Lionnes pauvres, qui dévoilent la prostitution dans les ménages bourgeois ; c’est Madame Caverlet, qui met au service du divorce ce que l’art dramatique peut avoir de plus vigoureux et de plus saisissant. Mais, au lieu que Dumas porte ses soucis de moraliste comme sa faculté d’observation sur un point unique, les rapports de l’homme avec la femme, Augier s’intéresse à toutes les questions dans lesquelles la société même est intéressée. Des pièces comme le Gendre de Monsieur Poirier, les Effrontés, le Fils de Giboyer, la Contagion, ont une signification plus générale que l’Ami des femmes ou la Princesse Georges. Elles peignent des milieux plus étendus et s’adressent à un plus grand public ; l’observation en est plus largement humaine. Augier y représente le conflit de l’honneur et de l’argent sous tant de formes diverses que lui prêtent nos mœurs contemporaines, et met aux prises les scrupules de la conscience avec les tentations de la fortune. Il joue l’industriel enrichi, auquel l’ambition est venue après la richesse, et qui se croit capable de mettre la main au gouvernail de l’État parce qu’il a su mener sa barque ; le gentilhomme ruiné, vendant son nom au premier bourgeois venu qui ait assez d’écus pour entretenir son oisiveté, satisfaire ses goûts d’élégance et lui permettre des délicatesses d’honneur dont le bonhomme fera les frais ; le brasseur d’affaires qu’un saut périlleux n’empêche pas de retomber sur ses pieds, qui, crachant sa condamnation en homme fort au lieu de l’avaler comme un imbécile, payant d’audace, décuplant la puissance de l’argent par celle de la presse, finit par s’imposer à une société fondée sur deux conventions tacites, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent, et ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées ; l’aventurier du grand monde, qui, sans un sou de patrimoine, trouve moyen Je vivre comme s’il avait deux cent mille francs de rente dans les salons et les cercles parisiens auxquels il fait admirer sa crânerie, envier ses maîtresses et ses chevaux ; le bohème de lettres, prêt à vider sur quiconque une écritoire empoisonnée ; le notaire de campagne, malin, tenace, cupide, à la fois positif et prudhommesque, oblique et naïf, et qui, avec candeur, témoigne de son respect pour la loi en la tournant……

Et si Poirier, le marquis de Presles, Vernouillet, d’Estrigaut, Giboyer, maître Guérin, bien d’autres encore, revêtent d’une physionomie caractéristique les originaux les plus expressifs que notre société put fournir au moraliste, Émile Augier a osé porter sur la scène, a fait débattre par ses personnages les intérêts les plus considérables et les plus graves problèmes qui se rapportent soit au présent, soit à l’avenir de cette société où se heurtent tant d’éléments hétérogènes et tant de principes contraires. Il raille l’aristocratie de la naissance, légitimistes et cléricaux, submergée par le fleuve qu’elle tente vainement d’arrêter, l’aristocratie de l’argent, tantôt financiers suspects qui commencent à être honnêtes quand leur malhonnêteté les a enrichis, tantôt bourgeois du droit divin qui ont pris la Révolution en horreur depuis qu’ils n’ont plus rien à y gagner ; il leur oppose la société démocratique issue de 89, non point le niveau égalitaire, mais une hiérarchie dont la formule sera : À chacun selon ses œuvres, et qui remplacera l’aristocratie de la naissance et l’aristocratie de l’argent parcelle du mérite personnel. Les Effrontés, le Fils de Giboyer, sont des comédies sociales, sans analogues dans notre théâtre contemporain, et non seulement les idées qui en font la matière sont exprimées avec une vigueur et une netteté décisives, mais encore l’auteur les incarne en des personnages qui se fixent éternellement dans notre esprit à l’état de types après avoir été sur la scène des individus réels et vivants.

