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Le Pain blanc/Texte entier

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. cover-).

LE PAIN BLANC
LUCIE DELARUE-MARDRUS
LE
PAIN BLANC
ROMAN
BOIS ORIGINAUX DE JEAN BUHOT
LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ
ferenczi et fils, éditeurs
9, rue Antoine-Chantin, Paris (14°)

MCMXXXII

Tous droits de traduction d’adaptation et de reproduction,
réservés pour tous pays.
Copyright by J. FERENCZI ET FILS, 1929.

CHAPITRE PREMIER


L es enfants se disputaient. Quel souvenir, plus tard ! Les moindres détails de ce jour allaient se graver pour jamais dans les mémoires.

La petite Élise, que ses frères appelaient, pour se moquer d’elle, Champs-Élysées ou Élysée tout court, restait inquiète de ne pas voir rentrer sa mère.

Toujours inquiète de quelque chose. C’est le propre des enfants poètes.

Dix ans. C’était donc une petite femme.

On peut affirmer que, jusqu’après sept ans, les enfants restent des bébés. À partir de huit, le corps s’allonge et la figure change. C’est alors qu’on commence à dire : « Quand j’étais petite. »

— Quand j’étais petite, j’avais un lit, je me rappelle très, très bien. Même que je couchais dans la chambre de papa et maman.

— C’te blague !… se récrièrent les deux garçons en glapissant comme des voyous.

Jacques poursuivit avec un ricanement :

— Dis donc ! Tu n’es née qu’en 1902, toi, et nous sommes en 1912. Ça te fait quel âge ? Nous avons sept et cinq ans de plus que toi, nous ! Nous savons mieux que toi, peut-être ! Qu’est-ce que tu étais à cette époque-là ?… Un pauvre gluant ! Tandis que nous, nous étions déjà grands. Il faut croire qu’on était en pleine purée. Car ton berceau, c’était le tiroir du bas de la commode, je te le répète. S’pas, Max ?

— Elle est si bête ;… dit Max. Elle ne te croira pas.

— Je voudrais voir ça !… chantonna Jacques en marchant droit sur sa petite sœur.

Elle avait un peu peur d’eux, quelquefois. Elle crut préférable de se taire. Mais les deux adolescents, désœuvrés :

— Tiens ! Pour te punir, nous allons t’y recoucher, dans ton tiroir !

— Oh ! non !… Max !… Jacques !… Pouce !… Je crois tout ! Je crois tout.

Ils n’y parvinrent pas tout de suite. Elle criait et riait en se débattant, car ils la chatouillaient pour en venir à bout.

Quand elle fut, tête en bas, jambes en l’air, dans le tiroir, ils firent mine de le refermer. Le grand salon encombré de meubles qu’on venait d’emménager, plein de papiers, de paille et de ficelles traînant sur le parquet, se remplit du tapage mené près de cette commode, vieux souvenir de famille, un des rares meubles gardés parmi les nouveaux.

Quel témoin, cette commode ! Elle avait connu l’époque de la grande bohème. Alors, au logis trop étroit, pas encore d’argent, mais déjà des scènes.

Élysée pouvait remonter aussi loin que possible dans le grand au-delà de la première enfance, elle retrouvait toujours les mêmes drames. C’est pourquoi ses idées sur la vie n’avaient jamais varié.

Une mère, ça crie après un père. Un père, c’est gentil, doux, espèce de grand camarade à barbe qu’on ne voit pas assez souvent ; mais il paraît que c’est un monstre. Des frères, c’est beaucoup plus âgé que vous, c’est grand, c’est fort, avec des mains brutales qui vous font mal en jouant. Ça ne sait que combiner des tours pour ennuyer quelqu’un, ça travaille mal au lycée, et, quand on parle d’eux, on dit : « Ces deux apaches-là… »

Mais certes, le personnage le plus étonnant de la maison, c’est la maman. Mon Dieu ! Quand ça ne crie pas, c’est-à-dire quand le mari n’y est pas, ça donne des claques au hasard ; puis, tout à coup, ça se met au piano et ça chante avec une voix si belle qu’on en a la chair de poule. C’est alors que les enfants doivent s’asseoir tous les trois sur le vieux canapé, sans bouger, chose qui ne se réalise jamais, à cause des garçons.

Élysée n’a pas encore écouté comme elle l’aurait voulu. Jacques et Max, chacun d’un côté, faisant des grimaces pour la faire rire, ou la pinçant pour la faire pleurer. Naturellement, maman se lève, exaspérée, et la distribution commence. Élysée a reçu, bien des fois, ce qu’elle n’avait pas du tout mérité. Encore une conclusion : les claques, ça fait partie de la musique.

Il y a une autre occasion où les trois sont encore alignés sur le canapé ; mais, cette fois, ils s’y sont assis d’eux-mêmes pour assister à la scène.

Que c’est affreux, la scène ! On dirait que tout va mal sur la terre, et que c’est la fin du monde. Comment Jacques et Max peuvent-ils rire tout bas au milieu d’une telle catastrophe ?

Il y a des paroles qu’on attend et qui ne manquent jamais de venir. « Alors, dit papa, pourquoi m’as-tu épousé de force ?… » Et maman répond avec des gestes violents : « Fais donc l’innocent ! Tu savais très bien que j’avais des espérances !… » « Ce n’est pas vrai ! répond papa, calme et pâle. J’ai cédé parce que tu me menaçais de te tuer, et parce que j’étais amoureux de ta voix. J’avais vu tout de suite que tu étais jalouse comme une malade que tu es ; mais enfin j’avais cru épouser la musique et non une harpie. »

Alors ce sont les phrases hachées et les grands sanglots, tout ce qui fait qu’on tremble comme un petit animal perdu, pendant que les idiots de garçons s’amusent.

Chaque fois qu’excédé l’homme fait le geste d’aller vers la porte :

— C’est ça !… Va-t’en retrouver tes cocottes !… Quelle honte quand on a trois enfants !

— Je ne te répondrai même pas ! Tu sais aussi bien que moi que je ne pense qu’à mes recherches de laboratoire.

— Écoutez-le !… s’esclaffe maman, prenant les trois gosses à témoin. Les grues qui viennent le réclamer jusque chez nous…

Quelquefois, par bonheur, un coup de sonnette interrompt.

« Un client !… » fait maman, subitement domptée, et comme honteuse. Et c’est le moment où tout le monde retient sa respiration. La bonne (ce n’est la même que pendant huit jours) vient annoncer qu’il y a quelqu’un dans le cabinet de monsieur, et c’est l’attente pendant laquelle on chuchote en marchant sur la pointe des pieds.

Au bout d’un temps qui varie entre dix minutes et une demi-heure, papa revient, l’air heureux, en déclarant :

— Un nouveau malade !

Et voilà la paix rétablie sur ces mots qui ont pourtant l’air d’annoncer une mauvaise nouvelle. Mais quand on n’est qu’un petit médecin de quartier, un nouveau malade c’est un peu d’argent qui tombe du ciel. Les garçons eux-mêmes battent des mains. Maman dit : « Je vais pouvoir donner des acomptes. »

Au milieu de tant de battements de cœur, n’est-il nul refuge pour une petite fille sensible à tout, et qui voudrait tant voir le bonheur régner dans sa famille et sur toute la terre : Une vieille bonne qu’on aurait, comme ce serait bon !

Les filles au rabais qui se succèdent à la maison ont de mauvaises figures fâchées. Il y a les poupées, mais il en faudrait une grande pour en faire une amie. Élysée n’en a que de toutes petites de dix centimes, avec lesquelles elle joue dans les coins, pour se distraire de ses anxiétés. Elle leur a fait des robes grandes comme la moitié d’un doigt. Elles ont aussi leur mobilier. Cela s’achète au bazar, avec les pièces de dix sous données quelquefois par papa.

Dans de vieilles boîtes à chaussures, Élysée organise des ameublements minuscules. Cinq ou six boîtes posées l’une à côté de l’autre constituent les appartements du château.

Il y a aussi une écurie en bois blanc contenant trois chevaux en fer peint. L’imagination travaille. Dans ce monde menu, que d’événements extraordinaires ! Mais chaque fois qu’ils le peuvent, les frères, en rentrant du lycée, profitant d’un instant où la petite n’est pas là, mettent les dames dans l’écurie, les chevaux dans les lits, les meubles à l’envers.

C’est tout à coup un désespoir incommensurable, non pas pour le fait matériel aisément réparable, mais à cause du rêve dérangé, des mystères tournés en ridicule. Élysée ne saurait dire pourquoi de tels sanglots. Les enfants ne se comprennent pas eux-mêmes.

À qui se plaindre ?

À maman, cela va de soi. C’est l’instinct des petits, quelle que soit leur mère, de courir tout de suite à cette sorte de dieu qui sait tout, qui peut tout. Mais ce dieu-là, comme tous les autres, répartit à tort et à travers punitions et récompenses. Encore une fois, c’est Élysée qui reçoit les claques.

« Maman aime mieux ses garçons. »

De bonne heure la fillette a senti cela. Voilà comme elle s’est raccrochée à son père trop rarement présent, et qu’elle aime avec le sentiment d’une obscure culpabilité, puisqu’il est un monstre.

Est-ce par esprit non analysé de revanche ? Câlineries, coquetteries, tant de petits mots tendres et d’œillades complices, tout est pour lui.

— Regardez-les !… gronde la mère. Ils sont tous pareils ! Lui ressemble-t-elle assez ! Ça en est comique !

Élysée est fière de ce mot, encore que ne comprenant pas comment le visage d’un monsieur barbu peut bien ressembler à sa petite figure à elle.

À dix ans, on n’a pas encore le sens des ressemblances. Elle ne sait pas que leurs longs yeux, coupés en biais vers les tempes, sont du même émail noir enchâssés dans du blanc pur, et qu’ils ont pareillement ce regard croisé qui agit comme un charme. Elle ne sait pas que la vie de ces deux paires de prunelles est identique, vie étincelante et rapide dans la nacre mouillée, et que, rieurs un peu, ces yeux si beaux ont une expression si bonne.

Autre point lumineux dans leurs deux faces brunes, les dents en amande, celles du père brillant dans la barbe fine, celles de la fille dans une bouche rouge vif, et précise comme une pierre taillée.

Une si jolie petite fille élevée n’importe comme, bousculée, mal habillée, mal instruite, sabotée, en somme…

Tout à coup, les espérances dont on a tant parlé se réalisent. Hériter, quelle aventure ! Encore un bonheur, un immense, celui-là, venu du malheur de quelqu’un. Une vieille tante qu’on ne connaissait pas est morte quelque part, et voilà toute une fortune, et des meubles, et des malles pleines de choses.

Les malades entretiennent les familles, les morts sont des distributeurs de cadeaux.

Depuis un mois, la vie était sens dessus dessous. Maman, férocement, bazardait tout le passé. Changement d’appartement, mais non de quartier, à cause de la clientèle du docteur Arnaud, bonne à conserver tout de même.

Lui, triste, désapprouvait les reniements, regrettait les vieux meubles de sa misère. Et c’étaient encore des sujets de cris.

— Ne poussez pas le tiroir, Jacques ! Max !… Vous allez me casser les jambes !

La bonne finit par accourir aux cris, suivie de la cuisinière, entrée en service depuis quatre jours. Elles déclarèrent que c’était honteux, et les garçons se tournèrent contre elles, pour la délivrance d’Élysée qui commençait à pleurer.

On avait décidé (idée de maman), qu’ils changeraient de lycée, le leur n’étant plus assez chic pour des jeunes gens riches. Élysée aussi devait changer de cours. En attendant, les trois, subitement en vacances, trouvaient la vie bien amusante, parmi le désordre et les allées et venues du déménagement et de l’emménagement.

Aujourd’hui, pourquoi leur mère ne rentrait-elle pas ? Elle avait dit : « Je m’absente une heure. » Et le chapeau de travers, à son ordinaire, elle était sortie d’un air mauvais.

Élysée savait bien qu’elle ne rentrerait que pour gronder quelqu’un, enfants ou servantes, mais elle souhaitait quand même son retour, sachant que, seuls avec elle dans la maison, les garçons finissaient toujours par la martyriser.

Elle était la dernière, et la fille, par conséquent née humiliée. Elle connaissait la faiblesse de ses petits bras et la force de ceux de Jacques et de Max. Elle aimait ses frères, pourtant, car sa nature était bienveillante et douce. En outre, elle avait pour eux une espèce d’admiration inconsciente. Ils faisaient tant de choses auxquelles elle n’eût même pas osé songer ! Comme ils étaient turbulents, insolents, indisciplinés ! Comme ils parlaient mal ! Comme ils se moquaient de tout ! La mère avec ses cris, le père avec sa gravité n’en venaient pas à bout.

Elle les trouvait beaux. Ils ressemblaient pourtant à leur mère qui passait pour laide. Mais ils avaient des cheveux blonds qui frisaient un peu, des yeux verdâtres qui jetaient des éclairs. Et la petite ombre qui commençait sur leur mince lèvre supérieure leur donnait déjà l’air d’être des hommes.

— Voilà maman !

Elle fit une entrée inoubliable. Pâle et frémissante, elle arracha son

épingle et jeta n’importe où son chapeau, qui tomba dans la paille d’une caisse à demi vidée.

— Ça y est ! dit-elle. J’en ai maintenant la certitude, votre père me trompe !

Par habitude, les trois enfants s’assirent ensemble sur le matelas nu d’un futur divan égaré là.

— Il y a longtemps que je m’en doute, continua Mme Arnaud. Mais il est tellement hypocrite ! Je n’ai jamais pu le prendre. Aujourd’hui, avec une voiture, je l’ai suivi pendant un bon moment. Il faisait ses visites. Mais après ? L’idiot de chauffeur l’a perdu au coin du boulevard Haussmann. Où allait-il ?… il n’a pas de malades par là. Et, vous voyez, il n’est pas encore rentré, à l’heure qu’il est. Ah !… ce soir, il va voir ça !

— Il sera allé se balader !… dit Max en bâillant. Au mois de mai, ça n’a rien d’étonnant !

Jacques, en sifflotant, se leva, comme pour exprimer : « C’est tout ce que tu as à nous raconter ? »

Élysée, les yeux longs et tristes, ne disait rien.

— Vous êtes tous par trop absurdes !… remarqua Mme Arnaud, avec une fureur grandissante.

Et, selon la logique déconcertante du féminin, elle enchaîna, cherchant à tout prix des querelles pour se soulager :

— Et puis, d’abord, qu’est-ce que ces imbéciles de bonnes ont fait toute la journée ? Rien n’est rangé, dans ce sale appartement !

— Savons pas… grognèrent les garçons.

Oubliant qu’elle avait des sonneries électriques, elle cria, trépignante :

— Maria !… Heu… comment s’appelle-t-elle ?… Hortense !…

— Je vais les chercher !… s’empressa gentiment la petite Élise.

— Toi, mêle-toi de ce qui te regarde !… Je veux qu’elles viennent quand je les appelle, ces rosses-là !

— C’est bien la peine de se coller dans le grand luxe pour ne pas s’en servir ! remarqua Jacques en allant sonner, flegmatique.

Ce qui suivit fut bruyant, inutile et compliqué. Les bonnes pleurèrent, les meubles furent bousculés. Élysée trembla, les garçons ricanèrent.

— Je suis sûre que vous n’avez même pas eu le cœur de remettre en ordre le cabinet de monsieur, après sa consultation !

— Mais puisqu’on nous défend de rien y toucher !… protestaient les filles, indignées.

Pour épuiser jusqu’au bout sa crise de nerfs, Mme Arnaud se jeta sur la porte, entra dans le cabinet. Le jour tombait. Les enfants la virent allumer l’électricité. Les bonnes venaient de sortir du salon.

Ils ne comprirent pas ce qui se passait. Leur mère revenait vers eux subitement muette, et si décomposée que même les garçons firent un pas vers elle.

— Voilà ce que je trouve sur son bureau… prononça-t-elle d’une voix blanche.

Max tourna le commutateur. En pleine lumière ils aperçurent la lettre qui tremblait dans les mains de leur mère.

Elle jeta sur les trois jeunes visages qui la fixaient un regard si humain, si proche, et qui demandait si désespérément du secours…

— Vous voyez ce qui est écrit sur l’enveloppe ?… Pour Marcelle… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Quelques secondes de silence parfait passèrent. Puis la voix de gouape du plus grand :

— T’as qu’à ouvrir… Tu verras bien !

Ils crurent que jamais elle ne parviendrait à déchirer l’enveloppe. Dès les premières lignes, ses yeux chavirèrent.

— Asseyons-nous… fit-elle faiblement.

Et sur le matelas nu, dans le tohu-bohu de ce salon en préparation, sous la lumière crue tombée de haut, ils furent rassemblés tous trois, serrés les uns contre les autres autour de leur mère, comme des poussins grandis sous les ailes de la poule.

« Marcelle, tu vas trouver cette lettre, et moi je serai déjà loin. Rassure-toi tout de suite. Je ne suis pas parti pour me tuer, je ne suis pas non plus en compagnie d’une femme. Je suis parti tout seul, pour une destinée que tu n’as pas besoin de connaître encore, parti vers la paix, la liberté, le travail.

« Tu sais bien que j’ai toujours rêvé d’abandonner la clientèle pour ne plus m’occuper que de recherches de laboratoire. Mais j’avais une maisonnée à nourrir, je ne pouvais pas vous laisser dans la misère.

« À présent que te voilà riche, personne n’a plus besoin de moi, surtout toi pour qui ma présence est plus que mauvaise.

« Depuis dix-huit ans, ma pauvre chérie, j’ai tout essayé pour vivre heureux avec toi. Tu ne l’as pas voulu. Tu es une magnifique artiste, nous nous aimions bien, nous avions des enfants sains, je gagnais notre vie vaille que vaille, nous avions entre les mains les éléments d’un beau bonheur.

« Mais, je te l’ai dit souvent, je te le répète aujourd’hui plus gravement, je te l’affirme, en médecin, tu es une malheureuse malade, une névropathe, donc torturée et torturante, un être près de qui, désormais, je n’ai plus rien à faire.

« Ne crois pas que je t’accuse, ma pauvre chérie. Je suis sans doute beaucoup plus coupable que toi. Ma première faute a été de t’épouser, malgré mon instinct qui m’avertissait si bien. Ensuite, j’ai eu le tort de laisser tous les jours empirer ton mal, sans employer les moyens violents qui t’eussent guérie, peut-être. Pardonne-moi. Mais il t’eût fallu des coups, ma chérie. Et moi je suis trop doux, trop faible (oh ! si faible !…) pour avoir jamais pu songer à de pareils gestes en face de ton infernale humeur.

« Ta jalousie morbide, injustifiée, ridicule, est la forme la plus évidente de ta maladie. Car moi je suis né pour le foyer, la tranquillité, la vie de famille, les joies à la maison. Tu m’en as donné quelques, trop rares. Et je puis te jurer ici que jamais je n’aurai eu de plus grand, de plus émouvant plaisir qu’à t’entendre chanter, chère grande voix inoubliable. Je puis te jurer aussi que c’est avec un déchirement horrible que je me dis que je ne t’entendrai plus…

« Mais voilà ! La mesure est comble. Je ne peux plus, maintenant que je me sens dégagé de mes devoirs de pourvoyeur, je ne peux plus supporter un jour de plus cette vie détraquée, bousculée, ahurie de cris, de soupçons, de méchanceté.

« Je dis bien méchanceté, Marcelle. La jalousie de ceux de ta sorte, qui pourrait sembler une preuve d’amour, est (j’ai eu le temps d’y réfléchir et d’étudier la question depuis dix-huit ans), est, je l’affirme, une forme de haine larvée.

« À présent que je ne serai plus là, libérée que te voilà de tout souci matériel, j’espère que tu vas enfin consentir à vivre, délivrée de ton absorbante et funeste occupation quotidienne, consentir à te guérir, pour tout dire.

« Retourne à ta musique, Marcelle, retourne à ton intérieur toujours délaissé, retourne à tes enfants qui ont tant besoin de toi. Tâche de transformer tes énergies, veille sur tes garçons qui ne sont pas dans la bonne voie, contre lesquels ma faiblesse maudite n’a rien pu non plus. Penche-toi vers notre douce et ravissante petite Élise qui n’a pas été bien heureuse, jusqu’ici, entre un père abruti de cris et une mère forcenée.

« En écrivant son nom, je pleure. Marcelle, si tu veux, donne-moi Élise ! Tu seras sûre alors que je ne t’ai pas quittée pour une femme (car tout ce que je viens de te dire ne t’a pas convaincue, je te connais trop pour en douter !). Donne-moi Élise. Je sens que je saurai l’élever et la mener à bien, car elle me ressemble, tandis que je ne ferai jamais rien de mes fils. Donne-moi Élise et garde Jacques et Max, qui comprendront peut-être leur devoir envers toi. Donne-moi Élise, et tout sera bien. Chacun de nous gardera ce qu’il a fait à sa ressemblance, et notre vie dédoublée pourra devenir heureuse, enfin.

« Donne-moi Élise ! D’ici quelque temps, je te ferai parvenir une adresse détournée où tu pourras m’écrire que tu acceptes ce partage des enfants. Je te laisse simplement le temps de réfléchir à tout cela.

« Marcelle, ce n’est pas sans un chagrin profond que je te quitte, ma chérie. Je veux que tu saches le mot qui est dans mon cœur, car, dans sa mélancolie affreuse, il résume tout : « Quel dommage ! »

« Marcelle, vas-tu continuer à me haïr, maintenant que tu ne me verras plus ?

« Non, tu vas être plus normale, donc plus heureuse, et sans doute vas-tu commencer à comprendre ce que j’étais.

« Adieu ! ma chérie, ma chérie irresponsable, triste victime de tes nerfs, grande malade, grande artiste, grand bourreau, que je continuerai à aimer de tout mon cœur, que j’aimerai mieux, même, n’étant plus sous la triste férule. Adieu !

« Ton mari, ton pauvre mari,

« Stephen Arnaud. »

Ils avaient lu tous les quatre ensemble, en silence, les têtes rapprochées et penchées sur les feuilles de la lettre.

Laissant retomber la dernière feuille, Mme Arnaud fît entendre un petit rire faux ; puis, entre ses dents :

— C’est joli !

Ce fut tout. Elle se leva, digne et calme, replia la lettre qu’elle glissa dans son corsage, jeta les yeux autour d’elle, et proposa d’une voix douce :

— Si nous arrangions un peu ce salon ? En nous y mettant tous les quatre, ça irait très vite.

Les garçons, comme heureux de se dégourdir les jambes, approuvèrent :

— Allons-y !

Mais Élysée restait, elle, assise sur le matelas, immobile, avec un regard de visionnaire.

Derrière sa stupeur première, une foule de pensées effarées se levait déjà.

Sans s’occuper d’elle, les autres avaient entrepris de faire voyager le piano à queue. Les garçons riaient trop fort. Maman disait de temps en temps une petite parole tranquille.

Était-elle subitement guérie ? Était-ce un conte de fées qui se déroulait depuis moins d’une demi-heure ?

Quand le piano fut dans l’angle qu’il fallait, les fauteuils disposés en rond :

— J’ai un peu mal à la tête, dit maman avec un sourire. Je ne dînerai pas. Je vais me coucher.

Et, lorsqu’elle eut refermé la porte, les trois enfants, écoutant son pas s’éloigner dans le couloir, se regardèrent fixement.

Alors, saccadée, la petite Élise se dressa sur ses pieds :

— Jacques !… Max !…

Elle se croyait déjà dans leurs bras, leurs bras si forts de petits hommes, et sanglotant sur leurs poitrines, sanglotant son épouvante et sa peine, sanglotant de tout son cœur de dix ans, rempli, terriblement, par la grande catastrophe.

Mais, avant d’avoir pu faire un pas vers eux, elle les vit pirouetter ensemble ; et tous deux, comme s’ils se fussent donné le mot, commencèrent, à travers le salon, une sorte de grotesque danse du scalp, tandis qu’imité tout de suite par l’aîné, Max entonnait, avec de grands éclats de rire, un rythme qu’il improvisait :

— Papa a foutu son camp ! Papa a foutu son camp !…

CHAPITRE II


E lle resta couchée toute une journée sans voir aucun de ses enfants. Et personne ne sut ce qu’elle pensait pendant de si longues heures.

Les garçons, profitant du désastre, avaient déserté la maison. Au moment du déjeuner, ils ne parurent pas à table. Élysée, servie par les bonnes effarées, déjeuna seule, dans le tohu-bohu de la salle à manger, où dominait une échelle double.

Ensuite, dans le fouillis du grand appartement silencieux, elle rôda, pâlotte et les yeux rouges. Au cours de cette journée, son angoisse devait monter et descendre comme une marée. Quelle occupation absorbante que d’avoir du chagrin !

Le matin, au réveil, après un sommeil hanté, elle s’était dépêchée de faire sa prière. Ce n’était pas son habitude. Mais, quand on naufrage, comment ne pas trouver son Pater et son Ave ?

« Mon Dieu, continuait-elle, faites que ce ne soit pas vrai. » Et puis elle disait : « Faites que papa revienne et que maman ne crie plus. »

Chuchoter ces mots la rassurait.

Dans la petite chambre qui, plus tard, arrangée, devait devenir si gentille, elle avait fait sa toilette en ressassant de beaux espoirs.

« Papa a voulu voir, simplement, si maman ne guérirait pas de cette façon-là. C’est une farce qu’il a arrangée. C’est bien naturel, puisqu’il est médecin et qu’elle est malade… »

Elle avait appris ce mot nouveau : Névropathe. Longtemps elle y pensa, tout étonnée encore.

« Maman est une névropathe. »

Son cœur se serrait. Elle la revoyait, l’autre soir, avec sa figure découragée et ses yeux qui appelaient au secours. Ensuite, tant de douceur, des gestes si calmes…

« Elle est déjà guérie ! Papa va revenir ! Tout le monde va être heureux ! »

Oiseau qui sent trembler le nid, elle ne pouvait pas ne pas croire que ce nouvel appartement, cette richesse subite, ces deux bonnes, ces beaux meubles, tout ne fût pas réuni là pour l’organisation du bonheur.

Quelle joie de revoir son père, bientôt ! Il n’y aurait plus, à la maison, que des sourires.

C’était, dans son cœur de petite fille, un grand besoin d’union familiale, un instinct qui lui disait que l’accord, général était nécessaire pour que son enfance fût bercée comme elle devait l’être, protégée, menée à bien, sa pauvre enfance humaine, aussi fragile que celle du petit oiseau, lequel est encore couvé par son père et sa mère longtemps après qu’il a cessé d’être un œuf.

« Papa et maman s’aiment bien tout de même. Moi, je le sais. Maman nous a raconté souvent son mariage. Elle n’était pas riche, elle donnait des leçons de chant pour nourrir sa mère, qui est morte avant ma naissance. Justement, quand sa mère a commencé à être malade, elle a connu papa, qui venait d’être docteur. C’est comme ça qu’elle l’a aimé. Et ils se sont épousés. Et papa aimait tant maman qu’il n’a plus voulu qu’elle donne des leçons de chant. Alors ils ne peuvent pas se quitter comme ça… »

Dix ans. Assise sur le matelas nu de ce divan qui ne serait peut-être jamais fait, toute seule au milieu du grand salon fou, pensive, elle remuait les problèmes de l’amour conjugal ! C’était elle l’être réfléchi, raisonnable, c’étaient ses parents les impulsifs, les déraisonnables. Elle ne savait pas qu’ils lui volaient son enfance. Vautrés dans l’égoïsme monstrueux de tous ceux qui se permettent de songer au divorce quand ils ont des enfants, ils se croyaient encore un simple couple qui s’unit et se sépare au gré des passions ; ils oubliaient qu’ils n’étaient plus un homme et une femme, mais un père et une mère, et qu’ils avaient, de ce fait, perdu le droit de ne penser qu’à eux-mêmes.

Lasse de tant de songes qui n’étaient pas de son âge, la fillette finit par retourner dans sa chambre.

Tristement, elle essaya de jouer. Elle tira du placard ses poupées minuscules, ses mobiliers, et commença d’installer le fameux château.

Organiser la vie imaginaire de petites poupées de deux sous, quand on vient d’organiser en rêve celle de sa famille !

Après son dîner sinistre, ses frères n’étant toujours pas rentrés ni sa mère levée, elle se dépêcha de retourner jouer dans sa chambre.

Il y avait « la dame bleue », grande héroïne, ses enfants nombreux et tous du même âge, et Nini, la petite poupée préférée, à qui toutes les belles aventures arrivaient.

La porte s’ouvrit. Mme Arnaud, sans passer le seuil, ordonna sèchement :

— Viens ici !

Élysée, levée d’un bond, le cœur en déroute, suivit sa mère dans sa chambre. Le lit était encore défait, les rideaux fermés sur le beau crépuscule du printemps.

Assise dans le clair-obscur, en peignoir et décoiffée, Mme Arnaud laissa sa petite fille debout.

— Puisque tu as lu comme moi sa lettre, j’espère que tu as compris ce qu’a fait ton père ?

Elle ne laissa pas le temps d’une réponse et poursuivit âprement, tout en allumant l’électricité :

— Un monsieur qui fait une chose pareille, on l’appelle infâme. Il m’abandonne après dix-huit ans de ménage, il abandonne ses enfants, juste à l’âge où les garçons ont le plus besoin de leur père ; il t’abandonne, toi qu’il aime tant, soi-disant. D’abord, c’est bien simple ! Il est parti avec une de ses cocottes. Relis sa lettre ! Nulle part, il ne dit qu’il ne me trompait pas.

Élysée, écrasée, baissait la tête. Le petit rire faux la fit tressaillir.

— Le plus beau, c’est de vouloir te prendre avec lui ! Ce serait du propre ! Il te ferait élever par ses grues !

Ironique, elle acheva :

— Il dit que je suis malade. Qui de nous deux est le plus malade ? Moi, me voilà à la maison avec mes enfants, et lui parti comme un aliéné. Alors ?…

Fuyant son regard, Élysée observait à la dérobée les tics rapides qui passaient sur le visage de sa mère. Elle ne les avait jamais si bien remarqués.

— Me voilà très riche, heureusement, grâce à ma famille à moi. Avec de l’argent, on fait tout ce qu’on veut. Je ne vais pas laisser tomber cette affaire-là, tu penses ! Les agences sont là pour quelque chose. Ton père sera filé, surveillé. Je saurai tout. Le divorce, je le veux à mon profit… Tu pleures ?… Pourquoi pleures-tu ?… Tu lui donnes raison, naturellement ! On ne se ressemble pas comme vous vous ressemblez pour des prunes ! Tu lui donnes raison ! Allons ! Avoue ! Avoue !…

Elle avait saisi le bras de la petite, qu’elle secouait. Et l’enfant eut la sensation horrible qu’elle allait désormais remplacer son père.

« Torturante et torturée », oui…

— Tu ne dis rien ?… Tu n’as rien à dire ?… Tiens ! Il me semble que je le vois, avec son air hypocrite !

La petite figure bouleversée faisait maintenant de grands efforts pour retenir la moue des larmes. Pourquoi les garçons n’étaient-ils pas là ? Jamais en leur présence un tel discours n’eût été toléré.

