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Le Nid de cigognes/XXIV

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XXIV


— Ne cherchez plus à nier, monsieur le comte, s’écria gaiement Ritter en se levant ; lors même que ce signalement ne se rapporterait pas exactement à votre personne, la noblesse de vos gestes, l’élévation de vos pensées, vous eussent fait reconnaître pour un noble rejeton de Hohenzollern. D’ailleurs, vous avez bien joué votre rôle d’étudiant grossier, ivrogne et braillard, mais vous l’avez peut-être exagéré, et c’est ce qui vous a trahi… Enfin le succès a couronné mes efforts, j’ai retrouvé le fils de mon noble maître… Excusez, monsieur le comte, le pénible devoir que je dois remplir envers vous.

Albert le regardait avec des yeux effárés.

— Voyons, finissons en reprit-il avec impatience. Si vous ne m’arrêtez pas à cause de mon patriotisme, dont je me glorifie, pour qui me prenez-vous donc ?

— Pour ce que vous êtes en effet, monsieur le comte, se hâta de répondre Frantz, pour le second fils de Son Altesse le prince régnant de Hohenzollern… La dissimulation est désormais inutile. — Albert se tourna vers son compagnon ; Frantz était grave, sérieux ; son accent et sa contenance ne pouvaient faire supposer une plaisanterie. Ah cà ! vous me rendez fou ! s’écria le malheureux étudiant ; ne suis-je plus Albert Schwartz, le camarade du Lochenburgen, le…

— Vous êtes le comté Frédéric de Hohenzollern, répliqua Frantz toujours avec le même sang-froid, et la preuve c’est « qu’il faut veiller sans cesse, car nul ne sait quand viendront le jour et l’heure. »

Ces paroles mystérieuses, dont Albert seul comprenait le sens, le calmèrent aussitôt.

Il baissa la tête.

— Une épreuve encore une épreuve ! grommela-t-il : celle-là est aussi inconcevable que les autres… Ah ! quand serai-je donc initié à mon tour !

Frantz l’observait avec anxiété.

— Eh bien ! reprit Schwartz après une pause, en se tournant vers Ritter, si j’étais celui dont vous parlez, que voudriez-vous de moi ?

— Vous l’avouez donc ? s’écria le chambellan.

— Je vous demande, reprit Schwartz un peu inquiet, ce que vous feriez si j’étais le comte Frédéric de Hohenzollern ?

— Ma conduite dépendra de vos dispositions, monsieur le comte. Si vous voulez condescendre aux volontés de Son Altesse votre auguste père et de monseigneur votre frère aîné, j’ai l’ordre de vous conduire à Munster avec tous les honneurs dus à votre rang. Dans le cas contraire, je vous ramènerais à la résidence ; j’ai le regret de vous annoncer que vous y seriez prisonnier et sévèrement gardé…

— Au diable la résidence ! s’écria l’étudiant avec une grimace. Mais que ferais-je à Munster ?

— Vous entrerez dans une maison religieuse de cette ville, et vous serez chanoine, selon le vœu de vos parens et les traditions de votre famille.

— Chanoine ? murmura l’étudiant tout pensif ; diable ! ce n’est pas là un trop mauvais poste !… Eh bien done, va pour le canonicat !… Monsieur Ritter, ajouta-t-il tout. haut, je reprends mon titre et mon rang, qu’on se tienne pour averti.

Frantz n’osait espérer un succès si complet pour sa ruse ;  : il pressa furtivement la main de son camarade. Le chambellan ne se connaissait plus de joie.

— Ainsi donc, j’ai pleinement réussi ! s’écria-t-il. Quel bonheur pour moi ! comme je vais être accueilli à la résidence d’Hohenzollern quelle joie pour votre poble père ! Je l’avouerai, je tremblais que, pendant votre longue absence, vous n’eussiez fait quelque coup de tête… Votre Excellence excusera ma folie ; continua-t-il en regardant Frantz ironiquement, mais en apprenant que l’un de ces trois jeunes gens que j’avais vus ici était le comte Frédéric, j’ai eu d’abord une singulière idée. Une certaine ressemblance avec Son Altesse m’avait frappé la première fois que j’ai vu monsieur. Frantz Stopfel, et j’ai craint… Ah ! ah ! ah !… je vous supplie d’excuser cette gaieté intempestive, mais il faut que je rie de ma sottise… Confondre le fils d’un artisan avec le noble rejeton d’une famille princière !

