Aller au contenu

Le Pain blanc/04

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 39-46).

CHAPITRE IV


L ’omnibus du pensionnat attendait derrière les barrières de l’amusante station. Perdue dans le bruit des roues, Élise Arnaud ne voulut rien regarder pendant le parcours.

Mais quand elle mit le pied à terre et franchit, au côté de Mlle Laporte, les grilles qui s’ouvraient sur un si beau parc, elle ne put alors retenir son exclamation.

À cinq heures, en juin, les ombres allongées commencent à coucher sur les pelouses l’image obscure des arbres clairs. Les roses des massifs éclataient comme des illuminations. Les oiseaux, les grillons, les bourdons, toutes les voix d’une animalité minuscule et cachée jetaient vers l’espace bleu le cri persistant de l’été. Et le seringa sentait si fort qu’on avait, par places, envie de s’arrêter court comme devant une apparition.

Élysée se contenait pour ne pas obéir à son impulsion qui était de courir dans l’herbe profonde et de se rouler, en criant comme les oiseaux, les grillons et les bourdons. Une sorte de tremblement sacré parcourait la petite créature de ville devant la révélation de la terre ivre de soleil. Un désir de liberté, furieux, inconnu, gonflait son étroite poitrine. Et, pendant le temps que dura la traversée du parc, ce fut une bacchante enfant qui marcha, les narines ouvertes, au côté de la sage Mlle Laporte en petit chapeau noir et robe terne.

— Vous voyez que nous avons de la place pour respirer !… remarquait la voix austère.

Mais cette belle arrivée n’était tout de même qu’une triste aventure ; à un tournant, au lieu du château de conte de fées, parut, laissant filtrer le grondement sourd de pianos parcourus de gammes, le grand bâtiment blanc où ne vivaient que les horreurs de la grammaire, de l’arithmétique, de l’histoire de France et le reste, supplices lents et sans espoir insultant la face de l’été.

Sur le seuil de cette boîte de luxe, la voix austère annonça :

— Ma mission est terminée, mon enfant. Je vais maintenant vous remettre à Mlle Dufauré, qui va s’occuper de vous.

— Merci, mademoiselle, murmura la petite, polie et triste.

Maintenant, Élysée se voit dans une petite pièce proprette, sorte de cabinet de travail dominé par un crucifix, et qui sent le couvent et la religieuse. Mlle Dufauré s’est assise et l’a fait asseoir en face d’elle, de l’autre côté du bureau.

— Voyons, mon enfant ! Je vais vous faire passer un petit examen oral pour savoir où vous en êtes. Dites-moi ! Que savez-vous de…

Lamentable examen oral !

Au bout de vingt minutes de ce cauchemar :

— Nous avons besoin de beaucoup travailler… conclut avec douceur Mlle Dufauré. Mais nous nous rattraperons, n’est-ce pas ?

La gamine baissait profondément la tête.

— Oui, dit-elle très bas et sans beaucoup y croire.

Depuis un moment, une rumeur venue d’en haut se manifestait.

— Voilà le cours fini, dit Mlle Dufauré, regardant sa montre. Tout à l’heure, vous allez…

Elle ne termina pas sa phrase. Un frôlement léger dans le couloir, la porte qui s’ouvrait firent se retourner la fillette. Une nouvelle venue parut, tandis que Mlle Dufauré se levait respectueusement.

— Saluez Mlle Levieux, mon enfant…

Debout, Élysée, intimidée, se laissait regarder par cette personne en noir, au visage pâle, aux yeux graves et fatigués, des yeux clairs comme de l’or, sous un front étroit où les bandeaux plats de la maison, presque blancs, laissaient échapper de légères mèches ondulées. Une minceur émaciée, une grâce retenue, la palpitation involontaire des narines, et cette bouche si bien sculptée, aux coins mélancoliques, on ne sait quelle frémissante noblesse, quel prestige indicible émanait de cette femme jeune encore, dont les traits étaient passionnés et l’expression froide, les gestes enveloppants et l’attitude infiniment distante.

— Elle aura de la peine à suivre le cours moyen !… disait entre haut et bas Mlle Dufauré à Mlle Levieux.

« Venez avec moi, ma petite ! fit celle-ci tout à coup en revenant à Élysée. »

Où l’emmenait-on encore ? Elle suivit la robe noire, docilement. Il lui semblait qu’elle l’eût suivie jusqu’au bout du monde.