Après quelques instants de silence hostile :

— Tiens !… Va-t’en !… gronda Mme Arnaud en se levant. Va-t’en… J’aime mieux ne pas te voir !

Papa avait écrit : « Haine larvée. » Élysée ne savait pas ce que voulait dire larvée, mais c’était sûrement quelque chose d’affreux et qui, dès cet instant, allait peser sur elle.

Ce fut encore dans sa chambre qu’elle s’en alla, pour y éclater à l’aise en sanglots.

« Papa ! Papa !… » criait tout son être soulevé.

L’avait-il vraiment abandonnée, livrée à cette mère qui la détestait maintenant ? N’allait-il pas venir la chercher, l’emmener, la sauver d’un tel malheur ?…

Comme tous ceux qui souffrent trop, la fillette se hâta de se coucher. Pleurer dans son lit, c’est une espèce de volupté désespérée. Dans un lit, on croit qu’on est malade, qu’on va mourir — mourir de chagrin.

Dix ans… Ce fut le sommeil qui vint.

La matinée du lendemain ne fut pas trop mauvaise, car maman, s’étant aperçue que les garçons n’étaient pas rentrés pour se coucher, passa son temps à s’indigner contre leur conduite.

— Voilà le commencement !… répétait-elle avec une espèce de triomphe.

Ce thème continua pendant le déjeuner. Élysée, épouvantée, se demandait ce qu’étaient devenus ses frères. Mme Arnaud se chargea de le lui apprendre.

Pour elle, un enfant n’était qu’un spectateur qu’on prend à témoin de tout ce qui arrive.

Dès cinq ans, Élysée et ses frères avaient été mis au courant de tout, comprenant comme ils pouvaient les propos maternels.

— Tes frères sont allés faire la noce, parbleu ! Tel père, tels fils ! Je leur avais donné un peu d’argent de poche pour inaugurer l’héritage, ils ne reviendront que quand ils n’auront plus un sou !

En sortant de table, elle alla mettre son chapeau.

— Je rentrerai probablement très tard !

Les joues creuses, elle courait vers sa passion, vers cet amour à forme agressive qui, maintenant, en était à la vengeance.

Élysée fut soulagée en entendant claquer la porte d’entrée. Elle comprit qu’elle serait soulagée ainsi chaque fois que sa mère ne serait plus au logis. Quelle existence allait être la sienne !

Encore une fois, elle erra dans l’appartement à l’abandon.

Est-ce que personne ne s’occuperait plus jamais d’elle ? Est-ce qu’elle ne sortirait pas de l’été ? Ne retournerait-elle plus au cours ? Vivrait-elle toujours toute seul, toujours désolée, dans un appartement non terminé ?

Il est rare qu’un enfant d’esprit sain ait le désir de mourir. C’est si loin de la mort, l’enfance ! Avant le grand au-delà, n’y a-t-il pas cet autre au-delà, l’âge adulte, si long à venir qu’il semble aussi vague que l’infini ?

Élysée ne souhaita pas mourir, mais elle se demanda pourquoi elle était née, ce qui, peut-être, est plus triste encore.

Le nez contre une vitre, elle regardait le beau temps, appréciable seulement par le joli bleu du ciel au-dessus de la sombre rue. Les larmes coulaient toutes seules sur les petites joues au beau teint mat, sans qu’aucun effort dérangeât son visage calme.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle était là. Les bruits de portes, les voix du vestibule l’avaient avertie déjà.

— Jacques !… Max !…

Elle s’était précipitée vers eux avec de telles larmes que leur rire s’arrêta tout de même.

— Ben quoi !… dit Jacques. On t’a laissée en carafe, ma pauvre fille ?…

Elle les embrassait nerveusement à tour de rôle, pendue à eux, sans pouvoir parler, tant elle avait le cœur gros. Il lui semblait qu’avec eux un peu de bonheur revenait dans la maison détraquée.

— Tu me mouilles !… remarqua Max en s’essuyant la joue. Voyons !… Sèche-nous ça ! C’est vraiment trop poire de se mettre dans des états pareils ! Tiens !… Puisque tu t’embêtes ici, on va t’emmener rigoler un peu. Hein ! Jacques ?

— Ben oui !… répondit Jacques, indulgent. Mets ton chapeau, ma pauvre Champs-Élysées. On va te balader, va ! Oh ! dis donc, Max ! Une idée ! On va l’emmener à Luna-Park ! Très bath, Luna-Park, tu vas voir ! Et je te réponds que tu n’auras pas le temps de chialer ! On va te faire voir toutes les attractions !

Elle les regardait, la bouche ouverte, avec un commencement de sourire dans ses yeux qui pleuraient encore. Cette fête subite tombant en plein chagrin l’angoissait aussi. Sortir avec ses frères sans y être autorisée, ce n’était pas dans l’ordre. Peureuse, elle n’osait pas accepter leur offre éblouissante.

Elle murmura :

— Mais… qu’est-ce que dira maman ?

Ils haussèrent les épaules.

— Puisque rien ne va plus dans la boîte, puisque tout le monde te lâche, profites-en au moins pour te payer une bonne bosse ! Nous avons des sous. Nous avons forcé Hortense à nous avancer ça. Viens ! C’est une occase ! Nous allons prendre une auto ouverte. Il fait un temps épatant. Allons ! Vite, ton chapeau ! On tâchera de rentrer avant maman. Elle ne saura rien !

— Eh bien ?… Qu’est-ce que tu dis de ton après-midi ?… Je crois que tu es à point, maintenant !

Jacques et Max, la poussant devant eux dans l’escalier, pouffaient tout bas en se faisant des signes.

Huit heures allaient sonner. Pendant six heures ils s’étaient fait un jeu de promener leur petite sœur de merveille en merveille, non sans la griser de cocktails répétés.

Enchantés de la voir tituber et s’esclaffer à tort et à travers, avec son chapeau chaviré, les deux petites gouapes prenaient leur temps pour monter l’escalier. Leurs éclats de rire étaient tels, en arrivant à leur étage, que la cuisinière sortit par la porte de service. Elle avait les yeux ronds et les joues congestionnées.

— C’est honteux !… bredouilla-t-elle. Vite !… Vite !… Dépêchez-vous de rentrer ! Si vous saviez ! Il y a près d’une heure que madame est revenue, et elle a fait une vie !…

À cette nouvelle, les rires repartirent de plus belle. La petite Élysée elle-même, faisant de grandes embardées sur le palier, répondit, selon le rythme de ses frères :

— On s’en fiche pas mal !… Ah ! ce qu’on a rigolé ! Ce qu’on a rigolé !…

Mais elle ne continua pas longtemps, car Mme Arnaud, surgie à la porte d’entrée, accueillit sa fille par une éclatante paire de soufflets.

CHAPITRE III


D eux figures nouvelles remplacèrent celles d’Hortense et de Maria.

Les avanies passées, sa mère enfin remise de tant de scandale, Élysée se rendit vite compte du vide énorme laissé par les garçons, désormais pensionnaires.

Ils étaient partis pour leur nouveau lycée avec des menaces, des sifflotements, et la ferme intention de se faire renvoyer le plus tôt possible.

Ne plus rentrer chaque soir chez eux les indignait. Ils n’avaient pas cru sérieuse la décision de leur mère. Il leur fallait donc apprendre que, restée seule, elle allait les gouverner avec une autorité jamais soupçonnée jusqu’ici.

Ils étaient allés trop loin. Sentant sa faiblesse en face de cette paire de garnements, elle avait, par miracle, pris le meilleur parti.

Élysée, trop petite pour comprendre que sa mère, pour une fois, avait raison, la trouvait méchante. Elle s’indignait avec ses frères.

— Je vais maintenant te dégoter un cours d’éducation qui réponde à notre situation actuelle !… répétait Marcelle Arnaud,

Livrée à elle-même à travers les pièces de cet appartement que personne n’arrangeait, la petite fille ne savait que faire de sa frêle personne.

Pendant les deux premiers jours, elle s’inventa ce jeu nostalgique : assise au fond d’une caisse d’emballage, elle imaginait les montagnes russes ou le toboggan. Il lui semblait que sa vie entière ne serait pas assez longue pour ressasser les souvenirs d’une journée d’enthousiasme, si mal finie, hélas ! Puis, à la longue, les dernières griseries de la belle fête se dissipèrent. Elle se retrouva, orpheline et privée de ses frères, assise au fond de cette caisse pleine de paille, qui ne voulait plus rien dire du tout.

Allait-elle se remettre à pleurer, la parenthèse refermée, à pleurer toute seule, pendant des heures, le nez contre les vitres ?

— Tu ne peux pas rester comme ça !… s’écriait Mme Arnaud, quand, rentrée entre deux courses, elle trouvait sa fille dans un coin avec des yeux mornes. Demain, je m’occupe de ton cours !

À d’autres moments, elle constatait :

— Tu es mal ficelée, tu es ignorante, tu as mauvaise mine…

Et l’on eût dit, au ton qu’elle prenait, que la petite seule était responsable de ces manques.

Au bout de trois jours, énervée :

— Alors, tu ne fais rien, toute la journée ?… C’est idiot ! Je veux que tu sortes tous les jours avec la femme de chambre.

Et ces promenades furent plus lamentables que tout le reste.

Il dut y avoir une mauvaise période dans les recherches, Mme Arnaud sortit moins, et son humeur consterna la maison.

Un essai de rangement amena des criailleries contre les bonnes. Incapable de fixer son attention sur ce qui n’était pas son idée fixe, la grande énervée tournait sur elle-même dans les pièces, donnait un ordre, le contredisait, s’affolait, et finissait toujours par invectiver contre quelqu’un.

Élysée sentait combien, quoi qu’elle fît, elle exaspérait sa mère. Au bout de chaque bourrade venait la phrase nouvelle qui reparaissait comme les tics du visage :

— Tiens !… Tu ressembles à ton père !

Sans le savoir, la malheureuse gamine, pendant cette période, emmagasina, dans sa mémoire enfantine, des observations de neurologue.

Le matin, au fond de son lit, elle écoutait sa mère se lever dans la chambre voisine. Jusqu’à sa mort, elle devait, désormais, reconnaître ce petit signe subtil, impressionnant, et qui ne trompe pas, ce petit signe qui est le pas du névropathe.

Est-ce un homme, est-ce une femme qui marche dans la pièce à côté ? Je ne sais pas. Mais je sais que cet être est atteint de névropathie. Les deux pieds n’avancent pas selon le même rythme. Le coup sourd qu’ils produisent est inégal, indiquant le déséquilibre fondamental de la personne qui piétine ainsi.

Mauvaise mesure, pénible à l’oreille, coup sourd des névropathes, pas qui vous marche sur le cœur !…

Il y avait certains clignements des paupières, certaines nervosités des lèvres, certains soupirs trop de fois répétés, auxquels la petite ne se trompait plus. « Ça va mal aller aujourd’hui !… »

Certes !

Torturante et torturée…

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Naturellement, tu trouves que je ne m’occupe pas de toi ! Comme si je n’avais pas assez de cet emménagement à faire, de ces agences à consulter, du souci de tes frères, sans compter tout ce que je garde pour moi ? Au lieu de traîner comme une âme en peine, si tu essayais de faire quelque chose, d’étudier ton piano, par exemple, en attendant que je te trouve un cours ?… Ce n’est pas la peine que je t’aie commencée de si bonne heure, si tu dois perdre tout ce que tu sais !

Subitement, elle éclatait en sanglots.

Oh !… j’en ai assez de tout ça !…

La crise de nerfs éclatait, épouvantant la fillette et les deux domestiques accourues. Et, pendant la prostration qui suivait, la petite Élise, prise de remords, se disait naïvement que tout était de sa faute.

Ce fut ainsi que, le cœur serré, pleine de tristesse et de bonne volonté, courageuse, elle décida de s’asseoir une heure par jour au piano, pour y ânonner, tant bien que mal, les études de Czerny.

Elle eut soin, la première fois, de commencer pendant que sa mère était là, pour bien lui montrer qu’elle écoutait ses conseils.

Mais, au bout de quatre mesures, Mme Arnaud parut, la bouche légèrement tordue, les paupières clignotantes.

— Ma pauvre petite, tu ne pourrais pas choisir un moment où je serais sortie ?… Si tu savais ce que ça peut m’énerver, ton piano ! Je suis déjà assez agacée de voir l’appartement comme ça !…

Et, bien qu’Élysée se fût levée de son tabouret et essayant de sourire :

Naturellement, tu vas dire que c’est moi qui t’empêche d’étudier ! J’aime mieux m’en aller, tiens !… Tu m’horripiles ! Il me semble que je vois ton père !

La porte claquée une fois de plus, Élysée resta debout à sa place. Elle se sentait comme détruite par sa mère, plongée dans une atmosphère irrespirable.

Maman était sortie, pour finir.

Retourner au piano ? La petite Arnaud n’en avait plus le courage. Il lui vint une idée plus triste que les autres. Comme ceux qui perdent un être cher et qui le cherchent encore après l’enterrement, elle entra tout doucement dans le cabinet de son père.

Puérile, elle s’assit à sa table de travail, toucha son porteplume, ouvrit les tiroirs. Tout était resté là comme si, d’une minute à l’autre, il devait rentrer.

Sans doute avait-il prévenu ses clients par quelque circulaire, puisque personne ne sonnait plus à l’heure de la consultation. Où donc était-il ?

Élysée pensait à lui tendrement, sans qu’aucune ombre de rancune effleurât son esprit d’enfant.

Elle fit lentement le tour de la pièce, avec un peu de crainte et une espèce de curiosité. Les bibliothèques montraient leurs livres serrés, nuances sobres des reliures où brillait un peu d’or. La petite ouvrit. Sa main hésitante prit au hasard.

C’était la première fois qu’elle faisait un geste vers les livres. Celui qu’elle tenait était lourd. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil pour mieux le regarder. Il y avait quelques images.

Longtemps, perdue dans un songe vague, elle contempla la gravure de Bida qui illustre les Nuits, d’Alfred de Musset. Le poète, drapé de noir, assis sur son roc, la tête dans la main droite, sa lyre devant lui, sa Muse derrière lui, soutenant son bras gauche, et cette guirlande de fantômes féminins qui se perdent dans le ciel orageux, elle ne comprenait pas ce que signifiait tout cela ; mais, comme lorsque sa mère chantait, son cœur était atteint, troublé.

Jamais personne ne l’avait initiée aux mystères de la lecture. Lire, c’était apprendre des leçons, une corvée. Il ne lui venait donc pas l’idée de se renseigner sur la gravure en parcourant le texte. Elle avait vu des vers, par conséquent quelque chose d’aussi ennuyeux que les fables de La Fontaine.

Son imagination de dix ans aimait mieux inventer l’histoire, comme lorsqu’il s’agissait de la dame bleue. Elle voyait bien que le monsieur était désolé, que la sorte d’ange qui le tenait au bras le consolait ; et ce spectacle lui faisait du bien.

Elle eut de la peine à quitter cette image pour regarder les autres. Celle qui illustre le poème Lucie la captiva pourtant. Le clavier, la fenêtre ouverte sur la nuit, le même jeune homme tenant contre lui cette jeune fille en robe blanche qui semblait pleurer, c’était encore de la tristesse et de la tendresse, un domaine proche de son petit cœur affligé.

L’inscription, en dessous, disait :

Elle appuya sur moi sa tête appesantie.

Ce n’était pas si difficile à comprendre.

Héroïque, Élysée tourna les pages :

Mes chers ami, quand je mourrai…

Certes, cela ne ressemblait pas aux fables de La Fontaine !

Les sourcils froncés, elle lisait, et le charme pénétrait en elle, énigmatique, et plus grisant d’être si obscur ; car une élégie romantique est presque inintelligible pour une petite fille de dix ans.

Cependant, le passage sur la musique :

Fille de la douleur, harmonie, harmonie…


fit battre son cœur, cette petite prune verte. Elle le relut plusieurs fois. Trois vers étaient, pour elle, absolument directs ouvrant tout à coup les portes de l’infini :

Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire.
Dans tes soupirs divins, nés de l’air qu’il respire,
Tristes comme son cœur et doux comme sa voix ?

Toute seule dans son fauteuil trop grand, penchée sur son livre trop gros, elle ignorait que, dans ce cabinet de travail abandonné, silencieux, un grand mystère avait lieu, le mystère de son initiation à la poésie.

Elle revint à sa première gravure et commença de lire La Nuit de Mai.

Mais quand ses yeux tombèrent sur ceci :

Qui vient ? Qui m’appelle ? — Personne.
Je suis seul, c’est l’heure qui sonne ;
Ô solitude ! Ô pauvreté !


la misérable gamine, prématurément frappée par l’existence, sentit les larmes lui brouiller la vue.

Elle referma le livre, presque superstitieuse, et le remit à sa place. Elle n’avait même pas regardé le nom de l’auteur. Que lui importait l’auteur ? Le désœuvrement l’avait conduite, le hasard guidée, l’instinct retenue. Désormais, quand elle aurait le cœur trop gros, elle savait où trouver un ami.

Le jour tombait. Maman allait rentrer. Elle alla dans le salon, alluma, s’assit au piano. Dès qu’elle entendait le bruit des portes, elle s’arrêterait de jouer Czerny. Sa mère pourrait croire ainsi qu’elle avait étudié pendant tout ce temps. Les tyrans finissent toujours par faire naître autour d’eux le mensonge, seule arme contre leur tyrannie.

— Ah ! Ah !… cria Mme Arnaud dès le seuil.

Élysée crut à des félicitations. Elle ne les avait pas méritées, mais cela lui faisait plaisir tout de même.

Cependant, l’autre n’avait même pas vu qu’elle était au piano. Surexcitée, les yeux brillants :

— La voilà, la lettre qu’il avait annoncée ! C’est quelqu’un qui l’a apportée ! Je l’ai trouvée en bas en rentrant, et lue dans l’escalier. Écoute ça !

Son rôle de témoin rendait pour un instant opportune la présence de la petite Élise. Un peu pâle, elle vint s’asseoir à côté de sa mère.

« Si tu acceptes de me donner ma fille, laisse-moi un mot chez le concierge, et je le ferai prendre. Et, s’il y a lieu, nous pourrons correspondre ensuite plus directement, puisque je serai sûr que tu es bien raisonnable, et décidée à ne pas troubler ma retraite. Inutile, en tout cas, de chercher à me trouver ; je suis bien loin de Paris, actuellement, et mon intermédiaire ne dira pas un mot. J’ai beaucoup de chagrin de la décision que j’ai dû prendre, et je n’ai pas cessé de t’aimer. » —

— Hein ! Qu’est-ce que tu en dis ?… Voilà une nouvelle piste à suivre. Dès demain matin, avant l’ouverture de la porte cochère, je serai dans la loge des concierges. Si je ne peux pas y rester toute la journée, je posterai quelqu’un de mes agences. C’est bête que le téléphone ne soit pas encore posé ici !

Animée, elle était en pleine action, aussi vivante que lors des plus grandes querelles conjugales, dans son élément, presque heureuse.

Toute la journée du lendemain fut marquée par les extravagances de Mme Arnaud. Les pourboires pleuvaient. Elle alla jusqu’à déjeuner dans la loge des concierges. Les bonnes couraient à la poste téléphoner aux agences.

Il ne vint, vers la fin de l’après-midi, qu’un commissionnaire bourru qui demanda s’il y avait une lettre au nom du docteur Arnaud, et répondit des grossièretés à toutes les questions.

La filature apprit qu’il allait transmettre la réponse négative qu’il avait reçue au docteur Meslier, jeune confrère du docteur Arnaud, célibataire, lequel reçut à sept heures et demie du soir la visite agitée de Mme Arnaud.

Elle revint de cette expédition hors d’elle. Puisqu’elle avait enfin découvert l’entremetteur de son mari, quelqu’un pourrait lui répéter ce qu’elle pensait de lui. Quant à sa fille, il devait en faire son deuil.

Elle passa sa soirée à écrire à l’infortuné docteur Meslier, lequel n’avait rien voulu lui révéler non plus sur l’endroit où se cachait le fugitif. Elle annonçait qu’elle retournerait le voir. Elle avait découvert une nouvelle victime. Elle exultait.

Élysée, oubliée, respirait mieux. Elle passa son après-midi dans le cabinet de son père. Son premier contact avec Musset avait laissé dans son âme enfantine quelque chose d’ineffable. Ce fut en palpitant qu’elle reprit son livre, revit les images, relut les vers. Elle en découvrit d’autres qu’elle sentait moins, mais qui la retenaient quand même.

Et quand vint le soir, elle s’aperçut qu’à force de les relire elle savait déjà presque par cœur les passages de Lucie qui l’avaient d’abord attirée.

Le résultat des manèges de Mme Arnaud ne s’était pas fait attendre longtemps.

Tous les étages de la maison étaient au courant de l’histoire. On regardait curieusement Élysée quand elle sortait avec sa bonne. Elle s’en apercevait, et souffrait. Encore que n’ayant connu que bohème et bizarreries, elle était née pour la paix, l’ordre et la mesure.

Quant au jeune médecin célibataire, il prit le parti de renvoyer à Mme Arnaud ses lettres non décachetées et de la faire éconduire par son domestique.

— Ton père ne pouvait avoir pour ami qu’un mufle de son genre, c’était tout indiqué !

Désemparée, la morbide querelleuse recommença bientôt à s’exaspérer contre sa fille. Élysée, parce qu’elle demandait à aller voir ses frères, dont on n’avait aucune nouvelle, reçut une paire de claques.

— Des débauchés qui t’ont traînée dans leur débauche ?… Tu ne les verras pas de longtemps ! Quand j’irai au lycée, j’irai toute seule !

Elle y apprit que ses fils étaient des cancres, et animés du plus mauvais esprit.

— C’est demain que je m’occupe de ton cours !… recommença-t-elle en rentrant, sans doute par simple association d’idées.

Et la voilà repartie, le chapeau de travers, en quête d’une nouvelle agence secrète, puisque la sienne n’est qu’une bande de voleurs.

Le soir qu’elle rentre à l’improviste, elle découvre Élysée dans le cabinet de son père, le nez dans son livre, absorbée.

— Ah ! c’est comme ça que tu étudies ton piano, menteuse !

Après la paire de claques :

— Alfred de Musset !… C’est du joli !… Tu lis Namouna, naturellement.

À travers ses sanglots, la petite, interloquée, essaie de dire qu’elle ne lisait pas Namouna. Sans l’écouter :

— Je te défends, tu entends ! je te défends de lire des livres qui ne sont pas pour les petites filles ! Ah ! il est bien temps que je te trouve un cours ! Tu vas devenir aussi vicieuse que tes frères ! Tu n’as pas honte, à ton âge ?…

Oh ! la longue rêverie, un peu plus tard, la tête dans l’oreiller ! C’était donc une lecture défendue, tout ce charme qui berçait comme la musique ? Élysée, maintenant, ne pourra plus, dans l’ombre du cabinet paternel, goûter en silence la paix et la consolation de son cher livre.

— Alfred de Musset… songe-t-elle, séduite par un si beau nom.

Et, les yeux grands ouverts dans la nuit, elle fait le projet de cacher le volume quelque part pour le lire le soir, dans son lit, quand maman sera bien persuadée qu’elle dort.

Marcelle Arnaud, dès le lendemain, se mit fermement en campagne. Un obscur instinct la poussait. Faire élever ses enfants par d’autres, puisque son détraquement la détournait sans cesse de son devoir, il lui semblait que c’était bien agir. Et c’était bien agir, en effet.

Les réponses aux lettres qu’elle envoyait à des adresses diverses, trouvées au hasard d’annuaires et de prospectus, parvenaient une à une.

Elle porta son choix sur l’institution dont les prix étaient les plus élevés. Et ce raisonnement n’était pas mauvais non plus.

Et ce fut le soir où elle prononça :

— C’est demain qu’on vient te chercher…

La petite ne dormit pas, condamnée innocente qui va partir pour la prison.

Levée très tôt, empruntée dans sa robe noire de pensionnaire, avec la natte exigée emprisonnant ses beaux cheveux libres, elle attendit, le cœur évanoui, les joues vertes, en rôdant une fois de plus dans l’appartement fou.

Avait-elle jamais cru qu’elle regarderait ces murs hostiles avec cette espèce d’épouvante de l’adieu ?

Sa visite dernière au cabinet de son père ? Particulièrement tragique. Ce fut là que sa mère vint la retrouver. Les tics de ses paupières et de sa bouche disaient seuls son émotion.

— Allons, Élise.

La porte passée, ce fut la salle à manger, et, dans la salle à manger, il y avait une personne inconnue, en petit chapeau noir et robe terne, qui souligna d’un sourire austère ces paroles affreuses :

— Ah ! voilà notre nouvelle pensionnaire ? Bonjour, ma demoiselle !

Jetée sur sa mère, serrant les mâchoires pour ne pas pleurer :

— Au revoir, maman ! Au revoir, maman ! Au revoir, ma man !… haletait la petite, transportée de douleur.

Deux baisers secs la bousculèrent :

— Allons ! Allons !… Dépêche-toi ! Vous allez manquer le train !

Lancée dans l’escalier, elle se retourna. Maman avait déjà refermé la porte. Alors, la poitrine soulevée de spasmes, son mouchoir dans les dents, la petite Élysée suivit désespérément celle qui l’emmenait vers l’institution Lami, située à trois heures et demie de Paris, en plein inconnu.

CHAPITRE IV


L ’omnibus du pensionnat attendait derrière les barrières de l’amusante station. Perdue dans le bruit des roues, Élise Arnaud ne voulut rien regarder pendant le parcours.

Mais quand elle mit le pied à terre et franchit, au côté de Mlle Laporte, les grilles qui s’ouvraient sur un si beau parc, elle ne put alors retenir son exclamation.

À cinq heures, en juin, les ombres allongées commencent à coucher sur les pelouses l’image obscure des arbres clairs. Les roses des massifs éclataient comme des illuminations. Les oiseaux, les grillons, les bourdons, toutes les voix d’une animalité minuscule et cachée jetaient vers l’espace bleu le cri persistant de l’été. Et le seringa sentait si fort qu’on avait, par places, envie de s’arrêter court comme devant une apparition.

Élysée se contenait pour ne pas obéir à son impulsion qui était de courir dans l’herbe profonde et de se rouler, en criant comme les oiseaux, les grillons et les bourdons. Une sorte de tremblement sacré parcourait la petite créature de ville devant la révélation de la terre ivre de soleil. Un désir de liberté, furieux, inconnu, gonflait son étroite poitrine. Et, pendant le temps que dura la traversée du parc, ce fut une bacchante enfant qui marcha, les narines ouvertes, au côté de la sage Mlle Laporte en petit chapeau noir et robe terne.

— Vous voyez que nous avons de la place pour respirer !… remarquait la voix austère.

Mais cette belle arrivée n’était tout de même qu’une triste aventure ; à un tournant, au lieu du château de conte de fées, parut, laissant filtrer le grondement sourd de pianos parcourus de gammes, le grand bâtiment blanc où ne vivaient que les horreurs de la grammaire, de l’arithmétique, de l’histoire de France et le reste, supplices lents et sans espoir insultant la face de l’été.

Sur le seuil de cette boîte de luxe, la voix austère annonça :

— Ma mission est terminée, mon enfant. Je vais maintenant vous remettre à Mlle Dufauré, qui va s’occuper de vous.

— Merci, mademoiselle, murmura la petite, polie et triste.

Maintenant, Élysée se voit dans une petite pièce proprette, sorte de cabinet de travail dominé par un crucifix, et qui sent le couvent et la religieuse. Mlle Dufauré s’est assise et l’a fait asseoir en face d’elle, de l’autre côté du bureau.

— Voyons, mon enfant ! Je vais vous faire passer un petit examen oral pour savoir où vous en êtes. Dites-moi ! Que savez-vous de…

Lamentable examen oral !

Au bout de vingt minutes de ce cauchemar :

— Nous avons besoin de beaucoup travailler… conclut avec douceur Mlle Dufauré. Mais nous nous rattraperons, n’est-ce pas ?

La gamine baissait profondément la tête.

— Oui, dit-elle très bas et sans beaucoup y croire.

Depuis un moment, une rumeur venue d’en haut se manifestait.

— Voilà le cours fini, dit Mlle Dufauré, regardant sa montre. Tout à l’heure, vous allez…

Elle ne termina pas sa phrase. Un frôlement léger dans le couloir, la porte qui s’ouvrait firent se retourner la fillette. Une nouvelle venue parut, tandis que Mlle Dufauré se levait respectueusement.

— Saluez Mlle Levieux, mon enfant…

Debout, Élysée, intimidée, se laissait regarder par cette personne en noir, au visage pâle, aux yeux graves et fatigués, des yeux clairs comme de l’or, sous un front étroit où les bandeaux plats de la maison, presque blancs, laissaient échapper de légères mèches ondulées. Une minceur émaciée, une grâce retenue, la palpitation involontaire des narines, et cette bouche si bien sculptée, aux coins mélancoliques, on ne sait quelle frémissante noblesse, quel prestige indicible émanait de cette femme jeune encore, dont les traits étaient passionnés et l’expression froide, les gestes enveloppants et l’attitude infiniment distante.

— Elle aura de la peine à suivre le cours moyen !… disait entre haut et bas Mlle Dufauré à Mlle Levieux.

« Venez avec moi, ma petite ! fit celle-ci tout à coup en revenant à Élysée. »

Où l’emmenait-on encore ? Elle suivit la robe noire, docilement. Il lui semblait qu’elle l’eût suivie jusqu’au bout du monde.

Elles entrèrent dans un autre cabinet de travail, plus grand, plus élégant. Sur un canapé de cuir, Mlle Levieux s’assit et fit asseoir la petite Arnaud près d’elle. Ses yeux d’or la scrutèrent jusqu’au fond de l’âme ; un demi-sourire montra ses dents éclatantes.

— Cela vous a fait beaucoup de chagrin de quitter maman… dit-elle comme si elle devinait tout.

Et sa voix nuancée était si douce que la petite Élise se mit à sangloter.

Mlle Levieux la prit contre son épaule. Pendant le court instant que dura cela, l’enfant eut l’impression d’avoir enfin trouvé le refuge suprême de sa petite vie bousculée. Elle ferma les yeux, et ses larmes passaient, tièdes, entre ses longs cils trempés.

Embrassée sur les cheveux, puis redressée, elle laissa ses deux mains dans celles qui les tenaient si affectueusement.

— Pauvre petite !… murmura Mlle Levieux.

Ses yeux d’or, comme remplis par quelque immense peine cachée, lisaient le visage enfantin, à la fois apitoyés et autoritaires. Elle hocha lentement la tête, et continua :

— Il y a eu de bien tristes soucis chez vous… Le papa est parti… La maman est toute seule…

Comment savait-elle ? Est-ce par les agences secrètes…

— Ici nous tâcherons que vous soyez heureuse, mon enfant…

Pendant un moment, elle parla, bienveillante, consolante, penchée.

L’étroite robe noire remuait, serrée sur la poitrine, au rythme d’une respiration tranquille.

Elle était calme et plate, cette robe, comme une soutane. Élysée avait l’impression que cette femme était une espèce de prêtre. Comme elle devait bien confesser les enfants, quel pouvoir sur les jeunes esprits elle devait posséder !

