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Le Pèlerinage de la Mecque et la propagation des épidémies

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Le Pèlerinage de la Mecque et la propagation des épidémies
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 368-393).
LE PÈLERINAGE DE LA MECQUE
ET
LA PROPAGATION DES ÉPIDÉMIES

On sait que rien ne contribue plus à propager les épidémies que les grandes agglomérations et ces migrations humaines qui, sous la forme de pèlerinages, s’accomplissent dans certains pays à des époques déterminées. Les pèlerinages de l’Arabie sont à ce point de vue les plus dangereux ; et au premier rang le pèlerinage de la Mecque, qui a donné lieu aux grandes épidémies cholériques de 1865 et de 1893.

C’est pour prévenir les désastreux effets du pèlerinage de la Mecque que la France a pris, déjà en 1866, l’initiative de la réunion à Constantinople d’une conférence sanitaire internationale. L’an dernier (1894), elle a convoqué à Paris les représentans diplomatiques et scientifiques des divers pays à l’effet d’examiner et de prescrire les mesures nécessaires pour empêcher le choléra de pénétrer à la Mecque, ou de l’éteindre sur place en cas qu’il y reparût.


I

Avant même d’arriver à Djeddah[1], la ville du genre humain (la grand’mère), et dès qu’il l’aperçoit s’élever gracieusement toute blanche entre le gris lointain des montagnes et le bleu des flots, sous un ciel resplendissant, le pèlerin revêt l’ihrâm[2] et pousse de saintes exclamations. Les femmes font entendre des houloulous, sorte de gloussement sonore et prolongé qui est la plus haute expression de la félicité religieuse.

Le port est d’un accès difficile. Dans ces passes étroites, les navires n’ont pour se guider que quatre bouées d’un volume insuffisant. Aussi les bâtimens, ceux même d’un tonnage moyen, aiment-ils mieux mouiller à près de deux milles de la ville que de s’engager au milieu des derniers bancs de coraux qui enserrent le rivage plat. Sous un ciel vivement éclairé par un soleil ardent, l’œil cherche en vain une trace de verdure ou de végétation. L’horizon est borné par une ceinture de montagnes; tout est désolé, aride, et sans le moindre cours d’eau. Des maisons blanches à trois, quatre et même cinq étages, la plupart ornées de moucharabiehs, se dressent sur un fond sablonneux et donnent abri à une population de 35 000 habitans environ, parmi lesquels on compte à peine une centaine d’Européens.

Après les formalités sanitaires, le débarquement s’effectue dans des felouques. Il faut payer au consulat le visa du passeport que le pèlerin porte suspendu à son cou dans un tube de fer-blanc; il faut payer encore ; il faudra payer partout et pour tout : pour l’eau souvent détestable, les vivres huit ou dix fois plus chers que de coutume, le change de la monnaie, les guides, les chameliers, les logeurs, les eunuques sacristains, le grand chérif, les autres chérifs, — à la Mecque tout le monde est chérif ; — sans compter les mendians, les derviches arrogans, et même les Bédouins sans foi ni loi, brigands du désert et de la montagne, qui massacrent et détroussent sans merci les caravanes. Qu’importe? Allah Kérim! Dieu est généreux! Le titre de Hadji ne saurait être trop chèrement acquis. Aussitôt débarqués, les pèlerins se dirigent, les uns vers les okhels ou khans, les autres vers les places publiques ou les terrains vagues, et y dressent des campemens en plein air.

Située par 21° 28’ sur la côte de l’Arabie, Djeddah est une ville commerciale importante mais malsaine, bâtie sur un banc de corail sans écoulement pour les eaux (il n’y a aucune trace de canalisation), avec un climat chaud et très humide. Elle est entourée d’un mur élevé en très mauvais état, presque en ruines. Les rues ne sont que de longues allées tortueuses et étroites, bordées de chaque côté par de petites baraques. Habituellement de vastes nattes en unissent les parties supérieures et forment ainsi au-dessus de la rue une sorte de plafond qui tempère les ardeurs du soleil. Sur les faces des habitations sont disposés des moucharabiehs avec fenêtres pleines et grillées, meublées à l’intérieur de nattes et de coussins. Quelques-unes sont d’une grande valeur. Il y en a en bois des Indes, ornées de sculptures qui rappellent l’art mauresque à son époque la plus brillante. Des marchands indigènes, auxquels il faut joindre quelques Grecs, assis tranquillement à la mode orientale, fumant de longs narghiléhs ou psalmodiant le Coran, offrent aux passans des étoiles, des objets d’alimentation, etc.

Les habitans de Djeddah appartiennent à la grande famille sémitique; mais le Djeddaoui de race pure n’existe pour ainsi dire plus. Il s’est mêlé à d’autres races venues surtout de l’Arabie méridionale. Les hommes portent la galabieh, robe ample aux couleurs voyantes, serrée autour du corps par une large ceinture. Leur tête est entourée du turban et la plupart ont aux pieds des babouches rouges. Les femmes de la classe inférieure, vêtues comme celles d’Egypte, portent un pantalon fermé à la cheville, une robe généralement d’un bleu foncé. Le visage est recouvert d’un voile. Chez les riches, les camisoles, les pantalons d’étoffe somptueuse, sont brodés d’or et de soie. Beaucoup ont les doigts de pieds ornés de bagues.

On apporte l’eau, de sources situées à quelques heures de la ville, dans des outres, à des de chameau. Elle est distribuée aux habitans, qui la conservent dans de petites citernes. « De cette eau de Djeddah, je conserverai un souvenir éternel », dit le docteur Saleh Soubhy, envoyé en mission au Hedjaz. — Il faut vivre dans ce pays et se voir tourmenté par la soif que provoquent 40 degrés de chaleur pour se résoudre à boire une eau puisée dans des citernes mal entretenues où pullulent des quantités énormes d’animalcules ! Et cependant le gouvernement turc avait donné une somme considérable pour la construction d’un aqueduc qui devait amener à la ville les eaux de la source Aïn Zibedah, située à quelques kilomètres dans la montagne. Le canal fut creusé, mais on prétend que l’aqueduc a été détérioré, détruit en partie, par ordre des propriétaires des citernes qui ne pouvaient plus vendre leur eau.

Le nettoyage de la ville est tout à fait primitif : ce sont les pluies qui en sont chargées, et il ne pleut à Djeddah qu’une ou deux fois par an. Le sol reste donc encombré d’épluchures de légumes, de fruits gâtés, de détritus de tout genre. Les chiens et les chèvres qui rôdent partout sont les seuls agens de la voirie. Les lieux d’aisance sont contigus aux appartemens, placés à l’angle d’un corridor sans portes, sans rideaux même; ils ne sont masqués que par l’obscurité du réduit. Les fosses, en maçonnerie, cimentées à la chaux hydraulique, sont généralement bien tenues; mais elles ne tardent pas à se remplir de matières liquides, qui, par une infiltration rapide, vont contaminer les citernes voisines. Cette infection est encore aidée par le mode de vidange. On fait un trou à côté de la fosse, on y jette les matières; on le referme, et tout est fini. Et, je le répète, la citerne est à côté.

J’ajouterai qu’en 1892 les rues et les places de Djeddah étaient jonchées de malades et de cadavres; autour des citernes situées à l’est de la ville, des centaines de cholériques répandaient leurs déjections. Les causes d’insalubrité sont donc multiples, et l’on ne peut espérer quelque amélioration avant que l’influence européenne ne se soit développée à Djeddah, et que d’abondantes amenées d’eau ne viennent faire disparaître l’emploi des eaux de citerne, si facilement et si gravement contaminées.

Djeddah, pendant la quinzaine qui précède les fêtes, prend une physionomie toute particulière. Les lignes permanentes des compagnies de navigation desservant régulièrement cette escale, les agens et les affréteurs de navires envoyés au Hedjaz à titre extraordinaire, s’installent au bazar dans de petites échoppes, clouent à l’auvent le pavillon de leur nation, et font rabattre les pèlerins à leur guichet par des courtiers et des agens secondaires. Ce trafic, pour lequel tous les moyens sont bons, intéresse à certains égards nos compagnies. Leurs navires, n’ayant jamais au retour leur chargement complet d’aller, — et ce déficit s’explique en partie par la mortalité des hadjis, — font leur plein avec des Tunisiens ou des Marocains, mais le gros des affaires se traite sur les pèlerins du sud: Indiens, Javanais, hadjis du golfe Persique, etc. Les billets de passage pour le retour ne doivent, d’après les règlemens ottomans, être délivrés qu’à Djeddah, alors que le navire pour lequel le billet est distribué se trouve sur rade. Cette garantie est nécessaire pour les pèlerins, car trop souvent déjà on a abusé de leur crédulité, et on leur a fait payer à la Mecque ou à Médine des billets d’embarquement pour des navires imaginaires.

