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Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/X

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E. Dentu (p. 119-138).


X

OÙ LE HASARD VIENT EN AIDE À M. DE FOURMEL.


Près d’un mois s’était ainsi écoulé, sans apporter à l’instruction aucun renseignement utile, et le silence commençait à se faire sur le drame de la nuit du 3 mars, lorsqu’un matin, M. de Fourmel, qui était allé rendre une visite place Royale, passa par la rue Marlot pour gagner les boulevards.

Le N° 13 avait repris sa physionomie paisible d’autrefois ; la porte en était ouverte.

Le jeune magistrat ne put résister à l’envie d’y entrer ; mais, au moment de pénétrer dans la loge des époux Bernier, il dut se ranger pour laisser sortir une jeune femme qui portait un enfant dans ses bras.

— C’est Mme Bernard, dit à voix basse et vivement le concierge, en saluant le juge d’instruction qu’il avait reconnu ; vous vous souvenez, cette dame qui était en couches et si malade au moment de l’événement.

— Sait-elle ce qui s’est passé ? demanda M. de Fourmel, en se rappelant que Mme Bernard était la seule personne de la maison qu’il n’eût pas interrogée.

— Mon Dieu non, monsieur, répondit le concierge ; la pauvre petite femme est tellement impressionnable que nous ne lui avons rien dit encore, mais elle ne tardera pas à tout apprendre. C’est aujourd’hui sa troisième ou quatrième sortie seulement. Elle est toujours très-faible.

— Elle est veuve, m’a dit un de vos locataires, le capitaine Martin, je crois ?

— Oui, monsieur.

— Son mari est mort chez vous ?

— Non, monsieur, Mme Bernard était en deuil lorsqu’elle est venue louer dans la maison. C’est le vénérable curé de Saint-Denis qui nous l’a recommandée.

— Appelez-la, je vous prie, et priez-la d’entrer dans votre loge.

— Quoi ! vous voulez…

— Oh ! simple formalité ; je dois terminer mon rapport sur cette affaire, et il est indispensable que la déposition de Mme Bernard y figure, si insignifiante qu’elle puisse être. J’éviterai ainsi à cette dame de se rendre à mon cabinet.

Tout en disant ces mots ; M. de Fourmel avait tiré de sa poche quelques papiers, parmi lesquels se trouvait une enveloppe contenant une photographie.

Bernier s’étant hâté d’obéir ; quelques instants après il revenait accompagné de Mme Bernard, toute tremblante de paraître devant un étranger. Le vieux soldat n’avait osé lui dire ce dont il s’agissait.

— Je vous demande pardon, madame, de retarder votre promenade de quelques instants, dit poliment M. de Fourmel à la jeune femme, mais mes fonctions m’obligent à vous adresser quelques questions.

— Je suis à vos ordres, monsieur, répondit Mme Bernard en pressant son enfant contre son sein, car l’air grave de son interlocuteur, ce mot « fonctions » qu’il avait prononcé, et sa situation à elle, situation particulièrement délicate, de femme sans mari, sans protecteur, tout cela l’inquiétait un peu.

— Rassurez-vous, madame, s’empressa d’ajouter le magistrat en s’apercevant de l’émotion de la locataire du numéro 13 ; il ne s’agit que d’un fait auquel vous êtes absolument étrangère ; j’y arrive de suite pour vous rassurer.

Et il raconta rapidement à la jeune femme le drame qui s’était passé à quelques pas de son appartement, un mois auparavant.

— Oh ! le malheureux ! s’écria Mme Bernard, lorsque le juge d’instruction eut terminé son récit ; on ne sait pas comment il se nomme, qui est son meurtrier ?

— Non, nous ignorons toujours le nom de l’assassin, nous ne connaissons encore que celui de la victime. C’est un brave et digne homme : M. Rumigny, de Reims.

À ce nom, la jeune femme ne répondit que par un cri terrible et en se levant brusquement du siège sur lequel elle s’était assise.

Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient hagards, son visage s’était subitement couvert d’une pâleur livide.

Sans Bernier, qui la reçut dans ses bras, elle serait tombée à terre avec son enfant.

— Qu’avez-vous donc, madame ? lui demanda M. de Fourmel au comble de la surprise, mais supposant déjà que le hasard venait à son aide pour lui livrer la clef de cette énigme sanglante qu’il cherchait inutilement depuis plusieurs semaines. Connaissez-vous M. Rumigny, par hasard ?