Éperdument, la fillette désira pleurer de nouveau contre l’épaule qui venait de la bercer, écouter la voix qui la plaignait, sentir se concentrer là, s’affirmer toute la douleur de son enfance privée de soins et de caresses, rester des heures dans ce cabinet de travail où l’on était si bien.

Mais l’ineffable instant était passé déjà. Les douces mains abandonnèrent les petits doigts. Réservée, presque sèche, Mlle Levieux s’était levée.

— Allez, mon enfant ! Tâchez d’être une élève studieuse, et de prendre vite le courant de la maison. Au revoir !

Un baiser rapide effleura de nouveau les cheveux d’Élysée. Elle se retint pour ne pas saisir les mains qui la poussaient doucement dehors, et les embrasser avec véhémence. Le cœur battant, elle passa la porte, et retrouva Mlle Dufauré qui l’attendait, patiente, dans le corridor.

— Le cours moyen est en pleine récréation. Vous allez faire connaissance avec vos petites camarades…

Et, tout en l’entraînant, Mlle Dufauré continua :

— Naturellement vous suivrez les mêmes cours qu’elles. Mais comme vous avez été retardée un peu dans vos études, vous aurez des leçons particulières tous les matins, jusqu’à ce que vous ayez rattrapé les autres.

Et tant de délicatesse étonna la petite, si bien résignée d’avance à quelque classe humiliante.

C’était une immense cour plantée d’arbres réguliers et fermée de hauts murs. Une foule de petites filles sautillait là-dedans, sous la surveillance de deux demoiselles toutes jeunes, qui, de temps en temps, prenaient part aux jeux. Dans le fond un tennis, plus loin un croquet. Une partie de ballon faisait, ailleurs, pousser des cris aigus.

— Tenez !… dit Mlle Dufauré, voilà là-bas vos compagnes de chambre à coucher. Je vais les appeler et vous présenter les unes aux autres.

Deux filles de dix ans s’avancèrent. L’Anglaise était boulotte, fraîche et rousse ; la Française, maigre, noiraude et souffreteuse. Elles n’étaient ni l’une ni l’autre jolies.

— Miss Edith Cornfield, Mlle Marie Vanier. Et voici Mlle Élise Arnaud, qui partagera votre chambre.

Aisées, elles tendirent la main. Élysée envia leur courtoisie sans timidité.

— Maintenant, jouez un peu ! conseilla Mlle Dufauré.

Brusquement précipitée dans la partie de ballon abandonnée pour elle, Élysée, maladroite, s’agita sans envie, intimidée et triste.

Une cloche subite la délivra.

— Le premier coup !… lui cria Marie Vanier. Nous montons nous laver les mains !

Il faisait encore jour. La ruée des enfants, difficilement modérée, assaillit les escaliers de l’espèce de château blanc qu’était ce pensionnat de haut style.

Dans la chambre, la fenêtre toujours ouverte laissait entrer la grande haleine du parc, parfumée aux fleurs. La fin de l’après-midi créait des nuances nouvelles entre ciel et terre. Les oiseaux chantaient leurs dernières ritournelles, les grillons, qui ne se taisent pas la nuit, s’évertuaient, infatigables.

Pendant qu’Edith Cornfield donnait, dans la chambre, un coup de brosse à ses cheveux rouges, au lavabo du cabinet de toilette, Marie Vanier, se lavant les mains côte à côte avec Élysée qui faisait de même, se dépêcha de dire presque bas :

— Vous ne savez pas ?… Les dames d’ici sont des religieuses, mais elles ne le disent pas ! Elles ne portent leur costume qu’une fois mortes, dans leur cercueil. J’ai su tout ça par hasard.

— Oh ! frissonna Élysée.

L’autre, brusquement, la poussa de l’épaule.

— Au fait, j’oubliais ! Vous arrivez d’aujourd’hui. Alors… Alors vous avez vu Mlle Levieux ?

— Oui !… dit Élysée, extasiée.

Marie Vanier la regarda.

— Veinarde !

La surveillante entra, tapant dans ses mains.

— Allons, mes enfants !

Le second coup de cloche carillonnait. Dans le réfectoire, le dîner avait lieu en silence, bonne cuisine, gentil service. Au dessert, les voix déchaînées firent le même bruit que les oiseaux du parc. Puis, étant montées en ordre, les élèves, en haut, furent, pendant trois quarts d’heure, les unes écrire leurs lettres dans une salle spéciale, les autres lire des livres choisis dans la bibliothèque de la maison. Plusieurs, réunies autour d’un harmonium, commencèrent à répéter des chœurs, dans une sorte de grand hall voûté sur les murs duquel étaient accrochés divers instruments de musique.

Sous la conduite de Mlle Dufauré, la petite Arnaud fut de celles-là.

Que la voix de maman eût été belle, dans ce hall ! C’était le première fois que, de toute cette journée, elle songeait à sa mère.

Elle n’eut pas le temps d’en être surprise. Avait-on le temps de penser, dans cette maison regorgeante de monde et de nouveautés ?

— Chantez avec nous !… disaient les fillettes »

Cela dura jusqu’à la cloche.

Dans les chambres à trois lits, éclairées à l’électricité (les portes restées ouvertes tandis qu’une surveillante allait et venait dans le couloir), les enfants se déshabillaient vivement et en silence.

L’électricité s’éteignit d’elle-même. Le couloir restait faiblement éclairé. Pendant une demi-heure encore, la surveillante irait et viendrait.

Glissée dans les draps frais, Élysée répondit au bonsoir laconique de ses deux compagnes. Et, quand elle eut bien calé sa petite tête, elle essaya de ramasser ses impressions.

Elle regrettait sa chambre désordonnée de Paris, son Alfred de Musset clandestinement lu, sa liberté, sa lamentable liberté.

Cependant, à travers le silence rétabli de la pension qui s’endormait, la nuit trépidante de grillons reprenait sa place formidable. Longtemps, la petite fille écouta cela. Le souvenir de Mlle Levieux, en même temps, lui serrait le cœur, mélange de bonheur et de déception.

Elle se souvint brusquement : « Veinarde », avait dit Marie Vanier, et avec quel accent ! Élysée n’était donc pas seule à subir le charme. Fallait-il s’attrister de cette constatation ? Mlle Levieux avait si bien semblé la considérer comme une petite fille à part ! Était-elle donc la même pour tout le cours moyen et pour tous les autres cours encore ?

— Et dire qu’on lui mettra sa robe de religieuse quand elle mourra !

« Quand elle mourra ! » reprirent les grillons du dehors, « quand elle mourra, mourra, mourra… »

Élysée ne s’était pas aperçue qu’elle avait fermé les yeux.

« Quand elle mourra !… Mourra !… Mourra ! »

Elle ne s’aperçut pas non plus qu’elle s’endormait profondément.

CHAPITRE V


S a mère ne répondait pas à la lettre envoyée. Élysée ne s’en affecta pas.

Peu à peu, la fièvre de l’étude l’avait gagnée comme les autres. Comme les autres elle subissait l’emprise de cette éducation profondément intelligente qui laissait à chaque esprit — même un esprit de dix ans — l’initiative et l’orgueil du travail.

Elle comprenait, à présent, ou plutôt sentait l’aimantation de cette foule de jeunes cerveaux gravitant autour d’un même point lumineux : apprendre, savoir.

La débandade des récréations, la douceur des dimanches où, dans la chapelle fleurie, tous les baumes du parc se concentraient, dans l’ombre, comme un extrait dans un flacon, ces repos calmaient à point sa petite tête surmenée. Et, dans le sillage de la maîtresse aux yeux d’or, entraînée avec toutes, elle goûtait ces grandes émotions qui font presque toujours partie de la vie des pensionnats et qui sont, pour tant de petits cœurs candides, comme les innocentes prémices de l’amour.

L’autorité de Mlle Levieux avait la puissance d’un apostolat. Sa suprématie était bien celle d’un prêtre.

Ardemment, tous les cœurs se soumettaient à son sortilège austère. Ses élèves, illuminées, avaient en elle une foi d’apôtres.

Passionnées, certes, étaient toutes ces petites femmes, parce que subjuguées par un esprit mûr qui savait tout ce qu’elles ignoraient, parce qu’hypnotisées par des yeux graves, parce que privées aussi, retenues dans leurs expansions par de subites froideurs, parce que dominées, en un mot.

Subir la domination, n’est-ce pas là l’instinct naturel, l’ardent et secret souhait du féminin ?

Les grandes disaient :

— Pendant le cours de Mlle Lanson, on s’amuse, pendant le cours de Mlle Levieux, on palpite.

L’une d’elles rêvait d’un incendie où, se jetant dans les flammes, elle sauverait Mlle Levieux, évanouie ; une autre, furtive, embrassait les cahiers qu’elle avait touchés ; une fille de lord, millionnaire et future pairesse d’Angleterre, souhaitait perdre tout à coup sa fortune pour rester professeur dans la maison, et ne plus jamais quitter l’idole.

Ces ingénues, grisées d’intellectualité, ne savaient pas qu’elles vivaient là le plus beau de l’amour, à l’âge où l’on ne soupçonne même pas ce que c’est.

Un jour de composition française, Élysée saisit avec fougue l’occasion de citer un des passages de Lucie, poème appris par cœur dans le livre de son père. Cette élégie, elle s’en apercevait maintenant, était tout ce qui lui restait de bon de sa première vie.

Cependant il ne lui fut fait aucune remarque sur sa composition. Mais, à la sortie du cours :

— J’ai à vous parler, ma petite !

« Encore ? » durent penser les jalouses.

Assises sur le canapé de cuir :

— Où donc êtes-vous allée nous chercher ces vers d’Alfred de Musset que vous avez cités ?

Les yeux d’or souriaient, ironiques. Élysée sentait brusquement qu’elle avait fait fausse route. Elle raconta, rougissante.

Mlle Levieux l’enveloppa d’un regard autoritaire qui la fit frissonner.

Vous avez vécu jusqu’ici, mon enfant, dans un milieu trop exalté. Il faut tâcher de l’oublier, et de prendre l’esprit de la maison, comme les autres. Nous aimons l’équilibre et la pondération. Vous allez devenir très vite une de nos meilleures élèves, et croyez que nous savons apprécier votre ardeur au travail. Mais défiez-vous de votre imagination ! J’espère que je n’aurai plus à vous le recommander.

« Comme les autres », se répétait-elle, sans se rendre compte que, dès cet instant, elle faisait de ce mot une devise, un idéal. Et, dans sa loyauté enfantine, elle résolut de tout essayer pour oublier ces vers que, quelquefois encore, elle se répétait en s’endormant, le soir.

Un samedi matin, il y eut une grande nouvelle.

— Nous recevons une lettre de votre maman, dit la surveillante. Elle vient vous voir demain dimanche, à deux heures.

Le sang venait de monter aux joues de la petite Arnaud. Sa première sensation : grand dérangement. Elle voulut réagir contre ce mauvais sentiment. Mais ce fut l’anxiété qui vint. « On ne sait jamais, avec maman ! Pourvu qu’elle ne vienne pas me chercher ! »

À deux heures, on vint l’avertir dans le parc où se passait l’après-midi dominicale.

— Votre maman est au parloir, ma petite !

C’était la première fois qu’elle y pénétrait, n’ayant jamais reçu de visites. Quelques familles entouraient des petites et des grandes, parlant entre haut et bas, figures joyeuses. Seule dans son fauteuil, Mme Arnaud attendait.

En reconnaissant de loin le visage nerveux, aux lèvres minces, les yeux verdâtres, le chapeau de travers, Élysée sentit s’arrêter son cœur. Maman venait certainement la chercher pour l’arracher à son bonheur.

Contractée dans tous ses muscles, elle s’approcha, petite pensionnaire noire, étroitement nattée, visage puéril étrangement concentré, déjà marqué par la passion de l’étude, l’effort de la réflexion.

Elle tâcha de prendre une expression heureuse, une voix gaie.

— Bonjour, maman !

— Ah !… sursauta Mme Arnaud qui regardait ailleurs.

Elle s’était levée pour embrasser sa fille.

— Eh bien ?… Ça va ?… Tu t’habitues ? Tu n’as pas mauvaise mine… D’abord, c’est joliment bien, ici ! Avoue que je t’ai bien choisi ta boîte !

— Oh ! oui, maman !

— Tu as l’air fichtrement heureuse, par exemple !

Élysée sentit-elle un reproche dans ce mot ? Vit-elle une certaine lueur dans les yeux verdâtres ? À peine délivrée de sa terreur d’être ramenée (ayant vu tout de suite que sa mère n’avait nullement cette intention), une autre terreur pointait en elle. « Torturante et torturée ». Si maman la jugeait trop satisfaite, sa jalousie naturelle en prendrait ombrage…

Les tyrans font naître autour d’eux le mensonge, seule défense contre leur tyrannie.

— Ah ! maman !… Ce ne sont plus les vacances de la maison ! Si tu savais ce qu’on nous fait travailler, c’est épouvantable !

— Tant mieux ! triompha tout de suite Mme Arnaud. Ça te fait du bien ! Tu n’avais qu’à ne pas pleurnicher tout le temps ! Comme ça tu apprécies un peu plus ce que tu as perdu par ta faute !

— Oui, maman…

Elle baissait la tête, hypocrite, avec une envie de rire de joie. Assises toutes deux, face à face, la mère et la fille étaient séparées déjà par des abîmes.

— Et Jacques ?… Et Max ?… demanda la petite, pensant tout à coup à s’informer.

— Ne m’en parle pas, dit Mme Arnaud, parcourue de tics. J’ai été forcée de les remettre externes. Ils se seraient fait chasser du lycée.

Élysée n’enregistra même pas ce qu’il y avait de profondément injuste dans l’affaire. Ses frères revenus à la maison, pourquoi la laissait-on en pension, elle si douce et si soumise ?

— Ah ! Ils sont revenus ?… prononça-t-elle avec une parfaite indifférence.

À son tour, Mme Arnaud n’enregistra pas. Agitée, élevant la voix :

— Tu crois que c’est drôle pour moi ?… Des apaches qui font déjà la noce à l’âge qu’ils ont ! Ils passent leur vie à danser le tango argentin avec des cocottes. Ils ne sont pas pour rien les fils de leur père ! Je vais être obligée de leur louer un appartement pour eux deux. Ils feront leurs débauches là-dedans tant qu’ils voudront !

Déshabituée déjà, la fillette tressaillit. Involontairement, elle jeta les yeux du côté des familles qui pouvaient entendre.

Le rire saccadé de Mme Arnaud fit se retourner quelques têtes.

— Ton père, tu sais ce qu’il fait, lui ? Il n’est pas du tout parti de Paris comme il voulait nous le faire croire ! Il travaille en sous-ordre dans un laboratoire. C’est ça qu’il appelle des recherches ! Ah ! ah ! ah !… Et comme il n’a pas le sou, naturellement, il s’est fourré médecin de je ne sais quelles assurances à la manque. Crois-tu ?… Quand il avait tout ce qu’il lui fallait chez moi ? Mais nous verrons la fin ! Ma nouvelle agence de renseignements ne vaut pas mieux que l’autre. Des bandes de voleurs. Mais enfin je sais tout de même des choses par ces bandits-là ! Mais, pour moi, le principal n’est pas découvert. Car on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a des histoires de femmes sous tous ça !

Surexcitée, sa voix de soprano perçait les murailles. Les parents des petites camarades, surpris, prêtaient l’oreille.

Désastreusement, une des demoiselles à bandeaux plats était présente.

Empourprée, la petite Élise remuait sur sa chaise. Faire taire sa mère, elle ne pouvait le tenter sans déchaîner quelque scène inouïe qui corserait encore le scandale d’une telle conversation dans ce sévère parloir. Affolée, elle se disait que c’en était fait, que jamais on ne garderait à l’institution une élève affligée d’une pareille mère. Elle ignorait qu’on tenait à elle pour bien des raisons.

Mais ce qu’elle ignorait encore, c’était la suprême diplomatie qui, du haut en bas de l’institution Lami, régissait les faits et gestes de l’association.

Avec une courtoisie parfaite, les bandeaux plats s’approchèrent…

— Bonjour, madame. J’espère que vous trouvez Élise en bon état de santé ?… Vous êtes heureuse de voir votre maman, mon enfant ?… Vous devriez bien, puisque ces dames le permettent, lui faire visiter notre parc, avant de lui montrer la maison. Elle verra que ce n’est pas le bon air qui manque à nos élèves !

Et ce fut ainsi que, loin des autres familles, lâchée dans une avenue solitaire, Mme Arnaud, avec de grands gestes, put continuer à entretenir sa petite fille des horreurs qui se passaient dans la maison.

CHAPITRE VI


A ux approches du mois d’août, elle avait rattrapé ses compagnes d’étude. Les vacances allaient arriver, interrompant tout. Elle n’eut pas le temps de se poser le problème angoissant. Une lettre de sa mère vint à point la rassurer.

« Tes frères sont tellement impossibles, disait cette lettre, que je n’oserais jamais te confier à eux. Comment veux-tu qu’une pauvre femme délaissée comme moi vienne à bout de tant de difficultés ? Alors j’ai décidé d’aller à la mer avec eux deux seulement, et de te laisser aux soins de ton pensionnat pendant les deux mois de vacances. Je ne peux pas faire autrement, dans ton intérêt même. »

Elle avait peut-être cru, dans sa méchanceté maladive, se venger sur sa fille des torts du père. Elle ne se doutait pas que sa lettre était accueillie par des bonds de joie.

Quand la nouvelle fut connue, il y eut bien des envieuses parmi les élèves. Et Marie Vanier, avec un regard noir, annonça :

— Vous n’êtes pas du tout sûre de voir Mlle Levieux, pendant ces deux mois-là. Tous les ans, à cette époque-ci, les directrices font un voyage à Rome.

— Elles m’emmèneront, dit Élysée.

— Elles ne vous emmèneront pas du tout ! Elles y vont pour voir le pape, car leur ordre dépend directement du Vatican. Moi, je sais des choses…

La petite Arnaud haussa les épaules. L’imagination de Marie Vanier était grande.

Cependant le voyage à Rome eut en effet lieu. Mais Élise Arnaud en fit partie comme elle l’avait dit.

Ce fut un vrai pèlerinage. Une petite Portugaise et une grande Irlandaise passaient aussi leurs vacances au pensionnat. Jointes aux six ou sept demoiselles de la maison également emmenées, elles prirent le train avec Mlles Levieux et Lanson pour l’Italie. Élysée avait peur de mourir de bonheur.

Les émerveillements du voyage, l’arrivée dans la succursale qui les recevait, la visite des églises et des musées, une audience au Vatican, la présence constante des yeux d’or, un tel rêve n’avait jamais été rêvé par la fillette extasiée.

À la rentrée, plus ivre encore, elle se remit au travail. Du reste, un événement encore se préparait pour le mois de mai : sa première communion.

Sa mère n’avait répondu que par un seul mot à ses cartes et longues lettres. Elle avait passé ce temps à Deauville avec ses fils, et s’en plaignait amèrement.

L’hiver fut enfiévré. Les notes d’Élysée montaient toujours. Quand arriva mai, les mois de catéchisme et les retraites finales avaient dirigé son exaltation naturelle vers le mysticisme.

Complètement assimilée à cet esprit de la maison dont elle avait fait son idéal, elle se sentait, à onze ans, située dans la vie, à sa place sur cette terre.

Et ce fut la grande fête blanche où l’on dirait que, pareil aux pommiers usés qui se mettent encore en fleurs, le vieil arbre humain se pare, au printemps, de cette floraison immaculée : les premières communiantes.

La banalité de cette féerie annuelle n’a pas encore épuisé ses charmes, même à nos yeux à nous, qui ne croyons à rien. Oh ! poésie, poésie ! Tant que le beau rêve qu’on n’a pas encore remplacé restera vivant sous les espèces de toutes petites mariées épousant l’Inconnu, nous ne serons pas complètement perdus.

Mme Arnaud n’était pas venue à la cérémonie, trouvant quelque prétexte pour se détacher de plus en plus de cette petite fille qu’elle ne pouvait plus souffrir.

Mais peu de temps après le grand jour, ses deux frères vinrent en auto la voir.

But de promenade, curiosité, vague affection fraternelle, on ne connut pas leurs raisons.

En costume sportif, ils parurent un dimanche au parloir.

Ils avaient grandi, depuis un an, et leur commencement de moustache était déjà rasé. Élégants et corrects, ils firent bonne impression.

Élysée s’était jetée à leur cou, tout heureuse. Ils la regardèrent dans sa tenue noire, avec sa longue natte dure. Jacques mit sa main sur sa bouche. Entre ses dents :

— T’en as une touche, ma pauvre Champs-Élysées !

— Ce que tu dois t’embêter, là-dedans !… continua Max.

Elle les regardait, choquée, bousculée dans ce qu’elle avait de plus cher au monde.

Prévenue, Mlle Levieux elle-même descendit. Elle voulait donner cette preuve d’affection à une petite élève si méritante à tous points de vue.

Élysée, en l’apercevant, était devenue toute rouge de plaisir, ne pouvant croire à un tel honneur.

Elle présenta ses frères.

Pendant les quelques minutes qu’elle resta, Mlle Levieux les interrogea sur leurs études. Ils répondirent avec des yeux détournés qui pouvaient passer pour de la déférence. Élysée leur en était reconnaissante. Elle ne savait pas qu’ils retenaient leur envie de rire.

Dès que le regard d’or se fut éloigné :

— Quelle barbe, cette bonne femme !… remarqua Max entre haut et bas.

Et Jacques s’empressa d’ajouter :

— Ce qu’elle doit raser les malheureuses élèves ! Levieux, tu l’appelles ?… Moi, je l’appellerais le vieux chameau !

Élysée se retint pour ne pas crier. Croyante dont on vient d’insulter le dieu, pâle de scandale, elle ne put que se lever.

— Allons dans le parc !… riposta-t-elle froidement.

— C’est bath !… dirent les garçons. Mais c’est égal, ça ne vaut tout de même pas Luna-Park. Hein ?… Tu te souviens ?… Ça, tu étais bien saoule, ce soir-là !

Et la fillette, mourant de honte, fut comme une repentie à qui l’on rappelle ses anciens débordements.

« Ma chère maman, puisque tu me dis que, cette année encore, je n’irai pas à la mer, je pense que tu me permettras de passer mes vacances en Angleterre, dans la famille de ma compagne Edith Cornfield. Ces dames trouvent que ce voyage serait très utile pour moi, car je pourrai me perfectionner dans la langue anglaise que je commence à posséder assez bien. Une grande sœur d’Edith viendra nous chercher jusqu’au pensionnat et nous ramènera, les vacances terminées. J’espère que ta santé est toujours bonne et que mes frères… »

Cependant les examens et concours qui marquent la fin de l’année scolaire mettaient les élèves en effervescence. La ruche bourdonnait. Dans tous les cours, les visages étaient tendus, fatigués.

Toute cette avant-jeunesse prête à s’envoler un jour vers la vie qu’elle ne connaît pas encore, combien elle est, sans en avoir l’air, plus pathétique que l’âge mûr !

« Que vont-elles devenir ?… » pouvait-on se demander en regardant ces enfants installées dans leurs études comme si ce stade eût été définitif.

« Que vont-elles devenir ?… » On peut toujours se poser la question en face de futures femmes. Guettées par le mariage ou le célibat, les passions ou la maternité, leur sort ne peut être que tragique. Elles ressemblent à des fleurs, et l’on sourit. Mais les drames qui vont avoir lieu sont plus angoissants que ceux, passés, qui meurtrissent les traits éloquents de la maturité. Quelque forme que prît leur roman, toutes ces héroïnes à venir, sans se douter de rien, processionnaient vers le sacrifice, émouvantes Iphigénies.

Une lettre de Mme Arnaud qui consentait à son voyage en Angleterre, délivra la petite fille de son inquiétude. Elle avait eu tellement peur d’avoir à retourner pour deux mois dans sa famille que le regret de n’aller pas à Rome en fut atténué.

Mais ce ne fut ni en Italie, ni en Angleterre qu’elle alla. Car la mobilisation générale du 2 août vint bouleverser l’institut Lami comme toute l’Europe, coup de pied dans la fourmilière.

En quelques jours, vidée de ses étrangères, la grande maison blanche ne fut plus que silence et consternation.

La plupart des Françaises partent également, vacances angoissées. Mlle Levieux, appelée par des succursales inquiètes, doit s’en aller à son tour. Errante, sous la garde des demoiselles qui restent, Élise Arnaud envoie lettres sur lettres sans obtenir de réponse.

Elle passa, dans le parc magnifique et désert, de longues journées anxieuses, vides, désemparées. Les nouvelles rapides du commencement des hostilités se succédaient. Il y avait un coup de théâtre par jour. Redevenue toute petite parmi tant de tragiques nouveautés, l’enfant croyait assister de loin à la fin du monde. Et c’était, en effet, la fin d’un monde, mais personne encore ne pouvait s’en douter.

À la rentrée des classes, elle put enfin respirer mieux. Plus de la moitié des élèves manquait. Les cours avaient pris le ton patriotique. On étudiait la guerre de soixante-dix ; on suivait sur les cartes d’état-major la marche des armées de la République ; pendant une heure, tous les jours, les plus grandes apprenaient à faire des pansements, et le reste.

Une lettre de Mme Arnaud vint enfin. Elle était restée à Bordeaux avec ses fils. Sa correspondance avait dû s’égarer. Elle avait écrit déjà plusieurs fois. La zone où se trouvait le pensionnat ne redoutait rien de la guerre. Élysée n’avait qu’à rester où elle était.

Le retour tardif de Mlle Levieux lui rendit enfin son âme. La fièvre du travail la reprit. La catastrophe universelle s’organisait. La vie des tranchées commençait. L’hiver allait venir. Tout le pensionnat s’était mis à tricoter des passe-montagne.

Le temps passait, laborieux, assombri par la guerre. Ce fut au commencement de décembre 1915 qu’Élysée reçut de sa mère la nouvelle que son frère Jacques partait aux armées. Sans étendre aucunement sur ses angoisses maternelles, la détraquée annonçait avec de nombreux commentaires que le docteur Arnaud était dans une ambulance du front. « Lâché dans la Croix Rouge, tu peux t’imaginer ce qui se passe avec les dévergondées qui se disent infirmières ! »

Comme une petite femme, la fillette avait désormais deux hommes dans la mêlée. Le sentiment de son importance s’ajoutait étroitement à des inquiétudes folles qui la réveillaient la nuit, dans la chambre à trois lits où elle couchait seule, maintenant que ses deux compagnes, avec tant d’autres enfants, étaient retournées définitivement dans leur famille.

Un peu d’anémie, quelques malaises la retardaient dans son élan studieux. La puberté tourmentait son corps puéril. Elle changeait. L’harmonie de sa première forme se défaisait, en attendant qu’une autre forme sortît de la chrysalide en travail. On appelle cela l’âge ingrat, et n’est-ce pas, en vérité, le triste retour d’âge de l’enfance ? Gênée par les nouveautés de son être physique et comme honteuse de n’être plus tout à fait une enfant, Élysée avait alternativement, sans cause apparente, des crises de larmes et des rires godiches, giboulées humaines. Et ce fut dans la même quinzaine qu’elle changea de cours et recourba sa natte dans le cou.

— Votre mère est au petit salon !…

C’était en semaine, pendant la séance de dessin, Élysée copiant un plâtre. Mme Arnaud n’avait prévenu personne de sa visite.

On n’ouvrait plus le parloir à cause des économies de charbon. La fillette trouva sa mère debout dans un salon, arpentant, agitée.

Sans même l’embrasser :

— Ah ! si tu savais !

Élysée était devenue blême.

— Quoi ? Quoi, maman ?… Papa ?… Jacques ?… Jacques est blessé !

Le petit rire faux éclata.

— Jacques est à Paris dans des bureaux. Ce n’est pas ça ! Ton père !…

Elle ne laissa pas à la petite le temps de s’épouvanter.

— Ton père a une maîtresse ! Je le sais de source sûre ! La majore de son ambulance, naturellement ! Je l’avais dit ! Je l’avais dit !… C’est épouvantable !

Elle se laissa tomber assise, la figure parcourue de ces tics que l’enfant connaissait trop bien.

La nouvelle que venait lui annoncer sa mère était-elle donc si surprenante ?… Depuis tant d’années il n’était question que des cocottes du docteur Arnaud.

La malheureuse jalouse eut un petit mot qui révéla toute sa mauvaise foi précédente.

— Cette fois, c’est vrai ! murmura-t-elle.

Et, brusquement, elle se mit à sangloter.

Élysée, consternée, ne savait que faire. Elle s’approcha gauchement de sa mère, et lui toucha l’épaule. Penchée vers elle avec plus de peur que de tendresse, elle la regardait pleurer, la figure dans les mains. Et, sous le chapeau chaviré, saisie, elle constata que les cheveux décoiffés étaient devenus gris.

— Maman !… Maman !…

Elle essayait de s’exciter à la pitié. Elle se sentait trop petite, trop détachée de son foyer pour prendre vraiment part à ce drame pareil à tant d’autres, imaginaires, inutiles, dont sa première enfance avait si monstrueusement souffert.

Enracinée ailleurs dans son bien-être moral, aimée, aimant, livrée tout entière aux consciences étrangères qui prenaient si bien soin de sa petite âme, qu’avait-elle à dire à cette créature effondrée qui était sa mère et qui, peut-être, venait instinctivement chercher protection près d’elle ?

— Voyons, maman ! Pense que papa pourrait être tué, que Jacques pourrait être au front… Pense à tout ce qui arrive, aux ruines, aux deuils, aux horreurs… Pense qu’il y a la guerre, maman !

L’autre se redressa d’un bond, visage ruisselant et agressif. L’infernal amour qu’elle avait dans le cœur, unique histoire de sa vie, continuait à mettre des œillères entre elle et les réalités.

— Je ne pense pas à tout ça, cria-t-elle, je n’ai pas le temps d’y penser. Je ne pense qu’à ton père ! Il a une maîtresse. Je sais son nom. C’est la baronne de Montval, une aventurière, une divorcée !… Ah ! s’il croit qu’il l’épousera, il se trompe. Je suis là pour l’en empêcher, moi, moi, moi !…

— Ça, pensait Élysée, terrifiée, c’est la crise de nerfs dans un instant. J’ai envie d’aller chercher une de ces dames.

— Maman, fit-elle, presque avec un ton de reproche, maman, je t’en prie !… Nous ne sommes pas chez nous, ici !

L’effet de ces paroles fut comme un réactif immédiat. Sans doute y eut-il, dans le cœur de la mère, une espèce d’immense déception. Elle devina que sa petite fille docile, sa victime ancienne, n’était plus la même, qu’elle la repoussait de toute sa petite dignité si laborieusement acquise.

Ses yeux verdâtres fulgurèrent.

— Mijaurée !… gronda-t-elle. Tu n’es qu’une mijaurée ! Ce n’est pas pour rien que tu ressembles à ton père ! Ah ! si la vie n’était pas impossible comme elle l’est en ce moment, je te retirerais tout de suite de cette sale boîte où on te rend comme ça, cette sale boîte où tu n’es que grâce à moi, et qui me coûte les yeux de la tête ! Mais, attends un peu ! Tu vas voir ce qui va t’arriver, un de ces jours !…

La petite Arnaud sentit vaciller la terre sous ses pas. Elle eut pourtant la suprême présence d’esprit du mensonge sauveur. Sa bouche trembla, retenant des sanglots. Avec un rire simulé qui lui fit mal :

— Quelle chance, maman ! Depuis le temps que tu m’oublies ici !