A quelques centaines de mètres de l’enceinte de Djeddah, sur la route de la Mecque, est une construction sommaire qui, au premier passage des pèlerins, avant les fêtes, est occupée par un café arabe, et qui se transforme à leur retour en un dépôt de mourans. Les caravanes arrivent au lever du soleil ; au fur et à mesure qu’ils passent une barrière dressée un peu en avant du café, les chameaux sont arrêtés, et les choukdoufs ou litières, visitées. Les morts et les malades sont déchargés par les soins des gardiens, sous le contrôle d’un médecin de la Santé. Les morts sont étendus à terre et les drogmans des consulats s’efforcent de reconnaître leurs ressortissans. Le plus souvent ceux-ci ont été déjà dépouillés de leurs papiers, passeports ou billets de retour et de leur argent. On procède immédiatement à leur enterrement. Pendant des heures, c’est un défilé continuel de brancards portés sur les épaules au pas de course. Dans le cimetière, la porte, les allées sont encombrées de gens épuisés, infortunés qui ont trompé la surveillance au passage de la barrière et qui attendent la fin de leurs souffrances, les yeux hagards, presque dans le coma. Le brancard mortuaire est basculé; une femme est là, près d’une table, qui lave les cadavres suivant les prescriptions de la loi musulmane; puis, couverts ou non d’un suaire, les corps sont portés dans de longs caveaux rectangulaires où. ils sont rangés par lits superposés, dont le dernier vient affleurer la terre. Quand le caveau est plein, on obstrue la porte avec quelques pierres enduites de mortier et l’on passe au caveau voisin. Voilà pour les morts! Revenons aux malades.

Tous ceux qui n’ont pas pu tromper sur leur état les gens de garde à la barrière sont déposés près de la porte du café, puis transportés dans l’intérieur ou, suivant les nécessités du moment, dirigés sur d’autres maisons ou hangars inhabités, à quelque distance de là. Rien n’est plus poignant que le spectacle de ces malheureux, râlant, étendus qui sur des lits de paille, qui sur des matelas ou des nattes sordides, qui sur la terre nue; c’est un véritable dépôt de condamnés à mort; car pour les agens du service, tout malade est a priori un cholérique. Il y a là vraisemblablement des hommes qui ne sont qu’épuisés par l’âge, la fatigue et les privations, qui supplient de les faire sortir, de leur donner au moins de l’eau et quelque nourriture. Mais les alimens, même sommaires, et l’eau, ne sont distribués qu’aux malades qui ont sur eux de quoi payer. Or le pécule d’un grand nombre de ceux qui viennent échouer ici a déjà été épuisé ; et l’on devine comment les gardiens exploitent ceux qui ont réussi à conserver encore quelque pièce d’argent. D’ailleurs les derniers chameaux ont à peine passé la barrière, que le médecin de service rentre en ville, et laisse le gardien maître de la situation. Pendant l’année 1893, qui a été, il est vrai, exceptionnelle, on a trouvé à de certains jours dans les litières jusqu’à 300 morts et 400 malades.

Il faut avoir vu les embarquemens à Djeddah pour se rendre compte de la difficulté d’un contrôle. Le navire est envahi de tous côtés, par l’avant et par l’arrière, par bâbord et par tribord, Là où il n’y a pas d’échelle, les pèlerins se hissent le long de cordes que leurs camarades déjà embarqués leur jettent du haut du bord. Tous les pèlerins veulent rester sur le pont; c’est à peine si l’on en fait descendre un dixième dans les faux ponts. Pour les y contraindre, on y envoie leurs bagages, mais les palanqués à peine descendus au treuil sont remontés en détail par les pèlerins. Il n’y a pour le capitaine qu’un moyen d’arrêter l’embarquement, c’est de faire couper les amarres des sambouks et de se mettre en route.

Contre l’encombrement à bord, il n’y a rien à tenter. Les passagers ont le nombre ; et on a cité le fait d’un maître d’équipage roué de coups et mordu cruellement au bras pour avoir voulu faire dégager les emplacemens réservés à la cuisine des pèlerins et à la préparation de leurs alimens. Les navires destinés au transport des pèlerins français sont mesurés au départ d’Alger par une commission constituée suivant les termes de l’article 13 d’un règlement spécial et dont la base d’évaluation, fixée par l’article 14, attribue à chaque pèlerin, pour lui et pour ses bagages de route, 2 mètres carrés au moins avec toute la hauteur de l’entrepont. Il faudrait abandonner ces mesurages spéciaux pour le pèlerinage, ainsi que le nombre qu’ils indiquent, et leur préférer le chiffre des passagers inscrits sur le « permis de navigation » délivré par l’autorité maritime lors de l’armement du navire.


Les pèlerins se choisissent, à Djeddah, un matawaf ou guide qui dirigera un groupe et aura soin de lui procurer des montures pour le voyage dans le désert, un logement à la Mecque, qui lui fera visiter aux époques voulues les lieux signalés à la vénération des fidèles, qui récitera enfin les prières conformes aux rites musulmans, prières que les pèlerins répéteront mot pour mot en le suivant. Cette charge de matawaf est très lucrative. Aussi le grand-chérif de la Mecque s’est-il réservé comme bénéfice un droit de nomination. Les guides des pèlerins doivent être agréés par lui, et ces places sont en quelque sorte mises aux enchères chaque année.


II

La distance de Djeddah à la Mecque est de 97 kilomètres. Le chemin court d’abord dans une plaine sablonneuse pendant 16 kilomètres environ. On entre ensuite dans une série de petits cirques volcaniques qui s’égrènent en chapelet les uns après les autres. On traverse ainsi tout un massif montagneux, en s’élevant insensiblement, jusqu’au grand plateau de Hadda. La route, tracée par le passage séculaire des caravanes, ressemble au lit desséché d’une rivière. Un sable fin la couvre. Sa largeur est d’environ 20 mètres ; ce ruban se déroule ainsi de Djeddah à la Mecque, et même jusqu’à Mouna. Après avoir laissé à gauche les hautes montagnes de Hadda et avoir traversé le grand plateau du même nom, la route s’engage à nouveau dans une succession de cirques de même apparence que les premiers. C’est dans une étroite vallée de ce massif montagneux que se cache la Mecque.

On n’aperçoit la ville qu’en y entrant et l’œil ne peut embrasser, même à ce moment, un ensemble quelconque. La mosquée est cachée au fond de cette cuvette de montagnes. Elle forme, avec la maison du Prophète, le point le plus bas de la ville; elle est au centre d’un bassin placé à deux ou trois mètres au-dessous du niveau des rues environnantes ; il faut descendre plusieurs degrés pour y pénétrer. Cette différence de niveau est due à ce que, le vent projetant du sable, le sol s’élève graduellement autour du portique à colonnes qui entoure la mosquée, et aussi à ce que chaque inondation dépose une certaine quantité de limon. Lorsque l’eau des pluies torrentielles descend en effet des flancs abrupts des monts qui enserrent la ville, tout est noyé, l’écoulement des eaux ne pouvant se faire ni du côté de Mouna, ni du côté opposé. La Mecque se trouve ainsi comme enterrée dans une vallée étroite, aride et sablonneuse, entourée de collines de 150 mètres environ de hauteur, granitiques et absolument stériles. A l’est, l’une de ces éminences est couronnée d’un château fort occupé par une garnison turque. La forme de la ville est celle d’un ovale de un kilomètre et demi de longueur. Le sol se compose d’une couche de sable reposant sur un vaste lit d’argile.

A l’extrémité sud-ouest de la ville se trouve un village nègre composé de huttes, pour la plupart construites en fer-blanc provenant de bidons à pétrole. On peut évaluer à 3 000 ou 4 000 individus le chiffre de la malheureuse population de ce village. On traverse ensuite une petite plaine qui sert de dépôt aux immondices de la Mecque. Un peu plus loin, à 300 mètres environ, se trouve une vaste piscine longue de 20 mètres et large de 10, d’où coulait encore en octobre dernier un véritable ruisseau, servant à l’irrigation d’une petite oasis contiguë, qui mesurait quelques hectares et renfermait une maigre luzernière, envahie de chiendent, quelques petits carrés de tomates, des pimens, des pastèques, quelques pieds de maïs, une centaine de palmiers, et enfin quelques arbres épineux. L’eau potable de la Mecque provient d’une source excellente ; elle est amenée de Taïef et de Mouna, par une conduite couverte en maçonnerie étanche et bien entretenue. Malheureusement, à l’entrée dans la banlieue et le faubourg de la Mecque, des regards sont percés, et on y puise avec des outres pour remplir les abreuvoirs voisins ou porter l’eau à domicile.