— C’est mon père ! monsieur, bégaya Mme Bernard la voix entre-coupée de sanglots. Oh ! j’ai mal entendu, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Ce n’est pas M. Rumigny, de Reims, qui…

— C’est lui-même, madame, dont le corps a été trouvé inanimé presque sur le seuil de votre porte, répondit-il avec une sécheresse qui indiquait que l’homme du monde avait tout à coup fait place à l’interprète de la loi.

Mme Bernard n’avait pu remarquer cette transformation subite qui s’était faite dans le ton et l’altitude du magistrat. Abandonnant sa fille à la femme de Bernier, qui venait d’entrer dans sa loge, la jeune mère était tombée sur un siége en fermant les yeux.

On eût dit qu’elle allait mourir. Ses lèvres tremblaient en laissant échapper des mots inarticulés ; de grosses larmes coulaient sur ses joues amaigries ; les sanglots l’étouffaient.

La concierge avait placé doucement sur son lit l’enfant qui dormait.

M. de Fourmel, calme et grave, prenait sur un carnet des notes au crayon, en jetant de temps en temps un regard d’acier sur Mme Bernard.

Les Bernier n’osaient prononcer un mot.

Ce silence terrible durait déjà depuis quelques instants lorsque M. de Fourmel donna à voix basse un ordre au vieux soldat, qu’il avait attiré sur le seuil de sa loge.

Le brave homme sortit en fermant la porte de la maison derrière lui.

Mme Bernard revenait lentement à elle.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux et reconnut celui qui venait de lui faire l’épouvantable révélation de l’assassinat de son père, elle comprit qu’elle n’était pas le jouet d’un rêve, mais la victime d’une horrible réalité.

Le magistrat lui laissa encore quelques instants pour se remettre, puis il s’approcha d’elle.

Elle le vit venir avec épouvante.

— Alors, vous êtes Mlle Marguerite Rumigny ?

— Oui, monsieur, murmura-t-elle en voilant de ses mains la rougeur qui avait envahi son visage.

— Je regrette, continua M. de Fourmel, de troubler votre douleur, mais il est nécessaire que je fasse une perquisition dans votre appartement.

Mme Bernard, ou plutôt Mlle Rumigny, leva ses yeux effarés sur son interlocuteur. Il était évident qu’elle ne l’avait pas compris.

— Il est indispensable, reprit-il en scandant chacun de ses mots, que je m’assure, par l’examen de vos papiers, s’il ne s’y trouve pas quelque document de nature à mettre la justice sur les traces de l’assassin de votre père.

— Dans mes papiers ? Des traces de l’assassin de mon père ! Vous avez donc quelques soupçons ?

— Je n’ai pas à vous répondre.

— Alors vous allez lire mes lettres ?

— C’est mon devoir, mademoiselle.

— Jamais, monsieur, jamais ! s’écria Marguerite, au comble de la terreur. Mes lettres sont à moi. Que voulez-vous qu’elles vous apprennent ?

— Je viens de vous dire que c’était mon devoir. Personne n’a le droit de s’opposer à l’accomplissement de ma mission.

— Qui êtes-vous donc, monsieur ?

— Je suis le juge d’instruction chargé de découvrir et de livrer à la justice le meurtrier de M. Rumigny et ses complices, s’il en existe.

— Le juge d’instruction ! la justice ! le meurtrier !

En prononçant ces mots d’une voix égarée, Mlle Rumigny s’était levée et regardait avec effroi cet homme auquel la loi donnait le droit de pénétrer dans le plus profond de son cœur. Elle se sentait devenir folle.

La mère Bernier s’efforçait vainement de la calmer.

Un coup de sonnette interrompit pour un instant cette scène pénible.

La concierge s’empressa d’ouvrir.

C’était son mari qui revenait avec M. Meslin.

Le commissaire de police, que Bernier avait mis au courant de ce qui se passait, salua le juge d’instruction et se mit à ses ordres.

— Nous vous attendons, madame, dit M. de Fourmel à la jeune femme.

— Moi ! Pourquoi donc ? demanda la malheureuse.

— Pour faire chez vous cette perquisition qui est indispensable. Monsieur est le commissaire de police de votre quartier ; il va m’assister dans mes recherches.

— Allons ! c’est le châtiment ! murmura Mlle Rumigny.

Puis, avec une résignation douloureuse et comme si son parti fût pris, elle ajouta :

— C’est bien, monsieur, voici les clefs de mon appartement et de mes meubles.

— Il est nécessaire que vous nous accompagniez, dit M. de Fourmel ; cette perquisition doit se faire en votre présence.

— Soit ! gémit-elle.