Ce fut un véritable grincement de dents.

— Je t’oublierai ici tant qu’il me plaira, mauviette ! Et, pour commencer, tu n’auras plus de nouvelles de personne ! Au revoir ! Amuse-toi bien dans ton pensionnat chic !

Elle se jeta sur la porte. Élysée, tout de même, cria derrière elle : « Maman ! », la suivit dans les couloirs en courant, mais la vit s’engouffrer sous la porte de sortie sans avoir pu la rattraper.

Une semaine plus tard, Mlle Dufauré montait la trouver dans sa chambre, tandis qu’elle faisait en hâte sa toilette, pour courir au réfectoire.

— Élise, Élise !… Regardez là, dans le journal de ce matin ! Le docteur Stephen Arnaud, c’est bien votre père ?… Eh bien ! Il vient de trouver un sérum… Lisez ce qui se passe dans son ambulance ! Vous êtes la fille d’un père célèbre, mon enfant !

Quinze ans. Grande perche aux bras trop longs, aux petits seins boudinés dans la robe noire, aux cheveux réduits par un chignon de nattes trop serrées, elle préparait, avec une avance d’un an sur les autres, le Grand Brevet de la maison.

Ses yeux agrandis s’ouvraient, longs et biaisés, dans un petit masque lisse et pâle. Sa bouche précise, bien taillée, d’un rouge éclatant, montrait au moindre mot des dents admirables. Ses compagnes de seize ans disaient :

— Élise, ce n’est pas de votre faute, mais avec votre regard croisé, vous avez l’air de faire de l’œil aux chaises…

Elle n’écoutait pas, ne voyait pas, ne sentait pas. Seul l’occupait son rôle de meilleure élève de la maison. Elle avait abandonné la musique pour mieux se donner aux sciences et aux lettres. Le Grand Brevet comportait des éléments de latin. Le dos voûté sur les livres, elle travaillait.

De nouvelles élèves commençaient à revenir malgré le luxe diminué, les prix augmentés. Morne calamité, la guerre continuait d’assombrir les horizons. Partout ailleurs qu’au pensionnat, la vie devenait dure et les gens hargneux. Un siècle était mort de mort violente, un autre naissait dans le sang, énigmatique encore, mais déjà souffreteux et de mauvaise humeur comme un enfant mal venu.

À l’abri dans les murs hermétiques de sa chère maison blanche, tendue vers son rêve scolaire, Élise Arnaud ne sentait presque pas panteler le malheur des temps.

Un matin, au réfectoire, un télégramme lui fut remis. Parmi le silence et les regards anxieux de toute la jeune tablée, elle l’ouvrit, les mains tremblantes. Il était signé : « Jacques et Max. » Elle lut :

« Maman morte. Viens vite. »

CHAPITRE VII


C ’était, comme au jour de son arrivée, Mlle Laporte qui l’accompagnait. Dans ce train qui la ramenait si tragiquement à Paris après cinq ans de candide bonheur, elle essayait de coordonner le désordre de ses pensées.

Pour qu’on ne l’eût avertie que par cette brutale dépêche, il fallait que maman fût morte subitement. Privée de nouvelles depuis tant de temps, elle se remémorait leur dernière entrevue si orageuse, sans un baiser échangé, sans un seul regard affectueux. « Ce jour-là, c’était la dernière fois que je la voyais. Oh ! si j’avais su. »

Elle se souvenait de sa surprise en constatant sous le chapeau maternel ces cheveux subitement gris. Fallait-il qu’elle eût souffert, cette mère passionnée, malade ! Ses chagrins avaient toujours semblé quelque peu ridicules ! Elle n’avait jamais su leur donner le noble charme de la douleur. Elle ne les avait exprimés que par exagérations, scènes, crises de nerfs, inconvenantes criailleries. C’étaient des chagrins tout de même, plus solitaires d’être antipathiques aux autres.

— Oh ! pauvre maman !…

Tout à coup, une nouvelle pensée, impérieusement, se jetait en travers, cri désespéré de l’égoïsme.

— Et moi !… qu’est-ce que je vais devenir ? Mon père est au front, ma mère est morte… Qui donc va s’occuper de moi, payer ma pension ? Où est l’argent de la maison ?

Elle sentait son cœur tout petit dans sa poitrine, place contractée qui lui faisait mal. Mais elle ne pleurait pas. Brouillés, curieusement scandés par le rythme du train, ses songes tournaient dans sa tête.

Au bas de l’escalier, Mlle Laporte la laissa, disant qu’elle reviendrait la chercher sur dépêche. Et, d’un pas hésitant, toute pâle, l’adolescente monta vers l’inconnu.

La porte était entr’ouverte. Elle la poussa d’une main peureuse. Et, dès le seuil, le silence complet de l’appartement et l’odeur pharmaceutique qui y régnait lui firent respirer la mort.

Un domestique, qu’elle voyait pour la première fois, apparut dans le vestibule et lui demanda tout bas si elle était Mlle Arnaud. Puis elle fut introduite, marchant sur la pointe des pieds, dans le salon, ce salon qu’elle avait laissé, cinq ans plus tôt, encore tout encombré par un emménagement interminable.

Avant d’avoir pu jeter un coup d’œil autour d’elle, elle vit ses deux frères debout, en tenue bleu horizon, qui vinrent au-devant d’elle en silence.

Ils étaient aussi pâles qu’elle, les joues creusées. Et, comme un imperceptible signe, elle reconnut sur le visage de Jacques, on ne sait quelle crispation qui faisait prévoir pour plus tard les tics de la mère.

Tristes ?… Leur expression était plutôt celle de garçons qui ont ce qu’on appelle un très gros embêtement.

Il n’y eut aucune accolade. Entrant d’emblée dans le sujet :

— J’ai trouvé la lettre de maman à mon bureau, hier au soir… chuchota Jacques. Tu penses si je suis arrivé vite !

— Comment, la lettre de maman ?… Alors elle est morte comme ça ?… toute seule ?…

Les yeux d’Élysée s’agrandissaient.

— C’est vrai, tu ne sais pas encore… remarqua Jacques un peu plus bas.

Il fit une pause, baissa les yeux, termina dans un souffle.

— Elle s’est suicidée.

Le grand pas de recul que fit leur sœur ne les interrompit pas.

— Tiens ! voilà sa lettre !… enchaîna Max.

Élysée, avec épouvante, prit des mains de son frère l’unique feuille où la main nerveuse de maman avait tracé quelques phrases, ses dernières paroles.

« Quand tu recevras ceci, je serai morte. J’ai compris maintenant que ton père ne reviendrait pas, puisque, décidément, il en aime une autre. Ne pouvant supporter plus longtemps mon malheur, je m’en vais. Ne croyez pas, toi et ton frère, que vous allez être les maîtres à la maison. J’écris également à mon notaire, qui sera chez nous avant vous pour mettre les scellés partout. Mon testament est entre ses mains. C’est lui qui s’occupera de mon enterrement, et qui gérera mes biens, puisque votre père vous a abandonnés. Je quitte sans regret cette vie qui ne m’a apporté qu’amertume et injustice. Bon débarras pour tout le monde, et surtout pour moi !

« Marcelle ARNAUD. »

Livide, la fillette relut cela plusieurs fois. Pas un mot pour elle ! Dernière méchanceté, cette lettre grimaçante était plus désespérée qu’aucune plainte.

Toute l’infortune de Marcelle Arnaud y était contenue. Ne devait-elle pas mourir de ses propres mains, celle qui, toute sa vie, n’avait fait que détruire autour d’elle ?

Relevant enfin la tête :

— Comment est-elle morte ?… demanda la petite, si bas qu’on l’entendit à peine.

— Revolver !… répondirent ensemble les deux frères.

Et Jacques ajouta :

— Quand je suis arrivé, hier au soir, elle était encore chaude…

Il hocha la tête en se mordant les lèvres.

— Elle avait attendu, pour faire ça, l’heure où les domestiques sont dans leurs chambres. Elle était seule dans l’appartement. Ah ! c’est du propre ! C’est le concierge qui m’a ouvert.

Puis, ayant haussé les épaules :

— Quant au notaire, elle n’avait pas réfléchi (ça lui ressemble !) que l’étude serait fermée quand sa lettre arriverait. Il n’est venu que ce matin, à la première heure, avec le médecin légal, la police et des tas d’autres gens.

Ses yeux, pleins d’un regard faux, allèrent de sa sœur à son frère.

— J’ai voulu téléphoner tout de suite à Max. Impossible d’avoir la communication. D’abord il était dix heures du soir. Car je n’ai trouvé la lettre qu’en rentrant d’une course militaire en auto. Il a fallu que je montre la lettre pour obtenir une permission. Quant aux domestiques, j’ai eu beau les faire appeler par les concierges, tout le monde était valsé.

— Alors, tu as passé la nuit tout seul avec…

— Non, dit-il. À onze heures, la femme du concierge est venue.

Élysée remarqua que Max le fixait avec une insistance et d’une manière singulière. Elle ne voulait pas accepter l’horreur du soupçon qui lui venait ; mais elle devinait que Max, en silence, accusait son frère d’avoir volé la morte. Alors, comme quand elle était petite, elle eut peur de ces deux garçons ; mais c’était une peur d’un genre si terrible qu’elle sentit un frisson la parcourir.

Brusquement, Jacques demanda :

— Veux-tu la voir ?

Elle crut qu’elle allait s’évanouir. Elle n’avait jamais vu de cadavre. Le premier qu’elle allait regarder serait celui de sa mère.

Avec un grand effort, elle put répondre :

— Je veux bien, oui…

On avait lavé la blessure de la tempe et rabattu des mèches dessus. Calme et goûtant un repos infini, le visage que maman avait pris était celui qui la transfigurait lorsqu’elle chantait. Et si parfaite était la ressemblance qu’Élysée, tout à coup, réalisa que jamais plus elle n’entendrait la voix admirable de sa mère.

Une sorte d’irritation étrange lui venait de la voir ainsi muette, couchée et tout habillée, ayant, sur ses traits de cire, cette espèce de dédain qui rend si distant le visage des morts.

Toute épouvante disparue, la petite se pencha comme familièrement et appela tout bas, sur un ton presque scandalisé :

— Maman ?…

Là-dessus, Jacques eut un petit mot surprenant, tragique.

— Laisse-la ! souffla-t-il. Nous n’avons jamais été rien pour elle.

Ils étaient revenus tous trois dans le salon. Le jour commençait à baisser.

— Et papa ?…

— Nous n’avons pas son adresse au front, dirent-ils. Les bureaux font des recherches pour pouvoir le prévenir.

— Et l’enterrement ? Quand ?

— Après-demain matin, à neuf heures.

Élysée ne put s’empêcher de calculer : « À onze heures, je serai dans le train pour retourner là-bas ! » Elle chassa cette pensée avec remords, et demanda :

— Où l’enterre-t-on ?…

— Nous ne savons pas encore, c’est le notaire qui s’occupe de tout.

Oh ! tristesse, hostilité !

Après un petit silence :

— Retournons la voir !… dit Élysée Nous devrions être tous trois près d’elle.

— Retournes-y !… dit Max. Nous n’avons plus de perm’ que pour après-demain. Il faut que nous soyons rentrés tout à l’heure, chacun dans notre bureau.

Élysée avait bondi.

— Vous n’allez pas me laisser toute seule ?…

Froidement, Jacques la toisa :

— C’est la guerre, ma chère…

Ils passaient déjà leur capote bleue, reprenaient leur bonnet de police.

— Tiens !… dit Max, je vais te donner de la lumière. Ferme d’abord tout, Jacques, sans cela le flic montera.

Comme Élysée le regardait, ahurie :

— Tu ne sais donc pas que les zeppelins existent ?

Les fenêtres hermétiquement bouchées, il tourna le commutateur.

— Voilà ! Et puis tu as les deux bonnes et le valet de chambre dans la maison. Bonsoir !

Effarée, elle les dévisageait. Elle les avait reniés dans son esprit lors de leur visite à l’institution. Ils l’avaient senti sans doute, et lui rendaient la pareille. D’ailleurs, depuis tant de temps qu’elle n’habitait plus avec eux, comment la jugeaient-ils, eux et leur mère ? Quels propos tenaient-ils sur elle tous les trois ? Il lui sembla que la mort qui remplissait la maison était de plusieurs sortes. Elle n’avait plus de famille. Les derniers restes du mauvais nid achevaient de tomber en poussière.

— Alors… Bonsoir !… articula-t-elle d’un air halluciné.

Et, sur un petit geste ironique, ils sortirent du salon sans retourner la tête.

Quand le bruit de leur départ eut cessé, se sentant seule dans la maison, seule sur la terre, elle jeta les yeux autour d’elle avec effroi.

Le désordre du salon était à peu près le même que cinq ans plus tôt. Cependant quelques bibelots qu’elle ne connaissait pas, le piano changé de place, des détails, des riens révélaient toute une vie à laquelle elle n’avait pas assisté.

Pendant cinq ans maman avait respiré parmi ces choses, traîné sur ce parquet son redoutable pas inégal.

Elle s’approcha du piano, compagnon de la vie musicale, seule vie harmonieuse de la morte courroucée.

« C’est là-dessus que je jouais mes études de Czerny, pour tâcher de lui faire plaisir… »

Et tout à coup, abandonnée dans cet appartement où elle n’était plus qu’une étrangère, ce fut en elle un instinct péremptoire : retourner près de sa mère. Car ce cadavre dans la chambre à côté, c’était encore sa mère, malgré tout. Réfugiée près de sa dépouille, elle ne serait plus seule.

Juste à ce moment, la porte s’ouvrit. Respectueux, bien stylé, le valet de chambre entra sans bruit.

— Quand Mademoiselle voudra dîner, tout est prêt dans la salle à manger. Mademoiselle excusera ; ce n’est qu’un dîner froid, car on est tellement affolé…

Désemparée, elle suivit cet homme. Pendant qu’il la servait, correct et silencieux, elle eut envie de poser des questions, de savoir par lui quelque chose de la vie de Mme Arnaud pendant ces derniers temps. Mais elle se retint sans savoir pourquoi. Plongée dans sa tristesse affreuse, elle mangea mécaniquement. Autrefois, à dix ans, elle avait connu pareil isolement, assise à cette même table. Mais alors elle guettait le pas de sa mère, qui pouvait entrer d’un instant à l’autre. À présent, elle ne rentrerait pas. Elle était sortie pour toujours, sortie de la vie.

Une bougie neuve venait de remplacer l’autre sur la table de nuit. On leur met près d’eux cela, qui remue et vit, comme pour les empêcher d’être tout à fait morts.

Dans la chambre pleine de grandes ombres qui bougeaient selon la toute petite flamme, unique lumière, la seconde servante veillait à son tour, assise dans le fauteuil. Elle se leva quand Élysée entra.

— Non ! Non !… restez ! chuchota la petite.

Tout doucement, elle vint s’agenouiller au pied du lit. Elle n’avait pas encore eu l’idée de prier. Sa mère s’était suicidée. Elle ne passerait pas par l’église. Elle avait vécu comme une pauvre damnée. Le visage dans les paumes, Élysée suppliait Dieu de l’excuser. Les excuses qu’elle trouvait elle-même, Dieu ne pouvait pas ne pas en tenir compte. L’idée de l’enfer ne pénétrait pas dans l’âme de cette enfant inoffensive et bonne.

En se relevant, elle se pencha de nouveau sur le visage transfiguré de l’ancienne vivante, oh ! si vivante ! Elle s’étonnait de ses mèches grises, seule chose qui fût restée identique, seule chose qui ne fût pas, comme le reste, entrée dans le mystère.

Soudain, inspirée, elle fouilla dans la poche de sa robe de pensionnaire, en sortit un chapelet. Et, pleine de soins et de précautions, elle enroula les grains noirs aux mains croisées, si blanches, si froides, et d’une matière qui n’avait plus rien d’humain.

Ce geste la rassurait.

« Avec cela, maman, tu ne peux pas aller en enfer… »

Elle regardait. Les ombres changeaient imperceptiblement de place, animaient les traits immobiles. Ce n’étaient plus les tics de la vie. C’étaient des expressions incompréhensibles sur un visage de revenant. Elle eut peur et jeta les yeux sur la bonne.

Puis, revenue à sa contemplation, elle se demanda qui avait fermé ces paupières, croisé ces mains… « Où est son revolver ? »

La nouvelle du suicide n’était plus une nouvelle. Comme on s’habitue vite à une catastrophe !

Attirée et tremblante, elle toucha le front glacial. Elle souhaitait sentir la colère passer sur cette figure définitive. Brusquement, elle se remit à genoux. Et, comme quand elle avait dix ans :

— Mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai !

Enfin, apaisée sa lente agitation, elle consentit à s’asseoir aussi pour veiller calmement la calme dormeuse. Et, sans la quitter des yeux, elle pensa.

Une fille de quinze ans, une pensionnaire bien sage, est-ce que cela pense ? Élysée n’avait jamais fait que de subir les impulsions d’autrui.

Livrée soudain à elle-même, en face des brutales réalités, privée de toute direction, elle s’effrayait des idées qui lui venaient.

Sa longue enfance avait additionné. Ses quinze ans faisaient la somme.

En cette heure funèbre et nocturne, elle commençait seulement à s’apercevoir du monstrueux égoïsme de ses parents.

— Si encore ils nous avaient abandonnés pour s’aimer ! Mais mon père a été le martyr de ma mère et, pour finir, c’est elle qui s’est tuée de chagrin !

Est-ce donc cela, l’existence, et les humains ne songent-ils, si sensibles, si fragiles, si douloureux, qu’à se faire du mal les uns aux autres ? À l’horizon, la guerre. Dans les pièces closes, la mésentente. Veillant sa mère suicidée, résultat de cinq ans de torture morale, elle s’attendait d’un instant à l’autre à entendre passer dans la rue les clameurs de cette alerte attentatoire dont les journaux avaient tant parlé.

Amère leçon, après tant de blanche paix au sein de la grande maison d’éducation, vaste tour d’ivoire où rien ne pénétrait des dures choses de la vie…

On lui avait appris à faire « son examen de conscience ». Elle se rendit compte qu’elle s’égarait, faisant l’examen de conscience des autres.

— Et moi ? Est-ce que je n’ai pas, comme eux, pensé simplement à moi ? J’aurais pu, sans doute, me préoccuper un peu plus du malheur de maman, essayer de la consoler, lui écrire, lui faire sentir que j’étais là, tâcher de l’aimer.

Elle se retourna. La respiration de la bonne, lente et peu à peu bruyante, tournait au ronflement. Cette fille, dans son fauteuil, s’était endormie.

Élysée fut d’abord sur le point de la réveiller, par convenance. Puis elle sentit qu’elle allait être plus seule encore avec sa mère, pour lui parler, lui parler comme jamais elle n’avait pu le faire de son vivant.

Elle s’approcha, tout doux. C’était la première fois que sa mère était à elle, à elle seule.

— Écoute, maman… Je me souviens si bien de tout. Puisque je n’ai pas agi comme une fille affectueuse, je veux m’imposer une pénitence en mémoire de toi. Tu ne m’as jamais donné qu’un seul conseil : travailler la musique. C’est toi qui m’as appris mes notes, toi qui étais toi-même la musique incarnée. Je te promets, je te fais le serment que, dès que je serai rentrée au pensionnat, je me mettrai à la tâche, de toutes mes forces. Et tu sais si cela me coûtera. Comme ça je n’aurai pas perdu ce que tu as bien voulu me donner, maman, ton conseil, tes premières leçons. Et ce sera peut-être une toute petite réparation.

Un baiser peureux sur le front de marbre scella le pacte. Et, dès cet instant, l’adolescente eut le sentiment que sa mère était moins morte.

Elle reprit place dans son fauteuil. Comme lorsqu’elle cherchait le plan d’une composition française : « À présent, à quoi vais-je réfléchir ? »

Mais elle ne réfléchit à rien du tout, car, subitement, comme la bonne, elle s’endormit.

Le petit jour filtrait par les rideaux serrés.

Étonnée d’avoir froid et d’être si courbaturée, elle ouvrit les yeux. « Quoi… Quoi !… Où suis-je ?… »

Et ce fut une grande honte. Au lieu de réfléchir, elle avait dormi. La bonne continuait à ronfler… La morte, pendant des heures, n’avait été veillée que par sa bougie fidèle, presque consumée, prête à s’éteindre.

Un sourire singulier s’était établi lentement sur ses traits décolorés. Son expression était énigmatique, prélude d’autres changements plus graves auxquels personne, plus tard, n’assisterait. Et l’odeur sournoise qui venait du lit annonçait le commencement d’un terrible au-delà physique.

Élysée, qui s’était levée, fit un grand pas de recul. Car les mortels, malgré la racine funèbre de ce mot, n’admettront jamais dans leurs maisons la présence insolite du cadavre, cet étranger d’une autre race.

Secouée à l’épaule, la servante, avec effort, se réveilla.

— Il faut une autre bougie… marmotta la petite Arnaud ; et je ne sais pas où on les met.

Un peu de va-et-vient dans la chambre y remit le mouvement de la vie. Il y avait quelque six heures que tout le monde y dormait, sommeil vivant et sommeil éternel.

À sept heures, la cuisinière vint remplacer l’autre fille. Élysée alla faire sa toilette dans n’importe quelle pièce, puis prendre le café au lait qui l’attendait dans la salle à manger. Ô grossièreté des appétits vivants, face à l’éthérée immobilité des morts !

Quand elle revint dans la chambre :

— Il faudra un crêpe à mademoiselle pour demain… dit tout bas la cuisinière. Faudra-t-il dire à la modiste de passer tantôt ?…

Et ce fut la longue journée éreintante où se succèdent tant d’indifférents, notaire, pompes funèbres et le reste, gens pressés qui s’agitent autour des morts, collaborant à la rapide disparition de ces pauvres indésirables.

Élysée ne voulut pas assister à la mise au cercueil. Cachée au fond de son ancienne chambre d’enfant, elle avait l’impression qu’un crime se passait dans la maison.

Le lit vide, les quatre angles de la bière recouverte de noir, c’était l’irrémissible. Défaillante, elle fut obligée, à la fin, d’aller dormir sa nuit, de crainte de ne pouvoir suivre l’enterrement du lendemain.

CHAPITRE VIII


I l y avait plus d’une huitaine qu’elle était rentrée quand arriva, renvoyée sans commentaire par Jacques et Max, la lettre du docteur Arnaud. Ce fut en présence de Mlle Levieux qu’Élysée voulut l’ouvrir. Il disait sa stupeur douloureuse en apprenant par le notaire la fin lamentable de sa femme. Il demandait ce que comptaient faire ses fils, leur offrait son appui dans la vie. Puis il se préoccupait longuement de sa chère petite Élise jamais oubliée, suppliait qu’on le mît au courant de sa vie dans cette pension où on la laissait monstrueusement depuis cinq ans. Il donnait son adresse militaire, espérant qu’un des trois enfants consentirait à lui écrire, malgré ses graves torts apparents.

Ce fut Mlle Levieux elle-même qui voulut bien se charger de lui répondre. Elle le fit longuement et dignement. La petite âme de l’orpheline était tombée entre ses mains ; mieux que personne elle la connaissait.

Peu de temps après, la directrice reçut à son tour la réponse du docteur. Il la remerciait avec une émotion profonde. Il lui demandait, si toutefois elle le jugeait à propos, de remettre à sa fille les quelques mots qu’il écrivait pour elle.

« Ma petite Élise tant aimée,

« Tu ne sais pas l’immense bonheur que je viens d’avoir en lisant la lettre si belle de ta directrice. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, mon enfant chérie. Te savoir heureuse me délivre d’une torture constante… ».

L’épreuve du grand Brevet approchait. Des examinateurs de Paris, compétences universitaires, venaient, à l’institution même, faire passer ces examens non officiels.

Élysée avait maintenant hâte de voir arriver la fin de ses études. Elle comptait, dès les vacances (qu’elle passerait au pensionnat, bien entendu) se plonger dans d’acharnées études musicales.

Il y eut, coup sur coup, trois événements dans sa vie, entre la fin d’avril et le commencement d’août.

Le premier fut la lettre du notaire qui l’informait que sa mère la déshéritait, autant que le lui permettait la loi, pour favoriser ses deux frères.

Le second fut le succès qu’elle remporta : reçue avec félicitations.

Le troisième fut le mot par lequel son père lui apprenait ses fiançailles avec la baronne de Montval, admirable compagne de guerre à laquelle il devait tout.

La haine posthume de sa mère lui fit moins de mal que le futur mariage de son père. Une seconde fois, chacun à sa façon, ses deux parents l’abandonnaient. Les portes entr’ouvertes se refermaient brusquement.

Baronne de Montval… Mme Arnaud avait prononcé ce mot la dernière fois qu’Élysée l’avait vue. Dans sa bouche crispée de jalousie, ce nom, à lui seul, avait paru plus considérable que l’éternelle rengaine : « Les cocottes de ton père… » Somme toute, c’était à cause de ce nom qu’elle s’était suicidée…

Sombre et songeuse, l’adolescente se demandait maintenant si sa mère avait tout à fait tort dans ses appréciations exagérées. Mlle Levieux avait promis de s’informer. Le cours des grandes disait en secret :

« Votre future belle-mère, nous en avons entendu parler chez nous. Il paraît que c’est un demi-castor. »

Et ce mot nouveau qu’elle comprenait mal remplissait d’une nouvelle épouvante le cœur d’Élysée.

Quand Mlle Levieux, désolée, lui apprit qu’il s’agissait bien d’une divorcée, elle prit définitivement sa résolution.

Elle finirait donc sa vie comme professeur à l’Institut Lami. Cette idée n’avait jamais cessé de lui sourire. Elle l’accepta presque avec un sentiment de délivrance.

Cependant, la dernière malveillance maternelle ne la relevait pas, jugeait-elle, de son serment. Elle résolut, en même temps que les hautes études qui la mèneraient au professorat, de persévérer dans la musique.

Et, comme elle se l’était promis, elle employa la plus grande partie de ses vacances à travailler son piano, non sans commencer l’harmonie.

Les directrices s’étonnaient de ses aptitudes, insoupçonnées jusque-là. Petit à petit, la passion s’y mettait. « Pourquoi ne me consacrerais-je pas plutôt à enseigner la musique ? » Et la voilà ruée vers ce nouveau but.

La rentrée des classes la trouva dans les mêmes dispositions. Ne faisant plus partie d’aucun cours de Français, elle était l’enfant privilégiée de la maison. Mais il lui fut désagréable d’apprendre que c’était son père, désormais, qui subvenait aux frais de son internat.

On allait entrer dans l’hiver. Les nouvelles des journaux se précipitaient comme au commencement de la guerre. Heureuses nouvelles ! L’armistice, nouveau coup de foudre, fin de l’orage, éclata, ce 11 novembre 1918, qui fut partout comme le jour de la résurrection des morts.

Parmi l’ivresse universelle, la petite Arnaud comprit mieux que jamais qu’elle était orpheline.

Les portes du pensionnat, inopinément ouvertes, laissaient s’envoler, pour quelques jours de vacances improvisées, le flot tumultueux des élèves.

« Elles vont à Paris, voir la Victoire. Et moi qui suis Parisienne, je reste ici ! J’ai deux frères, pourtant, j’ai un père. Mais c’est comme si j’étais seule au monde ! »

Le départ pour une semaine de Mlle Levieux augmentait sa tristesse abandonnée. Ce fut pendant cette absence qu’elle reçut le mot où le docteur Arnaud lui annonçait que son mariage venait d’être célébré.

« Je n’ai plus de famille ; mais j’ai une marâtre ; et c’est un demi-castor, par-dessus le marché ! »

« Élise, ma chérie,

« Je profite de l’occasion que m’offre le 1er janvier tout proche, époque des vœux et souhaits, pour t’envoyer les miens en détail. Car je n’ose pas venir te voir, ayant peur d’être mal reçu.

« Voici : Tu vas avoir seize ans, la guerre est finie, tes études aussi. Il me semble que le temps est arrivé pour toi de revenir à ton foyer.

« Ces dames elles-mêmes, qui ont été si parfaites pour toi, qui t’ont fait une enfance bénie, comprendront qu’il ne t’est pas possible de rester indéfiniment dans cette institution qui a été si longtemps ton nid, mais où ta présence n’a plus aucune raison d’être.

« Depuis le temps que je t’appelle, ma petite fille chérie, ne vas-tu pas enfin me revenir ?

« Ma situation de fortune est assurée par le résultat de mes travaux et rien ne te manquera près de moi, rien, pas même la douce présence d’une seconde mère.

« Celle que j’ai épousée est faite pour que tu l’aimes. Sa grande culture, son goût des arts, sa simplicité, son charme feront ta conquête dès que tu la connaîtras. Elle a été ma collaboratrice éclairée pendant toute la guerre (où elle s’est conduite en vrai héros), et, je puis le dire, l’inspiratrice de mes travaux et de mes recherches.

« Je sais bien, de par l’éducation religieuse que tu as reçue (et dont je te félicite) que tu vas froncer les sourcils quand je t’apprendrai que ma femme a été mariée déjà, et divorcée. Mais celui dont elle s’est séparée est mort à présent (nous venons de l’apprendre) et rien ne nous empêchera, si telle est la condition de ton retour, de nous marier religieusement. Car, presque autant que moi, ma compagne est désireuse de t’avoir près d’elle, de faire de toi sa fille d’élection, puisqu’elle n’a pas et n’aura pas d’enfant, à la suite d’une terrible opération, lors de sa première jeunesse.

« Petite Élise, notre bonheur complet est entre tes mains. Et je puis, en retour, te promettre sans crainte que tu seras, entre nous deux, aussi heureuse que nous-mêmes. J’attends — nous attendons — ta réponse avec angoisse.

« Ton pauvre papa qui vaut tout de même que sa petite fille l’aime un peu.

« Stéphen Arnaud. »

La stupéfaction indignée de l’adolescente fut tout d’une pièce, comme le sont toujours, chez les enfants, les sentiments plutôt appris que naturels. Sa mère, dès l’âge de quatre ans, lui avait enseigné l’horreur « des cocottes de son père ». De dix à quinze ans on l’avait sourdement élevée à réprouver sans excuse toute personne divorcée.

Les yeux brillants de scandale, elle courut chez Mlle Levieux. Elle fut étonnée de ce qu’elle y entendit.

— Votre père a tout à fait raison, mon enfant. Entrer dans l’enseignement ne serait jamais qu’un pis-aller pour vous. Nous restons là, si votre nouvelle vie ne vous satisfait pas. Mais vous pouvez toujours essayer de répondre à l’appel des vôtres, si légitime, si plein de tendresse. Vous voyez que votre belle-mère ne demande pas mieux que de régulariser son mariage. Votre présence sera sans doute très salutaire près de votre père et de sa femme. C’est une bonne œuvre à tenter.

Hypnotisée, l’influençable fillette écoutait. Elle ne pouvait pas ne pas obéir à Mlle Levieux, ce maître absolu de sa pensée.

