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Le Nid de cigognes/XXII

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XXII


— Que Dieu me pardonne d’évoquer de pareils sonvenirs ! dit Madeleine en soupirant, mais monseigneur le veut, et je ne lui désobéirai jamais. Bertha de Steinberg était la fille unique du noble baron Emmanuel, qui avait pour elle une affection aveugle. Le baron Emmanuel s’était marié fort tard ; Bertha lui était d’autant plus chère, qu’elle était l’enfant de sa vieillesse. Aussi ne lui cachait-il rien de ses secrets ; il s’empressait de satisfaire tous les désirs de sa fille aussitôt qu’ils étaient formés. À la vérité, Bertha se montrait bien digne de cette affection ; elle était modeste, instruite, et si belle que l’on ne pouvait la voir sans l’aimer…

— Comme vous, ma sœur, interrompit le baron d’une voix lugubre.

— À la même époque, il y avait au château de Stoffensels, de l’autre côté du Rhin, un jeune chevalier renommé dans les tournois par son adresse, brave au combat, en un mot si accompli qu’on l’appelait le Bel Écuyer. Il vit Bertha et l’aima ; la fille du baron Emmanuel l’aima de même, et ils trouvèren moyen de se faire part de leurs sentimens mutuels ; mais telle était la rivalité existant, de temps immémorial, entre les Sloffensels et les Steinberg, que les deux jeunes gens ne pouvaient jamais s’épouser. Ils ne l’ignoraient pas ; cependant une liaison coupable s’établit entre eux ; le Bel Écuyer trouvait moyen de s’introduire chaque nuit dans le château, sans doute en gagnant quel que garde de la baronnie…

— Est-ce ainsi que tu connais l’histoire de ma race ? interrompil brusquement le major. Ce beau muguet de Stoffensels n’avait à gagner personne… Il existe sous nos pied un souterrain dont une issue débouche dans la campagne ce souterrain, appelé le Flucht-veg, servait en temps de siége à faire sortir des messagers pendant la nuit, après toutefois qu’on leur avait bandé les yeux, car les seigneurs de Steinberg se réservaient seuls la connaissance du Flucht-veg… La tradition veut aussi que, dans un réduit de ce caveau, mes ancêtres aient caché leurs richesses ; peut-être s’y trouve-t-il encore assez d’or pour relever notre fortune ! Mais ce souterrain, dont l’indigne Bertha avait révélé l’existence au sire de Stoffensels, nul ne sait plus où le trouver. Hermann est le dernier qui en ait eu connaissance ; mais assiégé dans le château en 95, puis emmené prisonnier en France, où il est mort, Hermann n’a pu transmettre ni à mon père ni à mes oncles de renseignemens à ce sujet, Cependant on avait reçu de lui un message verbal par lequel il recommandait de « prendre garde aux cigognes de Steinberg. » Bien longtemps mon père a cherché le sens de cet avis, qu’il m’a transmis à son tour, et c’est pour cela… Mais patience ! patience.

Il montra le poing à un ennemi invisible en grinçant des dents ; puis il dit à Madeleine :

— Continue.

— Je n’osais parler du Flucht-veg en votre présence, reprit timidement la gouvernante ; je sais combien les Seigneurs de Steinberg sont jaloux de ce secret. C’était donc par le Flucht-veg que le Bel Écuyer s’introduisait auprès de Bertha de Steinberg. Quelqu’un instruisit le baron Emmanuel de l’intrigue de sa fille. Bertha était bien coupable ; elle avait appris aux éternels ennemis de sa famille un fait qui compromettait la sûreté du château et de ses habitans. Néanmoins, comme le baron adorait sa fille, il alla la trouver, et il lui demanda si elle aimait le sire de Stoffensels. Peut-être, dans son cœur paternel, nourrissait-il la pensée de lui pardonner si elle rachetait sa faute par un aveu sincère ; mais Bertha connaissait les obstacles insurmontables qui s’opposaient à son union avec son amant ; elle eut le triste courage de dissimuler la vérité. En vain son père la pressait-il de toutes les manières ; elle jura que le Bel Écuyer lui était aussi odieux qu’aucun autre chevalier de cette race. Le baron ne dit rien, mais il s’arrangea si bien que, la nuit suivante il surprit le sire de Stoffensels dans la chambre de l’imprudente jeune fille.

— Et comment se vengea-t-il ? demanda Wilhelmine émue en dépit d’elle-même par ce récit.

— Je vais vous le dire, ma sœur, interrompit le major ; notre aïeul appela un fidèle serviteur de la baronnie, un homme dévoué et discret jusqu’à la mort, comme qui dirait Fritz Reutner ; ils entraînèrent Bertha et le Bel Écuyer dans le souterrain dont ils avaient fait un si coupable usage, et ils les enfermèrent… Les deux amans moururent de faim.

Wilhelmine poussa un cri et se couvrit le visage. Madeleine elle-même semblait saisie d’horreur.

— Le baron Emmanuel fut-il donc si cruel ? balbutia Wilhelmine.