Et, reprenant sur le lit de la concierge sa petite fille qui dormait toujours, elle sortit la première de la loge.

Le commissaire de police et le juge d’instruction la suivirent.

Arrivée chez elle, Mlle Rumigny coucha son enfant dans son berceau, se laissa tomber dans un fauteuil et présentant ses clefs à M. de Fourmel, elle lui dit :

— Faites, monsieur !

L’appartement se composait d’une salle à manger, d’un très-petit salon et d’une chambre à coucher.

Elle avait conduit ses visiteurs imposés dans cette dernière pièce.

Le mobilier consistait en un lit, un petit bureau-secrétaire, quelques sièges et une grande table, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle des livres et une foule de menus objets à l’usage du nourrisson.

Tout cela était propre, presque élégant, quoique modeste. On comprenait que c’était là le séjour d’une femme bien élevée, aux habitudes paisibles et douces.

Dans le premier tiroir du secrétaire qu’ouvrit M. de Fourmel, il ne trouva que des papiers insignifiants : quittances de loyers, actes de naissance et de baptême de l’enfant, notes diverses ; mais dans le second il aperçut, d’abord un volumineux paquet scellé avec de la cire et sur lequel on avait écrit : « À détruire après ma mort, » puis une large enveloppe également scellée et portant cette adresse : « À Monsieur Rumigny, rue de Talleyrand, à Reims (Marne). »

— Quels sont ces papiers ? demanda le magistrat à Mlle Rumigny.

— L’une de ces enveloppes renferme une lettre qui était destinée à mon père, répondit la jeune femme en sanglotant.

— Et l’autre ?

— Ce sont des lettres de…

— De M. Balterini ?

Mlle Rumigny répondit affirmativement en baissant la tête.

— Il faut que vous m’autorisiez, mademoiselle, à briser ces cachets et à ouvrir ces lettres.

— Lire ces lettres ! s’écria la fille de M. Rumigny, jamais !

Et la malheureuse s’élança, comme pour arracher ces papiers des mains du juge d’instruction ; mais l’émotion, la douleur et la honte la paralysant de nouveau, elle retomba sur un fauteuil en fermant les yeux.

À cette opposition aussi nettement formulée de la jeune femme, M. de Fourmel ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur qui indiquait son désappointement. Cela se comprend, car il se trouvait en présence de l’une de ces questions complexes que le législateur n’a pas nettement résolues.

En effet, la loi, qui donne cependant aux juges d’instruction une autorité si grande, des droits sans limites et sans contrôle, qui les arme d’un pouvoir si nécessaire, mais en même temps si terrible ; la loi, disons-nous, ne les autorise à saisir et à lire des papiers et des lettres que chez les prévenus. Or, telle n’était pas la situation de Mlle Rumigny. De plus, les officiers de l’ordre judiciaire ont-ils le droit de rompre, même lorsqu’il s’agit de prévenus, les plis scellés qu’ils trouvent à leurs domiciles ou à la poste ?

Le Code d’instruction criminelle se tait à ce sujet. Si la plupart des magistrats interprètent dans un sens de liberté absolue les articles 87 et 88 de ce même Code, certains commentateurs limitent le droit de saisie et de lecture aux lettres ouvertes. M. Faustin Hélie lui-même croit qu’il serait meilleur de n’agir autrement qu’à l’égard des prévenus.

Il est donc permis de dire que nul autre que le destinataire ou que l’auteur d’un pli cacheté n’a le droit de l’ouvrir ; à moins, bien entendu, que ce pli ne soit adressé à un condamné ou ne provienne d’un condamné ; qu’il ne soit échangé, enfin, entre individus soumis par la situation que la loi leur a faite à une surveillance qu’ils n’ignorent pas et que, conséquemment, ils affrontent en connaissance de cause.

Mais dans une perquisition, quelque espérance que puisse concevoir le magistrat de l’ouverture d’une lettre, il doit s’en abstenir.

Libre à lui d’user de persuasion pour obtenir de la personne chez laquelle il opère la rupture des cachets. La loi ne lui permet pas davantage. Le secret des lettres est sacré, inviolable.

Et cependant, étrange oubli ! le Code ne prévoit et ne punit cette violation que lorsqu’elle est commise par un fonctionnaire ou par un employé des postes. Pour toute autre personne, il n’y a même là ni crime ni délit.

M. de Fourmel était donc fort embarrassé ; car, s’il avait les défauts de caractère et d’orgueil que nous avons signalés, c’était un honnête homme, un magistrat intègre dans toute l’acception du mot, et il n’ignorait pas la barrière fragile mais infranchissable que lui opposait Marguerite.