Vaincue, elle baissa la tête. Mais ce fut d’une pauvre voix étranglée qu’elle articula, les yeux pleins de larmes :

— Alors… alors, il va falloir vous quitter, quitter la maison ?… Oh ! Mademoiselle, je crois que je ne pourrai pas !…

Son père vint lui-même la chercher, seul.

Depuis la nouvelle de son départ, Élysée était l’héroïne du pensionnat.

— Ma pauvre Élise ! Dieu sait ce qui vous attend ! Vous allez tomber dans un intérieur impossible ! La Montval est connue pour ses excentricités. Elle a plus de quarante ans, elle va être jalouse de vous ; elle vous martyrisera ! Qu’est-ce que vous allez devenir ? C’est affreux !…

Ce n’était ni sans envie ni sans admiration que les grandes tenaient en cachette ces propos terrifiants. Élysée se sentait redevenir le petit animal grelottant qu’elle avait été dans son enfance. Une parenthèse se refermait, temps lilial qu’elle ne retrouverait jamais plus. Écrasée par la fatalité, les yeux hagards, elle attendait le recommencement du malheur.

« Ah ! cette fois, je puis dire que j’ai mangé mon pain blanc ! Qu’est-ce que je vais devenir ?… Qu’est-ce qu’on va me faire ?… Pourquoi Mlle Levieux elle-même m’abandonne-t-elle, comme les autres ?… J’étais donc de trop, ici ?… »

Le cœur gonflé d’amertume, elle était, une fois de plus, la petite orpheline qu’on se repasse comme un chien perdu. Tristement, elle sentait se ruiner en elle tout un édifice de confiance et de tendresse.

Ce fut dans ce même salon, où, pour la dernière fois, elle avait revu sa mère.

Le docteur Arnaud, frémissant, n’avait pu se décider à s’asseoir pour l’attendre.

Elle n’eut pas plus tôt ouvert la porte qu’il fut là, les bras refermés sur elle, avant même de l’avoir regardée.

Le visage enfoui dans la barbe douce, un peu bousculée par de tels baisers, elle subissait, impressionnée, la véhémence de cet accueil auquel rien, jamais, ne l’avait préparée. Entre la sécheresse irritée de sa mère et la réserve froide des demoiselles à bandeaux plats, elle avait eu le temps d’oublier qu’elle était née caressante et fougueuse.

— Élise, ma fille !

Il se reculait enfin pour la voir, des larmes de joie dans les yeux.

— Comme tu es grande ! Comme tu es jolie !… Et pourtant je retrouve bien ta petite figure d’autrefois, ta chère, chère petite figure à laquelle je pensais toujours !

Elle souriait vaguement, émue par ces exclamations. Son père vieilli, son père dont elle se souvenait mal, lui semblait infiniment séduisant. Elle s’étonnait de la bonté de son expression, du vif scintillement de ses longs yeux noirs au regard croisé. Comme du fond d’un passé de mille années, elle retrouva d’instinct, avant de l’avoir pensé, le petit mot, l’intonation câline de ses dix ans :

— Papa !… mon petit papa !…

CHAPITRE IX


U n preste tour de clé. La porte était ouverte.

— Passe, ma chérie !

Élysée n’eut pas le temps de bien regarder le beau vestibule où des vitrines de musée semblaient contenir tant de merveilles.

— Nous voilà !… cria le docteur.

Poussée dans le salon immense, l’adolescente se trouva comme jetée sur la nouvelle Mme Arnaud, qui, de son côté, s’avança vivement.

Il y eut, de part et d’autre, un très court arrêt dans l’élan donné. Le premier contact eut certainement la rapidité, la rudesse d’un choc. Mais si avides étaient les deux regards lancés l’un vers l’autre que tous les détails, en une fois, furent enregistrés.

Élysée vit la haute et fine silhouette distinguée, altière, le long cou dans la lingerie, cerclé de perles et sorti d’un tailleur sobre, la petite tête ligotée dans ses minces nattes ; elle vit le teint aux reflets étroits, bleus, catégoriques, fascinants comme ceux de l’épervier, elle vit le regard d’une demi-seconde, vertigineuse bête de proie qui s’abattait sur elle.

Elle ne put même pas enregistrer le brusque frisson qui la parcourait. Les deux élans, interrompus dans l’espace d’un éclair, se remettaient en route.

— Oh ! par exemple ! Mais c’est tout le portrait de son père !

Deux petites mains autoritaires l’avaient saisie aux épaules.

Une longue caresse claire descendait sur elle, tombée du regard de l’aigle aux yeux bleus. Le sourire de la nouvelle Mme Arnaud l’enveloppait, exprimant le ravissement le plus complet.

— Mais vous ne m’aviez pas dit, Stéphen, que c’était à ce point-là ! On croirait vous voir !

Une voix colère, du fond du passé, prononça : « Tu ressembles à ton père ! »

— On peut vous embrasser ?

Élysée, éperdue, s’en tirait par un petit rire. Elle ne rendit pas les deux baisers qu’elle reçut sur les joues.

— Vous feriez mieux de la tutoyer tout de suite !… remarqua le père qui les regardait, très ému. Mais :

— Je n’oserais vraiment pas ! Elle m’intimide ! Une grande et belle jeune fille comme ça ?

« Moi une grande jeune fille ?… Moi belle ?… »

Le petit rire devenait godiche. Il fallait absolument répondre quelque chose ; mais Élysée ne trouvait rien. Parmi les ombres de son crêpe, elle leva vers le visage plus haut que le sien, et qui la regardait de si près, ses beaux yeux noirs un peu croisés, si longs, où le blanc scintillait, diamant, ces yeux de seize ans, propres, précieux et purs comme ceux des tout jeunes chiens de race.

— Eh bien ! vous voilà satisfaite, depuis le temps que vous la réclamez !

— Ah ! je suis heureuse… heureuse !…

De nouveau, se penchait le visage aux reflets blancs. La petite sentit une fois de plus toute la douceur de la peau de satin. Sauf les lèvres peintes, la dame ne semblait presque pas fardée.

— Voilà donc Élise ! Élysée plutôt ! C’est plus joli, Élysée ! Elle veut bien que je l’appelle Élysée ?…

L’adolescente avait tressailli. Ce nom, personne ne le lui donnait plus depuis des années.

— Mais oui… prononça-t-elle enfin, je veux bien. Mad…

Elle s’arrêta, rougissante. Le père se mit à rire :

— Elle finira par s’apprivoiser !

— Mais oui, mais oui… dit avec bonté la voix nette de la nouvelle Mme Arnaud. Il ne faut pas la brusquer. Elle ne me connaît pas, la pauvre petite ! Elle doit avoir bien peur de moi. Je suis une étrangère pour elle, en somme.

Et d’entendre exprimer si haut sa pensée secrète fut un soulagement pour la pensionnaire.

N’osant dire ni « tu » ni « vous » :

— Qu’elle vienne ôter son chapeau, voir sa chambre…

Un geste engageant l’entraînait. Élysée suivit sa belle-mère, suivie également par son père. Elle n’osait trop regarder autour d’elle, mais elle se rendait tout de suite compte du luxe raffiné, de la tenue parfaite de cette maison qui était celle de son père, et dans laquelle n’apparaissait vraiment aucune trace d’excentricité, grand intérieur bourgeois qu’un goût très sûr avait su rendre artistique, par on ne sait quels détails à découvrir plus tard.

— Voilà sa chambre ! J’espère qu’elle lui plaira !

— Regarde ta bibliothèque, dit le docteur Arnaud, enfantin, pressé de montrer la surprise.

— Oh !… s’écria la petite.

Sur quelques rayons à découvert, précieusement conservés dans leur reliure ancienne, étaient là tous les ouvrages classiques qu’elle venait à peine de quitter, éditions rares où elle retrouvait, comme des amis, les noms de Racine, Corneille, Molière, Pascal, tout son dix-septième siècle, et aussi Montaigne et d’autres, et jusqu’à des poèmes de Marot et de Ronsard, soigneusement habillés de cuir fauve et d’or.

— C’est ma femme qui a eu l’idée !… révéla le docteur, tendrement. Elle a pensé que tu serais moins dépaysée avec tes auteurs familiers autour de toi !

— Merci ! Merci !

Et, gentiment, elle courut embrasser sa belle-mère.

« J’écrirai ça demain à Mlle Levieux ! » se disait-elle, toute fière.

Alors, elle osa regarder franchement autour d’elle.

— Oh ! comme c’est joli ! C’est vraiment pour moi, cette belle chambre ?

Le docteur Arnaud venait de prendre doucement la main de sa femme. Il avait les larmes aux yeux. Tous deux s’amusaient en silence de l’émerveillement de la grande écolière.

Quand elle eut tout regardé :

— Voilà ici votre salle de bain. Et vous voyez que vous donnez sur l’avenue !

Le geste un peu sec de sa belle-mère la dirigeait par l’épaule.

— Je voulais vous montrer aussi : ce rayon vide, en bas de la bibliothèque, c’est pour d’autres livres, ceux qui vous plairont, s’il y en a.

Elle regarda son mari.

— Et maintenant, laissons-la. Elle viendra nous retrouver au salon quand elle voudra.

Cet accueil à la fois bienveillant, rapide et précis laissait la jeune Arnaud tellement abasourdie que, seule, elle resta pendant un moment à tourner sur elle-même dans sa chambre. Triste ou gaie ? Bien ou mal impressionnée ? Elle ne savait pas.

Elle finit tout de même par ôter son chapeau. Quelqu’un frappa. Ce fut une femme de chambre apportant sa valise. Élysée répondit à son salut par un sourire. Gestes vifs et silencieux, la servante défit la valise, disposa les objets de toilette sur les tablettes de la salle de bain.

— Mademoiselle a son peigne et sa brosse ici. Le savon est là. Voilà le robinet à eau chaude. Si Mademoiselle a besoin de moi, elle voudra bien me sonner. Le bouton est ici. Si Mademoiselle n’a pas assez de lumière, voilà !

La porte était refermée. L’atmosphère de netteté de cet intérieur redouté s’accentuait encore. Élysée, rêveuse, se lavait les mains.

Un coup de brosse sur ses cheveux tirés de pensionnaire, une épingle rajustée dans sa tresse, recourbée sur le cou, la voilà prête. Son instinct attend la cloche du dîner. Hagarde, entêtée, l’habitude, cet animal, lui fait tendre l’oreille vers les bruits coutumiers du pensionnat. Elle est dans le vide. Elle sent que quelque chose d’immense lui manque : le fourmillement de la grande maison blanche, où, depuis des années, elle a pris racine.

« Allons, il faut que je retourne au salon ! »

Tout ce qu’elle traverse pour s’y rendre est riche, étouffé de tapis épais, brillant d’objets rares, éclairé de tableaux coûteux. Mais, tout cela, ce n’est pas la sonorité claire des couloirs immaculés de là-bas. Tout cela, c’est l’ignoré, l’insolite, le home particulier où manquent vingt-cinq visages de camarades, où rien ne bourdonne, où personne ne semble vivre. Et, brusque comme un coup de fièvre, insupportable, la nostalgie se précipite dans le cœur de l’adolescente.

« Qu’est-ce que je fais chez ces gens-là, moi ?… »

Elle entra si doucement dans le salon qu’ils ne se retournèrent pas tout de suite. Au coin d’un feu de bois, allumé malgré les radiateurs, son père fumait un cigare, sa belle-mère lisait un journal. Et l’on ne sait quoi d’insaisissable, dans leur silence si simple et leur attitude si calme, racontait une union déjà longue, une reposante et confiante tendresse.

Ce fut elle qui, la première, vit Élysée.

— Ah ! la voilà ! s’écria-t-elle en jetant son journal.

Puis :

— Vous avez eu tout ce qu’il vous fallait, chérie ?

— Oh ! oui, merci !…

— Viens t’asseoir là, entre nous deux… demanda câlinement le docteur Arnaud.

Et, quand elle fut sur son tabouret bas, devant les flammes :

— Cette petite coiffure, que c’est gentil ! dit la belle-mère en touchant les beaux cheveux ondés et noirs. Mais elle serait si réalisée avec ses nattes sur les oreilles ! Elle aurait l’air d’un vrai petit œgipan ! Nous essaierons ça demain !

— Voilà Octavie qui joue déjà à la poupée !… s’amusa le père.

Octavie… Ce nom classique fit dresser l’oreille de l’écolière. Impérial et romain, c’était bien celui qu’il fallait à une telle personne.

— Vous savez, si votre chambre ne vous plaît pas complètement, nous la modifierons !… Moi, je ne connais pas encore votre goût…

Est-ce qu’Élysée avait un goût ? Elle ne se l’était jamais demandé.

Le maître d’hôtel ayant annoncé, les trois passèrent à la salle à manger.

L’ordre parfait, le style de la maison se retrouvaient encore là. Rompre au silence total du réfectoire, la petite avait peine à répondre aux questions posées.

Le docteur Arnaud fit son possible pour égayer ce premier dîner de plus en plus glacé. Sans doute mettait-il sur le compte du dépaysement cette contraction de la fillette, si joyeuse pendant leur retour en auto.

— J’espère qu’en sortant de table vous allez me faire un peu de musique, toutes les deux !

— Vous avez déjà joué à deux pianos ?… s’informa vivement Octavie Arnaud.

— Non, jamais !… répondit Élysée, assez étonnée.

Et quand ils furent tous trois repassés au salon, ce fut une belle surprise pour elle.

Il n’y avait pas trois minutes qu’elles étaient assises face à face, chacune devant l’un des deux pianos à queue emboîtés l’un dans l’autre que, déjà, les yeux d’Élysée étincelaient de plaisir. Elle faisait connaissance avec une enivrante nouveauté. Car c’est un fait que la musique à deux pianos vous entraîne si bien qu’on se sent, comme par miracle, multiplié de tout le jeu de l’autre, au point que des difficultés qui eussent paru, par ailleurs, insurmontables, s’annulent sous les doigts à mesure que le regard dévorant les déchiffre sur la page.

Les cahiers disposés sur les deux pupitres, du regard elles se firent signe. La grande entente de la musique, plus étroite et mieux accordée que même l’amitié, les unissait soudain, sans paroles.

Élysée, toute rouge, déchiffrait, déchiffrait, saisie par ces harmonies encore insoupçonnées d’elle, qui n’avait guère été plus loin que Schumann.

Oh ! bonheur de pénétrer dans un domaine inexploré !

— Que c’est beau !… s’exalta la pensionnaire, essoufflée. Et ses yeux avides parcouraient déjà la suite…

Cependant, frappée d’une idée subite :

— Mais, dites ?… à quelle heure vous couchiez-vous, à la pension ? demanda Mme Arnaud.

— À neuf heures !

— À neuf heures !… Il en est dix bientôt. Vite, vite, dites-nous bonsoir, ma chérie. Il ne faut pas commencer à déséquilibrer vos bonnes habitudes.

Et toute son attitude la montrait frémissante, élancée vers la musique.

— Pour une fois !… intervint Stéphen Arnaud. Ça allait si bien, ce concert !

Mais l’autoritaire était déjà debout.

— Non, non ! Il faut qu’elle aille se coucher, tout de suite, tout de suite !

Avec un clignement d’yeux complice et rieur vers sa fille :

— Bien, madame la major !… céda le docteur.

Encore un réveil en sursaut dans l’inconnu. Stupide, la mince dormeuse ne réalise pas. « Je n’ai pas entendu la cloche ! » Un bond l’assied sur son lit. « Qu’est-ce que c’est ?… Ah ! c’est vrai ! Que je suis bête ! je suis chez papa… »

Elle hésite, les yeux clignés dans le clair-obscur. Le jour est derrière les rideaux. Il n’est donc pas trop tôt pour sonner. Sa main trouve dans la ruelle le cordon électrique. Voici la femme de chambre de la veille. Rapide et muette, elle ouvre les rideaux, les volets. Voici la jolie chambre, voici la bibliothèque précieuse.

— Mademoiselle veut son déjeuner ?… Qu’est-ce que mademoiselle prend ?…

Comme c’est drôle de déjeuner dans son lit, quand on n’est pas malade ! La petite table de poupée, avec sa nappe, son service doré, la font sourire.

— On peut entrer, Élysée ?

La petite est devenue pourpre. Son regard obéissant cède tout de suite sous les étroits yeux bleus qui viennent à elle.

— Bonjour, ma petite fille ! Tu as bien dormi ?

Le tu est adopté. Cela produit un léger tressaillement dont la nature reste confuse. Élysée fait un petit effort pour ne pas rester trop distante.

— Oh ! très bien, mère

— Ça, c’est gentil, par exemple !

La belle marâtre se penche pour embrasser le front tendu. Pas de déshabillé, pas de cheveux dépeignés. Le petit tailleur correct, la chemisette de lingerie fine, la coiffure de nattes minces. Octavie Arnaud, à cette heure matinale, semble déjà sortir d’une boîte.

Familière, mais le dos bien droit, elle s’assied au bord du lit.

— Ton père est déjà parti pour son laboratoire. Il n’a pas voulu te réveiller pour te dire bonjour. Tu le verras au déjeuner.

Elle regarde complaisamment la belle gosse, lisse et brune parmi les blancheurs du lit.

— Tu en as de beaux cheveux ! Et dire que tu n’en tires pas parti !

Un regard vers la montre de son poignet.

— Écoute ! je vais te laisser. Il faut que je m’occupe de la maison. J’ai tant de manies, si tu savais ! Mais je voulais t’exposer mon programme d’aujourd’hui. Si ça ne te plaît pas, tu le diras. Voilà : jusqu’à midi tu feras ce que tu voudras. Tu as peut-être des lettres à écrire, tu peux étudier ton piano… ou tu dormiras… à ton aise. Après déjeuner, nous nous mettons en route toutes les deux, et nous faisons des tas de courses pour toi. Il faut des robes, des chapeaux, et tout le reste. Nous prendrons le thé dans un petit coin à moi, très gentil et très tranquille. Après nous referons des courses, si tu n’es pas trop fatiguée. Et, s’il nous reste du temps avant le dîner, eh bien ! nous ferons de la musique. Ça te va ?…

— Ça me va tout à fait, mère !… Entendu !…

— Bon, mon chéri !

Pas un mot de plus. Un tendre baiser sur le front. La concise Octavie était déjà repartie.

Elle s’était donné ce plaisir inédit : flâner en chemise dans sa chambre. Cela la faisait rire toute seule. Elle s’étonnait de n’être plus du tout triste. Une vive curiosité l’éveillait. Toute cette journée qui commençait serait une série de découvertes. Elle se rendait compte que, Parisienne, elle ne connaissait pas Paris.

« Les grands magasins, je me souviens, c’est bien ennuyeux, mais je n’ai plus dix ans. Peut-être que, maintenant, ça va m’amuser ?… »

Elle alla regarder ses livres, les ouvrit, parcourut des lignes.

— Voyons ! soyons plus raisonnable que ça ! Je vais faire ma toilette, puis j’écrirai à Mlle Levieux.

« Chère mademoiselle… »

Quand les six pages furent remplies, elle plia, cacheta. L’heure de la récréation la tourmentait.

Jouer à courir dans le parc d’hiver, ç’eût été bon, pour se reposer de ces radiateurs.

— Qu’est-ce que je vais faire, à présent ?

Attirée par les pianos, elle finit par entrer au salon.

Déjà, dans le vestibule et le couloir, elle se sentait moins étrangère.

Dès la porte, elle s’arrêta. Le salon, dans la lumière du jour, n’avait pas le même aspect. Élysée, attentive, détaillait du regard toute chose. Elle fut attirée dans cet angle par le portrait pas encore remarqué de sa belle-mère, immense toilé qui la retint indéfiniment.

Ancien déjà, ce portrait stylisé, qui montrait Octavie dans un péplum aussi romain que son nom, portait dans un coin cette inscription : « Imperia. »

Trois rangs de perles tombaient du cou de cygne, un diadème couronnait l’altière petite tête dont les yeux d’un bleu entier, fixes, fascinaient l’invisible.

« C’est sans doute à cette époque-là, commençait intérieurement l’adolescente, que la baronne de Montval… »

Elle se retourna. Sa belle-mère entrait.

— Tu regardes ça, ma chérie ?… Ce n’est plus ressemblant. Viens chez moi. Je te ferai voir des portraits plus récents.

En pénétrant dans cette chambre, elle fut frappée de l’ordre qui y régnait, du haut goût qui s’y respirait.

— Tiens !… pendant que je fais mes ongles, regarde cet album. Tu trouveras, vers la fin, les seuls portraits dont je sois fière !

Mais, sournoisement, ce fut par la première page qu’Élysée commença. Mme Arnaud, absorbée par son travail minutieux, ne la surveillait pas.

La petite retint ses exclamations. En costume de page florentin, puis en bacchante, puis demi-nue dans un voile, en d’autres costumes encore, une Octavie de vingt-cinq ans, provocante, montrait ses belles jambes, ses beaux bras, semblait jeter au monde un hautain défi.

Cependant, s’étant instinctivement retournée, pour jeter un coup d’œil :

— Mais non !… Ce n’est pas ça que je t’ai dit de regarder !

Ça, ce sont des souvenirs de bals costumés, des bêtises. Regarde à la fin, je te dis, à la fin !

Elle s’était levée. Elle arracha presque l’album des mains d’Élysée, passa les trois quarts des feuillets et, triomphante, le lui tendit :

— Tiens !…

Plus impériale que jamais sous le haut bandeau blanc, entre les plis du voile héroïque, c’était l’infirmière-major du front, celle-là même qu’avait d’abord connue le docteur Arnaud, celle-là même qu’il avait aimée.

— Vous êtes belle… murmura la pensionnaire, qui ne savait que dire.

Un bruit de pas coupa la réponse. Le docteur entrait.

CHAPITRE X


L ’étonnement lui faisait des yeux si naïfs qu’elle avait l’air d’avoir cinq ans. Mme Arnaud affectait de ne pas s’en apercevoir. C’était sans doute son système : ouvrir une à une les portes de la mondanité devant l’ingénue, sans jamais avertir de ce qu’elle allait trouver derrière.

Assise aux côtés de sa belle-mère, Élysée, muette, regardait le défilé des mannequins passant devant la rangée acariâtre des clientes. Cette célèbre maison de couture ne ressemblait en rien, certes, aux grands magasins de son enfance.

Les folies de la mode, présentées par ces petites demoiselles ravissantes et peintes, dans ce décor hallucinant, la gravité comique de tous les visages, le ton que prenaient les dames pour demander, sans même daigner regarder les jolies frimousses : « Comment vous appelez-vous ?… » (question qui s’adresse à la robe et non à celle qui la porte), ce spectacle, pour des yeux neufs, retrouvait sa vraie physionomie, sa vraie immoralité tout archaïque de marché aux esclaves.

Réfléchit-on à ce qu’il entre aussi de fantastique dans ces séances hoffmanesques, où des poupées vivantes, saccadées et sans regard, circulant, affublées de costumes chimériques, font trois petits tours et puis s’en vont ?

Illusionnistes volontaires, les clientes, quels que soient leur âge, leur corpulence et leur disgrâce, croient que ce ballet de toutes jeunes femmes fuselées leur montre dans un miroir-fée ce qu’elles vont devenir quand les robes seront sur elles.

L’argent est d’un côté, la jeunesse de l’autre et la jalousie partout.

« Comment vous appelez-vous ? »

Non ! La petite ballerine de vingt ans ne va pas ruer dans la figure moustachue de la richarde !

Leur entrée dans le petit thé très gentil et très tranquille fut sensationnelle. Les quinze ou vingt personnes qui goûtaient là levèrent la tête pour détailler les deux élégantes, l’une d’une maturité si hautaine, l’autre si fraîche, petite beauté de seize ans toute rougissante.

Élysée voyait bien qu’on la regardait beaucoup. Peut-être était-elle ridicule dans cet habillement qu’elle ne savait évidemment pas porter. Ses gestes se firent brusques, presque maladroits. Elle en avait honte pour sa belle-mère, enviant son aisance altière.

Elle n’eut guère le temps de s’attarder là-dessus. Deux jeunes gens venaient de se lever de leur coin pour saluer Mme Arnaud.

— Tiens !… dit-elle, étonnée.

Et, non sans cérémonie, mais avec une bonne grâce souriante :

— Le comte de Villevieille, M. Fernet ; ma belle-fille, Mlle Arnaud.

Élysée ne savait pas s’il fallait tendre la main. Empourprée, elle fit quelques mouvements gauches, tout en jetant un regard désespéré du côté de la belle Arnaud.

— Vous n’avez pas encore commandé ?… Alors venez à notre table…

Et l’innocente se demandait si cette rencontre inattendue n’était pas un rendez-vous. « Sûrement, pensa-t-elle, celui qui s’appelle Villevieille est amoureux de ma belle-mère. J’ai vu comme il la regardait tout à l’heure. Et elle aussi lui faisait des yeux. »

— Ma belle-fille sort de pension, commença Mme Arnaud.

Négligente et vaniteuse, elle jeta :

— Elle vient de finir ses études à l’Institution Lami.

— Oh !… firent les deux jeunes gens d’un air pénétré.

On savait donc à Paris, dans le monde chic, ce qu’était l’institution Lami ?

— J’ai une cousine qui y a été élevée, dit M. de Villevieille. Mais ce n’était pas de votre temps, évidemment. Est-ce qu’on y joue toujours au tennis ?…

La conversation était engagée.

Il prononçait : très jeuli. Le mot : « peur panique » revenait sans cesse, ainsi que « sublime » et « monstrueux ».

Nouveautés pour Élysée, comme tout ce qu’elle venait de voir aujourd’hui.

Le jeune monsieur la regardait avec un sans-gêne qui eût pu passer pour de l’impertinence, n’eussent été l’extrême froideur de ses yeux, son attitude détachée. L’autre garçon causait avec Mme Arnaud. À un moment, sur le même ton précieux et indifférent, il mêla son mot à la conversation, qui roulait sur les sports.

— Vous montez au Bois, mademoiselle ?

— Pas encore !… se dépêcha de répondre Mme Arnaud, elle n’a pas eu le temps. Mais elle se rattrapera !

Et quelques paroles sur l’équitation, émaillées de termes techniques, effarèrent la petite novice.

Elle fut étonnée de voir régler l’addition par les deux jeunes gens.

— Nous vous jetterons où vous voudrez !… dit Mme Arnaud.

Et les deux montèrent dans l’auto, tout naturellement.

— Vous recevez toujours les mardis ?… demanda Villevieille.

— Je n’ai jamais cessé… répondit Octavie sans le regarder.

Ce fut chacune devant son piano que les retrouva le docteur en rentrant.

Il s’extasia sur la transformation de sa fille.

À table seulement Mme Arnaud raconta leur après-midi.

— Nous avons trouvé Villevieille et Fernet dans le thé. Quel succès pour Élysée, si vous saviez ! Villevieille est amoureux d’elle, j’ai vu ça ! Voulez-vous parier qu’il va revenir dès mardi prochain, lui qu’on ne voit plus depuis des mois ?

Élysée était devenue cramoisie. Sa belle-mère la faisait courir de surprise en surprise. Amoureux d’elle, ce jeune homme ? Est-ce qu’on pouvait être amoureux d’elle ? Elle ne se sentait pas autre chose qu’une toute petite fille. Brusquement, les paroles de Mme Arnaud lui révélaient qu’elle n’avait plus dix ans.

Un embarras immense en même temps qu’une fierté stupéfaite l’envahissaient à grands flots. Et ce fut comme si, d’une minute à l’autre, elle venait de quitter l’interminable enfance pour entrer de plain-pied dans la jeunesse.

CHAPITRE XI


O n avait ouvert toutes les portes, celle du grand salon, celle du petit, celle de la salle à manger, celle du vestibule. Depuis la demie de quatre heures, la sonnerie de l’entrée ne cessait pas.

Maintenant, il y avait du monde dans toutes les pièces, et le bruit des voix montait sans cesse, dominé par le timbre aigu des femmes, tumulte grandissant de volière exaltée.

Toute l’attention était dirigée vers Élysée, ce mardi-là. De toutes ses forces, la petite essayait, sans trop rougir, de tenir tête. Le monde qu’elle voyait lui semblait étrange, peu rassurant.

Les hommes, qui dominaient, étaient là sans leurs femmes. Les femmes ne paraissaient pas avoir de maris. Quelques-unes étaient de lettres, d’autres actrices, et toutes étaient maquillées, pensait la pauvre pensionnaire, comme des cocottes.

Les compliments qu’elle recevait en pleine figure, de la part de ces personnes aux toilettes audacieuses, en même temps que la fumée de leurs cigarettes, la laissaient empruntée et détournant les yeux. Quelques médecins connus et grisonnants, d’autres messieurs chauves et ventrus, directeurs de journaux, grands financiers, hommes politiques, regardaient avec une complaisance attendrie le joli petit tendron intimidé. Le comte de Villevieille n’apparaissait pas. Élysée était prise d’une envie enfantine de s’en aller ou de pleurer. Elle ne se sentait pas à sa place dans ce milieu parfumé aux essences rares et au tabac blond.

Sûrement, toutes ces dames-là n’étaient pas autre chose que des demi-castors. Pourquoi ne voyait-on pas une seule jeune fille chez sa belle-mère ?

Du côté du buffet, la presse était considérable. Car c’est un fait que même les gens du monde les plus élégants ont toujours l’air, quand ils ne sont pas chez eux, de mourir de faim.

Ce fut là que la petite Arnaud eut la stupéfaction de se trouver nez à nez avec un prêtre. En belle soutane, petit, les yeux spirituels, il prenait sa tasse de thé dans le vide, bousculé par le va-et-vient, tout en poursuivant une conversation animée avec deux dames fardées qui fumaient, et quelques messieurs qui ne fumaient pas.

Mme Arnaud survint. Avec son grand air de despote impériale :

— Vous ne connaissez pas ma petite belle-fille, l’abbé ?

Une vive discussion littéraire s’engagea. Mais, au bout de quelques minutes, Élysée n’écouta plus. Elle venait de voir entrer le comte de Villevieille.

Ce fut Mme Arnaud qui le guida.

— Tiens, je te l’amène, Élysée !

Et, tout de suite, elle s’éloigna, retournant au grand salon.

Désolée de sentir ses joues s’empourprer, disant n’importe quoi :

— Vous avez goûté… demanda la fillette.

Empressée, elle le servait. Ils s’isolèrent près d’une fenêtre.

Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard que la belle Octavie les interrompit.

— Quel flirt !… dit-elle en souriant, amusée. Viens un peu par ici, ma chérie. Tout le monde veut te connaître. Il y a là Fernet et d’autres jeunes gens.

Entourée d’un flot masculin, Élysée commençait à se sentir un peu moins sotte.

— Elle est très forte au tennis, dit Mme Arnaud. Arrangez-vous avec elle pour un rendez-vous. Vous lui ferez faire la connaissance de vos sœurs…

Il y eut du monde jusqu’à près de huit heures. Le docteur Arnaud, rentré, vint saluer ceux et celles qui restaient. Le petit Villevieille était toujours là.

