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Le Nid de cigognes/I

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Elie Berthet.

LE NID DE CIGOGNES



I


Parmi ces ruines pittoresques de châteaux forts qui s’élèvent sur les deux rives du Rhin, de Strasbourg à Cologne, on voit encore, à quelque distance de Manheim, dans une position élevée et pour ainsi dire toute féodale, les restes d’un ancien burg ; on l’appelle Steinberg. Il couronne une énorme roche grise dont la base se baigne dans l’eau. Avec ses sombres murailles, sa tour éventrée, ses dalles brisées, ses statues frustes couchées sur la poussière, il mériterait encore ce nom de nid d’aigle dont se servent obstinément les romanciers pour désigner ces manoirs aériens d’où les barons pillards du moyen âge dominaient la plaine.

Autrefois, le rocher sur lequel Steinberg est bâti était âpre et nu ; cette masse imposante, se dressant tout à coup du sein du fleuve avec son noir donjon, avait dû frapper de terreur le batelier qui glissait sur le Rhin dans sa barque bien chargée, le cavalier qui traversait le vallon avec une valise précieuse derrière sa monture.

Mais l’industrie moderne a changé entièrement l’aspect de ces lieux jadis redoutés. La roche était vieille et tombait en ruines comme le château lui-même. Le paysan industrieux a porté, à force de bras, dans les saillies, dans les enfoncemens de cette pierre friable, de la terre végétale soutenue par des ardoises que fournit le sol même. Dans cette terre il a planté des ceps de vigne ; peu à peu, le roc entier a disparu derrière des pampres verts.

Le lierre, la giroflée et les autres plantes pariétaires ont fait pour le château ce que le vigneron avait fait pour sa base.

Aujourd’hui, château et rocher présentent pendant la belle saison une masse verte dont l’aspect n’a plus rien de terrible. La nature et l’homme ont voulu à l’envi l’un de l’autre cacher ces vieux restes du passé ; et la nature et l’homme seront condamnés ou absous, selon que le visiteur du Steinberg sera un grave antiquaire ou un joyeux ami du vin du Rhin.

On ne se douterait guère de nos jours, tant la végétation est puissante sur les ruines, que le Steinberg était encore habité il y a vingt-cinq ans à peine. Chose plus étrange encore, il était habité par les descendans de ces terribles seigneurs qui jadis en avaient faite théâtre de leurs exactions et de leurs cruautés.

Les barons de Steinberg étaient une de ces vieilles familles teutoniques dont l’origine se perd dans les temps fabuleux de l’histoire. C’était miracle comment cette race, passablement turbulente et belliqueuse, avait pu traverser sans être anéantie ces époques de troubles et de sang qui, depuis Charlemagne jusqu’à Napoléon, avaient éteint tant de races, ruiné tant de châteaux, sur les bords du Rhin et ailleurs.

Il n’entre pas dans notre cadre de raconter la grandeur et la décadence de cette noble maison. Cependant ce n’était pas impunément que les illustres barons et leur manoir avaient survécu à la terrible guerre de trente ans, aux invasions de 1795 et des dernières années de l’empire. À l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers 182., le château tout délabré n’avait plus que la grande tour et une petite aile d’habitables ; la famille de Steinberg elle-même se réduisait à deux personnes, le baron Henri de Steinberg, major d’un régiment au service de la Prusse, et sa sœur Wilhelmine, qui habitait les ruines. Le baron avait vingt-cinq ans, Wilhelmine vingt ans à peine. Leur fortune consistait principalement en un arbre généalogique qui, à la vérité, pouvait couvrir du haut en bas la plus haute muraille du château, et en liasse de parchemins qui eussent permis à la jeune fille de prouver ses seize quartiers au chapitre noble de Strasbourg.