— Fort bien ! mademoiselle, lui dit-il séchement, vous pouvez vous refuser à me laisser lire ces lettres, mais vous comprenez bien que je suis libre d’interpréter votre refus. C’est qu’il y a là, sous ces cachets, les preuves du crime dont j’ai mission de rechercher les coupables et leurs complices. Or, vous m’avez avoué que ces lettres étaient de Balterini et vous étaient adressées.

À la conclusion qu’elle entrevoyait, Marguerite se leva brusquement, pâle, tremblante, et, se précipitant vers le juge d’instruction, elle lui arracha plutôt qu’elle ne lui prit les paquets de lettres, déchira les enveloppes qui les contenaient et, les jetant sur la table, s’écria :

— Tenez, monsieur, lisez, lisez-les toutes ! Oh ! pas devant moi !

— Je vous remercie, mademoiselle, dit M. de Fourmel en réunissant les papiers ; j’emporte ces lettres, mais j’en remets la lecture à un autre moment. Elles vous seront toutes rendues s’il ne s’y trouve rien qui doive figurer au dossier. Veuillez maintenant signer ce procès-verbal, et tenez-vous à la disposition de la justice.

Sans bien se rendre compte de ce qu’elle faisait, la jeune femme signa là où lui indiqua M. Meslin.

Quelques instants après, seule avec son enfant, elle s’agenouillait contre son berceau en murmurant :

— Le ciel est juste ; c’est moi qui l’ai tué ! Mon Dieu, protégez-nous !

Avant de se séparer du commissaire de police, le juge d’instruction lui avait dit :

— Surveillez cette femme, et à sa première tentative de fuite, mettez-la en état d’arrestation ; je vais vous envoyer un mandat d’arrêt. Toutefois ne l’exécutez que si je vous en donne l’ordre ou dans le cas de préparatifs de départ de Mlle Rumigny.

M. Meslin s’était contenté de répondre :

— Monsieur, vos instructions seront exactement suivies.

Puis, avec une espèce de satisfaction jalouse, il s’était dit à lui-même, en regagnant son bureau :

— Et cet Américain qui demeure juste en face de Mlle Rumigny et dont la chambre est voisine de celle qu’occupait ce vieillard, M. de Fourmel n’y pense pas ! Cependant, ce n’est pas possible ; le hasard seul ne produit pas de ces rapprochements. Heureusement, je suis là !

Enchanté de la découverte qu’il devait à sa bonne fortune, mais dont il ne s’attribuait pas moins tout le mérite, M. de Fourmel s’était hâté de rentrer chez lui pour se mettre à la lecture des lettres saisies chez Mlle Rumigny.

Celle qui se trouvait seule, sous une enveloppe, à l’adresse du malheureux négociant, était fort longue.

Après avoir expliqué à son père comment elle avait succombé à son amour pour Balterini, la jeune fille terminait ainsi :

« Cette faute, mon père, je vais peut-être la payer de la vie. Oui, je le sens, je vais mourir, mourir seule, sans un ami, sans un parent près de moi ! Ne voulez-vous pas me pardonner ? Oh ! je vous en prie, ne maudissez pas votre fille, accordez un regret à sa mémoire ; elle est morte plus encore de remords et du chagrin qu’elle vous a causé que de ses souffrances. Je vous en conjure, faites ramener mon corps à Reims et que je sois enterrée près de ma pauvre et sainte mère, qui, j’en suis certaine, prie pour moi là-haut. Si le ciel veut que mon enfant me survive, ne le repoussez pas, veillez sur lui. Il est innocent ; prenez-le, je n’ose dire en affection, mais du moins en pitié.

« Adieu, mon père ! Lorsque vous recevrez cette lettre, celle que vous appeliez votre petite Margot ne sera plus. Encore une fois, pardonnez-lui. »

Çà et là, les caractères de cette lettre étaient à demi effacés par les larmes.

Elle portait en tête la date du 5 février ; elle avait donc été écrite une vingtaine de jours avant les couches de la jeune femme et près d’un mois avant la mort violente de celui auquel elle était adressée.

Les autres lettres étaient toutes de la même main et se terminaient d’ailleurs par la même signature : Robert. Il y en avait une trentaine qui se succédaient de jour en jour, depuis le 18 octobre de l’année précédente.

Il était bien facile d’en conclure que c’était à cette époque que la séparation des deux amants avait eu lieu au Havre, d’où Mlle Rumigny était revenue seule, pour s’installer à Paris, grâce à la recommandation du curé de la paroisse de Saint-Denis.