Elles entrèrent dans un autre cabinet de travail, plus grand, plus élégant. Sur un canapé de cuir, Mlle Levieux s’assit et fit asseoir la petite Arnaud près d’elle. Ses yeux d’or la scrutèrent jusqu’au fond de l’âme ; un demi-sourire montra ses dents éclatantes.

— Cela vous a fait beaucoup de chagrin de quitter maman… dit-elle comme si elle devinait tout.

Et sa voix nuancée était si douce que la petite Élise se mit à sangloter.

Mlle Levieux la prit contre son épaule. Pendant le court instant que dura cela, l’enfant eut l’impression d’avoir enfin trouvé le refuge suprême de sa petite vie bousculée. Elle ferma les yeux, et ses larmes passaient, tièdes, entre ses longs cils trempés.

Embrassée sur les cheveux, puis redressée, elle laissa ses deux mains dans celles qui les tenaient si affectueusement.

— Pauvre petite !… murmura Mlle Levieux.

Ses yeux d’or, comme remplis par quelque immense peine cachée, lisaient le visage enfantin, à la fois apitoyés et autoritaires. Elle hocha lentement la tête, et continua :

— Il y a eu de bien tristes soucis chez vous… Le papa est parti… La maman est toute seule…

Comment savait-elle ? Est-ce par les agences secrètes…

— Ici nous tâcherons que vous soyez heureuse, mon enfant…

Pendant un moment, elle parla, bienveillante, consolante, penchée.

L’étroite robe noire remuait, serrée sur la poitrine, au rythme d’une respiration tranquille.

Elle était calme et plate, cette robe, comme une soutane. Élysée avait l’impression que cette femme était une espèce de prêtre. Comme elle devait bien confesser les enfants, quel pouvoir sur les jeunes esprits elle devait posséder !

Éperdument, la fillette désira pleurer de nouveau contre l’épaule qui venait de la bercer, écouter la voix qui la plaignait, sentir se concentrer là, s’affirmer toute la douleur de son enfance privée de soins et de caresses, rester des heures dans ce cabinet de travail où l’on était si bien.

Mais l’ineffable instant était passé déjà. Les douces mains abandonnèrent les petits doigts. Réservée, presque sèche, Mlle Levieux s’était levée.

— Allez, mon enfant ! Tâchez d’être une élève studieuse, et de prendre vite le courant de la maison. Au revoir !

Un baiser rapide effleura de nouveau les cheveux d’Élysée. Elle se retint pour ne pas saisir les mains qui la poussaient doucement dehors, et les embrasser avec véhémence. Le cœur battant, elle passa la porte, et retrouva Mlle Dufauré qui l’attendait, patiente, dans le corridor.

— Le cours moyen est en pleine récréation. Vous allez faire connaissance avec vos petites camarades…

Et, tout en l’entraînant, Mlle Dufauré continua :

— Naturellement vous suivrez les mêmes cours qu’elles. Mais comme vous avez été retardée un peu dans vos études, vous aurez des leçons particulières tous les matins, jusqu’à ce que vous ayez rattrapé les autres.

Et tant de délicatesse étonna la petite, si bien résignée d’avance à quelque classe humiliante.

C’était une immense cour plantée d’arbres réguliers et fermée de hauts murs. Une foule de petites filles sautillait là-dedans, sous la surveillance de deux demoiselles toutes jeunes, qui, de temps en temps, prenaient part aux jeux. Dans le fond un tennis, plus loin un croquet. Une partie de ballon faisait, ailleurs, pousser des cris aigus.

— Tenez !… dit Mlle Dufauré, voilà là-bas vos compagnes de chambre à coucher. Je vais les appeler et vous présenter les unes aux autres.

Deux filles de dix ans s’avancèrent. L’Anglaise était boulotte, fraîche et rousse ; la Française, maigre, noiraude et souffreteuse. Elles n’étaient ni l’une ni l’autre jolies.

— Miss Edith Cornfield, Mlle Marie Vanier. Et voici Mlle Élise Arnaud, qui partagera votre chambre.

Aisées, elles tendirent la main. Élysée envia leur courtoisie sans timidité.

— Maintenant, jouez un peu ! conseilla Mlle Dufauré.

Brusquement précipitée dans la partie de ballon abandonnée pour elle, Élysée, maladroite, s’agita sans envie, intimidée et triste.