Henri n’eut pas l’air de l’avoir entendue ; il se leva et se vit à se proméner dans la chambre.

« — Oui, oui, disait-il comme à lui-même, c’est ainsi que l’on se vengeait autrefois ; c’est ainsi que j’aurais dû me venger moi-même… Dieu m’a puni en m’abandonnant au démon. La famille de Steinberg est tombée dans l’avilissement ; partout la ruine, le déshonneur, la honte ! Satan, ajouta-t-il ei se tournant vers la porte entr’ouverte, donne-moi une vengeance semblable à celle d’Emmanuel, et tu auras mon âme ! — Il s’arrêta comme s’il eût attendu une réponse ; puis un sourire sardonique effleura ses lèvrés. — Satan ne se soucie pas de l’enjeu, car il l’aura pour rien… mais, reprit-il en s’adressant aux deux femmes glacées d’effroi, la nuit s’avance, séparez-vous… Madeleine Routner, laisse à cette jeune fille le temps de méditer sur les malheurs dont elle est cause… Toi, retourne à ta chambre et prie si tu peux.

— Monseigneur, je complais passer encore cette nuit auprès de Wilhelmine…

— Va-t’en, te dis-je !

La gouvernante ne résista pas, d’autant moins qu’elle voyait le baron lui-même faire des préparatifs comme pour se retirer. Elle se pencha vers Wilhelmine :

— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-elle, je vais dire à Fritz de veiller sur lui jusqu’à ce qu’il se couche. Adieu, il ne faut pas lui désobéir, de peur de l’irriter.

Elle s’avança vers la porte, se retournant à chaque pas, Le baron, debout devant Wilhelmine, la regardait avec des yeux étincelans. Tout à coup il releva son fusil, comme s’il eût voulu s’en servir contre la malheureuse enfant. Elle fut sur le point de laisser échapper un cri… Mais aussitôt Henri rabattit son arme, s’approcha de la jeune fille, et lui donna un baiser sur le front en disant d’un ton doux et affectueux :

— Bonsoir, ma petite sœur.

Et il s’enfuit sans que Wilhelmine eût la force de lui rendre son adieu fraternel.

Restée seule, elle écouta quelques instans le pas saccadé du major qui montait l’escalier tortueux de la tourelle, le pas plus léger de Madeleine qui regagnait sa chambre dans un autre corps de logis, puis elle tomba dans un profond abattement.

Déjà affaiblie par les souffrances physiques, elle succombait sous le poids de tant de maux. Surescitée par des événemens où le réel et le merveilleux se confondaient si bien que la raison avait peine à reconnaître la limite de l’un et de l’autre, son imagination malade évoquait d’étranges visions.

Tout ce qui l’entourait devait encore augmenter cette disposition à la terreur. Le silence régnait dans le château, la lampe jetait une lueur pâle et sinistre autour d’elle, les vieux meubles craquaient ou gémissaient sans cause apparente ; les tapisseries en lambeaux s’agitaient au souffle du vent. Les propos menaçans de son frère, les légendes lugubres dont on lui avait fait récemment le récit, peuplaient cette solitude de fantômes effrayans. Elle s’efforçait de les chasser et ils revenaient sans cesse. Elle osait à peine essuyer les gouttes de sueur dont son visage était inondé ; elle tressaillait aux mouvemens de son ombre sur la muraille.

Enfin cependant elle vint s’agenouiller devant le tableau pour faire sa prière du soir.

Le même calme régnait toujours dans le Steinberg ; seulement, des cris étouffés, faibles comme des gémissemens, lui arrivaient par intervalles. Elle croyait distinguer la voix de son frère invoquant l’esprit des ténèbres. Elle commença sa prière habituelle ; mais vainement cherchait-elle à élever sa pensée vers Dieu : sa pensée était enchaînée à la terre par la frayeur.

Tout à coup elle se redressa et prêta l’oreille : un bruit sourd, irrégulier, mais continu et distinct, se faisait entendre auprès d’elle ; on eût dit d’un travail souterrain ou d’un écroulement dans l’épaisseur de la muraille. Ce bruit sans doute partait d’un seul et même point de la chambre, mais, dans cette pièce pleine d’échos, il semblait provenir de tous les points à la fois.

Tantôt il retentissait dans le plafond de bois, tantôt sous les dalles de pierre ; par momens il paraissait sortir de la cheminée gothique où s’engouffrait le vent, d’autrefois du tableau même devant lequel Wilhelmine était agenouillée.

— Ô mon Dieu ! dit-elle tout haut en élevant ses mains vers le ciel, avez-vous donc permis à l’esprit du mal de tourmenter les pauvres humains ?

Cependant le bruit devenait de minute en minute plus fort et plus rapproché ; enfin il parut se fixer du côté de la massive cheminée ; on eût dit qu’elle croulait. Wilhelmine, folle d’épouvante, les cheveux hérissés, les bras tendus, attendait dans une mortelle angoisse ce qui allait se passer.