Malheureusement pour la justice, ce vénérable prêtre, l’abbé Mouriez, était mort depuis déjà trois mois.

Pendant que sa maîtresse retournait à Paris, qu’avait fait Balterini ? Sa correspondance laissait supposer qu’il avait attendu au Havre une occasion favorable pour aller se mettre, à New-York ou à Philadelphie, à la disposition d’un impresario qui l’avait engagé comme chef d’orchestre.

L’état de grossesse de Marguerite n’avait pas permis de songer à lui faire exécuter ce long voyage. De plus, la jeune femme n’aurait jamais pu se décider à quitter la France sans avoir revu son père.

C’était pour être plus près de ce dernier qu’elle avait préféré attendre à Paris plutôt qu’au Havre le retour de Balterini.

Les lettres de cet Italien, qui permettaient à M. de Fourmel d’enchaîner tous ces faits, étaient pleines d’amour pour Marguerite et débordaient de haine contre M. Rumigny.

« Non, jamais, disait le musicien dans une de ces lettres, je ne pardonnerai à ton père d’avoir fait de nous deux parias, obligés de se cacher comme des criminels ; jamais surtout je ne lui pardonnerai de t’avoir sacrifiée, non pas seulement à son orgueil de bourgeois enrichi, mais à son amour moins paternel que tyrannique et jaloux. J’ai pu, par affection pour toi, dévorer la honte de ses insultes et me taire, mais que Dieu ne le remette pas sur ma route, car j’ignore si je pourrais être de nouveau maître de ma colère et de mon ressentiment.

« Ah ! qu’il faut que je t’aime, Marguerite, pour arrêter ma plume et imposer silence à ma fureur ! Dire que d’un mot cet homme pourrait nous rendre heureux, et qu’il nous sépare. Dire que, si je ne trouve pas le moyen de rester ici sans danger ou de le rejoindre, je vais te quitter pendant de longs mois, parce qu’il plaît à M. Rumigny de ne pas me trouver digne de son alliance. Un seul sentiment égale mon amour pour toi, c’est ma haine pour lui. Que Dieu lui pardonne ; moi je me souviendrai toujours !


M. de Fourmel avait lu avec le plus grand soin cette correspondance, où rien ne lui démontrait la culpabilité de Balterini, lorsque arrivé au milieu d’une dernière lettre, il tomba sur ces phrases qui changèrent subitement ses soupçons en certitude :

« Oh ! certainement, ma chère bien-aimée, écrivait l’Italien, je profiterai une de ces nuits prochaines du moyen que tu m’indiques pour arriver jusqu’à toi sans être vu de personne. Quelle heureuse idée tu as eue de me faire part de ce signal entre M. Tissot et tes concierges ! J’aurai soin d’arriver le soir et de descendre dans cet hôtel qui est justement devant ta maison. Je prendrai une chambre sur la rue, au second étage, si c’est possible, c’est-à-dire en face de toi. De ma fenêtre, je te verrai et tu me feras le signe convenu dès qu’il sera l’heure. Ne crains rien, tu ne seras pas compromise. Je suis méconnaissable, tant je souffre depuis notre séparation. Ah ! que nul ne se dresse désormais entre nous deux, fût-ce ton père ! Tu es à moi, rien qu’à moi ; je défendrais mon trésor contre Dieu même ! À bientôt donc, chère adorée ; j’attends ta dépêche pour partir ! »


Cette lettre, ainsi que deux ou trois autres, n’était pas datée.

— Maintenant, je comprends tout, pensa M. de Fourmel, après avoir pesé chacun des mots de cette lettre. Balterini n’est pas parti pour l’Amérique, comme il en avait eu d’abord l’intention ; il est resté au Havre ou dans les environs. Le séjour de Mlle Rumigny à Paris n’était qu’une ruse pour faire croire à son éloignement, à lui ; mais, appelé par sa maîtresse, il est venu à Paris, s’est introduit dans la maison, s’y est rencontré avec M. Rumigny et sa complice, involontaire, c’est possible, mais sa complice, puisqu’elle seule a pu indiquer à son père le moyen d’arriver jusqu’à son appartement. Elle ne peut ignorer où se trouve aujourd’hui son amant ; il faudra qu’elle le dise.

Et, plein de confiance dans ses déductions, le juge signa un mandat d’arrêt qu’il envoya immédiatement à M. Meslin, avec ordre de le mettre à exécution dès le lendemain matin.