Le climat est très chaud, mais sec, et, en réalité, assez sain en temps ordinaire. Les rues sont assez larges, sans pavage, poussiéreuses. Il n’existe aucune trace de canalisation.

La Mecque a été construite en vue du pèlerinage ; les logemens les plus recherchés sont ceux qui permettent de voir l’intérieur de la grande mosquée. Les seuls monumens sont : la grande mosquée, les deux palais du grand chérif, et quelques madrassés (collèges). On n’y trouve guère de traces de cette architecture arabe si élégante que l’on admire au Caire et en Espagne. La physionomie de la Mecque n’a d’ailleurs guère changé d’aspect depuis le moment où elle a été visitée par Burckhardt. La Mecque, la mère des villes, la noble, la ville de la foi, compterait actuellement 60 000 habitans. A l’époque du pèlerinage, cette population s’accroît d’environ 200 000 étrangers.

A la Mecque il y a environ 80 pour 100 d’Indiens et de Javanais, 18 pour 100 seulement d’Arabes et 2 pour 100 de Turcs, garnison non comprise. Tout ce monde vit des pèlerins, et on évalue à plusieurs millions la somme apportée chaque année à la Mecque par le pèlerinage. C’est l’Angleterre surtout qui profite de son commerce. L’Allemagne cherche à y placer quelques articles de fabrication inférieure : marteaux, poêles à frire, quincaillerie. La France n’y vend qu’un peu de sucre.

Malgré les descriptions fournies par les historiens arabes (Azraki, Edrisi, etc.), qui n’étaient connues que des orientalistes, jusqu’au commencement de ce siècle, un véritable mystère planait sur les lieux saints de l’islamisme, où les Européens ne pouvaient pénétrer sous peine de mort. L’Arabe ne comprend pas bien ce que peut-être un explorateur. Pour lui un homme ne voyage que pour la faïdah; le pèlerin cherche la faïdah du ciel, le marchand la faïdah des affaires. Il suffit d’ailleurs de se rappeler le massacre de 1858[3], postérieur à la guerre d’Orient, à Djeddah, seul port où les Européens fussent tolérés, pour concevoir à quel degré ces foyers de fanatisme étaient alors inaccessibles à l’influence européenne. Il y a deux ans encore, notre consul ne pouvait sortir hors de Djeddah, et sa femme était obligée de rester confinée chez elle. Les circonstances du pèlerinage, le nombre des pèlerins, les ressources qu’offraient le Hedjaz et les villes saintes, étaient pour la plupart ignorés, même du monde musulman de Constantinople. Nous connaissions seulement les relations faites par Burckhardt en 1814 et plus tard par Burton, de leurs périlleux voyages. Dans ces dernières années un médecin algérien, Morsly, a accompagné à la Mecque ses coreligionnaires. Il faut citer encore, parmi les très rares Européens qui ont pu pénétrer à la Mecque, un Hollandais, le docteur Snouck Hurgronje, et un Français, Léon Roche. Roche avait été envoyé à la ville sainte par le maréchal Bugeaud. Il commença par faire une profession de foi musulmane et parvint à la Mecque au milieu de mille dangers. Dénoncé comme chrétien par des pèlerins d’Algérie, il eût été infailliblement mis à mort sans l’intervention de six nègres vigoureux, esclaves du chérif, qui, au premier soupçon, feignirent de se charger de l’exécution. Ils le bâillonnèrent, le garrottèrent, et le hissèrent chargé de liens sur un chameau qui, dans une course folle, l’emmena en sept heures à Djeddah.

Nous devons à ces courageux voyageurs les renseignemens que I on trouvera plus loin et que nous compléterons par des détails que M. Legrand, médecin sanitaire de France à Suez, a recueillis çà et là parmi les hadjis.

Le docteur Snouck Hurgronje<ref> Het Mekkaansche Feest, Leyde, 1880. < :ref> nous a donné quelques détails sur les mœurs et les habitudes de la Mecque. La justice y est rendue d’une façon tout à fait primitive. Les cadis ne jugent que les petites affaires, tandis que les grandes sont décidées par le chérif lui-même ; mais avec de l’argent on peut tout obtenir. On peut faire mettre ses ennemis en prison et en faire sortir ses amis. La superstition est très grande. Des ceintures magiques guérissent la stérilité des femmes. On lit l’avenir dans les vieux os et les écailles d’huîtres. On croit aux amulettes et aux évocations de toutes sortes. Un certain nombre de femmes passent pour être possédées par un mauvais esprit nommé zâr. Disons, à ce propos, que, d’après M. Snouck Hurgronje, c’est une erreur grave de croire que la femme musulmane soit obligée de se voiler. Le calat (service religieux) veut au contraire qu’à la mosquée la femme ait le visage découvert. L’explorateur hollandais a toujours vu avant et pendant les cérémonies religieuses des femmes ayant le visage découvert, mais toutes cachaient soigneusement leur chevelure, car l’exhibition de la moindre mèche est considérée comme un acte de coquetterie. Dans le cours du pèlerinage le voile est absolument interdit; c’est là cependant que la femme est le plus en contact avec les hommes. Certaines femmes des grandes villes et des classes élevées, habituées à ne jamais sortir sans être voilées, ont trouvé un expédient pour tourner la difficulté. Elles placent sous leur voile un masque fait avec des fibres de palmier qui est éloigné de quelques centimètres du visage. Le voile tombe ainsi au-dessus du masque et ne touche pas le visage, de sorte que les prescriptions de Mahomet se trouvent respectées.

La polygamie est ici permise, comme dans les autres pays musulmans. Les personnes riches peuvent même se donner le luxe de prendre quelquefois jusqu’à quatre femmes légitimes. Mais, dans les classes moyenne et inférieure, la monogamie est la règle. Le divorce est très facile; le mari peut répudier ou délaisser sa femme sans aucun motif ; il n’est souvent retenu que par les frais qu’entraîne la séparation.

Aucune femme non mariée ne peut se joindre au pèlerinage, mais on tourne la difficulté par la coutume des mariages temporaires dits de pèlerinage; ce sont des maris d’occasion, payés par les pèlerines pour la circonstance.

Les femmes de la Mecque sont généralement des guérisseuses ; elles ont leur petite pharmacie composée de plantes et de racines ; la médecine, la sorcellerie et les évocations se chargent de combattre les maladies, le mauvais esprit et le mauvais œil. Le fils apprend la médecine de son père, de son oncle ou d’un vieux médecin de ses amis ; les barbiers saignent, posent des ventouses scarifiées. M. Snouck Hurgronje connaissait un médecin à la Mecque qui était en même temps horloger, armurier, doreur et distillateur d’huiles essentielles : il jouissait d’une grande réputation comme médecin.


L’origine du pèlerinage se perd dans la nuit des temps. Il existait longtemps avant même la fondation de la Mecque au Ve siècle de notre ère. Les cérémonies du hadji constituent un reste de rites païens que Mahomet, n’osant les abolir, adapta à son culte. Au temps des Arabes idolâtres, le pèlerinage avait toujours lieu en automne; mais Mahomet établit expressément les mois lunaires et fixa l’époque de la réunion aux trois derniers mois. Il en résulte que chaque année la date des fêtes avance de treize jours, et que le pèlerinage, dans l’espace de trente-trois ans, se représente successivement à toutes les saisons. Le pèlerinage de la Mecque a été rendu obligatoire par Mahomet, qui en fait le quatrième acte fondamental de la religion musulmane, la prière, l’aumône et le jeûne constituant les trois autres. C’est ce que l’on nomme les « piliers » de l’islamisme.