À table, Octavie, dans un grand rire amusé :

— Je crois que tout ça finira mal pour votre fille, Stéphen ! —

— Quand elle deviendrait la comtesse de Villevieille, répondit-il, je n’y verrais aucun inconvénient ! Un beau nom, une belle fortune, un joli garçon…

Et comme la petite perdait absolument contenance :

— Écoute, poursuivit Mme Arnaud, changeant généreusement la conversation, j’ai une idée, chérie. Nous allons organiser un bal blanc pour ton entrée dans le monde. D’ici là, au tennis, tu auras fait la connaissance d’un tas de jeunes filles très bien… Mais, par exemple, il va falloir nous occuper sérieusement de tes robes…

Pendant les huit jours qui séparèrent ce mardi de l’autre, ce fut le tourbillon. Un mot de Mme Arnaud résumait tout : « Nous n’avons pas une minute à perdre ! »

Étourdie de plaisir et de nouveautés, la jeune Arnaud ne savait plus ce qui l’amusait davantage, si c’était de monter à cheval au manège, de jouer au tennis avec toutes ces belles jeunes filles, d’essayer des robes de deux mille francs, de rencontrer Villevieille dans les thés, ou de déchiffrer au piano parmi l’entraînement enivrant des cordes.

Qu’il était blanc, le pain qu’elle mangeait depuis qu’elle avait quitté ses classes !

Riant toute seule dans son lit, le soir :

— Ce n’est plus du pain ! C’est de la brioche !

Le mardi revint.

Fernet avait amené ses deux sœurs. Deux autres jeunes filles et deux autres mères, vues presque chaque jour au tennis par Élysée, étaient également présentes. Mme Arnaud avait, dès la première demi-heure, demandé qu’on ne fumât pas, parce qu’une dame devait chanter. Les salons n’étaient déjà plus ceux d’un demi-castor. L’abbé Thierry semblait miraculeusement à sa place.

D’un mouvement naturel, la jeunesse s’était groupée à part, occupant tout le petit salon. Il y avait là Mlles d’Estenol, Fernet et de Bussières. Les frères papillonnaient. Élysée, en robe ouverte, les bras nus, riait de toutes ses dents. Villevieille restait près d’elle, comme si ç’eût été de droit.

— Si nous dansions ?… proposa la petite d’Estenol.

« Encore quelque chose à apprendre, se disait Élysée. Et dire que j’ai passé mon grand Brevet et que je ne sais rien ! »

On alla chercher Mme Arnaud. Ce fut elle, avec son tact et son habileté, qui sauva sa belle-fille d’une petite humiliation.

— Non ! non ! pas aujourd’hui. Mais soyez tranquille, vous vous rattraperez. Je prépare une surprise pour bientôt.

Le lendemain, en sortant du manège, Élysée prit sa première leçon de tango.

Avant la grande affaire du bal, il y en eut une autre bien inattendue. Mlle de Moimeyrans invitait Élysée à déjeuner avec toute la bande du tennis.

Sa mère étant d’origine hongroise, la petite de Moimeyrans, élevée comme la jeunesse aristocratique de Budapest, au temps où florissait le Park Club, recevait ses amies jeunes filles et ses amis non mariés sans qu’aucun parent assistât à la fête.

— C’est une très jolie idée !… déclara Mme Arnaud quand Élysée, au retour, lui raconta sa journée. Nous ne pouvons pas aller jusque-là puisque ce n’est pas dans les usages français. Mais je ne vois pas pourquoi tu n’aurais pas ton mardi à part. Je vais te faire installer la grande pièce qui ne sert à rien, à côté de la salle à manger. Nous y mettrons un piano. Ce sera ton studio. Tu seras bien plus à ton aise pour recevoir tes amis ; et, quand vous voudrez danser, vous ne serez gênés par personne.

Danser !

Ce fut enfin le grand soir. Élysée, toute en blanc, à cause de son demi-deuil, fut déclarée la reine du bal. Les jeunes invités et invitées avaient amené des amis. Un petit orchestre menait la fête, dirigé par Mlle Hachegarde, premier violon du quatuor que payait Mme Arnaud pour enseigner à sa belle-fille la musique d’ensemble.

Emportée, balancée, lyrique, Élysée, au comble de l’enivrement, éprouvait le besoin, chaque fois qu’elle passait devant cette pauvre Hachegarde exténuée, de lui sourire, comme pour se faire pardonner sa joie et son luxe. L’humble violoniste répondait par un petit signe. C’était une grande fille aux joues phtisiques, lentement tuée par les leçons qu’elle donnait, les nocturnes cinémas où elle jouait, une créature mal vêtue et mal nourrie dont le regard fanatique illuminait la misère.

Élysée avait eu le temps déjà d’admirer la passion déchaînée de cette fille pour la musique. Elle souffrait un peu de la sécheresse avec laquelle sa belle-mère parlait à ce quatuor mercenaire. Elle sentait tout ce qu’il y a d’amer, pour des artistes, à jouer ce rôle de salariés parmi l’insolence des riches.

Née bonne, elle avait toujours essayé de témoigner sa sympathie au petit groupe musicien. Et ce soir, plus que jamais, elle tenait à leur faire comprendre qu’elle les considérait comme des amis, au même titre que les beaux petits messieurs et demoiselles de ce bal.

— C’est pour vous que nous jouons !… lui chuchotèrent-ils, à un moment où elle venait leur parler.

Elle aima cette petite parole. Sa bonne grâce, déjà, lui en avait valu d’autres dans la maison. Les domestiques semblaient la servir avec plaisir. La dactylo de son père lui adressait des regards reconnaissants.

— Alors quoi, Élysée ?…

C’était Julien de Villevieille qui venait la chercher pour aller au buffet.

— Je vais vous envoyer quelqu’un pour vous servir tout ce que vous voudrez !… jeta la petite aux musiciens tout en s’éloignant, entraînée par Julien.

— Vous aimez les subalternes !… dit, du bout des lèvres, le jeune homme ironique.

Elle ne voulut pas avoir entendu cette phrase antipathique.

— Enfin, la voilà !… crièrent tous les danseurs quand elle réapparut.

Et ce fut une minute où, véritablement, elle se sentit reine. Sa robe, autour d’elle, ne pesait pas plus que les pétales autour d’une rose blanche. Animée et les joues brillantes, ce fut peut-être la première fois qu’elle se comprit belle, tant les regards des filles et des garçons l’admiraient.

— Ah ! que c’est amusant, la vie !… murmura-t-elle en se laissant tomber sur le petit divan.

Et, lui tendant une coupe de champagne tandis qu’une expression singulière montait dans ses froids et jolis yeux bleus :

— Vous trouvez ? répondit Julien d’un air infiniment mélancolique. Vous avez peut-être raison. C’est en effet très, très amusant.

Là-bas, le petit orchestre commençait un fox-trot. Toute la troupe joyeuse glissa dans la danse, comme un vol de cygnes noirs et blancs qui se remet doucement à l’eau.

Ce fut à l’un de ses mardis, comme son studio débordait de jeunes gens et de jeunes filles… On ne sait quelle conversation amena la chose.

— Je vais vous réciter des vers… dit Élysée.

Et, parmi le rond qui venait de se former autour d’elle, debout, un peu pâle et comme inspirée, elle récita l’élégie de son enfance, Lucie, ce trésor secret.

Quand elle eut fini, toute haletante et les yeux encore voilés de poésie, elle fut surprise du silence qui d’abord accueillait son offrande romantique. Ce n’était pas du recueillement, mais plutôt une sorte de consternation.

Julien de Villevieille, avec son insolence naturelle, se chargea le premier de traduire le sentiment général.

— C’est là que vous en êtes ?… fit-il du bout des lèvres.

Et, là-dessus, le ricanement qui couvait éclata de partout.

— Ah ! non, Élysée, pas ça ! Vous n’êtes pas à la page !

Comment avez-vous pu avoir l’idée d’apprendre par cœur ce rasoir de Musset ?… Vous n’êtes donc pas au courant du mouvement actuel ?… Tenez ! Fernet va nous en réciter, des vers !

Au milieu d’un tel tumulte, rouge de honte et comme blessée à l’aile, l’adolescente eût voulu se voiler la face.

— Si vos concerts sont de cette force-là, nous risquons d’entendre du Saint-Saëns et du Puccini !

— Parions qu’elle ne connaît pas le Sacre du Printemps !

Cruelles, extériorisant quelque longue jalousie, les jeunes filles s’acharnaient.

— D’abord, conclut cyniquement la petite d’Estenol, les vers c’est très bien, mais on s’en passe.

— C’est comme la musique, enchaîna la petite Galaty. Ça va bien de temps en temps à la salle Gaveau pour sortir une robe. Mais je ne comprends pas qu’on s’abrutisse sur des pianos quand il y a le tennis, le golf, l’auto, les chevaux et le reste.

— Surtout l’auto… continuait une petite voix. Moi, quand je serai mariée, je veux ma Rolls-Royce avant tout !

Élysée, essayant de reprendre pied, lança, frémissante :

— Même avant l’amour, sans doute !

Une fusée de rires clairs l’écrasa de nouveau.

— L’amour ? Elle est décidément du vieux bateau ! Alfred de Musset, Charles Gounod, les mariages d’amour, les musées, les collections, toutes les vieilles rengaines !

— Elle veut sans doute aussi beaucoup d’enfants !

— Je vous souhaite du plaisir dans la vie !

— Et son mari ! Il s’amusera trop !

Mlle de Bussières s’étira, cligna des yeux, et dit lentement, à mi-voix, porte-parole improvisé de toute la fraîche compagnie :

— Les grandes randonnées en auto, les palaces, les sports d’hiver en Suisse, les colliers de perles, les millions, la danse, le flirt, voilà la vie !

Et comme tous et toutes se mettaient à parler à la fois, rapproché doucement d’Élysée qui restait à l’écart, Julien de Villevieille la fixa longuement d’un regard plein de choses cachées, et, sans qu’elle devinât pourquoi, murmura, grave, et, pour la première fois, presque tendre :

— Pauvre petite… Pauvre petite…

Elle resta longtemps blessée, ébranlée dans ses admirations, ne sachant plus si elle devait continuer ses études musicales, abandonner pour toujours la poésie.

Fernet lui avait prêté les ouvrages qui devaient l’initier au goût du jour. Perdue dans les élucubrations des jeunes insensés actuels, il lui semblait étudier une langue nouvelle, aux racines nourries de morphine et de coco, bégaiements informes qui vont tout droit vers les onomatopées du bas-âge ou celles de la sénilité.

« Non !… criait tout son instinct, ce n’est pas cela la poésie ! » Mais n’ayant plus personne pour la gouverner, puisqu’elle s’était bien gardée de raconter l’aventure aux siens, n’osant plus se confier à Mlle Levieux, figure reculée à jamais au fond d’un passé plus que démodé, elle se sentait incapable, étant née faible, de retrouver elle-même son équilibre au milieu des fluides nouveaux qui l’influençaient.

Lentement, elle finit par oublier. Ce fut avec un peu plus d’âpreté qu’elle se rua vers les plaisirs frivoles de sa vie. Cependant, elle apporta moins d’enthousiasme, désormais, à ses séances de musique, en même temps qu’elle apprenait à cultiver une réserve prudente dans ses conversations mondaines.

Elle ne se rendait pas compte que, plus orpheline que jamais, elle n’avait vraiment plus sur qui compter, aux heures de solitude d’âme et d’hésitation. La destinée continuait à refuser une famille à cette tendre petite dont le grand cœur refoulé demeurait inutile.

Elle eut un jour des nouvelles de ses frères par l’intermédiaire du petit Fernet, qui les rencontrait souvent dans les dancings de nuit. Ils paraissaient toujours unis, vivaient sans profession, dépensant largement l’argent maternel en noces de toutes sortes.

Ayant rapporté la chose à son père, Élysée apprit de lui qu’il avait tenté de se rapprocher d’eux peu de temps après l’armistice et n’en avait obtenu qu’une lettre fort grossière qui rompait définitivement tous les liens du sang.

La petite tristesse apportée par cette révélation se dissipa bientôt comme l’autre. Des vacances passées à Deauville, de nouvelles relations, mille amusements étourdissaient les dix-sept ans et demi de la ravissante Élise Arnaud. Ses fiançailles avec Villevieille, presque officielles, lui prêtaient toute l’autorité d’une future comtesse. Elle était la fille d’un père célèbre, la belle-fille d’une haute élégante, elle était instruite, musicienne, sa réputation de beauté courait les salons, elle n’avait vraiment rien à envier en ce monde.

Quelques grands voyages en auto, le séjour d’un mois qu’elle fit au château de Moimeyrans furent les grands événements de l’année qui suivit. Et, 1920 à peine commencé, la vit en lutte avec sa belle-mère pour une toquade que celle-ci combattait de toutes ses forces, n’ayant jamais renoncé, malgré toutes apparences, disait-elle, à guider sa belle-fille dans le chemin qu’il fallait.

— Puisque Geneviève d’Estenol l’a fait, répétait Élysée, puisque Jacqueline Galaty et Simone de Bussières sont sur le point de le faire aussi, pourquoi ne voulez-vous pas, mère, que je coupe mes cheveux ?

Toujours sans volonté, le docteur Arnaud plaidait pour sa fille.

— Elle serait si gentille ! Un vrai petit page !

— Quand on a des tresses comme les siennes, scandait Octavie Arnaud, on ne les coupe pas pour satisfaire la mode.

— Ne l’écoutez donc pas, chuchotait Julien dans les coins. Moi, vous ne me plairez vraiment qu’avec des cheveux courts. Les vôtres, qui sont presque frisés, n’auront pas besoin du coup de fer pour avoir le mouvement ; et vous serez bien mieux réalisée qu’avec vos nattes de Keepsake, qui vous donnent un air romanesque presque ridicule à notre époque.

La despotique Octavie tint bon pendant plus de deux mois. Mais le matin où vint le coiffeur, comme Élysée baissait joyeusement la tête pour le sacrifice, elle releva les yeux et ne comprit pas cette expression qu’avait l’aigle aux yeux bleus en regardant tomber sous les ciseaux sacrilèges la si magnifique chevelure noire.

— Tu avais raison, déclara Mme Arnaud, quand l’opération fut terminée et qu’Élysée, avec un grand rire, se redressa. Tu es bien plus jolie comme ça qu’avec tes cheveux longs !

Et la petite, en vérité, stylisée, inquiétante un peu, long regard langoureux et croisé sous la brève tignasse, ressemblait, en toutes lettres, au plus effronté des pages.

— J’ai tant de manies, si vous saviez…

Elle ne s’apercevait pas qu’elle répétait les phrases même de sa belle-mère. Du reste, elle avait pris beaucoup de ses gestes, de ses airs de tête, et jusqu’à ses intonations un peu cassantes.

En revenant d’un petit séjour en Angleterre, toutes les deux prirent l’habitude de ne se parler plus qu’en anglais, ce qui fait éminemment partie du code des snobs. Julien leur donnait volontiers la réplique. Mais le docteur Arnaud, rentrant le soir de ses grands travaux, se plaignait en souriant, car il ne pratiquait que très peu cette langue.

Mlles de Moimeyrans et d’Estenol ne cessaient de dire :

— Mais qu’est-ce que vous avez Élysée ?

Elle répondait, dolente :

— Je ne sais pas. J’ai eu froid dans l’auto, je crois. Il me semble que je commence une grippe…

— Voulez-vous prendre quelque chose avant que nous ne partions ?

— Écoutez, finit-elle par avouer, je crois que je ne serai pas de balade, cette fois. Vous irez sans moi prendre le thé à Saint-Germain. Il va neiger ; je vais encore avoir froid. Vous allez me faire reconduire chez moi.

— Mais puisqu’il n’y a personne chez vous aujourd’hui ! Vous nous avez dit vous-même que votre père était absent pour deux jours à cause de ce congrès, votre belle-mère en visite à Versailles et vos domestiques libres de leur dimanche… Personne ne sera là pour vous soigner.

— Je n’ai pas besoin qu’on me soigne. J’ai besoin de me coucher.

Geneviève d’Estenol ricana :

— Tout ça, c’est parce que Julien n’a pas pu venir. Elle boude.

Élysée haussa les épaules.

— Julien est en corvée familiale pour tout l’après-midi. C’est la fête de sa grand’mère. Je vous dis que j’ai des frissons et mal à la tête. J’aurais gardé la voiture, si j’avais su. Du reste, je n’ai qu’à prendre un taxi.

Il y eut des protestations.

— Tiens ! Nous allons tous vous reconduire en bande, si vous voulez. Nous vous soignerons. Ce sera aussi amusant que d’aller à Saint-Germain.

Elle eut de la peine à se délivrer d’eux.

— Non ! Laissez-moi rentrer toute seule. J’ai pris la clé de l’appartement, c’est tout ce qu’il me faut.

Ils l’accompagnèrent pourtant jusqu’à la porte de son ascenseur.

— Nous téléphonerons ce soir pour avoir de vos nouvelles !… crièrent-ils pendant qu’elle montait.

En mettant la clé dans la serrure, elle eut un soupir de soulagement.

Elle avait ouvert doucement, impressionnée peut-être de se sentir tout à coup si parfaitement seule dans le grand appartement vide. Le jour d’hiver baissait déjà.

— C’est bête !… pensa-t-elle. Est-ce que je vais avoir peur, maintenant ! J’aurais dû accepter leur offre !

Puérilement, avant de gagner sa chambre, elle se dit qu’elle allait visiter toutes les pièces, pour être sûre qu’il n’y avait aucun cambrioleur caché dans la maison. Cette seule idée fit battre son cœur. Et pourquoi marchait-elle sur la pointe des pieds ?

Elle traversa le grand salon comme une ombre, ses yeux effarés regardant partout à la fois. Le petit salon lui faisait plus peur. Elle hésita sur le seuil.

Un triple cri. Celui d’Élysée, celui de Julien, celui d’Octavie.

Sur le divan bas, ils étaient couchés tous deux, enlacés, désordonnés, décoiffés. D’un bond, ils furent debout, hagards, regardant sans mot dire la jeune fille pétrifiée sur place, et pâle comme une apparition.

Mme Arnaud, la première, essaya de retrouver son sang-froid. Audacieuse, elle se mit à rire, tout en rajustant ses cheveux.

— Tu vois comment tu nous trouves ! J’ai été souffrante au moment de partir pour Versailles, et je me suis décidée à rester là. Et voilà juste M. de Villevieille qui arrive, croyant te trouver encore avant de se rendre chez sa grand’mère, pour te dire au moins bonjour. Le pauvre garçon a dû faire l’infirmier. Il me croyait morte… N’est-ce pas, Julien ?… J’en ris maintenant, mais je t’assure que ce n’était pas drôle !

— Pas du tout… articula Julien comme il put.

Un sourire tremblant s’attardait sur le petit visage stupide d’Élysée. Elle fit semblant de croire au mensonge grossier. Elle venait d’entrer tout de go dans un drame si formidable et tellement au-dessus de sa compréhension d’innocente qu’elle aimait mieux, pour un instant, ne pas admettre ce qu’elle venait de deviner.

Absolument décontenancée, lamentable comme la seule coupable de l’affaire, elle bredouilla dans un rire godiche :

— C’est curieux… Tout le monde est malade, aujourd’hui… Moi aussi. C’est pour ça que je suis rentrée… Je vais me coucher. au revoir… à ce soir…

Les yeux de proie, étincelants, la regardaient.

— Tu ne veux pas que je t’aide ?… dit mollement Mme Arnaud sans bouger de sa place.

— Non, merci… merci… Je me débrouillerai bien toute seule…

Et sans plus regarder ni l’un ni l’autre, elle s’en alla, somnambule, du côté de sa chambre.

La petite grippe qui la tint au lit huit jours sauvait merveilleusement la situation, car le docteur Arnaud, en rentrant de son congrès, n’eut pas plus à s’étonner de la fièvre et du mutisme de sa fille que du visage bouleversé de sa femme.

Ô jours de détresse et d’abandon !

Une idée lui vint, un instinct plutôt. Elle profita de l’heure du déjeuner pour demander cela, car alors, son père étant présent, elle s’adressait à la cantonade sans être obligée de mettre ses yeux dans ceux du monstre.

— J’aimerais tant, murmura-t-elle, aller voir Mlle Levieux…

L’empressement des deux fut simultané. N’était-ce pas l’enfant gâtée à laquelle, souffrante, on n’avait rien à refuser ?

— Mais certainement, ma chérie !… Aujourd’hui, si tu veux !

Le docteur sorti, seule avec sa belle-mère dans la salle à manger, Élysée, au lieu de se sauver tout de suite en courant, comme elle le faisait chaque jour, s’attarda quelques secondes sur le seuil, et les yeux par terre, la tête lâchement détournée :

— Je voudrais bien… Je voudrais bien y aller toute seule…

— Mais tant que tu voudras !… s’écria l’autre, aimablement. Je te donnerai la femme de chambre. Ce n’est pas difficile, mon petit !

Un tremblement avait pris la grande gamine. Ce fut d’un pas lent qu’elle retourna dans sa chambre. Elle se sentait si misérable qu’elle s’allongea sur son lit un moment, et ferma les yeux pour se figurer qu’elle était morte.

Qu’allait-elle dire à Mlle Levieux ? L’auto roulait, la femme de chambre, respectueuse, n’ouvrait pas la bouche.

Ce fut si déchirant quand la voiture passa la grille qu’elle éprouva le besoin de s’écraser le cœur avec ses deux bras serrés, de toutes ses forces.

— Élise Arnaud ! Depuis le temps qu’on ne vous a vue !…

Le cri joyeux de la première demoiselle rencontrée lui fit mal encore.

Elle essaya de sourire. Elle embrassa gentiment.

— Croyez-vous que je puisse voir Mlle Levieux ?

— Oui, mais dépêchez-vous ! Elle ne pourra pas vous donner beaucoup de temps !

Elle courait dans les couloirs, la tête en avant. Son chapeau chavirait. Elle l’arracha. N’était-elle pas chez elle ?

— Vite, vite, dites à Mlle Levieux que c’est Élise Arnaud qui veut la voir.

La figure inconnue s’étonna. Mais, au bout d’un instant :

— Entrez !

Elle était là, debout, austère, tendant son visage macéré qui passionnait la jeunesse.

— Élise !

Mais le geste des bras tendus l’arrêta, retenant l’adolescente aux épaules.

— Oh !… Les cheveux coupés ?

Ironique, désapprobateur, le regard des yeux d’or continuait son inspection.

— Du rouge aux lèvres ?… Oh !… Oh !… Nous avons pris un genre !… Un genre !…

Toute la force qui jetait Élysée vers sa seule protectrice tomba brusquement. La jeune Arnaud n’avança même pas son front pour un baiser. Elle ne rougit pas, ne pâlit pas. Avec horreur, elle entendit sortir de ses propres lèvres l’intonation même de sa belle-mère, brève, presque cassante :

— Qu’est-ce que vous voulez, mademoiselle ! J’ai bientôt vingt ans ! Je ne suis plus un bébé !

— Asseyez-vous, mon enfant !… dit froidement Mlle Levieux en prenant place elle-même sur le canapé.

Et, pendant le court quart d’heure que dura la conversation, polies et distantes, elles se confrontèrent comme deux races ennemies.

— Vous vouliez revoir ces dames ?… demanda sur le seuil Mlle Levieux, après un glacial petit baiser.

— Oh ! je n’aurai pas le temps, répondit-elle, merci, mademoiselle. Il faut que je sois rentrée à Paris le plus tôt possible !

Et quand la voiture repassa la grille, elle était vraiment si décomposée que la femme de chambre, effrayée, prit sur elle de lui demander si elle ne se trouvait pas mal.

CHAPITRE XII


L e docteur Arnaud n’était pas encore à la maison quand elle rentra. Mais sa belle-mère, dans le vestibule, semblait la guetter.

— Eh bien !… Tu as vu Mlle Levieux ? Ça t’a fait plaisir ?

Élysée ne pouvait ni ne voulait répondre. Son âme était comme évanouie de chagrin, de déception, de honte.

— Viens par ici, dans ma chambre !… ordonna Mme Arnaud.

Et, sans hésiter une seconde, l’enfant la suivit. Démoralisée, elle n’était plus qu’une petite loque. Elle n’avait personne à qui demander conseil. Recevoir des ordres, c’était encore quelque chose.

Quand elles furent assises l’une en face de l’autre, proie fragile qui tremble devant le rapace, Élysée évita le regard de sa belle-mère.

— Allons ! Regarde-moi !… commanda celle-ci.

Et, vacillants, les longs yeux croisés affrontèrent enfin les prunelles d’un bleu entier, dures, où s’attardait un rire indulgent et moqueur.

— Écoute, ma chérie ! Il est temps que tout ça finisse ! Non !… Non !… Regarde-moi en face… Dis-moi ? Qu’est-ce que tu t’es donc imaginé, l’autre jour ?

Devant l’effarement produit par ces mots impudents, elle poursuivit, riant toujours :

— Ces petites filles, on ne saura jamais ce que ça va chercher ! Tiens !… Parlons nettement, si tu veux ! Je n’irai pas par quatre chemins. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas quelque chose. Mais certainement pas ce que tu crois.

Elle reprit tout son sérieux. Avec une grande autorité :

— Tu n’as pas vingt ans, tu ignores tout de la vie, et je t’excuse. C’est bien naturel. Mais plus tard, tu comprendras bien des choses… Il faut avoir vécu longtemps et avoir beaucoup souffert, vois-tu, pour commencer à se faire une idée de ce que sont les hommes. Julien n’a pas été sérieux, j’en conviens… Ni moi non plus, là !… Tu vois que j’avoue tout ! Mais c’était absolument vrai ce que je t’ai dit. J’hésitais à sortir, étant souffrante. Il a sonné. Il venait pour te dire bonjour… Ne te trouvant pas, il ne pouvait pas, par simple courtoisie, s’en aller sans me faire une toute petite visite. Alors… Qu’est-ce que tu veux ?… C’était la première fois qu’il se trouvait seul avec moi, mais il n’y a rien eu de grave.

Élysée, de nouveau, baissait la tête. Elle sentait l’autre si formidable qu’elle n’osait pas soutenir plus longtemps son regard.

— J’espère que tu me crois ?… reprit Mme Arnaud sur un ton presque offensé.

N’obtenant pas de réponse, elle poursuivit :

— Il faudrait tâcher, mon petit, de ne pas rester trop longtemps bébête comme une pensionnaire. Un peu d’esprit, voyons ! Ne sois pas lourde ! Ça ne te va pas !

Elle se redressa, conclut très vite :

— Tu peux te fier à mon expérience. Tu n’as qu’une seule chose à faire, à présent. Oublier ce petit nuage, et reprendre ta manière d’être comme si rien ne s’était passé. Ce soir, je téléphone à Julien qu’il peut venir demain. Est-ce dit ?

Élysée, exsangue, redressa la tête.

— Jamais !… prononça-t-elle.

— Bon ! Bon !… Ça te passera plus tôt que tu ne crois. Tout ça, c’est de l’enfantillage… Mais je ne veux pas te forcer. Tu as toujours été très gâtée, tu crois que tout te cédera dans la vie. Malheureusement, tu apprendras à mettre de l’eau dans ton vin. Mais, soit ! Passons ! Boude le temps que tu voudras.

Mais il y a quelqu’un à qui tu ne penses pas : c’est ton père.

La voix entrecoupée de la petite s’éleva, misérable :

— Moi ?… Je ne pense pas à papa ?…

Et tout à coup, c’en fut trop. Vaincue, elle éclata en sanglots.

Octavie Arnaud s’était levée. Elle toucha doucement les épaules courbées, secouées, la tête enfouie dans les mains tremblantes.

— Mon petit, mon petit, ne pleure pas comme ça ! Tu me fais mal ! Je t’aime tant, si tu savais ! Tu es ma fille, ma petite fille chérie…

Son rire sec résonna :

— Pour si peu de chose, vraiment, si peu de chose…

Penchée plus près :

— Élysée, c’est pour ton père que je parle, maintenant ! Il faut, tu entends, il faut que tu te secoues, que tu sois raisonnable. Ne vois pas Julien pendant quelque temps, je l’admets. Mais tu vas, dès ce soir, reprendre ton petit air gentil. Demain nous sortirons ensemble. Il faut qu’on nous voie beaucoup ensemble. Et, mardi, je veux que tu donnes enfin ton fameux concert, que tu recules toujours sans qu’on sache pourquoi. Tu vas t’arranger avec Mlle Hachegarde. Vous avez cinq jours pour vous préparer. Vous avez mis au point un tas de choses ensemble, ça ira à merveille. Nous ouvrirons la porte de ton studio, et nous fusionnerons. Et si tes petites rosses d’amies te font des remarques au sujet de Julien, tu diras que vous êtes brouillés pour le moment.

Elle se tut pour réfléchir, puis termina :

— J’aimerais même quelques détails. Tu dirais, par exemple, que le jour où tu es rentrée grippée, eh bien !… ce jour-là, le croyant chez sa grand’mère, tu l’as vu passer dans une voiture avec une femme… C’est ce qu’il faudra dire également à ton père.

Elle avança la main, prit de force le menton résistant, darda son regard clair jusqu’au fond des yeux noyés dans un lac de larmes, et cassante, irrésistible :

— Je veux que ce soit comme ça !

Plus douce, elle s’assit contre Élysée, anéantie, la prit à la taille, fit le geste de la bercer.

— Allons ! La paix est signée. C’est fini. Puis, faisant un immense effort, parlant presque bas :

— Je te demande pardon. Veux-tu me pardonner ?

La petite, lentement, poliment, se dégagea de l’étreinte qui l’enveloppait. Mais, en même temps qu’elle se reculait un peu :

— Oui… murmura-t-elle dans un souffle.

Le concert avait eu lieu, pauvre battement de cœur. La foi de la maigre Hachegarde, c’était une petite oasis dans le grand désert du reste. La musique redevenait un plaisir, sombre plaisir où sanglotaient des angoisses. Traquée par sa belle-mère, suggestionnée jusqu’à la passivité, l’innocente commençait à comprendre qu’elle serait bien forcée de céder un jour et de revoir Julien de Villevieille. Et, reprise par le tourbillon des fêtes, bals, réceptions, sports et autres amusements qui ne l’amusaient plus, elle laissait passer le temps, égarée et soumise, avec tout au fond de son cœur de vingt ans, on ne sait quel espoir que tout, un jour, serait réparé, sauvé, que quelqu’un de chimérique viendrait, qui remettrait le sourire de son âge dans ses beaux yeux allongés, sur son joli visage de petit page aux cheveux fous.

Le printemps qui commence n’est une fête humaine que dans les livres.

Assise à son piano, les mains retombées sur les genoux, Élysée, tournée vers la fenêtre ouverte de son studio sombre, écoutait mélancoliquement les oiseaux du crépuscule chanter dans les arbres de l’avenue parisienne. Elle n’avait pu prendre sur elle, aujourd’hui, de sortir avec sa belle-mère. Sait-on les malheurs qu’on prépare quelquefois, par de telles décisions sans motifs ?

Mme Arnaud devant rentrer tard, et l’heure étant encore loin du retour quotidien de son père, Élysée goûtait la sécurité d’un assez long loisir, riche de solitude et de tristesse.

Ces points d’orgue au milieu du rythme précipité de son existence mondaine lui étaient nécessaires pour retrouver, au fond d’elle-même, le vrai visage de son âme.

Quelle anxiété, quelle mortification, quelle supplication mystique vers l’Invisible !

Somme toute, la jeunesse n’accepte pas la peine. Révolte ou prières, elle se débat dans l’inadmissible. C’est que tout son instinct l’avertit que les chagrins, quand on a vingt ans, ne sont pas plus normaux que rides et cheveux gris. Un arbre de mai concevrait-il de porter des fruits mûrs au lieu de fleurs nouvelles ?