Poète comme moraliste, Augier a pour qualité dominante le bon sens, non pas ce bon sens timide et mesquin où les néo-classiques avaient prétendu réduire l’art, mais une santé robuste qui consiste dans i équilibre de toutes les facultés. Qu’on ne se croie point quitte envers lui en louant sa sagesse. Sans doute nous ne trouvons pas chez Augier l’éclat, la fougue, l’impétuosité de génie, qui prêtent à la physionomie d’Alexandre Dumas une originalité plus voyante et plus bruyante ; mais l’auteur de tant de pièces si fortes dans leur sobriété réfléchie y exerce puissamment cette sûre audace que donne à un talent solide et vigoureux la pleine possession de lui-même. Comme Dumas, il a les deux qualités fondamentales du drame, le mouvement et la logique ; mais le mouvement chez lui est plus calme et la logique est moins raide. Ses pièces se déroulent d’un bout à l’autre avec une régularité que les coups de théâtre eux-mêmes ne troublent pas ; elles concilient dans une juste mesure ce que l’action doit avoir d’assez vif pour que l’intérêt dramatique ne soit jamais en souffrance avec ce qu’elle doit laisser d’espace à l’ample développement des caractères. En même temps, elles ont plus d’aisance dans leur composition, un jeu plus libre, une carrure plus large. La main de l’auteur ne s’y voit pas autant. Elles assujettissent moins violemment la réalité aux exigences de l’art théâtral. L’observation d’Augier est pénétrante, mais sans âcreté, parce qu’on y sent une généreuse sympathie pour la nature humaine, et quelque chose de cordial jusque dans la satire. L’esprit, chez Augier, à défaut du jet imprévu et fantasque — (quelle verve pourtant dans certaines scènes de l’Aventurière, du Mariage d’Olympe, de la Contagion, des Effrontés !), — cet esprit franc, net, savoureux, a, par-dessus tout, le mérite, essentiel pour un auteur dramatique, d’être toujours en situation, de résumer vivement le sens d’une scène ou d’ajouter quelque trait à la peinture d’un personnage. Sa langue est simple, forte, précise à la fois et pittoresque, sobre et colorée, puisée en plein courant de la tradition française à laquelle s’allie une saveur de terroir gaulois et de cru parisien. Ce qu’il entre de réalité contemporaine ou même de réalisme dans l’œuvre d’Emile Augier ne saurait empêcher d’y reconnaître ce qu’elle a de « classique », en enlevant toute signification d’école à un mot qui s’est appliqué à l’auteur du Tartufe et de l’Avare avant de désigner celui de la Bourse et de l’Honneur et l’Argent.

Si Augier procède en droite ligne de Molière, Sardou eut pour premier maître Eugène Scribe. Il s’est d’ailleurs exercé dans les genres les plus divers, et, sans parler de Patrie, qui est bien un des plus beaux drames de notre théâtre contemporain, il a fait certaines comédies de mœurs auxquelles peu de chose manquerait jiour être des chefsd’œuvre si la conception en était plus forte et l’exécution plus solide.

Mais Sardou met sur la scène des silhouettes plutôt que des types. Il néglige les traits d’une signification générale en faveur de détails amusants et curieux qui ne donnent à ses œuvres le succès du jour qu’en compromettant celui du lendemain. C’est ainsi qu’il lui arrive de partager un caractère entre trois ou quatre personnages dont chacun doit en montrer un aspect : or, comme les particularités sur lesquelles porte ainsi l’analyse sont en elles-mêmes trop minutieuses pour saisir notre attention, il est naturellement tenté de les grossir, il les tourne en caricatures, fort plaisantes sans doute, mais dont l’intérêt n’a rien de substantiel ni de durable. La composition de ses pièces dénote une incomparable dextérité de main, mais on y sent presque toujours l’artifice ; les plus « sérieuses » manquent d’unité, non seulement parce qu’elles juxtaposent pour la plupart un drame à une comédie de mœurs, mais encore parce que l’action du drame n’a aucun rapport avec le milieu que peint la comédie. À ses combinaisons les plus ingénieuses nous préférons la sévère simplicité des Augier et des Dumas. Le mouvement, voilà la faculté essentielle de Sardou. Mais ce mouvement est bien souvent celui des acteurs qui se démènent, et non celui de l’action qui marche à son dénouement logique. Une telle rapidité ne saurait d’ailleurs se concilier avec la peinture approfondie des mœurs et des caractères : comment saisir des personnages qui changent de place à chaque instant ? Quant au style, c’est peut-être ce que Sardou a de plus personnel ; ce style a toutes les qualités proprement dramatiques, l’éclat, le nerf, çà et là la couleur, partout la vivacité d’allure. Mais il n’est fait que pour la scène ; il manque parfois de correction, presque toujours de plénitude.

L’auteur de Divorçons est avant tout le plus expert, le plus souple, le plus inventif, le plus divertissant des vaudevillistes. Son originalité distinctive a consisté à rajeunir l’ancien vaudeville, dont Scribe lui avait transmis la formule, à en renouveler les conventions défraîchies, à y introduire enfin plus de vérité, une observation des mœurs contemporaines peu profonde sans doute, mais bien vive et bien piquante.