Mais le pèlerinage n’est obligatoire que pour quiconque est en état de le faire. C’est en s’appuyant sur ce texte que le docteur Saleh-Soubhy, qui a pris part au pèlerinage de 1892, propose la mesure suivante : chaque pèlerin devra fournir avant son départ la preuve qu’il possède les ressources nécessaires au voyage aller et retour, et à son entretien. « Avec une insouciance inouïe, dit-il, bon nombre de pèlerins se sont engagés sans aucune ressource pour le long voyage de la Mecque. J’en ai vu qui ne possédaient pas une seule pièce de monnaie. Deux sont morts de soif dans les déserts d’Arafat, n’ayant pas de quoi acheter un peu d’eau. Une grande quantité de pèlerins n’ont pendant ces deux mois pour toute nourriture que les restes d’un misérable repas ou le pain de l’aumône. Il ne faut pas se le dissimuler, ajoute-t-il, si le désert pouvait parler, il dirait de combien de ces infortunés il a gardé les os dans son jaune linceul. »

Pour Saleh-Soubhy, les enfans au-dessous de six ans, les femmes dans un état avancé de grossesse, les aveugles, les vieillards faibles et impotens, les personnes qui n’ont pas un certificat de vaccine datant de moins de trois ans, ne devraient pas être autorisés à se rendre à la Mecque. Le Prophète ayant dit : « Il faut éviter d’entrer dans un pays contaminé par une épidémie quelconque, pour respecter la volonté divine, et ne pas en sortir pour ne pas faire voir que vous fuyez la volonté de Dieu, » cela veut dire, suivant Saleh-Soubhy, que dans l’année où il y a des pèlerins du sud (Indes, Java, etc., pays où le choléra est endémique), il faut empêcher leur contact avec les pèlerins venant du nord. Aussi propose-t-il que le pèlerinage pendant les années de chiffre impair, soit exclusivement réservé par exemple aux habitans des pays du sud, habituellement contaminés, tandis que les habitans des pays du nord, ordinairement indemnes, feraient le pèlerinage pendant les années dont le chiffre est pair.

Après 1831, et surtout depuis 1847, on apprit à Constantinople, par le récit des pèlerins venant de la Mecque, que souvent le choléra sévissait pendant le pèlerinage. Le retour des caravanes suscita même, à diverses reprises, des inquiétudes en Égypte et à Damas; mais les craintes cessaient à l’arrivée des hadjis qui racontaient les premiers ravages de la maladie, puis sa complète disparition après un certain temps de marche à travers le désert. Depuis cette époque, le choléra a été constaté à plusieurs reprises à la Mecque. En 1865, sur de fausses déclarations du capitaine, la libre pratique fut accordée, à Suez, au Sidney, vapeur anglais venant de Djeddah. Il avait perdu plusieurs cholériques pendant la traversée. Le 21 mai, deux jours après son arrivée, le choléra se déclara à Suez, le capitaine et sa femme étaient parmi les malades. Les pèlerins gagnèrent Alexandrie par chemin de fer, le canal n’étant pas encore ouvert. Le choléra se montra le 2 juin. En trois mois, 60 000 personnes succombèrent en Égypte; de là l’épidémie envahit toute l’Europe, l’Asie Mineure, New-York et la Guadeloupe; elle ne s’éteignit qu’en 1874.

Il s’agit de prévenir le retour de pareilles épidémies, d’empêcher que le pèlerinage continue à être chaque année un foyer épidémique, et de protéger ainsi l’Europe. Les mesures de prophylaxie s’imposent avec une nécessité plus pressante encore, depuis que les hadjis ont recours à la navigation à vapeur. Autrefois, en effet, les pèlerins arrivaient en caravanes; ceux qui venaient de l’Inde, étaient transportés par des bâtimens à voile ; dans les deux cas, le trajet était long et la maladie avait le temps de s’éteindre.

Aujourd’hui les conditions sont bien changées, le pèlerinage est devenu plus facile, par suite plus nombreux, et surtout la très brusque rapidité du retour nous met en présence d’un péril plus menaçant.


III

Il n’y a pas, d’ailleurs, un seul détail, dans l’organisation de ces pèlerinages, qui ne présente, au point de vue hygiénique, les inconvéniens les plus manifestes. Le voyage a lieu sous un soleil brûlant; l’eau contenue dans les outres des chameaux constitue la seule boisson des pèlerins. L’eau fraîche des oasis est vendue à prix d’or par les soldats et les Arabes vagabonds qui campent à l’entour. Le simoun se fait cruellement sentir. A l’approche de la ville sainte, les pèlerins sont astreints à des pratiques qui rendent leurs fatigues plus pénibles encore. Le barbier rase leur tête, coupe leurs ongles et taille leur moustache. En même temps, ils revêtent le costume spécial du pèlerinage, qui protège assez bien le tronc et les épaules, mais qui laisse le crâne complètement à nu, toute coiffure étant défendue. A la vérité, le Coran permet bien l’usage du parasol, mais cette dispense religieuse doit être rachetée par des aumônes ou par un sacrifice supplémentaire. On ne s’étonnera pas que dans ces conditions les insolations fassent régulièrement un certain nombre de victimes, si l’on songe surtout qu’en 1893, par exemple, pendant dix jours, du 5 au 14 juin, la température s’est élevée à Djeddah jusqu’à 46 degrés, et encore à la Mecque le thermomètre marque-t-il toujours un chiffre plus élevé que sur le littoral. Pour les autres et moindres inconvéniens de la chaleur, le pèlerin doit les supporter avec résignation. C’est ainsi qu’il ne peut se gratter qu’avec la paume de la main, de peur d’écraser un insecte, un parasite, ou de déraciner un cheveu.

Les pèlerins peuvent porter un sabre au côté et un anneau au doigt. Les femmes s’enveloppent d’un grand haïk cachant même les mains et la cheville des pieds. Tous ont des sandales largement découvertes. Peut-être le Prophète, comme les anciens patriarches législateurs, avait-il, en formulant ces préceptes religieux quelque arrière-pensée d’hygiène générale. Il n’avait prévu malheureusement ni les chemins de fer ni les bateaux à vapeur. Actuellement la caravane n’est plus guère en usage que parmi les habitans de l’Arabie proprement dite ; les caravanes de Syrie et de Perse existent encore, mais leur importance a bien diminué. La caravane d’Egypte a pris, depuis 1880, la voie de mer.

Toutefois, dans ces dernières années, le trajet s’est effectué dans des conditions moins pénibles que celles décrites par Burton. Il a lieu, en deux nuits, avec des chameaux, et en une, avec des baudets. Seuls les pèlerins tout à fait pauvres vont à pied ; ceux qui louent un chameau se font transporter dans une sorte de panier double fixé au dos de l’animal ; un compagnon occupe l’autre panier. C’est le choukdouf, grande corbeille en feuille de palmier surmontée d’une toile qui garantit les voyageurs des ardeurs du soleil ou de l’humidité de la nuit. Les chameaux, placés les uns à la suite des autres, sont liés entre eux par une longue corde. Il n’est pas rare de voir des caravanes de mille chameaux réunis ensemble. Les conducteurs marchent le long du convoi avec les soldats de l’escorte. Malheur à qui reste en arrière ; il devient la victime des nomades.

Nous ne sommes pas fixés sur le nombre total des pèlerins qui prennent part aux cérémonies et qui paraît avoir pu varier depuis 100 000 jusqu’à 300 000. Le grand-chérif, qui perçoit un impôt sur chaque pèlerin, peut seul déterminer ces chiffres, au moins approximativement. À la Mecque, les pèlerins séjournent un temps variable, suivant leur piété, leurs moyens ou leurs affaires. Certains y passent des mois, arrivés avant le Ramadan (carême des musulmans), ou même une ou plusieurs années. Le plus grand nombre ne viennent que plus tard, pour les fêtes du pèlerinage proprement dit, qui durent douze jours, les douze premiers jours du mois de dhoul-hidji (le mois du pèlerinage).

La vue de la grande mosquée flanquée de ses minarets est saluée par les cris liturgiques : Labbaïka, Allahomma, labbaïka[4]. Cette mosquée a la forme d’un vaste parallélogramme mesurant environ 180 mètres sur 130. On y pénètre par 19 portes percées sans ordre ni symétrie, dépourvues de vantaux et de toute fermeture. La porte du Salut (Bab-el-Salam), par laquelle le pèlerin doit faire sa première entrée dans le temple, a l’aspect grandiose des plus belles portes du Caire. Après avoir traversé une colonnade, le croyant voit tout à coup devant lui, au milieu d’un imposant espace, la Kaaba, le nombril du monde, la maison de Dieu! On dirait un immense catafalque recouvert de son drap mortuaire, dont la masse noire fait un contraste violent avec la blancheur éblouissante des autres constructions qui resplendissent aux rayons du soleil tropical. Plusieurs pavillons de formes différentes, rangés autour du sanctuaire, font encore ressortir sa majesté. Tout autour de la mosquée règne une colonnade de trois ou quatre rangs de colonnes supportant des arceaux en ogive et surmontés d’une multitude de petites coupoles d’une blancheur éclatante. Au-dessus de la colonnade s’élèvent encore sept minarets ronds ou quadrangulaires peints de couleurs variées; sept chaussées pavées de marbre convergent de la colonnade vers une aire ovale en granit poli, au centre de laquelle s’élève la Kaaba. Le pèlerinage ayant pour principal but la visite de la Kaaba ou Beit-Allah (la maison de Dieu), le premier soin du pèlerin est de se diriger vers elle immédiatement; de se prosterner près de la Pierre Noire, Hadjar-el-Essoued, enchâssée dans un cercle d’argent à l’un des angles du temple.