La rêveuse, attardée devant son clavier, l’oreille tendue, les narines ouvertes du côté de la fenêtre pleine de printemps et de soir, ne savait pas qu’elle donnait, avec sa robe courte et ses cheveux coupés, une réplique moderne à la gravure où l’élégiaque Lucie vient de chanter Le Saule, parmi les souffles embaumés d’un parc romanesque et nocturne. Seul manquait le beau jeune homme chevelu qui va la prendre, sanglotante, contre sa poitrine, et la baiser aux lèvres.

Un petit souffle d’air caressa ses cheveux courts, des flots de charme et de poésie la soulevèrent. Levés, presque souriants, ses beaux yeux noirs, pendant quelques secondes, espérèrent en l’Inconnu.

Des bruits de portes, de pas, l’arrachèrent à sa brève exaltation. La porte du studio s’ouvrit sous une poussée nerveuse.

— Élise !… Élise !… tu es là ?…

— Papa ?

Dressée, effrayée, elle n’eut pas le temps de s’élancer, de demander : « Qu’est-ce qu’il y a… » Le docteur Arnaud l’avait saisie aux épaules. Farouche, il la collait contre lui, l’embrassait furieusement, sur les cheveux, le front, les joues.

— Élise ! Ma chérie ! Ma petite fille à moi… Oh ! les misérables !… Tu aimes ton père, toi, dis…, Élise ! Quand tu recevras des lettres anonymes, ne les lis pas, ne va pas y voir !… Et toi ? Oh ! pauvre petite !… Si tu savais ce qu’ils te font !

La voix saccadée sombra brusquement. La bouche dans les cheveux de sa fille, le docteur Arnaud sanglotait.

C’était horrible. Des sanglots dans une voix d’homme, c’est horrible. Sa poitrine avait de telles secousses qu’Élysée en était bousculée. Elle ne comprenait pas encore. Elle devinait peut-être. Accrochée à son père qui s’accrochait à elle, elle sanglotait avec lui.

— Papa !… Papa !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qu’est-ce que tu as ?…

Ils ne pouvaient, enveloppés de cette pénombre, distinguer leurs traits. Cramponnés l’un à l’autre, ils avaient l’air de se noyer ensemble dans la nuit.

— Ma petite fille… Ma petite fille !… Tu m’aimes, dis ?… Tu m’aimes ?…

— Je t’adore, papa, je t’adore !…

Et, dans la voix désespérée de l’homme passa cette petite phrase plus déchirante que tous les cris :

— Tant mieux, alors ! Nous allons être bien heureux, tous les deux !

Une telle annonce de bonheur, dans l’ombre et parmi les hoquets d’un chagrin déchaîné, quelle belle promesse pour l’avenir !

Et, pourtant Élysée l’accepta, cette promesse. Quelque chose se déchirait, ce soir, une équivoque se terminait. Quoique se tordant les bras de douleur, la vie, enfin, allait rentrer dans l’ordre.

Tout à coup, arrachant de lui les mains de sa fille :

— Oh ! pardonne-moi ! Je ne sais pas ce que je dis ! Je suis fou !… Élise, Élise, oublie tout ça !… Mère va rentrer, oublie tout ça !… Il ne faut pas qu’elle sache !… Oublie tout ça !…

Essayant de se dégager, il reculait, hagard, se heurtant aux meubles, Élysée tendit les bras. Il était déjà sorti.

Ce fut en grelottant qu’elle entra dans le salon, sentant venue l’heure du dîner.

Assise à la place même de sa douce rêverie, elle avait écouté longtemps les bruits de la maison, attendant des éclats, des catastrophes. Le pas de sa belle-mère qui rentrait avait failli la faire s’évanouir. Mais celle-ci s’était dirigée vers sa chambre, et plus rien n’avait bougé pendant une demi-heure. Puis le va-et-vient des domestiques mettant le couvert… Tout à coup, Mme Arnaud donnant un ordre dans le vestibule. Puis, ô terreur !… le pas de papa se dirigeant vers le salon. « Les voilà ensemble !… » Le cœur arrêté, tendue tout entière, elle avait en vain guetté les voix. Rien.

Maintenant on allait annoncer le dîner. Il fallait se composer un visage, et bravement, aller les retrouver.

Ils étaient assis à leur place ordinaire, lui fumant un cigare, elle lisant son journal. Élysée, livide, vit son père aussi livide qu’elle-même. Il avait dit : « Il ne faut pas que mère le sache… » Mais, en jetant un coup d’œil, elle vit Octavie Arnaud tout aussi décomposée. Au courant de tout, donc. Ou, pour dire le mot exact, elle savait que son mari savait.

Cependant, avec un sourire magnifique de tranquillité :

— Tiens, voilà Élysée ! Tu vas bien, chérie ?…

La petite vit le frisson qui parcourut son père. Elle répondit d’une voix sans timbre :

— Très bien, merci, mère !

Mais elle n’eut pas le courage d’aller l’embrasser comme d’ordinaire. Et Mme Arnaud reprit la lecture de son journal.

Quel machiavélisme combinait-elle, pendant ce temps, bête prise au piège qui se tord pour échapper au filet ? Quelle preuve avait eue papa, pour être revenu dans un tel état de folie désespérée ? « Et toi, oh ! pauvre petite, si tu savais ce qu’ils te font ! » Il s’agissait donc, une fois encore, de Julien de Villevieille.

— Où veulent-ils en venir, se demanda-t-elle, avec leur silence tragique ?

Elle vint s’asseoir sur son petit tabouret, et regarda le feu de bois, allumé malgré le printemps.

— Ils attendent que les domestiques soient partis et que je sois couchée pour s’expliquer… J’ai compris. Quel courage il a, papa, de ne rien dire !… Pourvu qu’il ne la tue pas cette nuit !… Et elle ?… Elle doit bien se douter de ce qui l’attend !… Ah ! que tout ça finisse ! Que je parte avec mon père pour ce pays auquel je rêvais déjà quand j’étais petite, pendant d’autres drames, et que nous soyons enfin nous deux, nous deux tout seuls, sur la terre, à nous aimer !

Une vague de tendresse déferlait en elle. Il lui semblait que, de nouveau, son père était à elle, qu’elle reprenait possession d’un bien volé.

Elle glissa furtivement un long regard de son côté. Mais il ne la voyait pas. Il semblait ne rien voir, en proie à quelque vision intérieure.

— Madame est servie !

Ils se levèrent tous trois avec une saccade identique. Quel dîner !

Sous l’œil rogue du maître d’hôtel, ils s’assirent, déplièrent leurs serviettes. Il eût fallu pousser l’héroïsme jusqu’à parler. Ce fut encore Octavie qui en trouva l’audace. Sa voix aimable ne trembla pas.

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui, chérie ?

Élysée prit son souffle et fit un grand effort pour répondre. Mais elle n’eut pas le temps d’articuler un mot. Le docteur Arnaud, d’un sursaut véhément, venait de se lever, jetant sa serviette. Entièrement décolorées, sa femme et sa fille levèrent les yeux vers lui. Debout, il voulut parler, saisit le dossier de sa chaise. Le domestique fit un pas en avant, les deux femmes se précipitèrent.

Un cri rauque venait de s’étrangler dans la gorge du père. Ses yeux se révulsèrent. Il lâcha sa chaise, vacilla pendant une seconde, tomba lourdement à la renverse. Le coup sourd de sa tête sur le plancher se perdit dans la clameur générale, dans le vacarme de la vaisselle que bousculaient des gestes désordonnés.

CHAPITRE XIII


L a mort subite du docteur Arnaud : un événement parisien.

— Quand on est du monde, il faut tenir son rang jusqu’au bout, même mort.

Chambre tendue de noir, lumières voilées de crêpe, cierges, religieuses en prières, agents affairés des pompes funèbres, registres dans le vestibule se couvrant de signatures, envois somptueux de gerbes et de couronnes, aucun signe théâtral ne manquait aux apprêts de cette grande dernière.

En rentrant dans l’appartement, Élise sentit mieux la mort de son père que pendant la sombre fête officielle. Elle courait à sa chambre pour s’y enfermer. Elle vit deux couverts dans la salle à manger.

— Servez-moi chez moi ! dit-elle.

Elle n’avait pas fermé sa porte à clé. Brusquement, sa belle-mère fut devant elle.

Elle eut un tel recul que l’autre fit entendre une manière de petit rire.

— Allons, Élysée, pas de bêtises ! Il faut que je te parle très sérieusement, ma pauvre petite, et tu vas m’écouter !

Elle était belle, en noir, la grande coquine. Ses yeux fascinants étaient pleins de phosphore. Si pâle, avec son beau nez de cire et son teint aux reflets blancs, droite et hautaine, elle semblait quelque reine tragique atteinte par la plus noble douleur.

Magnétisée, réduite à rien, Élysée se rassit.

Mme Arnaud prit place en face d’elle, de l’autre côté du guéridon.

— Mon enfant, commença-t-elle, j’espère que tu te rends bien compte de la situation. Tu n’as plus que moi, au monde, maintenant !

Élysée fit un mouvement. Mme Arnaud éleva la voix.

— Je ne viens te parler que dans ton seul intérêt. Tu n’as qu’une chose à faire à l’heure qu’il est : te marier.

Une telle stupeur parut dans les longs yeux croisés qu’elle se dépêcha de poursuivre :

— Je sais bien. Tu seras assez sotte pour refuser le comte de Villevieille. N’en parlons plus. Mais tu es assez jolie, assez fêtée, et surtout assez bien située dans le monde, tant que tu resteras avec moi, pour trouver tous les partis que tu voudras ; car j’ai l’intention de te doter comme tu dois l’être.

Une fois encore elle coupa la résistance qui jaillissait.

— Car je dois t’avertir tout de suite que pas un sou ne te revient de ton père. Avec le train de vie que nous menions, il n’aurait laissé que des dettes, si je n’avais pas eu ma fortune personnelle. Du reste, le notaire te fera voir les comptes.

Élysée venait de baisser profondément la tête :

— Sais-tu ce que tu as comme avoir ?… poursuivit la voix froide. Eh bien ! exactement ce que ta mère n’a pu t’ôter. C’est-à-dire un capital de vingt mille francs, même pas cent francs par mois. Car elle a dû donner sa fortune, de la main à la main, avant de se suicider, à tes tristes frères. Vingt mille francs… Ce n’est pas avec ça qu’on vit, n’est-ce pas ? Quand on est de ton éducation et de ta qualité, quand on a les habitudes que tu as, on doit rester riche. Heureusement, je le répète, que j’ai de quoi te permettre de continuer à tenir ton rang. Je te promets que rien, dans ta vie, ne sera changé… à condition, naturellement, que tu restes avec moi, que tu me laisses continuer à diriger ton existence.

Cette fois, elle ne put arrêter ce cri véhément :

— Non !

Le regard bleu ne fulgura qu’à peine.

— Non ?… Tu ne peux pas agir autrement, pourtant ! Voyons !… Explique-moi un peu ça !… Qu’est-ce que tu comptes donc faire ?

La raillerie de cette voix, la supériorité souriante du regard laissèrent la petite Arnaud médusée, muette. Ce fut un écrasement total. Comme un gouffre subit s’ouvrait devant elle le sentiment de son innocence, de son ignorance absolue des choses de la vie.

Elle se vit dans la rue, enfant de quatre ans perdue par sa gouvernante, et qui crie et pleure, entourée par les passants. Et pourtant, d’une voix faible, elle eut le courage d’articuler :

— Ce que je compte faire, je ne sais pas… Mais je veux m’en aller !…

Octavie Arnaud haussa les épaules :

— T’en aller, où ?… À l’hôtel, avec moins de cent francs par mois ? Dénicher une chambre de bonne, sous un toit ? Mais, tu sais bien que même ça on ne le trouve pas, à l’heure actuelle ! Allons ! Allons !… Tout ça c’est enfantin, ridicule. Va ! C’est tellement plus simple de rester avec moi tranquillement ici !

Le sang montait maintenant aux pommettes d’Élysée. Ce fut dans son horreur de cette femme qu’elle trouva l’audace de répondre :

— Je veux m’en aller. J’ai assez d’amies dans Paris pour qu’elles ne me laissent pas coucher sous les ponts.

Le coup de poing que reçut la petite table fit sursauter la jeune fille.

— Ah ! non !… Tu ne vas pas faire des bêtises comme ça, hein ? Tu vois l’effet parmi nos relations ? J’aurais l’air de quoi, moi, dans cette histoire-là ?

La colère venait de la faire parler trop vite. Le présent et le passé s’éclairaient brusquement. Toute cette sollicitude d’hier et d’aujourd’hui ?… Âpre intérêt. Élise Arnaud, c’était son honorabilité miraculeusement retrouvée, le gage de sa situation mondaine. Le mariage n’avait pas suffi. C’était grâce à la présence au logis de cette innocente qu’elle avait achevé d’obtenir de la société parisienne l’oubli d’un passé trop excentrique. Plus que jamais il lui fallait actuellement la fille du docteur Arnaud près d’elle pour étouffer dans l’œuf les scandales. Car personne, même la soupçonnant, ne songerait à lui tenir rigueur de rien, tant qu’elle continuerait à jouer les mères de famille.

La tête d’Élysée venait de se redresser. La lutte cessait d’être absolument inégale. La pauvre gosse prit, sans le savoir, le ton cassant qu’elle imitait parfois à son insu :

— Je veux m’en aller !… Et vous ne m’en empêcherez pas !

L’inflexion tout à l’heure si colère se fit toute douce.

— Allons, allons, ma chérie !

Mme Arnaud avançait la main pour toucher le bras de sa belle-fille.

Mais elle, levée d’un bond :

— Laissez-moi ! Laissez-moi ! Je ne veux rien, rien de vous !

— C’est bon… c’est bon ! Seulement tu n’oublies qu’une chose : tu n’as pas vingt et un ans. Avant d’être majeure, tu ne peux pas toucher un sou de ton argent.

Mais l’emportement d’Élysée ne tomba pas :

— Ça m’est égal ! Je m’arrangerai ! Je ne veux pas vivre un jour de plus avec vous ! Et vous savez très bien pourquoi !

Seule tactique à suivre : ne pas entendre. Après avoir rêvé quelques secondes, Octavie Arnaud releva le front.

— Écoute… Tu n’es qu’une enfant gâtée. Tu ne sais pas ce que tu dis. Je comprends que la mort de ton père… Bref ! Puisque je ne suis plus rien pour toi, malgré tout ce que j’ai fait pour te rendre heureuse, c’est moi qui vais m’en aller d’ici. Mais si, mais si !… Je vais aller téléphoner à l’instant, retenir ma place. Ce soir même, je serai partie pour le Midi. J’y resterai un mois. Si on te demande pourquoi, tu diras que je suis souffrante, que je n’en peux plus, et que toi, tu restes là pour régler différentes affaires. Je te laisse la maison, les gens, l’auto, tout ! Tu es chez toi. Fais tout ce que tu voudras ; et surtout, réfléchis !… Et si tes idées idiotes persistent, pense seulement à une chose : tu peux faire grand tort à la mémoire de ton père. Je ne te dis pas un mot de plus.

Levée, généreuse :

— Au revoir, ma pauvre petite !

Sur le seuil, elle ne s’attarda que juste le temps d’un geste vague.

Quand elle eut entendu sa belle-mère partir, elle soupira, délivrée. Elle eût aimé rôder dans l’appartement, en quête du cher fantôme. Mais elle n’avait pas le temps de penser au mort. Sa présence chez la veuve Arnaud était une lâcheté basse.

Assise dans sa chambre, elle se dépêchait de réfléchir. Elle cherchait des noms. Il y avait des confrères de son père, il y avait des hommes politiques, il y avait des directeurs de journaux, tous personnages importants qui pouvaient lui trouver vite une place de secrétaire ; il y avait ses petites amies qui pouvaient l’envoyer en Angleterre ou ailleurs comme demoiselle de compagnie ou gouvernante d’enfants ; il y avait Mlle Levieux.

Au passage de ce nom, une fois encore, elle secoua la tête : « Non ! »

Puis une idée soudaine fit briller ses yeux : « Mes frères ! »

Pourquoi ne pas essayer de se rapprocher d’eux ? Eux seuls, sans doute, pouvaient la recueillir. Elle était leur petite sœur, leur pauvre petite sœur abandonnée. Elle ne leur avait jamais fait de mal. Elle se souvint comme elle les aimait et les admirait, autrefois, au temps de la grande bohème… Ils ne pouvaient pas, maintenant, ne pas la prendre en pitié.

Pressée, elle courut à son petit bureau. Elle connaissait leur adresse à Paris. La lettre suivrait à Londres.

« Comme la réponse sera longue à venir !… Je vais plutôt écrire une longue dépêche qu’on leur fera suivre. Je la porterai moi-même à la poste… »

Un réconfort lui venait de s’actionner ainsi.

Vaillante, elle ne se laissait pas faire, certes ! N’avait-elle pas à sauver son honneur secret ?

Elle sonna :

— L’auto tout de suite, s’il vous plaît !

Pendant qu’elle remettait son chapeau, son crêpe, les bonnes idées affluaient, faisant rougir ses joues.

« Si je pouvais ne même pas dîner, ni coucher ici ! Si je pouvais m’en aller dès ce soir ! »

Elle ne se donna pas le temps de mettre ses gants. Courant au téléphone :

— Allô… c’est chez le marquis d’Estenol ?… Mademoiselle est-elle à la maison ?

Elle était à la maison.

— Mais oui ! Viens vite ! Ça me fera du bien de t’embrasser, pauvre chérie ! Justement, nous sommes toutes là, entre nous. Pas de garçons, pas d’étrangers… Je t’attends !

Elle remonta dans l’auto d’un geste vif. Un entrain sombre l’animait, en attendant la réaction des larmes, de toutes les larmes qu’elle n’avait pas versées, n’ayant pas encore admis la mort de son père.

Ce ne fut qu’au moment de sonner qu’elle se posa la question.

— Qu’est-ce que je vais leur dire ?

Mais déjà la porte s’ouvrait.

Dès le vestibule :

— La voilà !…

Son entrée au salon fut saluée par ces regards avides qu’on pose sur les héros accablés de grands malheurs. Entourée, embrassée, elle désillusionnait peut-être par ses yeux secs et ses pommettes empourprées.

— Et ta belle-mère ?… demandèrent toutes les voix à la fois.

Les narines d’Élysée frémirent.

— Elle est partie pour le Midi tout à l’heure.

Et, malgré elle, comme un médium :

— Elle n’en peut plus. Elle est souffrante. Moi, je reste pour…

Mais les jeunes filles s’entre-dévisagèrent.

— Pour le Midi ?… Alors ce n’est pas vrai, ce qu’on ra conte ?…

— Qu’est-ce qu’on raconte ?… sursauta la petite Arnaud.

Elles firent mille difficultés pour le dire, mais finirent tout de même par le dire, cela va de soi, quoique avec toutes sortes de précautions. Le docteur Arnaud s’était suicidé à la suite d’une spéculation dangereuse qui venait d’engloutir sa fortune et celle de sa femme. Ruinée par lui, seule dans la vie, celle-ci devait maintenant travailler pour vivre, ainsi qu’Élysée.

— Comment ! Comment ?… Papa ruiner ma belle-mère ?… Papa suicidé ?…

Son indignation violente ne paraissait qu’à demi les convaincre. La légende avait vite fait son chemin dans Paris. Par qui répandue ?… « Et dire, pensait l’épouvantée, que j’aurais pu leur demander, avant leur révélation ridicule, de m’héberger, de me trouver une place ! » Elle entendit distinctement la parole de sa belle-mère : « Tu peux faire grand tort à la mémoire de ton père… »

Entourée d’obscurités plus noires encore que les réalités, elle se sentait mieux vaincue, maintenant, que pendant la bataille avec la bête de proie, quelques heures plus tôt.

Elle refusa même de dîner chez la petite d’Estenol qui voulait, étrangement, la garder chez elle pendant toute l’absence de Mme Arnaud. Et tant que durèrent ces débats amicaux, l’instinct d’Élysée l’avertit de ce qu’il y avait, dans l’attitude de ses amies, de curiosités malsaines, de longues jalousies refoulées.

Un seul petit mot, en rentrant, l’obsédait comme une idée fixe :

« Je l’ai échappé belle ! »

Seule, dans la grande salle à manger, elle se revit dînant, abandonnée par ses frères, lors de la mort lamentable de maman. Son père était mort aussi. Elle était dorénavant la fille de deux spectres. Prise de peur, elle fit coucher la femme de chambre à côté d’elle, sur un divan.

CHAPITRE XIV


E t ce fut pour elle l’ère misérable des grandes expériences. Des réponses arrivèrent enfin. Elle se vit, un après-midi, montant en auto pour se rendre chez ce considérable personnage politique qui l’attendait à quatre heures chez lui.

Paralysée par les ragots entendus, elle ne pouvait parler franchement. Elle se présenta comme cherchant une place pressée pour une protégée. Il serait toujours temps, au moment voulu, de dévoiler que la protégée n’était autre qu’elle-même.

Il lui fallut d’abord subir des condoléances sur la mort de son père, donner des nouvelles de sa belle-mère. Enfin :

— Secrétaire ?… ronchonna le monsieur ventru lorsqu’elle eut exposé son affaire, secrétaire ?… Et elle n’a que vingt ans ?…

C’est très difficile, ce que vous me demandez là, chère mademoiselle ! J’aimerais mieux que vous me demandiez de faire décorer quelqu’un. Moi, je suis sincère, voyez-vous ! Les autres vous promettront tout ce que vous voudrez et ne s’en occuperont plus dès que vous aurez tourné les talons. Hum !… Il en pleut des secrétaires ! Elle a son brevet d’institutrice et elle est sténo-dactylo, naturellement, votre jeune fille ?

Élysée baissa la tête.

— Non !…

— Oh ! Alors !… Voyons !… Qui voulez-vous qui la prenne ?…

Devant la petite figure déconfite, il eut un sourire amusé, bonhomme.

— Vous vous y intéressez donc tant que ça, à cette jeune fille ?… Allons ! J’essaierai tout de même de trouver quelque chose pour elle, je vous le promets formellement. Mais ça ne veut pas dire que je réussirai.

— Oh ! merci, monsieur !… dit Élysée.

Elle se levait pour s’en aller. Son long regard croisé brillait de fièvre. Pour mieux remercier le monsieur, l’encourager dans son bon mouvement, elle le dévisageait, gentille, un peu timide.

Il s’était levé comme elle. Il se rapprocha, lui prit la main.

Elle vit son visage mollasse changer d’expression.

— Vous en avez des yeux !… fit-il presque bas, en gardant sa main dans les siennes.

La petite tressaillit. Il lui revint que ses camarades de pension lui disaient toujours : « Ce n’est pas votre faute… Mais vous avez l’air de faire de l’œil aux chaises… » Et elle eut la révélation du danger que court une jeune fille, quand elle est trop jolie, à visiter toute seule des hommes grisonnants. Elle se dégagea, rougissante, avec la peur de froisser un protecteur possible, et le dégoût de deviner le désir dans ses prunelles allumées.

« Qu’est-ce qui m’arriverait, si j’étais secrétaire chez des gens comme ça !… » se disait-elle en rentrant le cœur serré.

Mauvaise journée encore une fois.

Il y en eut d’autres.

Ce fut en rentrant d’une consternante séance qu’il lui fallut trouver la réponse de ses frères à son long télégramme. Elle n’était pas longue :

« Nous avons chacun notre grue avec qui nous vivons maritalement. Si ça te dit quelque chose, tu pourras tenir notre maison. Mais je crois que tes grands airs de la boîte Lami ne plairaient pas beaucoup à nos femmes. Si tu es dans la mouise, adresse-toi donc à ton beau monde. Nous profitons de l’occasion pour te renvoyer des affaires à toi qui traînent dans nos armoires et qui t’appartiennent de droit. Ça te fera bien plaisir de les retrouver. »

En ouvrant le paquet, arrivé le lendemain, Élysée, avec un cri sourd, retrouva ses petites poupées d’enfant : Nini, la dame bleue, toute la ribambelle des infimes personnages qui la consolaient quand maman la laissait seule à la maison, après l’avoir grondée et bousculée.

« La dame bleue… Nini… »

Elles lui revenaient donc, ses toutes petites amies d’enfance. Une fois de plus, elles étaient les seules compagnes de sa monstrueuse solitude.

Elle les manipula longtemps, retrouvant ses gestes de gamine. Puis, elle les rangea sur la table de sa chambre, les regarda, pâle et les yeux immenses ; et, pour la première fois depuis que son père était mort, les larmes vinrent.

Ce fut comme si elle eût annoncé la nouvelle aux poupées.

— Papa est mort !… sanglota-t-elle.

Elle pensait au mort, et c’était sur elle-même qu’elle pleurait. Fait-on jamais autre chose quand on pleure quelqu’un qui n’est plus ?

Elle était en train de ranger enfin ses poupées dans le tiroir de sa commode. Ses larmes continuaient à tomber, pressées. Elle en sentait des réserves gonfler sa poitrine spasmodique. Elle avait les joues mouillées, le nez mouillé, la bouche salée.

— Mademoiselle, dit la femme de chambre, en entrant, c’est la dactylo qui vient reprendre sa machine à écrire. Si Mademoiselle veut la lui donner elle-même…

— Faites entrer la dactylo…

Elle ne savait même pas son nom. La petite boulotte parut, roulant sur ses hanches, humble personne aux gros yeux jeunes, aux bonnes joues rondes.

Interdite, ne sachant que dire devant le visage ruisselant de Mlle Arnaud, elle essaya quelques paroles balbutiantes, gentilles banalités comme on en ressasse aux personnes qui viennent de perdre quelqu’un.

Élysée fit son possible pour s’arrêter. Le torrent des pleurs était maintenant intarissable, après tant de jours de sécheresse crispée.

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

Elle cherchait à s’affermir la voix.

— Je voudrais justement vous demander quelque chose. J’ai une amie…

Elle débita sa petite invention, le mieux qu’elle put. Puis :

— Est-ce que c’est très long d’apprendre la sténo-dactylographie ?

L’autre se confondit en renseignements. Ils étaient décourageants quant à la sténographie.

— Mais, s’empressa-t-elle d’ajouter, si cette personne veut, puisque vous vous intéressez tant à elle, Mademoiselle, je serai trop heureuse de lui apprendre. Vous avez toujours été bonne pour moi. Je me ferai un vrai plaisir de lui donner gracieusement des leçons…

Étonnée, Élysée la regardait. Que lui avaient-ils répondu, les hauts personnages qu’elle avait consultés ? Et celle-ci, pauvre fille si modeste, avec quel zèle elle mettait son savoir, sa seule richesse, à la disposition d’autrui ! Tout à coup, l’humanité lui paraissait sauvée. Il n’y avait donc pas, sur la terre, qu’égoïsme et dégoûtation ?

— Cette jeune fille n’est pas à Paris… répondit-elle. Elle n’y viendrait qu’étant sûre de travailler très vite. Et puis, il y a la question du logement…

— Mon Dieu, dit rêveusement la dactylo, si ce n’est que ça… Elle pourrait apprendre en très peu de temps à écrire à la machine, si elle est intelligente, et je pourrais lui donner à faire des copies ; je suis obligée d’en refuser. Quant au logement, eh bien ! en attendant, je lui trouverai bien un petit coin chez moi…

Oh ! ce n’est pas grand, deux pièces… Mais enfin, on peut toujours s’arranger…

Et quand elle fut partie après avoir multiplié ses salutations à la belle demoiselle si riche et si bienveillante, Élysée constata que sa visite constituait la seule lueur d’espoir possible après tant de démarches.

« Ainsi, je pourrais devenir dactylo pour commencer ! »

Longtemps, sur cette donnée, elle rêvait, effarée. Envahir cette pauvre fille, lui prendre son temps, son argent, gagner péniblement quelques sous, quel avenir !

« Si elle savait que c’est de moi qu’il s’agit ! » pensait-elle avec une ironie amère.

Honteuse d’être encore là, dans ce luxe auquel elle n’avait plus droit, fière et puérile, elle prit une résolution. Puisqu’elle ne pouvait encore s’en aller, elle allait s’exercer à ne plus manger que de pauvres choses, abandonner l’auto, s’habituer à se lever très tôt, à prendre des autobus et des métros, à marcher à pied.

Cette décision lui fit d’abord du bien. La pratique lui sembla telle que, le premier soir, revenant des courses, sans but qu’elle avait faites dans les rues, fatiguée d’avoir attendu l’autobus, de s’être levée trop tôt, d’avoir erré toute seule dans Paris, de n’avoir pas assez mangé, les sanglots la reprirent misérablement.

Elle ne dormit pas, pleura toute la nuit. Elle eut pourtant le courage de se lever à l’heure qu’elle s’était fixée. Mais, quand elle voulut sortir, ses forces la trahirent. Éreintée, malade, désespérée, elle s’assit sur son lit, convulsée de chagrin, si seule et si perdue qu’il était impossible d’imaginer créature plus pitoyable.

Elle en était là. Ce fut encore la femme de chambre.

— Mademoiselle veut-elle dire où se trouvent les musiques de Mlle Hachegarde ? Elle en rapporte qui sont à Mademoiselle, elle voudrait reprendre les siennes. Mais elle ne veut pas du tout déranger Mademoiselle…

— Si !… Si !… Priez-la d’entrer, au contraire !… s’écria la petite Arnaud.

Elle ne savait pas pourquoi. Besoin désespéré de voir un visage sympathique, subite inspiration, instinct.

— Oh ! mademoiselle Hachegarde, si vous saviez !…

En silence, arrêtée au milieu de la chambre, la grande fille hâve la regardait. L’expression de ses yeux était si belle qu’Élysée se leva, se jeta dans ses bras avant d’avoir pensé son geste.

— Mademoiselle Arnaud !… Votre père… Votre père… Il était si bon… Il vous aimait tant…

Elle berçait contre elle la sanglotante orpheline. Elle ne savait rien. Elle pleurait pourtant.

— Mademoiselle Hachegarde, mademoiselle Hachegarde, vous êtes venue, vous êtes là… Ne m’abandonnez pas !… Emmenez-moi chez vous ! Je ne peux plus rester ici ! Je n’ai plus personne !… Je vais mourir de chagrin !… Emmenez-moi chez vous !…

Elles furent, sans le savoir, assises toutes deux sur le lit, côte à côte. Égarée, Élysée racontait tout, livrant son secret avec passion, avec des cris de douleur et de délivrance. Elle ne pouvait plus ne pas le dire à quelqu’un, elle ne pouvait pas être seule.

Cette petite âme qui se livrait à elle ! Mlle Hachegarde, pour finir, avait pris les mains de la malheureuse gosse.