Le baron Henri, retenu par ses devoirs militaires, pouvait rarement visiter le donjon de ses pères ; d’ailleurs ses habitudes de dissipation et de plaisir lui eussent rendu ce séjour insupportable. Aussi sa sœur Wilhelmine vivait-elle dans une profonde solitude ; elle n’avait d’autres compagnons, dans la tour de Steinberg, qu’une vieille gouvernante qui lui tenait lieu de mère, et le fils de cette femme, grand garçon bien niais et bien lourd, qui était chargé de faire valoir les derniers lambeaux de terre dépendant du fief.

Cette existence eût été insupportable à une jeune Française ; mais le caractère mélancolique et rêveur de Wilhelmine s’accommodait de cette existence paisible. Cette sombre habitation était remplie des souvenirs de sa race ; elle n’avait jamais voulu la quitter. Vainement son frère, inquiet de l’isolement où il se trouvait forcé de la laisser, l’avait-il pressée bien des fois d’entrer dans un couvent catholique de Manheim, où elle avait été élevée : elle l’avait toujours supplié de lui permettre de garder son indépendance ; le baron avait jusque-là cédé à ses prières,

Cependant cette position ne pouvait durer longtemps ; Wilhelmine était devenue une grande et charmante personne, dont la beauté avait fait bruit jusqu’à Heidelberg, la ville universitaire, distante de plusieurs milles. Elle ne pouvait rester confinée toute sa vie dans cette masure croulante ; aussi le major, malgré ses préoccupations égoistes, s’était-il promis d’aviser à placer sa sœur dans une situation plus digne d’elle et de lui.

En attendant, la fille et l’héritière des anciens burgraves de Steinberg vivait dans un état voisin de la pauvreté. Les revenus du fief étaient fort modiques ; ils se bornaient aux produits d’une petite vigne plantée dans un enfoncement du rocher. Heureusement le vin que produisaient ces quelques ceps misérables était exquis ; il égalait les crûs de Johannisberg lui-même.

Le prix de l’unique tonneau dont se composait la récolte annuelle suffisait aux besoins des habitans du manoir ; il fallait si peu ! Un modeste jardin, que le fils de la gouvernante avait établi dans l’ancienne cour d’honneur du château, produisait des fruits et quelques légumes pour la consommation de la petite colonie. Enfin le baron, dont la conduite néanmoins était, disait-on, un peu désordonnée, trouvait moyen d’envoyer, à des intervalles irréguliers, de petites sommes pour l’usage de sa sœur.

Comment pouvait-il prélever cet argent sur ses appointemens modestes ? voilà ce qu’on s’expliquait difficilement, car le baron ne passait pas pour économe ; mais Wilhelmine et dame Madeleine Reutner avaient trop peu d’idées pratiques sur la vie d’un officier pour s’étonner de cette circonstance ; Henri était tout simplement à leurs yeux un frère généreux qui se contentait du strict nécessaire afin de soutenir le rang de sa maison.

Malgré cet état d’abaissement auquel étaient réduits les descendans des barons de Steinberg, les habitans du voisinage n’avaient garde de manifester en leur présence ni mépris ni satisfaction méchante de leur pauvreté. Dans cette vieille et féodale Allemagne, le paysan, à peine affranchi du servage, n’a pas appris encore à jeter la pierre aux grandeurs tombées.

Quand Wilhelmine descendait le dimanche pour entendre la messe à un petit village de pêcheurs situé au pied du rocher, quand on la voyait s’avancer en simple robe de laine, un chapeau de paille sur la tête, son livre d’Heures à la main, accompagnée seulement de sa vieille Madeleine, elle était accueillie avec un respect presque religieux.

Pour les paisibles habitans du village, Wilhelmine personnifiait la poésie du passé ; elle était fille de ces farouches guerrriers dont les exploits, les violences, les histoires lugubres défrayaient depuis plusieurs siècles les traditions du pays. Elle était comme une preuve vivante de ces légendes que l’on racontait à l’étranger en lui montrant le vieux burg en ruines ; la superstition attachait à sa personne quelque chose du merveilleux dont ces légendes étaient empreintes.