La tradition raconte à ce sujet qu’Abraham ayant voulu construire un temple au Seigneur sur l’emplacement où il avait jadis abandonné Agar et Ismaël à leur sort, l’ange Gabriel lui apporta cette pierre, tombée du ciel, et depuis le déluge cachée, près de la Mecque, dans la montagne d’Aboukibaïs. C’est un morceau de basalte volcanique, ou peut-être un aérolithe, qui mesure environ 20 centimètres de diamètre. Les pèlerins se jettent sur cette pierre qu’ils couvrent de baisers ; mais en mémoire d’Agar, de qui descend la famille arabe, elle est surtout l’objet particulier de la dévotion des femmes infécondes.

La maison de Dieu est entièrement recouverte d’une immense enveloppe en soie noire, épaisse de 4 à 5 millimètres, et qu’on nomme la kessoua (vêtement, tapis). La portion de ce voile qui recouvre la porte est brodée en argent ; une large bande scintillante, soutachée d’or et d’argent, et où sont inscrits des versets du Coran, règne à mi-hauteur tout autour de la draperie. Chaque année, une kessoua neuve est fabriquée au Caire, aux frais du Sultan de Stamboul. On considère comme un acte de souveraineté le droit de donner le voile sacré. En 1893, la seule fourniture de la soie a été adjugée au prix de 1 200 livres égyptiennes, soit 32 100 francs. La caravane dite « caravane du Tapis » l’apporte solennellement à la Mecque. L’ancienne kessoua appartient au grand chérif, qui garde l’or des broderies et découpe l’étoffe en lambeaux pour les distribuer en partie aux grands personnages de l’Islam ; le reste se vend jusqu’à 40 et 50 francs le pied carré aux pèlerins, qui l’emportent précieusement pour leurs parens et leurs amis, et en font des amulettes douées de mille propriétés merveilleuses.

Le long des quatre côtés de la Kaaba s’étend une gouttière d’or, qui reçoit l’eau du ciel. La porte de l’oratoire est à une certaine hauteur du sol. On y atteint par deux escaliers mobiles, à roulettes, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Ce dernier est en argent massif. Ils ont été donnés par des princes indiens. L’ornementation de l’intérieur était déjà très riche, dès les temps les plus reculés, ainsi que l’atteste la description qu’en a donnée Nassiri Kosran dans sa relation d’un voyage en Palestine et en Arabie, en 1035 de l’ère chrétienne. Le chef de la mosquée se nomme le neib-el-haram (délégué au sanctuaire), il a la garde des clefs de la Kaaba. Sous ses ordres est placé l’agha-el-toueshia, chef des eunuques. C’est en effet un ancien usage de faire garder la mosquée par des eunuques soudanais. Ils sont au nombre de cinquante. Ils portent des turbans blancs serrés par une ceinture de cuir, et tiennent à la main un long bâton blanc. Outre leurs revenus fixes, ces sacristains font commerce de prières, d’eau de Zemzem, de linceuls incombustibles, de chapelets, de morceaux de la kessoua, d’images de sainteté et d’amulettes portant inscrits des versets du Coran. Avant de quitter la Mecque, les hadjis revoient une dernière fois la Kaaba « semblable à une fiancée que l’on vient de parer d’une tunique resplendissante. »

Une des cérémonies du pèlerinage, le Sai, consiste dans le trajet effectué, à une allure très rapide, d’une colline appelée Cafa à une autre colline appelée Merwa, distantes de plus de 400 mètres. Ce trajet doit être accompli sept fois en priant à haute voix, et au milieu d’une bousculade générale. C’est l’image de l’agitation d’Agar, désespérée de voir Ismaël mourir de soif. On peut encore gagner de grandes indulgences en faisant sept fois chaque jour le tour de la Kaaba : Burton a vu des malades, et même des cadavres portés sur des civières au milieu de la foule.

Le puits de Zemzem est, après la Kaaba, l’objet le plus vénérable de la grande mosquée. Il est placé au nord de la Kaaba, vis-à-vis de la Pierre Noire. Agar, chassée par Abraham, et portant Ismaël, errait dans le désert. L’enfant allait mourir de soif, lorsque l’ange Gabriel lui ordonna de creuser le sable avec son pied ; une source miraculeuse jaillit aussitôt, mais avec une telle abondance que les eaux allaient engloutir les fugitifs. Zemzem! c’est-à-dire : Rétrécis! s’écria Agar en suppliant Dieu ; aussitôt, l’inondation s’arrête. Actuellement, le niveau de l’eau est constant; la source est alimentée par un conduit naturel souterrain. Elle est limpide, un peu tiède, mais douce à boire. L’eau du puits de Zemzem purifie l’âme et le corps et assure le bonheur dans une autre vie, en même temps qu’elle fournit de fort beaux revenus à la caste de religieux préposée à sa distribution.

En quittant la Mecque, les pèlerins se dirigent immédiatement vers l’Arafat (30 kilomètres). Ils passent par Mouna (10 kilomètres) et Mouzdelifat (10 kilomètres), mais ils ne s’arrêteront dans ces deux localités qu’au retour.

Le chemin de la Mecque à Mouna se déroule d’abord au nord-est jusqu’à l’embranchement des deux routes de Taïef. L’une d’elles, le chemin des caravanes de chameaux, oblique au nord dans la vallée du Djebel Nour, l’autre, le chemin de Mouna, Mouzdelifat et Arafat, tourne à l’est. Plus loin il deviendra le chemin muletier de Taïef. Jusqu’à Mouna, la route continue à ressembler au lit ensablé et desséché d’une rivière. Mais en s’élargissant (30 mètres environ), on remarque à moitié chemin la fontaine de Zobeïda, vaste piscine en maçonnerie, remplie d’eau à main d’homme au moment du pèlerinage. L’eau est puisée par un regard dans la conduite qui l’amène à la Mecque. Les pèlerins, à leur retour de Mouna, traversent la piscine. Ceux qui ne savent pas nager ont de l’eau jusqu’aux épaules. Arrivé au village de Mouna, le chemin gravit un dallage naturel et s’élève de quelques mètres par une pente assez raide. C’est là, c’est-à-dire à l’entrée du village, que l’on rencontre l’édicule commémoratif du sacrifice d’Abraham et le premier cheïtan (monument figurant le diable). La route devient alors une rue, et les maisons sont bâties en bordure de cette rue unique d’environ 1 500 mètres.

La vallée s’ouvre ensuite brusquement pour affecter la forme d’un plateau ovale, incliné, d’une longueur de 1 600 mètres environ et présentant 450 mètres dans sa plus grande largeur.

Le Djebel Arafat (montagne où il a reconnu) ou Djebel Raham (montagne de la Miséricorde) est située à 30 kilomètres à l’est de la Mecque. D’après la tradition musulmane, lorsque Adam et Eve eurent mangé le fruit défendu, ils furent précipités sur la terre. Eve tomba sur l’Arafat et Adam à Serendib (Ceylan). Adam chercha sa femme pendant cent ans et finit par la retrouver sur l’Arafat. Le huitième jour de dhol-hadji-iomm-terrou (jour du souci) en souvenir de la tristesse d’Abraham obligé d’immoler son fils, les pèlerins se rendent à l’Arafat en procession solennelle, accompagnant les caravanes officielles et militaires de Syrie et d’Egypte, mahmel en tête. Le mahmel est un baldaquin pyramidal surchargé de magnifiques broderies d’or, recouvrant une plate-forme en bois ; le tout posé sur le dos d’un chameau sacré, descendant, dit-on, des chameaux du Prophète. Sur la plate-forme se trouve un exemplaire du Chemin des Vertus et une antique boîte en argent renfermant les reliques de Mahomet. Sur le mahmel d’Egypte se trouvent sa calotte, ses sandales, son peigne, le flacon de kohol avec lequel il se teignait les yeux, un morceau de son mesouaf, bois spécial avec lequel les Arabes se frottent les dents. Ces objets sont pris et rapportés en grande pompe chaque année à la citadelle du Caire, puis sont déposés près du tombeau de Mehemet-Ali.

