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Le Nid de cigognes/XXXIII

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XXXIII


La journée était sur son déclin, et un orage s’annonçait. Le ciel était couvert ; des nuages mal formés, noirs au centre, cuivrés sur les bords, ne laissaient passer qu’une lueur blafarde et incertaine. Aucun souffle d’air ne se faisait sentir, même à cette hauteur, dans l’atmosphère immobile ; les giroflées, les linaires, les polypodes, qui croissaient dans le ciment amolli de la tour, n’étaient balancés par aucune brise folle et incertaine. Les oiseaux des ruines se taisaient dans les crevasses.

L’immense paysage qui s’étendait autour du château et du rocher présentait le même aspect triste et calme à la fois. D’un côté s’enfonçait le petit vallon appelé le val du Départ, semblable à une corbeille de verdure. Des collines boisées se montraient au loin, noyées dans des vapeurs bleuâtres et uniformes. De l’autre côté, le Rhin, traçant fièrement son large cours d’un bout à l’autre de l’horizon, étalait ses eaux glauques, unies comme celles d’un lac. Aucune voile blanche n’égayait plus sa surface majestueuse ; seulement, quelques bateaux pêcheurs luttaient avec leurs longs avirons contre le formidable courant ; on eût dit de gros scarabées agitant leurs pattes à intervalles égaux. Cependant aucun bruit de rame ne montait jusqu’au sommet de la tour, aucun cri humain ne venait du fleuve ou de la vallée. Les pêcheurs du village semblaient avoir cherché dans leurs maisons bariolées un asile contre la tempête prochaine.

Mais ce grand spectacle de la nature ne captivait nullement l’attention du major. Le regard de Steinberg ne se détournait pas du massif en maçonnerie qui unissait la tourelle à la grosse tour et servait depuis quelque temps de demeure aux cigognes.

Madeleine s’avança doucement, poussée par cette curiosité dont, au milieu même des circonstances les plus critiques, une femme n’est jamais complétement dépourvue. Par l’échancrure d’un créneau, elle put voix ce qui occupait si profondément l’insensé.

Les cigognes, dont le retour avait fait naître un espoir sitôt déçu, étaient réunies en ce moment dans le nid commun.

La famille s’était accrue depuis longtemps ; deux cigogneaux, encore revêtues du duvet du premier âge, s’agitaient sur la mousse, dressaient leurs becs roses au long col argenté, et faisaient entendre des espèces de gémissemens plaintifs. Leur mère, bel et robuste oiseau, voltigeait à l’entour d’un air d’inquiétude et d’effroi.

La présence du major si près du nid semblait au premier aspect être la cause de ce manége ; mais, après une minute d’examen, il était évident que l’agitation de la mère et des petits tenait à une cause différente.

La famille ailée s’occupait uniquement d’une autre cigogne posée tristement sur le bord du massif, les ailes pendantes, les plumes tachées de sang.

Celle-ci était morne, immobile ; à l’expression terne de son œil, à l’affaissement graduel de ses membres, on jugeait sa mort prochaine. Cependant elle se tenait encore sur ses pattes ; son corps, appuyé contre la tourelle, restait péniblement en équilibre. Dans ce malheureux oiseau Madeleine reconnut le chef de la famille, le favori du baron Hermann, le hinkende enfin, la cigogne blessée la veille par le major dans un accès d’aveugle colère.

Sans doute un grain de plomb échappé aux recherches de Frantz avait pénétré dans les organes vitaux ; le pauvre oiseau, se sentant blessé mortellement, avait usé le peu de force qui lui restait pour venir mourir dans son nid.

Quoi qu’il en fût, la femelle et les petits, avec cet instinct merveilleux que l’on attribue à leur intéressante espèce, semblaient comprendre les souffrances du pauvre hinkende et pressentir sa fin. Les cigogneaux, surpris et inquiets de ne pas recevoir de lui les soins ordinaires, continuaient à pousser leurs gémissemens faibles et timides, bien différens des cris vifs et aigus par lesquels ils demandaient leur nourriture. La mère, de son côté, allait et venait sans cesse autour du mâle, tantôt marchant, tantôt voltigeant, pour l’inviter à prendre son essor ; plusieurs fois elle essaya de le porter sur ses ailes comme elle portait ses petits afin de les exercer à se tenir en l’air ; mais le blessé restait insensible à ces excitations bienveillantes, il semblait dire par sa contenance abattue :

« Je ne peux plus rien pour vous, laissez-moi mourir en paix. »

Cette scène étrange, qui se passait entre la terre et le ciel, dans un silence solennel, au milieu des apprêts d’un orage, avait vivement frappé l’esprit malade d’Henri de Steinberg.