D’ailleurs, Wilhelmine était si gracieuse et si belle ! À défaut d’autre supériorité, elle eût pu revendiquer celle de la beauté. Aussi, parmi ces paysans dont ses ancêtres avaient été les oppresseurs, regardait-on mademoiselle de Steinberg comme le représentant visible de la divinité sur la terre. Quant à son frère, on ne parlait de lui qu’en tremblant, comme s’il eût encore été maître de déchaîner sur la contrée les fléaux qui la désolaient au temps des barons défunts.

Mais nous en avons dit assez pour faire comprendre au lecteur les événemens qui se dérouleront sous ses yeux. Sans ajouter ici des détails qui viendront naturellement dans le cours de ce récit, nous allons le transporter tout d’abord au château de Steinberg, sur la plate-forme de la vieille tour, par une triste soirée d’avril.

Cette tour, comme on le sait déjà, s’élevait sur le point culminant du rocher et dominait tout le pays. Elle était de forme carrée, sans fenêtres et sans ornemens, car on ne peut appeler fenêtres les étroites meurtrières qui lézar daient sa noire surface, et ornemens ses machicoulis et ses créneaux brisés. Une tourelle ronde, plus élancée et plus légère, était adhérente à la tour principale ; elle projetait sa tête en poivrière un peu au-dessous de la plate-forme.

C’était là, à peu près, tout ce qui restait debout de l’ancien château ; excepté une espèce de pavillon effondré où couchait le fils de Madeleine, les autres parties du manoir avaient roulé en bas du rocher ou jonchaient le sol autour de la cour d’honneur, devenue jardin potager. Un sentier se glissait à travers les décombres, franchissait les débris de la poterne, et descendait en serpentant vers le village ; seul il reliait au présent ce débris vénérable des siècles passés.

Wilhelmine et sa gouvernante se trouvaient en ce moment au sommet de la tour, dont la plate-forme dans la belle saison leur servait à la fois de promenade et de cabinet de travail.

Quelques caisses de bois, destinées à contenir des plantes grimpantes, étaient disposées le long du parapet. Les faibles tiges des volubilis et des capucines commençaient à peine à serpenter le long des vieilles dalles de basalte ; mais les giroflées jaunes, qui fleurissaient naturellement dans les interstices des pierres moussues, répandaient déjà les premières et douces senteurs du printemps.

Dame Madeleine Reutner, assise sur un escabeau, était adossée à un créneau qui la garantissait du vent, assez violent à cette hauteur. Elle avait soixante-dix ans environ ; ses traits étaient gravès, calmes, un peu guindés dans leur immobile sénérité. Elle portait le costume des paysannes aisées, jupe courte à larges plis, corsage lacé sur la poitrine, coiffe ample et de forme bizarre. Elle tricotait des bas de laine pour son fils.

À la manière lente et compassée avec laquelle la bonne dame ajoutait maille sur maille, son peloton dans sa poche et une de ses aiguilles placée dans sa cornetté, on reconnaissait un de ces types si lourds d’esprit et d’allures dont la vieille Allemagne est toujours bien pourvue. Le corps raide, la tête droite, elle tricotait comme le soldat fait l’exercice, des mains seulement, sans déranger l’équilibre des épaules. Tout en elle annonçait l’obéissance passive, le respect machinal pour ce qu’elle avait appris à respecter depuis son enfance.

Elle s’animait seulement lorsqu’il s’agissait de la splendeur passée des Steinberg, des anciennes histoires qui se rattachaient au château. Sur ce chapitre, Madeleine possédait des richesses inépuisables ; à la moindre sollicitațion elle devenait d’une loquacité merveilleuse ; sa voix, son geste, son regard, prenaient une expression vraiment éloquente. Hors de là, elle retombait dans sa tristesse pensive et solennelle.

Madeleine semblait, malgré son attachement profond pour ses jeunes maîtres, se survivre à elle-même ; elle n’appartenait plus à notre siècle prosaïque ; elle eût dû mourir le jour où le dernier baron de Steinberg avait essayé d’arrêter une armée française devant cette bicoque en ruines.