« C’est un spectacle saisissant, dit Léon Roche, que ces milliers de tentes, au clair de lune, à la lueur des grands feux. Les appels des pèlerins égarés, les invocations religieuses, les chants joyeux cadencés par les battemens des mains et des tambours, les cris discordans des cafetiers, tous ces bruits accompagnés par le grognement lugubre de plus de 20 000 chameaux, le hennissement des chevaux, le braiement des baudets, composent un concert infernal. » Le jour se lève. L’artillerie des caravanes annonce la prière du fedjer (aurore). De tous côtés, les muezzins appellent à la prière de leur voix de soprano retentissante. Le Prophète venait souvent prier sur l’Arafat (3 000 pieds d’altitude), ce mont de miséricorde où Allah lui apparaissait. Les sermons qu’il y prononça, et dont le Sunnat nous a conservé plusieurs passages, furent les préludes des cérémonies actuelles. Le pèlerin escalade cette montagne plutôt qu’il ne la gravit, car plus il pourra se rapprocher d’une petite éminence où prend place l’iman chargé des grandes prières, plus il sera assuré d’obtenir la rémission de ses péchés. Vers les trois heures de l’après-midi commence le sermon, qui dure jusqu’au coucher du soleil. Toutes les quatre ou cinq minutes le prédicateur agite un drapeau vert pour donner le signal des cris : Labbaïka, Allahomma, labbaïka. Quand le soleil est descendu à l’horizon et qu’il a disparu, la multitude s’ébranle, c’est à qui atteindra le plus tôt le bas de la montagne. Le désordre devient alors indescriptible : des blessés, et souvent des cadavres jonchent le chemin, ils sont foulés aux pieds. Chacun doit, en effet, passer dans l’espace compris entre deux colonnes, distantes l’une de l’autre d’environ six mètres. C’est alors un véritable engouffrement, tout se précipite vers cet étroit passage, hommes, femmes, enfans avec leurs bagages et leurs chameaux. En 1892, plus de 30 personnes y furent écrasées.

Les sacrifices du Courban-Bairam ont lieu le lendemain dans la vallée de Mouna[5]. Le sacrificateur tourne la tête des moutons ou des bœufs vers la Kaaba en prononçant les paroles sacrées. En 1893, plus de 120 000 moutons ont été égorgés. Le jour des sacrifices est la journée critique, car la vallée est étroite, dépourvue d’eau, encaissée, et continuellement surchauffée par les rayons d’un soleil ardent. Burton raconte que jusqu’en 1856 aucune précaution n’avait été prise contre les accidens pouvant succéder à cette putréfaction. Les cadavres des animaux sacrifiés étaient enfouis à une profondeur dérisoire. Quelques-uns se putréfiaient à l’air libre.

Et cependant cette vallée de Mouna, où depuis des siècles des victimes innombrables ont été immolées par les pèlerins, n’offre pas l’aspect sinistre que l’on pourrait supposer. Si, au moment des fêtes elle est le théâtre de tout ce qui a été décrit, elle offre en dehors du pèlerinage, un aspect plutôt riant et très pittoresque. On ne voit ni ossemens ni aucune trace d’immondices. Autrefois la chair de la presque totalité des victimes devait être consommée. par les pèlerins soit sur place, soit à la Mecque; mais depuis que les facilités de communication, l’ouverture des voies maritimes, la navigation à vapeur, ont si considérablement augmenté le nombre des pèlerins que la chair des animaux sacrifiés ne peut plus être consommée en entier, on l’enfouit ou bien on l’abandonne sur place ; et cependant deux ou trois mois après le pèlerinage on n’a pu constater aucun débris d’animal, ni aucune trace d’ossemens. Les restes avaient été mêlés au sable et dispersés par le vent, ou entraînés par les eaux fluviales. On a récemment proposé de brûler les cadavres d’animaux sacrifiés à Mouna, d’en faire du noir animal, et d’ouvrir ainsi une nouvelle source de gain pour le Hedjaz. L’auteur de cette proposition remarque qu’il y aura ainsi de grands bénéfices à réaliser. « L’Islamisme, dit-il, n’est pas incompatible avec le progrès contemporain, grâce à Dieu nous n’avons pas, nous autres, de Syllabus. » Malheureusement cette proposition a peu de chances de succès.

D’après le Coran, rien de ce qui se fait à Mouna ne peut être un péché; aussi, après le sacrifice voit-on commencer de véritables saturnales qui sont le désespoir des bons musulmans. Beaucoup de pèlerins venus aux lieux saints par curiosité, par intérêt ou par vanité, plutôt que par dévotion, se livrent au dévergondage et aux excès de toute nature. Il y a là des marchands d’esclaves, des vendeurs de hachich, des marchands et des marchandises de toutes les nations et de toutes les espèces. Les pèlerins vident leur bourse et, pour beaucoup, la misère commence. Et l’on voit réunie pendant ces fêtes une foule d’hommes de toutes races, de toutes provenances, depuis le riche musulman de Constantinople jusqu’à l’Hindou déguenillé. Danseurs, psylles, charmeurs de serpens, musiciens chanteurs, aimées de bas étage transforment ce terrain sacré en champ de foire; la foule se pousse, s’agite, lance de violentes clameurs.

Le pèlerinage de la Mecque, en effet, n’a pas seulement le caractère d’une cérémonie religieuse, il est aussi une véritable foire où se traitent des affaires commerciales, et souvent même un rendez-vous où se discutent des questions politiques. Il règne d’ailleurs dans ce milieu une atmosphère toute spéciale de fanatisme et de folie. Ainsi l’an dernier le bruit y a couru que l’Angleterre allait se faire musulmane, et que, comme on avait déjà construit à Londres une mosquée magnifique, l’Islamisme continuerait à grandir et à conquérir le monde.


IV

Il y a dans le vilayet du Hedjaz deux autorités : celle du vali, qui représente le sultan, et auprès de qui les consuls sont accrédités; et celle du chérif, avec qui les consuls ne peuvent pas avoir de rapports directs : les Bédouins lui obéissent sans cesser cependant d’être officiellement sous l’autorité du vali. Le chérif est cheik de la Mecque, plus puissant, plus respecté que les autres cheiks; il est toujours choisi depuis douze siècles dans la même famille des descendans du Prophète.

La situation politique du Hedjaz ne ressemble en rien à celle des autres pays sous la dépendance de la Turquie. Les Hedjagis ne sont pas soumis au service militaire; ils ne payent pas d’impôts; ils reçoivent au contraire des subsides en vivres et en argent du sultan et du khédive d’Egypte. Le chérif, chargé de les distribuer, ne donne d’ailleurs aux Bédouins qu’une partie de ce qu’ils devraient recevoir; la plus grosse part est gardée pour lui et pour ses ouakils. Il dispose de sommes considérables; il reçoit, dit-on, 40 000 francs par mois de la Porte; il a une garde personnelle, les Bichas, bédouins qui pillaient les caravanes de pèlerins et de marchands. Le chérif les a enrégimentés et échelonnés entre la Mecque et Taïef. Il entretient auprès du sultan un homme qui a gagné sa confiance. Il a également un représentant en Egypte. Lui-même ne quitte pas la Mecque, si ce n’est pour aller en villégiature estivale à Taïef. Aussi a-t-il le temps d’établir son influence. Il est très respecté par les pèlerins qui viennent Chaque année à la Mecque, depuis le fond de la Chine jusqu’aux confins du Maroc; ils voient en lui le descendant du Prophète et le regardent comme le chef de la religion, ce qui n’est pas exact, car le vrai chef religieux est l’Emir-el-Mouminin, le sultan, et après lui le Cheïk-ul-Islam, à qui il délègue ses pouvoirs. Les valis, dès leur arrivée, comprennent qu’ils ne peuvent pas lutter contre une puissance si fortement établie. Si cependant le vali est un homme très énergique, ayant une influence auprès du Sultan et une valeur personnelle, comme Osman-Pacha, le chérif, pouvant être destitué, devient son humble serviteur.

L’année dernière, en 1893, on a prétendu que, non content des aumônes gracieuses ou obligées des pèlerins, ni de ses participations sur le louage des chameaux, ce grand personnage a fait le courtage pour les navires à pèlerins. Le fait suivant met en lumière l’action des autorités de la Mecque et l’impuissance des représentans des nations européennes.