Il suivait avec anxiété les péripéties de ce petit drame muet ; chaque incident semblait avoir pour lui une signification positive. Néanmoins, les idées superstitieuses résultant de sa folie lui revenaient par momens, car il dit une fois tout haut, en regardant le hinkende :

— Non, non, ce ne peut être l’effet de l’instinct animal… Des démons ont pris la forme de ces oiseaux protecteurs de ma famille.

— Ce ne sont pas des démons, monseigneur, dit Madeleine derrière lui ; ce sont-de pauvres créatures que la Providence a douées de qualités aimables pour apprendre aux hommes cruels la mansuétude et la pitié.

Henri se retourna ; il ne parut ni surpris ni irrité de voir Madeleine. Après lui avoir fait signe de garder le silence, il s’accouda de nouveau sur le parapet, les yeux tournés vers le massif de la tourelle. La gouvernante l’imita sans bruit ; le calme du major lui semblait de bon augure ; peut-être se préparait-il dans l’intelligence troublée de son maître une crise qui, pour devenir favorable, ne devait pas être précipitée.

Cependant la scène devenait plus vive et plus animée dans le nid de cigognes : la pauvre femelle redoublait ses excitations envers le mourant ; elle tournait autour de lui, elle l’effleurait de son aile, elle le caressait doucement de son cou onduleux, à la manière des cygnes privés. Les petits se haussaient avec effort sur leurs pattes grêles, et tentaient de l’éveiller de sa torpeur en répétant plus fréquemment la note basse et plaintive qui formait leur cri. Mais le hinkende ne changeait pas sa pose triste et comme résignée ; la mort semblait l’avoir glacé déjà.

Tout à coup la femelle ouvrit ses vastes ailes, prit son essor et s’éleva perpendiculairement dans les airs en faisant claquer son bec avec vivacité ; puis elle partit comme une flèche dans ta direction du Rhin et disparut bientôt au milieu des roseaux qui couvraient les rives du fleuve,

— Elle l’abandonne !… voyez-vous, elle l’abandonne ! dit le baron avec une ironie amère en s’adressant à Madeleine ; la souffrance fait horreur même aux brutes… elles sont ingrates et cruelles comme les hommes.

Sans répondre, Madeleine étendit le bras vers le point de l’horizon où la cigogne avait disparu.

Pendant quelques instans tout resta immobile de ce côté ; mais enfin un point blanc apparut au loin dans la brume, puis la forme svelte de la cigogne se dessina sur les eaux foncées du Rhin, sur les nuages phosphorescens du ciel.

Cette forme grossit rapidement, et bientôt la femelle atteignit le nid : elle portait au bec un objet qu’elle vint poser devant le hinkende. C’était un poisson aux écailles d’or, aux nageoires vermeilles, tout vivant encore et sautillant sur les herbes sèches.

À la vue d’une si belle proie, les cigogneaux avancèrent un bec avide pour s’en emparer. La mère les châtia d’un coup d’aile, et poussa de nouveau le poisson doré vers le moribond.

Le hinkende ne parut pas remarquer d’abord le naïf présent de sa compagne ; enfin il abaissa tristement son regard sur cette proie choisie qu’on lui offrait. Par un effort suprême, il changea d’attitude, et, prenant à son bec le beau carpillon du Rhin, il le poussa vers ses petits.

Le major et Madeleine ne perdaient pas le moindre détail de cette touchante scène dont le théâtre se trouvait à quelques pieds seulement au dessous d’eux. La gouvernante voulut voir quel effet la tendresse réciproque de ces pauvres oiseaux avait produit sur le baron : le visage livide et farouche d’Henri de Steinberg était inondé de larmes.

Madeleine crut le moment favorable pour adresser sa prière à l’insensé.