Une cloche subite la délivra.

— Le premier coup !… lui cria Marie Vanier. Nous montons nous laver les mains !

Il faisait encore jour. La ruée des enfants, difficilement modérée, assaillit les escaliers de l’espèce de château blanc qu’était ce pensionnat de haut style.

Dans la chambre, la fenêtre toujours ouverte laissait entrer la grande haleine du parc, parfumée aux fleurs. La fin de l’après-midi créait des nuances nouvelles entre ciel et terre. Les oiseaux chantaient leurs dernières ritournelles, les grillons, qui ne se taisent pas la nuit, s’évertuaient, infatigables.

Pendant qu’Edith Cornfield donnait, dans la chambre, un coup de brosse à ses cheveux rouges, au lavabo du cabinet de toilette, Marie Vanier, se lavant les mains côte à côte avec Élysée qui faisait de même, se dépêcha de dire presque bas :

— Vous ne savez pas ?… Les dames d’ici sont des religieuses, mais elles ne le disent pas ! Elles ne portent leur costume qu’une fois mortes, dans leur cercueil. J’ai su tout ça par hasard.

— Oh ! frissonna Élysée.

L’autre, brusquement, la poussa de l’épaule.

— Au fait, j’oubliais ! Vous arrivez d’aujourd’hui. Alors… Alors vous avez vu Mlle Levieux ?

— Oui !… dit Élysée, extasiée.

Marie Vanier la regarda.

— Veinarde !

La surveillante entra, tapant dans ses mains.

— Allons, mes enfants !

Le second coup de cloche carillonnait. Dans le réfectoire, le dîner avait lieu en silence, bonne cuisine, gentil service. Au dessert, les voix déchaînées firent le même bruit que les oiseaux du parc. Puis, étant montées en ordre, les élèves, en haut, furent, pendant trois quarts d’heure, les unes écrire leurs lettres dans une salle spéciale, les autres lire des livres choisis dans la bibliothèque de la maison. Plusieurs, réunies autour d’un harmonium, commencèrent à répéter des chœurs, dans une sorte de grand hall voûté sur les murs duquel étaient accrochés divers instruments de musique.

Sous la conduite de Mlle Dufauré, la petite Arnaud fut de celles-là.

Que la voix de maman eût été belle, dans ce hall ! C’était le première fois que, de toute cette journée, elle songeait à sa mère.

Elle n’eut pas le temps d’en être surprise. Avait-on le temps de penser, dans cette maison regorgeante de monde et de nouveautés ?

— Chantez avec nous !… disaient les fillettes »

Cela dura jusqu’à la cloche.

Dans les chambres à trois lits, éclairées à l’électricité (les portes restées ouvertes tandis qu’une surveillante allait et venait dans le couloir), les enfants se déshabillaient vivement et en silence.

L’électricité s’éteignit d’elle-même. Le couloir restait faiblement éclairé. Pendant une demi-heure encore, la surveillante irait et viendrait.

Glissée dans les draps frais, Élysée répondit au bonsoir laconique de ses deux compagnes. Et, quand elle eut bien calé sa petite tête, elle essaya de ramasser ses impressions.

Elle regrettait sa chambre désordonnée de Paris, son Alfred de Musset clandestinement lu, sa liberté, sa lamentable liberté.

Cependant, à travers le silence rétabli de la pension qui s’endormait, la nuit trépidante de grillons reprenait sa place formidable. Longtemps, la petite fille écouta cela. Le souvenir de Mlle Levieux, en même temps, lui serrait le cœur, mélange de bonheur et de déception.

Elle se souvint brusquement : « Veinarde », avait dit Marie Vanier, et avec quel accent ! Élysée n’était donc pas seule à subir le charme. Fallait-il s’attrister de cette constatation ? Mlle Levieux avait si bien semblé la considérer comme une petite fille à part ! Était-elle donc la même pour tout le cours moyen et pour tous les autres cours encore ?

— Et dire qu’on lui mettra sa robe de religieuse quand elle mourra !

« Quand elle mourra ! » reprirent les grillons du dehors, « quand elle mourra, mourra, mourra… »

Élysée ne s’était pas aperçue qu’elle avait fermé les yeux.

« Quand elle mourra !… Mourra !… Mourra ! »

Elle ne s’aperçut pas non plus qu’elle s’endormait profondément.