Dans le courant du mois d’avril 1893, débarquait à Djeddah un métis javanais du nom de Herclotz, se présentant comme mandataire particulier de l’agent de la compagnie British India à Singapour. En quelques jours, sans que le consul de Hollande eût pu s’y opposer, et avec la complicité achetée des autorités locales, Herclotz embrassait l’islamisme et partait pour la Mecque. Dès le courant de mai, avec l’appui des mêmes autorités, — car sans cela sa conversion de contrebande ne lui eût servi de rien et il eût été assassiné dans les vingt-quatre heures, — Herclotz distribuait des billets de passage. Protestation des compagnies représentées à Djeddah auprès du consul de Hollande, protestation du consul, à laquelle le vali répond par une échappatoire. Pressé par son gouvernement, le consul de Hollande adresse au vali une nouvelle lettre très courtoise, le priant de lui faire savoir s’il est vrai que, contrairement aux règlemens en vigueur, Herclotz distribue à la Mecque des billets de passage, et s’il le fait avec ou sans autorisation. Le grand-chérif perd son calme et dicte au vali une réponse sans précédent dans la correspondance, toujours si mesurée dans la forme, des fonctionnaires ottomans. Le vali, dans ce document, invite le consul de Hollande « à ne pas rapporter au vilayet de fausses nouvelles, ainsi qu’il l’a déjà fait plusieurs fois ». Il lui demande s’il était « ivre ou fou » lorsqu’il a écrit sa lettre, et rappelle, avec une assurance ironique qui, dans l’espèce, n’était pas sans saveur, que lui, Ahmed-Ratib, est représentant de Sa Majesté Impériale et non pas agent d’une compagnie de navigation quelconque. Enfin il l’avertit « qu’il ne sera plus répondu aux lettres du consulat de Hollande, et que, si l’homme indigne qui en a la charge continue à importuner le vilayet, la Sublime Porte sera avertie et priée de faire le nécessaire auprès de la légation des Pays-Bas à Constantinople. » Toutes relations étaient immédiatement rompues entre le consul de Hollande et le vilayet. Quelques jours après, le consulat d’Angleterre, sollicité par les agens des compagnies anglaises, faisait cause commune avec le consulat des Pays-Bas. Mais leurs efforts combinés sont restés sans résultat; Herclotz n’en a pas moins continué à distribuer ses billets de passage. Au fur et à mesure qu’il avait un chargement, il télégraphiait à son mandant d’envoyer un navire, et expédiait les pèlerins à Djeddah, où ils attendaient l’arrivée du navire pour lequel ils étaient inscrits. On assure que le succès de la combinaison Herclotz a été pour beaucoup d’affréteurs une véritable ruine. La suppression de la concurrence a mis à la merci du pseudo-musulman tous les passagers de l’océan Indien, dont un grand nombre est mort à Djeddah, attendant en pleine épidémie cholérique, le vapeur promis trop lent à venir. On conçoit aisément que, pour mener à bien le succès de la combinaison Herclotz, l’autorité locale se soit réservé toute liberté d’action du côté des Bédouins. On a fait taire, par des distributions de subsides et de grains, les ressentimens laissés chez les tribus par les événemens de l’hiver précédent. On semble même avoir quelque peu négligé le pèlerin algérien, beaucoup plus récalcitrant que l’Indien ou le Malais, et qui n’a pas dû alimenter autrement que par le nombre des offrandes la caisse du grand-chérif.

Quoi qu’il en soit, l’entreprise Herclotz avait donné en 1893 des résultats très fructueux. Aussi, en 1894, voulut-on faire mieux encore, et le grand-chérif acheta en Angleterre deux navires de fort tonnage qui, peu avant les fêtes, arrivèrent en rade de Djeddah. Mais la saison a été mauvaise pour cette opération. L’un des navires creva sa coque sur un des rochers de la rade, puis, quelques jours avant le Baïram, l’ancien vali Ahmed-Ratib-Pacha fut destitué brusquement et remplacé par Hassan-Bey, qui commença par interdire les prélèvemens sur la location des chameaux et la vente à la Mecque des billets de retour. Cette dernière décision porta le coup le plus sensible à l’entreprise projetée, car le seul des deux navires en état dut partir presque vide de passagers payans. La source des bénéfices était donc très compromise, mais on ne fut pas à court d’expédiens et on trouva une solution tout à fait élégante. Il fut décidé que tous les pèlerins javanais, les seuls qu’on osât pressurer à nouveau, seraient tenus de faire avant de partir un cadeau de 20 francs, et que leurs guides seraient responsables de la perception de cette somme. On empêchait en même temps les pèlerins récalcitrans de quitter la Mecque et on faisait mettre leurs guides en prison.


V

L’hygiène du pèlerinage doit être considérée au point de vue de l’hygiène privée ou individuelle et à celui de l’hygiène publique et internationale ; plus on fera pour la première, moins on aura à réglementer la seconde. Malheureusement, l’hygiène individuelle des pèlerins est déplorable. Ils arrivent à Djeddah, épuisés déjà par un long voyage accompli dans des conditions détestables d’encombrement à bord des navires. Brûlés le jour, ces malheureux sont exposés pendant les nuits très froides du désert à de brusques changemens de température. Un grand nombre dort à la belle étoile, sur la terre nue, s’imprégnant de miasmes paludéens très souvent pernicieux. La nourriture est mauvaise, hors de prix. L’eau enfin, nous l’avons déjà dit, vendue partout fort cher, est souvent saumâtre et exposée à toutes les souillures<ref> Il existe à l’Arafat un grand bassin (Hod) de forme carrée, assez spacieux, rempli d’eau provenant de la fontaine Eïn-Zobeïda ; il est divisé en cinq parties, séparées l’une de l’autre par une construction en maçonnerie. Ces bassins secondaires servent indistinctement soit à la boisson des hadjis, soit à l’abreuvage des chameaux, des chevaux, des ânes et des mulets. ils servent également pour le bain des hadjis, et comme lavoir pour leurs vêtemens. </ef>. Avec le concours du refroidissement, de la misère, de l’encombrement, cette eau détermine bientôt la dysenterie et ces diarrhées d’épuisement qui font tant de victimes et préparent singulièrement l’explosion du choléra. Si des germes ont été importés, nul doute que l’eau des puits, des citernes, souillée par les ablutions, les infiltrations, les outres dont la surface velue et visqueuse est souvent couverte d’immondices, nul doute que cette eau ne devienne la traînée qui généralisera en un instant le fléau.

En 1893, le nombre des pèlerins algériens et tunisiens débarqués à Djeddah a été de 9 085; et ceux qui ont été réembarqués à Yambo de 5 165. Les Algériens et les Tunisiens ont donc laissé au Hedjaz plus de 40 pour 100 des leurs. Encore les chiffres officiels de la mortalité de la Mecque et de Djeddah doivent-ils être majorés dans de fortes proportions, suivant un coefficient de 3, disent les uns, (disent les autres. Les rues de la Mecque et de Djeddah étaient, en 1893, littéralement couvertes de morts; on manquait de personnel pour les enlever; les maisons et même les coins de rue étaient encombrés par des malades pour lesquels il n’y avait ni médecins ni médicamens. Dans le désert qui entoure Djeddah, on trouvait des malades ; c’étaient des pèlerins qui étaient restés en arrière ou des malades que leurs compagnons de voyage avaient jetés à bas des chameaux. Ils étaient condamnés à languir au grand soleil sans nourriture et sans soins. Que leur importait, d’ailleurs, puisque tous ceux qui meurent au Hedjaz « montent directement au ciel et reposent ait milieu des jardins verdoyans dans les bras des houris » !

En 1894, l’encombrement a été beaucoup moins grand. Il n’est passé à Suez, venant du nord, que moins de 12 000 pèlerins ; il y en avait 43 000 en 1893. Les affréteurs n’ont pas fait de bonnes affaires : le prix du passage (aller) s’est abaissé jusqu’à 2 fr. 50 par tête (demi-talari), et il fallait voir avec quelle patience les pèlerins économes attendaient le dernier moment pour s’embarquer afin d’obtenir le rabais maximum. On regrettait beaucoup l’absence de nos Algériens, qui d’ordinaire sont assez riches et dépensent largement.


La commission d’assainissement de la Mecque, sous la présidence du haut commissaire ottoman, est formée du médecin de Médine, d’un médecin de la Mecque, du second médecin de Djeddah et du médecin musulman de Camaran. Une somme de 50 000 piastres (environ 11 500 francs) est mise par le gouvernement à la disposition de la commission qui doit, avec ces maigres ressources, nettoyer une ville de plus de 60 000 âmes, où se sont pressés en 1893 plus de 300 000 pèlerins, approprier la vallée de Mouna où se sont réunis 350 000 à 400 000 individus, et préparer les fosses où l’on enfouira les animaux sacrifiés, celles enfin où l’on enterre les pèlerins morts dont le nombre, prétend-on, a été en 1893 de 35 000.