— Écoutez, mademoiselle ! Écoutez, ma pauvre petite ! Nous ne pouvons pas faire ça !… Votre belle-mère ferait de nouveaux malheurs ! Il faut attendre que vous soyez majeure… Et puis… Vous allez voir comme tout va s’arranger ! Vous savez, notre pianiste, celui dont vous jouiez le rôle dans nos petites soirées. Il est fiancé. Il va se marier dans six mois, quitter Paris… Eh bien !… puisque le malheur le veut, vous… Vous prendrez sa place… Vous tiendrez le piano dans nos cours d’ensemble. Vous pourrez peut-être reprendre ses élèves… Je lui parlerai… Il est encore pour six mois avec nous… Pendant les six autres mois, je ne prendrai que quelqu’un de provisoire… Je vous attendrai… Et même, il pourra vous céder son petit logement tout près de chez nous… Voyez comme ce sera bien ! Vous ne serez pas malheureuse dans la musique, allez ! La musique !… C’est tout, ça ! C’est la vie !… N’est-ce pas ?… N’est-ce pas ?…

Les yeux croisés la regardaient, agrandis, sans plus pleurer, buvant l’espoir, visionnaires. Cette larme restée sur une joue continuait à rouler tout doux vers la bouche ; entrecoupée, haletante, une petite voix d’enfant répétait inconsciemment, indéfiniment.

— Oui… Oui… c’est ça, c’est ça… Oui… Oui…

CHAPITRE XV


C e quartier lointain et morne l’étonnait. Le chauffeur avait eu de la peine à s’orienter.

Quoique souffrante encore, elle n’avait pu, même d’un jour, différer sa première visite à Mlle Hachegarde. C’était le cœur battant qu’elle s’y rendait, repêchée en pleine perdition par le hasard secourable.

Elle monta tout d’une traite, malgré sa fatigue, les deux étages de l’étroit escalier noir. Ce fut Mlle Hachegarde qui vint lui ouvrir et l’introduisait après l’avoir ardemment embrassée. Petit et sombre était le vestibule où se concentrait une odeur de renfermé, des relents vagues de cuisine.

— Entrez, mademoiselle Arnaud ! Je vais justement commencer ma dernière leçon. Ôtez votre chapeau, vous serez mieux !

Le salon exigu, meublé d’une naïve camelote, était tout ennobli par les instruments à cordes posés et accotés partout, les partitions débordant des chaises, les deux pupitres en acajou, chargés de musique. Une petite élève, anodine et de modeste condition, attendait, son violon à la main.

Donner des leçons…

Les grincements du violon maladroit lui faisaient mal. L’air entêtée de la petite bouchée l’impatientait. Comme un chien de berger, Mlle Hachegarde tournait, concentrée, honnête, autour de l’ingrate élève.

Au bout d’une heure, enfin, le petit supplice se termina.

Après des recommandations, des encouragements, un baiser, la jeune sotte remit son chapeau, s’en alla.

En la reconduisant, Mlle Hachegarde trouva derrière la porte un gros d’autres élèves qui venaient pour le cours d’ensemble. Le petit salon fut envahi.

C’étaient des filles et des garçons de quinze à seize ans, visages quelconques, tenue simplette.

— Préparez-vous, dit Mlle Hachegarde, notre pianiste va arriver d’une minute à l’autre.

On sonna. C’était lui. Curieuse, Élysée regarda celui qu’elle remplacerait un jour, pauvre type osseux et râpé.

Personne ne s’étonnait de la voir là, n’avait l’air même de la remarquer.

Les violons s’accordaient. Il y avait aussi deux altos.

— Je vais chercher maman… dit Mlle Hachegarde.

Étant passée dans la pièce à côté, la jeune Arnaud la vit revenir avec une dame saisissante, cheveux tout blancs et fous, grand front biaisé de compositeur, prunelles grises où la pupille se dilatait étrangement, rides, traits tourmentés où se relevait une bouche malicieuse.

Petite et vive, proprement vêtue de noir, elle salua la compagnie par un rire, et courut chercher le violoncelle dans son angle.

Mlle Hachegarde battit une mesure avec son archet, et le petit orchestre commença de jouer.

Les élèves repartis après tout un brouhaha :

— Maintenant, dit Mlle Hachegarde, il faut que je vous quitte pour deux leçons en ville. Mais si cela ne vous ennuie pas de m’attendre, je serai bien aise de vous retrouver en rentrant.

Elle alla vers la violoncelliste qui rangeait son instrument, présenta :

— Ma mère… Je vais vous confier à elle pendant mon absence. Tu sais, maman, Mademoiselle est la fille du docteur Arnaud. Je t’ai déjà beaucoup parlé d’elle.

— Ah ! Ah !… dit la musicienne aux cheveux blancs, en faisant toutes sortes de petits saluts dansants.

Et quand, pressée, Mlle Hachegarde s’en fut allée :

— Nous allons passer de l’autre côté, Mademoiselle, si vous voulez bien. C’est que j’ai beaucoup de raccommodage à faire…

C’était une salle à manger grande comme ça. La table s’encombrait de couture. Assise en face de la sympathique maman, Élysée la regarda mettre son dé, enfiler son aiguille.

— Ma fille m’a dit !… Vous faites beaucoup de musique, mademoiselle. C’est encore une rareté dans votre milieu. On est si occupé quand on est riche !

Mlle Hachegarde n’avait donc rien raconté. Pendant une seconde, Élysée éprouva la volupté d’être, encore une jeune fille fortunée. Elle s’en voulait de ce sentiment vaniteux et mesquin.

— Nous autres, continuait de sa voix flûtée la petite bonne femme, notre richesse, notre trésor, c’est la musique. Ce n’est pas seulement le gagne-pain, vous savez ! Ou du moins c’est un gagne-pain de qualité.

Les yeux baissés sur le bas qu’elle reprisait :

— Alice et Jeannette jouent l’une du violon, l’autre du violoncelle. Naturellement, elles ne sont pas de la force de l’aînée, mais elles ont déjà des élèves, quoique continuant leurs études. Oh ! des élèves hautes comme des bottes, vous pensez ! Et Marie est organiste à l’église du quartier.

Les larges yeux gris quittèrent un instant la couture pour se lever au ciel, tandis qu’un long soupir s’exhalait.

— Ah !… bien sûr !… Sa vraie place serait à Notre-Dame. C’est un tel génie !

« Qui donc est cette Marie ?… se disait Élysée. Encore une sœur de Mlle Hachegarde, c’est certain. »

Ce petit bavardage la charmait. Il y avait du pittoresque dans cette mère inattendue qui disait tout haut ce qu’elle pensait, sans rien expliquer. Jamais l’orpheline n’avait encore eu l’occasion de rencontrer une personne comme celle-là.

— Les temps sont durs, Mademoiselle. Si Marie pouvait donner des leçons de fugue et de contre-point ou des leçons d’orchestration ! Quand vous rencontrerez des amateurs parmi vos millionnaires, pensez à nous… Je dis nous. Mais moi je suis retirée depuis longtemps du mouvement. Je ne suis plus qu’une vieille maman. Je tiens encore ma partie quand il le faut, vous avez vu ? Mais ça ne va pas plus loin. Cependant, j’ai fait de bons élèves dans ma vie, allez !

Elle poursuivit, après un petit silence :

— L’enseignement, c’est ingrat, au fond. Pour une élève qui du tempérament, il y a vingt buses.

Elle ravaudait, ravaudait, adroite, active. Élysée, de plus en plus, se sentait bien, là, dans ce petit intérieur familial où personne n’avait l’air de se haïr.

Pendant un bon moment, les paroles cessèrent. Les mains ivoirines manipulaient l’ouvrage, le front coiffé de neige folle était baissé. Élysée, regardait autour d’elle, perdue dans un songe. Il lui semblait injuste de ne rien faire en face de ce labeur consciencieux.

Soudain, les mains blanches replièrent l’ouvrage. Les grands yeux gris se relevèrent.

— Vous attendez Andrée, n’est-ce pas ?…

— Oui… murmura la petite Arnaud.

Elle gênait peut-être, intruse désœuvrée.

— Parce que moi, poursuivit la voix flûtée, il faut que j’aille à la cuisine préparer le dîner de la maisonnée. Je vais vous laisser. Mais vous avez le piano dans le salon. On n’a besoin de personne avec ça.

Ce fut d’un pas hésitant qu’elle se dirigea vers ce piano. Ne valait-il pas mieux s’en aller ? Mais un tel bien-être la détendait, chez ces gens qu’elle dérangeait, qu’il lui fut impossible de ne pas rester.

Elle chercha dans la musique, et se mit à déchiffrer. Puis, sur ce piano qu’elle ne connaissait pas, il lui prit fantaisie de jouer par cœur, au hasard de sa mémoire.

L’Intermezzo du « Carnaval de Venise » fit accourir, affublée d’un tablier bleu de servante, la petite dame enthousiaste et drôle.

— Bravo !… Vous avez du sentiment, à la bonne heure !… Et de bons doigts aussi, ce qui ne gâte rien. Andrée me l’avait dit. C’est bien, ça !… C’est bien, mademoiselle ! Jouez !… Jouez tout ce qui vous passera par la tête. Je vous écoute, du fond de ma cuisine, vous savez ! Je fais même le contre-chant sur les queues de mes casseroles.

Elle était déjà repartie.

« Je vais jouer pour elle !… » se dit Élysée.

Le jour baissait. Il n’y avait pas l’électricité. Dans l’ombre qui la gagnait, l’orpheline sentait sur elle descendre l’inspiration. La musique, pour ceux qui sont tristes, est un moyen détourné de pleurer.

Comme elle achevait les grands, riches et poignants accords de la Pavane pour une Infante défunte, elle se retourna, sentant une présence derrière elle. Mais au lieu de la petite maman en tablier bleu de servante, elle vit, dans le clair-obscur, un grand jeune homme qui, debout, immobile, l’écoutait en retenant son souffle.

Interdite, elle ne savait que dire. Un geste un peu gauche la saluait. Elle répondit en silence. Elle ne distinguait qu’une silhouette, ruée de courts cheveux, visage rasé, lisse, dont elle ne pouvait détailler les traits.

Se rapprochant d’un pas, le jeune homme prononça tranquillement :

— C’est beau ça !… Ravel c’est vraiment un grand musicien.

À demi-tournée sur son tabouret, elle répondit avec autant de simplicité :

— Il n’y a vraiment que les modernes !

Impérieuse, la voix protesta :

— Dire une chose pareille, c’est inadmissible ! Comment !… Les vieux Italiens, Bach, Hændel, Gluck, et les romantiques, et même Saint-Saëns, et même le père Gounod, quelquefois, ça n’est rien, tout ça ?… « Il n’y a que les modernes ! » Ce sont les snobs qui répètent ça. Ah !… Ah !… Ils se fichent la bouche en cul de poule pour dire Bach, car on leur a appris que Bach, tout de même, ça se portait. Mais ce sont de tels ânes qu’ils n’ont même pas découvert qu’il y a des harmonies, dans le Faust de Gounod, qui sortent de toutes pièces de la Fantaisie chromatique. Ah ! les idiots, emprisonnés dans un rond ! Les vers à soie dans leur cocon !… Comme s’il n’y avait pas de la beauté partout ! Mais ils croient que la musique est du monde et ne sauront jamais qu’elle est, au contraire, le commencement de l’autre monde. Il s’était avancé. D’un petit geste, il fit lever Élysée, s’assit à sa place, au piano, se mit à jouer, avec un magnifique style, la Fantaisie chromatique.

Quand il en fut au passage en question :

— Tenez !… ça… ça !… Vous ne reconnaissez pas Faust ?

Élysée avait senti, dans l’ombre, le sang monter à ses joues. Il parlait comme son instinct, celui-là, mettant en miettes tout cet enseignement desséché qu’elle avait reçu dans les salons ricanants de Paris.

Elle se souvint de sa honte, un jour, dans un studio, parmi la bande déchaînée de ses amies.

— Comme vous avez raison !… s’écria-t-elle avec chaleur. Ah !… la musique !… C’est si vrai qu’ils n’y comprennent rien !

— La musique… reprit en écho l’étrange interlocuteur, à peine distingué dans le jour de plus en plus bas.

Ses mains frôlèrent les touches. Il se mit à fredonner, d’une voix secrète et qui donnait le frisson. C’était un air qu’Élysée ne connaissait pas. Il lui parut singulier et cordial jusqu’à en avoir la chair de poule, comme lorsque maman chantait jadis.

Et, tout à coup, elle reconnut les paroles.

Quand on perd, par triste occurrence.
Son espérance
Et sa gaieté,
Le remède au mélancolique,
C’est la musique
Et la beauté.

Furtive, le cœur subitement atteint, elle s’essuyait les yeux.

— Comme c’est beau !… fit-elle dans un souffle. Et dire que je ne connaissais pas ça !…

Un petit rire sourd :

— Je veux bien le croire !

— De qui est-ce ?…

— De moi !…

Puis, gravement :

— Les vers sont si beaux !

Élysée avait joint les mains. Toutes les défenses du pensionnat Lami lui revenaient.

— Oh !… N’est-ce pas, n’est-ce pas, que c’est un poète, Musset ? N’est-ce pas que ça fait du bien de l’aimer ?…

— Parbleu !

Il arriva juste quelque chose.

On alluma le réverbère dans la rue. À la lueur de ce prosaïque clair de lune, le visage sortit brusquement du mystère. Élysée faillit jeter un petit cri. Ressemblance impressionnante, elle comprenait. C’était le fils de Mme Hachegarde.

Elle eut à peine le temps d’enregistrer cela. Le garçon s’était levé d’un bond.

— Je vais retrouver maman !… Elle doit m’attendre à la cuisine pour éplucher les pommes de terre !

Élysée resta quelques minutes seule, étonnée de tout. Puis la porte s’ouvrit avec bruit. La petite maman, une lampe à la main, entrait en s’esclaffant.

— Marie est fou de désespoir. Il vous voyait mal, et vous a prise pour une camarade de sa sœur ! Quand je lui ai dit qui vous étiez, il n’a pas su où se mettre !… Il dit qu’il a été si familier, si grossier pour vous et votre monde !… Le voilà, caché comme un gosse ! Nous ne le ferons plus sortir de son trou !

Elle riait de si bon cœur qu’elle dut poser sa lampe pour ne pas la renverser.

CHAPITRE XVI


L escalier de pierre, étroit et tournant, qu’elle montait dans l’ombre, guidée par Mme Hachegarde, avait l’air de conduire au haut d’on ne sait quelle tour de légende.

Une petite porte s’ouvrit. Ce fut la tribune des orgues.

Tout en bas, la nef, le chœur paraissaient faire partie d’un autre monde. Élysée se crut arrivée dans une sorte de demeure aérienne, suspendue dans le vide, au bout des colonnes étroites élancées vers la voûte. Là, les personnages des vitraux, bleus, rouges, jaunes, verts, lumineuse présence, semblaient, à proximité, prêts à vous tendre la main. On vivait avec eux dans la féerie, le conte bleu, le miracle. Une séculaire odeur d’encens régnait. C’était comme si l’on venait d’entrer au ciel.

Accoudée, penchée sur l’espace, la jeune Arnaud ne put d’abord que sentir cette émotion-là. La messe n’était pas commencée. On achevait d’allumer les cierges, tremblantes étoiles perdues au creux de la distance.

Enfin, elle se retourna. Sur une des chaises rangées, il n’y avait que Mme Hachegarde.

Mais, assis à son orgue et vérifiant ses jeux, Marie Hachegarde était là, profil lisse aux cheveux rebroussés et noirs, et l’orpheline découvrit qu’il avait quelque chose du jeune homme des Nuits et de Lucie, sur les gravures de Bida.

Ne l’avait-il pas vue ?… Il ne tournait pas la tête de son côté. Marchant sur la pointe des pieds, elle vint s’installer à côté de la petite maman.

— Je ne suis pas dévote, chuchota celle-ci ; pourtant, telle que vous me voyez, je viens à la messe tous les dimanches. Mon bon Dieu à moi, c’est la musique. Et mon fils, c’est l’archange de la musique.

« C’est vrai qu’il a l’air d’un archange !… » pensa la petite sans le dire.

Et soudain elle sursauta, comme surprise par un coup de tonnerre. L’entrée d’orgue, improvisation de Marie Hachegarde, éclatait, formidable.

Elle avança le cou pour le voir. Agité sur son banc de bois, les mains allant des jeux aux cinq claviers, les pieds pétrissant le pédalier, il était en proie, eût-on dit, à quelque passion déchaînée.

Combien de temps cela dura-t-il ? Quand la grêle sonnette de l’enfant de chœur, après cette longue tempête, s’agita tout au fond de la nef, en bas, Élysée, réveillée en sursaut, soupira profondément.

Elle n’essaya pas de suivre la messe dans le paroissien qu’elle avait apporté. Pourquoi, pendant les moments où il ne jouait pas, l’organiste ne venait-il pas la saluer ? Timidité ? Bouderie incompréhensible ? Lui en voulait-il de son erreur d’hier ? Peut-être. Ou bien était-ce plus grave, ne la détestait-il comme représentante d’une race ennemie, la race de ces snobs qu’il semblait si bien haïr ?

Elle l’écoutait, ravie. Pourquoi ne jouait-il pas tout le temps ? L’harmonium d’en bas et les chants des enfants de chœur semblaient presque une inconvenance.

Comme le sermon commençait, la petite porte de l’escalier s’ouvrit, un monsieur parut et la jeune fille le reconnut. C’était le chef d’orchestre d’un concert nouveau. Mme Arnaud avait emmené sa belle-fille à la séance d’inauguration, jadis, et, plusieurs fois, M. Coluelle était venu, les mardis, se mêler à la grande cohue du jour de réception.

— Tiens !… Bonjour, Mademoiselle !… dit-il presque tout haut, sans tenir aucun compte du prêche, que d’ailleurs on n’entendait qu’à moitié, de si loin. Puis, ayant salué Mme Hachegarde, les poignées de main terminées :

— Ah !… Vous y êtes venue aussi ?… Moi, chaque fois que je peux, le dimanche, je suis là. Quel génie que ce garçon ! Je vais le jouer prochainement à mes concerts. Mais nous ne sommes pas encore assez importants. C’est la salle Gaveau qu’il lui faudrait !

Il fit un mouvement tournant, entraînant la petite Arnaud, restée debout. Et quand il fut assez loin pour ne pas être entendu par la mère :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il n’a pas les quelques billets de mille qu’il faudrait pour faire éditer sa musique. Quand on est inconnu, n’est-ce pas ?… Alors, ce n’est pas la peine de le lancer, puisqu’il n’y aura pas d’édition derrière.

Qu’est-ce que c’était que cette petite pensée : « Moi, dans un an, j’aurai vingt mille francs à ma disposition… »

M. Coluelle haussait les épaules.

— Jamais il ne saura y faire, comme on dit. C’est un illuminé. Il aura la destinée de César Franck, c’est couru !

Il se mit à faire des signes du côté de l’orgue. Il fallut bien que Marie Hachegarde se levât de son banc. En s’inclinant devant Élysée, il détourna les yeux.

M. Coluelle lui parlait au sujet de son concert. La mère vint écouter, mettre son mot. Sortie de la conversation, abandonnée, Élysée souffrait sans savoir pourquoi.

Tout à coup, on vit bondir le jeune organiste. Il prit à peine le temps de s’asseoir à son banc.

Un chant qui n’était pas de cette terre, douceur infinie, naissait de ses gestes calmes.

— Il n’est plus avec nous… murmura Mme Hachegarde.

— Poète !… fit le directeur du concert en hochant la tête.

Et Mme Hachegarde confirma :

— Il n’est que ça…

Alors, Élysée dressa l’oreille. Parmi les harmonies de l’improvisation, d’abord voilé comme une simple allusion, puis brusquement avoué, ce fut le thème principal de la Pavane pour une Infante défunte. Et Mme Hachegarde, tout bas, avec un sourire de malice, touchant le bras de la jeune fille :

— Ça, c’est pour vous !…


Elle ne savait pas si elle était en retard ou en avance pour le déjeuner, si elle avait fait attendre ou non les domestiques impatients de leur dimanche. L’ascenseur venait de la jeter à sa porte. Elle allait déjeuner toute seule, comme tous les jours, mais hantée de musique et de poésie, inconsciente, perdue dans des songes bienfaisants.

Ce fut la femme de chambre qui lui ouvrit la porte.

— Ah ! voilà Mademoiselle ! Madame est arrivée du Midi tout à l’heure et attendait que Mademoiselle revienne de la messe pour se mettre à table !

Le sang retiré des veines, Élysée ne pouvait pas avancer dans le vestibule. Revenue ?… Il n’y avait à peine que quinze jours qu’elle était partie !… Inquiétude ?… Machiavélisme ?… Espoir de surprendre des nouveautés ?

Les yeux fermés, les paupières serrées, Élysée, titubante, faisait appel à son courage. Un an ! Il lui fallait patienter un an !

Une porte s’ouvrit.

— Bonjour, petite ?… Tu vas bien ?…

Les yeux serrés se rouvrirent. La voix s’étrangla dans la gorge contractée.

— Très bien, merci !

Pas un mouvement, ni d’un côté ni de l’autre, pour quelque accolade.

— Défais vite ton chapeau ! Je meurs de faim !

Et quand elles furent à table, assises l’une en face de l’autre :

— Tu n’as pas été trop triste ! Tu ne t’es pas trop ennuyée ? Qu’est-ce que tu as fait ?…

— Qu’est-ce que j’ai fait ?… De la musique.

Une crânerie intérieure venait de soulever la petite, en prononçant cela.

« Si elle savait !… » se disait-elle.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Mme Arnaud. C’était, en effet, la seule chose à faire…

Et, sans remarquer aucune gêne, selon sa manière, elle parla longuement de son voyage, du temps qu’elle avait trouvé là-bas, des gens qu’elle y avait rencontrés, de l’hôtel où elle était descendue.

— Décidément, il va falloir attendre jusqu’à dimanche pour le revoir !

Depuis six jours elle retournait en vain chez les Hachegarde, sans vouloir s’avouer que c’était surtout, maintenant, par curiosité du jeune organiste.

Elle allait essayer aujourd’hui de faire la course à pied, redoutant l’étouffement du métro. Rien ne la pressait de rentrer dans un intérieur sinistre.

Sur le palier de l’étroit escalier, Mme Hachegarde, qui la reconduisait, la regarda longuement.

— Vous partez plus tôt que d’habitude… C’est parce que vous trouvez mon fils grossier… hein ? Tous les soirs quand il rentre vous êtes encore là… Mais vous ne le verrez jamais… Excepté à l’église.

Une expression presque sévère passa dans les vastes prunelles grises.

— Quand on a des yeux comme les vôtres étant millionnaire, ma petite demoiselle, on ne les amène pas chez les pauvres gens !


Qu’est-ce qu’elle avait voulu dire ? Élysée marchait dans les rues, inconsciente, troublée par des mystères. « Dimanche !… Dimanche !… » se répétait-elle pour se rassurer. Et son projet était d’assister non seulement à la messe, mais aux vêpres.

Une ombre dressée devant elle, silhouette qui l’empêchait de passer, lui fit relever les yeux. D’abord empourprée, la jeune fille, immédiatement après, fut d’une pâleur d’agonie.

— Vous !…

Julien de Villevieille, le chapeau à la main, la regardait sans parler. Le va-et-vient des passants les bousculait.

Élysée voulut s’écarter, fuir. Mais le jeune homme la suivit. Ils se mirent à marcher côte à côte, et de plus en plus vite.

— Depuis le temps que je fais le guet dans votre quartier sans vous rencontrer !… s’essoufflait Julien. Je savais que ce n’était pas la peine de vous téléphoner ni de sonner chez vous… Pourtant, je voulais vous voir…

Elle ne répondait pas, la tête tournée de l’autre côté, se dépêchant pour lui échapper. Et son cœur battait comme celui d’un gibier poursuivi.

— Ce n’est pas la peine de nous mener à ce train-là, vous savez !… J’ai à vous parler, je vous parlerai ! Nous sommes ridicules, voilà tout ! Venez plutôt dans cette avenue-là. Nous nous assoirons sur un banc, comme des calicots. Ça ne fait rien.

Elle essaya de courir. Il la retint impérieusement par le bras. Elle se débattit.

— Vous voulez faire un scandale ?… On nous regarde. C’est simplement bête. Je sais bien que je vous dégoûte. Mais si vous voulez vous débarrasser de moi, vous n’avez qu’à m’écouter dix minutes. Vous compliquez inutilement.

— Enfin, qu’est-ce que vous avez à me dire ?… demanda-t-elle d’une voix étranglée, en s’arrêtant tout net.

Elle le dévisageait, retrouvant tous les détails de sa jolie figure aristocratique. Un petit frémissement nerveux agitait sa lèvre dont la moustache coupée dessinait exactement le contour délicat. Il essayait pourtant son sourire impertinent, et ses dents étaient fraîches comme celles d’un jeune chien.

— Vous êtes jolie, en noir. Ça fait tragique… Mais ce n’est pas ça que je veux vous dire. C’est monstrueux que vous ne vouliez pas venir vous asseoir sur ce banc. Allons ! Venez !

Brusquement, elle céda. Pourquoi pas ? Sa vie était désagrégée. Que lui importait tout ce qui arrivait ?

Quand ils furent assis :

— On peut dire qu’elle vous a eue, Accipitra ! Vous êtes une femme savante, vous avez fait du latin, vous comprenez le sens de ce petit surnom. Ça lui va bien, n’est-ce pas ?

Il fit quelques dessins avec sa canne dans la terre.

— Qu’est-ce que vous allez devenir, maintenant ?… C’est ce que je voulais vous demander. Voilà.

Tourné vers elle, il l’examinait. Il y avait de l’insolence dans ses yeux bleus qui riaient. Mais un mouvement dans le sourcil gauche, un rien, trahissait une petite émotion.

Comme Élysée ne répondait pas :

— Ça, elle vous avait bien dressée ! Je suivais les progrès du travail ! Il n’y a rien à dire ! Quelle belle petite snob vous faisiez ! C’était merveilleux !… Et le coup des cheveux coupés, quelle splendeur !,… Vous savez comment elle vous surnommait ? « Mon tour de cou ! » Vous comprenez ? Vous étiez sa parure d’hermine.

Élysée fit le geste de se lever. Elle n’avait pas besoin de ces détails révoltants.

Comme on arrête un enfant, il la fit rasseoir d’un simple revers de main, et elle obéit.

Pendant un instant, il n’y eut que le grondement sourd de Paris à tous les horizons, qu’un peu de vent du soir dans les arbres printaniers de l’avenue, au-dessus de leurs têtes, qu’un peu d’ombre sur le sol, ramages noirs remuant à leurs pieds.

Julien resta de profil pour prononcer, parlant du bout des lèvres, comme toujours :

— J’ai eu un grand coup de cœur pour vous, vous savez !

Le petit rire triste d’Élysée ne l’étonna guère. Il poursuivit, toujours sans la regarder :

— Vous étiez si gentille, si drôle, en arrivant de votre pension ! Vous voir à côté de votre belle-mère, ça avait un ragoût étonnant ! Après, vous vous êtes gâtée. Ce n’était pas de votre faute…

Il hocha la tête, la bouche relevée par le sarcasme.

— Elle comptait bien sur ce mariage-là, par exemple ! Avouez que c’était beau ! Elle était si sûre d’elle ! Elle n’avait pas tout à fait tort. C’est qu’elle est fichtrement séduisante, la mâtine ! Mais c’est tout à fait fini entre nous depuis son retour. Fini comme il n’est pas possible, vous savez !

La petite ouvrit la bouche pour dire : « Qu’est-ce que ça me fait ? » Julien se tourna tout entier, l’enveloppa d’un regard étrangement tendre. Cela dura, dans le crépuscule encore lumineux, plus longtemps qu’il n’eût fallu.

— Je vous dégoûte, Élysée. Mais je me dégoûtais encore plus. J’ai été salaud à fond. Je le serai sans doute encore. Je ne suis pas plus pourri moralement qu’un autre, mais je suis né dans le bouillon de culture, vous comprenez ! Mais quoi ? Je ne suis tout de même ni un escroc, ni un lâche. Mon nom est bien à moi, ma fortune aussi, et c’est tout de même moi qui ai gagné ma croix de guerre, n’est-ce pas ?…

Il refit des zigzags avec sa canne, le dos penché, puis se redressa.

— Oui… Qu’est-ce que vous allez devenir, maintenant ?

Elle avait pris le parti de ne plus dire un mot, attendant la fin de cette curieuse entrevue.

Il eut l’air de la toiser comme un maître.

— J’espère que vous vous rendez compte qu’à cinquante ans vous serez encore une pensionnaire ?… Vous ne voulez rien répondre ?… Ça m’est égal. Écoutez-moi bien ! Il faut savoir profiter des bons mouvements, surtout quand ils viennent de rosses comme moi. Vous ne croyez pas que ce serait gentil, que ce serait gai de vous venger d’un seul coup, de prendre une revanche, mais ce qui s’appelle une belle revanche ?… Eh bien ! Je vous épouse, là ! Vous ne pouvez pas dire que c’est pour votre argent ! Et nous n’invitons pas l’épervier à la noce. Vous comprenez ?… Vous devenez la comtesse de Villevieille au nez des petites amies qui croyaient tant s’amuser, au nez de la belle Octavie qui croyait vous tenir dans ses serres. Vous reprenez la vie à grandes guides, les bals, les sports, les autos, les grands couturiers, toute la lyre ! Je ne vous dis pas que je serai tout le temps drôle. Je suis chic en ce moment, ça ne durera pas, c’est probable. Mais, du moins, vous cesserez d’être dans le marasme, d’être piétinée par tout le monde comme une pauvre petite bête à bon Dieu… Il est peut-être temps que vous mangiez du vrai pain blanc. Et puis, vous savez maintenant ce que c’est que le monde. L’expérience est faite, hein ?… Pas d’illusions, pas de sottises. Alors, voilà. Et si ça vous dit d’avoir un gosse, eh bien !… on l’aura, quoi ! Ça vous fera toujours quelqu’un à aimer sur la terre !

Elle était née affectueuse et bonne.

— Julien… murmura-t-elle.

Et puis, elle se mit à pleurer comme une petite fille, parce que tout ce qu’il venait de dire avait sa grandeur, et qu’elle le devinait, pour un moment, sincère, généreux, loyal.

— Allons !… dit-il en lui prenant les mains.

Et, dans son sourire, il y eut de la mélancolie et de la joie.

— Le plus comique, c’est que tout ça va finir par un mariage !

Mais elle s’était levée. Au fond des ombres du soir, déjà piquées par les premières lumières, à travers ses larmes, elle revoyait, visionnaire, une demeure aérienne, suspendue entre ciel et terre, parfumée à l’encens, visitée par les mystiques figures des vitraux tout proches ; elle revoyait, assis au banc des orgues, l’organiste pauvre, le musicien, le poète, l’archange qui ressemblait aux gravures de son enfance.

Elle se tourna vers Julien toujours assis, le regarda, secoua doucement la tête. C’était la première fois qu’elle prenait toute seule une décision.

— Non !… dit-elle comme dans un rêve.

Et déjà sa petite silhouette enveloppée de crêpe s’éloignait lentement, se perdait, encore sanglotante, dans le tourbillon du grand Paris étoilé.

FIN

« LE LIVRE MODERNE ILLUSTRE »
EST TIRÉ SUR PAPIER ALFA OUTHENIN CHALANDRE
ET IMPRIMÉ
SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE MODERNE
177, route de Châtillon, à Montrouge.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


L’IMPRIMERIE MODERNE :-: 177, Route de Châtillon :-: :-: :-: (Montrouge) :-: :-:

1933