— Ne disons pas de mal des fils d’artisan, répliqua Albert gravement ; j’aime le peuple, Ritter ; d’ailleurs, Frantz a été mon camarade ; il peut toujours être assuré de ma protection.

Ces paroles furent prononcées avec une impertinence naturelle ; l’étudiant évidemment prenait au sérieux son nouveau titre.

— Ah çà mon cher chambellan, continua-t-il, vous n’avez pas la prétention, sans doute, de me faire partir à l’instant pour ma destination ?

— S’il plaît à Votre Excellence, monsieur le comte, nous ne partirons que demain matin… Vous ne l’ignorez pas, j’ai de petites affaires à régler avec le major de Steinberg. Sa sœur est, dit-on, guérie de sa blessure ; il est temps de réclamer mon château. La prise de possession ne sera pas longue ; cependant, pour la rendre plus solennelle, je veux être assisté d’un magistrat du pays. Ces arrangemens me retiendront ici une heure ou deux demain matin, mais nous rattraperons aisément le temps perdu, soit que nous voyagions par eau, soit que nous prenions la voie de terre, suivant le bon plaisir de Votre Excellence.

— Nous voyagerons en chaise de posté, comme des grands seigneurs… que je suis ! s’écria Schwartz, et j’irai soigneusement recevoir l’investiture de mon canonicat ! Ma foi décidément, maître Ritter, ceci est préférable à ma position de pauvre hère d’étudiant râpé… Mais donnez des ordres pour le souper, monsieur Ritter ; vous vous chargerez de toutes les dépenses, j’imagine ?

— Votre Excellence peut commander, Son Altesse le prince, votre père, me reprocherait de n’avoir pas satisfait tous vos vœux.

― Alors, qu’on prépare un beau souper, s’écria l’étudiant ; je veux du vin du Rhin pour ordinaire et du Johannisberg pour dessert… J’entends aussi, maître Ritter, que l’on fasse bien manger et bien boire ces braves gens qui vous accompagnent… Ils célébreront, le verre à la main, mon heureuse réconciliation avec mon auguste père. Quant à moi, je suis las de la bière et du bœuf fumé des tavernes universitaires ; je veux un régal splendide, de par la liberté de… je veux dire de par les armoiries de mon illustre maison !

— Pendant qu’Albert déraisonnait ainsi, Frantz, retiré à l’écart, restait plongé dans ses réflexions. Les fanfaronnades de son camarade ne lui avaient pas même arraché un sourire. Enfin il s’approcha de Ritter et lui dit avec un peu d’ironie :

— Maintenant, monsieur, je suis libre, je pense, et je peux aller où il me plaît…

— Oui, oui, maître Frantz, dit le chambellan d’un air dédaigneux : Laissez-le passer, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant aux gens de police, ce n’est pas lui que concerne l’ordre du grand-duc.

Frantz salua et voulut sortir ; mais Albert le retint familièrement.

Vous souperez avec moi, Frantz, lui dit-il ; je ne renie pas si vite mes compagnons de misère.

L’obscurité qui commençait à se répandre dans la salle empêchait de voir les traits du véritable Frédérie de Hohenzollern ; cependant il répondit poliment que la faiblesse résultant de sa récente maladie l’obligeait à se retirer, et qu’il priait Son Excellence de l’excuser.

— Il suffit, dit Ritter, en essayant de plaisanter, le comte Frédérie doit savoir à quoi s’en tenir sur cette excuse. Il s’agit sans doute encore pour ce soir de quelque visite à la sœur du pauvre major… En vérité, je ne sais où j’avais la tête en me faisant le rival de monsieur Frantz. Mais sans doute les difficultés relatives à ce mariage sont maintenant aplanies, il n’y a pas bien loin d’un jeune étudiant, fils d’artisans aisés peut-être, à la sœur d’un gentilhomme ruiné.

En écoutant Ritter, Frantz fut sur le point de laisser éclater son indignation. Cependant il se contint et balbutia quelques paroles que le chambellan n’écouta pas. En ce moment, Albert s’approcha de Frantz et lui dit à voix basse :

— Trouves-tu que je m’acquitté convenablement de mon rôle de prince ?

— À merveille ! mais… prudens esto !

— Je comprends… Enfin cette épreuve n’est pas trop fastidieuse, pourvu… qu’elle ne doive avoir aucun inconvénient pour moi.

Ne craignez rien ; le véritable comte de Hohenzollern ne viendra pas revendiquer son titre et son nom.

Et il sortit brusquement.

Albert rassuré éleva la voix de nouveau ; bientôt toute l’auberge fut en rumeur pour obéir à ses ordres extravagans.