La commission a donc une action presque nulle sur l’hygiène du pays, et se contente de rester dans son rôle d’information. Aussi l’étonnement fut-il grand à Djeddah, au mois de mars 1894, lorsqu’on vit débarquer le maréchal Assad-Pacha, envoyé spécial du sultan, porteur, disait-on, d’une somme de 40 000 livres turques pour la construction d’asiles et d’hôpitaux au Hedjaz; tandis que jusque-là le gouvernement s’était borné à affecter une somme dérisoire à l’entretien des hôpitaux et à l’assainissement de la voie publique à la Mecque. Mais, quelques jours après, le premier délégué de la Turquie à la Conférence de Paris donnait la clef de la mission en déclarant, dès les premières séances, que les mesures qui venaient d’être prises sur l’ordre du sultan, dans la Mer-Rouge et au Hedjaz, allaient pour ainsi dire au-devant des idées émises par les promoteurs de la Conférence. Turkan-Bey ajoutait qu’une réorganisation complète était en train de s’opérer aussi bien à Camaran, à Abou-Saad, à Vasta, à Elwesch qu’à la Mecque, Médine et Djeddah. La Turquie voulait mettre la Conférence en présence d’un fait accompli pour éviter l’ingérence, toujours redoutée, de l’Europe dans l’assainissement du pèlerinage. Le maréchal Assad-Pacha, d’après les déclarations de Turkan-Bey, était déjà à la Mecque pendant que la Conférence était réunie. Le séjour d’Assad-Pacha à la Mecque, cependant, ne fut pas de longue durée. Il ne put s’entendre avec le grand-chérif et le vali d’alors, Ahmed-Ratif-Pacha. Trois mois après il fut rappelé à Constantinople. La Conférence de Paris avait clos ses séances.

Cependant, en dépit de ces belles assurances, rien n’a été commencé jusqu’à présent à Djeddah ! On a bien dit qu’on avait jeté à la Mecque les fondemens d’un vaste établissement dont les murs commençaient même à sortir du sol; on a assuré qu’une vingtaine de maçons, sans compter leurs aides, y travaillaient ; on a même vu débarquer, pendant les dernières semaines d’avril 1894, une assez grande quantité de barres de fer et de briques destinées à l’hôpital de la Mecque. Mais une partie de ces matériaux gît encore sur le rivage de Djeddah. Rien n’a été fait pour l’hygiène. Il est à craindre qu’il en soit longtemps ainsi, dans l’état politique actuel du Hedjaz; les Turcs, malgré leur bonne volonté, n’y peuvent rien ou presque rien ; s’ils insistaient, ils auraient bien vite une révolte comme celle qui a sévi sur l’Yémen, il y a deux ans, et on comprend qu’ils ne s’en soucient guère. J’ajouterai que les subsides envoyés de Constantinople sont partagés en grande partie, dans leurs différentes étapes, par ceux qui sont chargés de les utiliser pour le bien public.

Une étuve a été transportée, non sans de grands frais et de grandes difficultés, à la Mecque. Son arrivée dans la ville a failli occasionner une révolte parmi les pèlerins et les Bédouins. Les récits les plus fantastiques circulaient. On disait que l’étuve, étant placée sur un point très resserré de la route de Mouna à la Mecque, tous les pèlerins à leur retour des fêtes seraient contraints d’entrer nus dans l’étuve (110°) pour s’y désinfecter avant de pouvoir revenir à la Mecque. Cette histoire avait rencontré un tel crédit que, dans un grand nombre de familles de Djeddah on s’est abstenu en 1894 de conduire les femmes à la fête, dans la crainte qu’elles ne fussent exposées sans voile aux regards du public lorsqu’elles passeraient dans l’étuve. Aussi l’administration, pour calmer la population, a-t-elle simplement remisé l’étuve, sans même l’enlever du chariot dans lequel elle avait été transportée. Les Bédouins survenant alors l’ont à moitié démolie et reléguée dans une anfractuosité de la montagne en criant bien fort qu’ils massacreraient les Turcs eux-mêmes s’ils osaient s’en servir. « Oserait-on soupçonner le linge de leurs épouses et de leurs filles? » Le grand-chérif s’excusa très diplomatiquement auprès du pacha sanitaire, et tout fut dit. Le chérif, au surplus, est bien plus occupé de recueillir ses droits et de faire écorcher les victimes du sacrifice que de les faire enfouir convenablement. Les peaux lui rapportent annuellement quelques centaines de mille francs. C’était plus qu’il n’en fallait pour faire taire ceux qui voudraient parler d’hygiène. Cependant cette année les animaux ont été enfouis immédiatement après les sacrifices, sans avoir été dépecés. Cette mesure a donné d’excellens résultats.

Les Bédouins ont commis en 1894 leurs exploits ordinaires contre les pèlerins. Il y a eu même des coups de feu échangés entre Médine et la Mecque avec l’escorte égyptienne du Tapis. Cependant le nouveau vali, arrivé cet été à la Mecque, semble, au moins jusqu’ici, avoir à cœur de faire disparaître une partie des abus sur lesquels plusieurs de ses prédécesseurs fermaient les yeux lorsqu’ils n’en tiraient pas personnellement profit; il aurait notamment fait publier que la location des chameaux était libre, et que le pèlerin n’aurait rien à payer en sus du prix qu’il débattait directement avec les chameliers.

En mai 1894, la mortalité avait continué à être assez forte parmi les pèlerins qui séjournent dans la ville sainte ; après l’avoir attribuée tout d’abord à la dengue, on a reconnu qu’elle était due à des affections intestinales ; les médecins présens à la Mecque en ont recherché la cause et ont cru la trouver dans la contamination de l’eau que boivent les pèlerins. L’eau incriminée n’était autre que l’eau sainte, objet du culte des pèlerins, celle de la source d’Agar, la célèbre fontaine de Zemzem. Sur les rapports des médecins le vali a fait savoir aux pèlerins qu’il les engageait à en user aussi modérément que possible. Mais cet avis du vali, mettant en suspicion une source sacrée, a été pour les hadjis un véritable sujet de scandale et n’a pas été écouté. Aussi le vali pas plus que le grand-chérif n’oseront-ils jamais, de peur de provoquer un soulèvement, fermer l’accès de la source placée dans l’enceinte même de la grande mosquée, but du pèlerinage[6].

On voit par là combien sont difficiles à régler toutes les questions de salubrité et d’hygiène qui touchent à cet exode annuel du monde musulman vers les villes saintes, et que la bonne volonté des autorités ottomanes elles-mêmes sera souvent exposée à échouer devant l’ignorance et le fanatisme de la foule qui ne veut souffrir aucune atteinte aux traditions qu’elle vénère, et aux usages séculaires qu’elle est habituée à observer. En 1893, on savait un mois avant les fêtes que le choléra sévissait à la Mecque; 2 000 à 3 000 pèlerins qui attendaient à Suez n’en sont pas moins partis ; il paraît qu’en les empêchant on eût commis un véritable sacrilège. Il est politiquement et matériellement impossible d’empêcher le pèlerinage. Du moins les puissances doivent-elles veiller à ce que les pèlerins soient placés à l’aller et au retour dans les meilleures conditions possibles. En les rendant plus forts, on les rendra plus aptes à résister à des maladies qu’ils ne nous rapporteront pas. Plus on fera pour le pèlerin, et moins on aura à faire contre lui.


A. PROUST.

  1. Djeddah est dans la Mer-Rouge « l’échelle » de la Mecque.
  2. L’ihrâm se compose de deux pièces de toile, de laine ou de coton dont l’une s’attache autour des reins et l’autre se jette sur l’épaule et le cou, mais de façon à laisser le bras droit à peu près découvert.
  3. M. Hévéard, consul de France, a été massacré à Djeddah le 15 juin 1858 avec dix-neuf Européens.
  4. Nous sommes prêts à te servir, ô Dieu, nous sommes prêts.
  5. A Mouna, l’eau qui vient de Taïef pour être distribuée à la Mecque est dans une conduite en ciment très étanche; elle passe au-dessus de la vallée, sur le flanc de la montagne. Il n’y a donc pas de danger à ce point de vue. Mais, dans la vallée même, il existe une série de bassins dans lesquels l’eau potable est puisée, et chaque bassin est placé près d’une fosse d’aisances. Il est inutile d’insister sur les échanges qui doivent se faire incessamment entre le liquide de la fosse et l’eau potable.
  6. Dans une conférence faite à la Société littéraire mahométane de Calcutta, le Dr Hart, de Londres, appela l’attention du Sultan et des mahométans éclairés sur le danger créé par les ablutions pratiquées avec l’eau de Zemzem et proposa de la remplacer par l’eau pure de l’Arafat. Mais le président fit observer qu’il s’agissait là d’un rite sacré que les ulémas seuls avaient le droit de modifier.