— Monseigneur, dit-elle avec véhémence, je voulais vous implorer en faveur de deux pauvres enfans que vous avez condamnés à une mort horrible ; le ciel même s’est chargé d’amollir votre cœur en plaçant sous vos yeux ces bons et timides oiseaux… Regardez le hinkende, monseigneur, il souffre, il va mourir, et cependant il pense toujours à ses petits ; il sait qu’il doit être leur protecteur, qu’il doit s’oublier pour eux jusqu’à son dernier moment. Comme lui, vous êtes chef de famille ; comme lui, vous devez être doux, indulgent, dévoué envers vos proches. Monseigneur, grâce et pitié pour votre sœur, pour votre frère… Que l’exemple d’une humble créature privée d’intelligence vous fasse repentir de votre cruauté !

Henri de Steinberg l’écoutait avec attention et sans colère ; deux ou trois fois il passa la main sur son front comme pour faciliter le dégagement de sa pensée.

— Est-ce vous qui parlez ainsi, Madeleine Reutner ? reprit-il d’un air encore un peu égaré ; attribuez-vous réellement au seul instinct de la brute les actes merveilleux de ces cigognes ? Vous savez donc bien mal les traditions de ma famille ! Ces oiseaux, dont mes ancêtres ont pris l’emblème dans leurs armes, sont unis à nous par un lien surnaturel, car il n’est explicable par aucun raisonnement humain… Femme, ne le vois-tu pas ? ce qui se passe c’est de la magie. L’esprit du mal, autrefois asservi à ma famille, s’est révolté contre moi ; il m’entoure de prestiges pour me tromper.

— Ne croyez pas cela ! ne le croyez pas ! s’écria Madeleine avec énergie ; tout n’existe que par la volonté de Dieu. L’intervention de l’esprit du mal n’est réelle que dans les contes d’une pauvre vieille femme comme moi… Hélas ! j’ai été cruellement punie de ma crédulité, de mon amour pour le merveilleux… Non, non, monseigneur, les derniers événemens survenus dans votre famille ne doivent plus nous laisser d’illusions ; les cigognes du Steinberg n’ont aucune influence sur le sort de sa race. Elles ne peuvent écarter le malheur de votre toit, elles ne peu vent y apporter la joie et la prospérité. Oubliez ces poétiques chimères ; peut-être n’y a-t-il rien que de fort simple dans l’antique respect des membres de votre famille. pour ces oiseaux. Les seigneurs de Steinberg étaient une race farouche, turbulente, indomptable, Un de vos ancêtres, plus sage et plus prudent que les autres, Robert l’Oiseleur peut-être, eut occasion d’admirer comme vous les touchans instincts des cigognes, la douceur de leurs mœurs, leur tendre dévouement pour leurs petits. Il résolut de placer continuellement sous les yeux de ses belliqueux descendans l’exemple de ces paisibles oiseaux. Il inventa une fable pour frapper vivement leur esprit ; il plaça dans ses armes l’image de la cigogne ; il voulut qu’un nid de cigognes fût toujours sous les yeux des vaillans seigneurs de sa race, quand ils montaient au faîte de leur orgueilleuse tour. Telle est la vérité, monseigneur, la vérité dépouillée des mensonges qu’ont propagés, et moi la première, des personnes crédules et superstitieuses… Soyez doux et bon, monseigneur ; voilà ce que vous enseignent les cigognes du Steinberg.

Le baron, la tête inclinée sur sa poitrine, écoutait Madeleine d’un air rêveur ; mais son attention se porta de nouveau sur les cigognes et il tressaillit.

— Regardez, dit-il d’une voix étouffée en désignant du doigt le hinkende ; il m’a reconnu, il se souvient que je suis son meurtrier, moi qui aurais dû être son protecteur ! Voyez comme ses yeux sont fixés sur moi… Ne dirait-on pas d’une flamme infernale ? Il me reproche ma cruauté ; il me reproche de l’enlever à sa femelle, à ses petits, à son nid de mousse, à la vieille tour où il est né, où il a reçu les caresses de mon aïeul… La bête peut-elle donc aussi détester et maudire ?

Madeleine se pencha de nouveau sur le parapet à côté du baron. Le hinkende, en effet, debout sur le bord du nid, avait attaché sur Henri ce regard perçant, fixe, mélancolique, dont Frantz avait éprouvé déjà la puissance. La gouvernante elle-même, malgré ses sages observations au sujet des influences surnaturelles, ne put se défendre contre une atteinte de ses anciennes superstitions. Elle se sentit frémir au contact de cette étincelle que dardait l’œil fauve de l’oiseau.