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Le Paquebot américain/Chapitre XXVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 346-358).


CHAPITRE XXVIII.


Hâte-toi, barque légère, l’ouragan est passé ; tu as bravé la fureur des vents, tu es un sûreté ; maintenant déploie toutes tes voiles, et bientôt le port te félicitera de ton retour.
Park



Le Montauk était alors près de la passe, et même un peu au vent de son entrée ; mais le canal était tortueux, pas une seule voile n’était enverguée, et il était impossible d’en enverguer une convenablement sans exposer ses hommes au feu des Arabes, qui, après avoir tiré sans ordre et au hasard, commençaient à y mettre plus de soin, et ajustaient partout où ils voyaient une tête ou un bras se montrer de temps en temps. Prolonger cet état de choses, ce n’était qu’augmenter le mal, et le capitaine Truck résolut de faire sur-le-champ un effort pour déloger ses ennemis.

Dans ce dessein, on chargea le canon et on l’emplit de mitraille presque jusqu’à la bouche, on le monta avec soin sur la petite teugue de l’avant, et on le plaça avec précaution au ras du plat-bord. Si les Barbares avaient connu la construction d’un bâtiment, ils auraient tué la moitié de l’équipage en tirant à travers les planches, tandis qu’il était ainsi occupé sur l’avant ; mais ignorant la faiblesse des bordages, ils visaient aux ouvertures ou par-dessus les murailles.

On envergua la brigantine. On avait préalablement amené la corne ; on rentra ensuite le gui pour passer l’écoute, et on le remit aussitôt à poste ; après quoi on hissa la voile en la laçant au mât au fur et à mesure, ce qu’on ne put faire qu’imparfaitement et avec précipitation. Tout cela ne put se faire sans courir beaucoup de risques. Il est vrai que l’avant du Montauk était si près des rochers, que la plupart des Arabes ne pouvaient voir ce qui se passait sur cette partie du bâtiment ; mais ceux qui étaient plus près du rivage entrevoyaient les travailleurs de temps en temps, et il s’en fallut de bien peu que plusieurs marins n’en fussent victimes. Le second lieutenant notamment eut son chapeau percé d’une balle à un pouce de sa tête. Cependant au moyen de quelques précautions, on réussit à établir assez bien la brigantine, et le paquebot eut enfin l’avantage de porter une voile.

Le bâtiment danois avait été équipé d’après les principes de l’ancienne école, et au lieu de la coupe moderne, ses voiles d’étai avaient été taillées à la vieille mode. Il était possible d’enverguer le foc d’artimon sans courir un très-grand danger, pourvu qu’on pût descendre le bout des drisses ; mais comme le bâtiment n’aurait porté que des voiles d’arrière, le capitaine résolut de faire un effort pour attraper les cargue-boulines et les cargues-fonds de la misaine en même temps qu’il fit monter du monde pour descendre les bouts des drisses. Il crut aussi qu’il serait possible d’établir un foc.

Personne ne fut trompé dans cette circonstance. Le danger de la manœuvre et les moyens de l’exécuter furent expliqués clairement, après quoi le capitaine demanda des volontaires. Il s’en présenta à l’instant, ses deux lieutenants donnant l’exemple en s’avançant les premiers. Mais, pour que cette manœuvre soit bien comprise, nous l’expliquerons plus en détail.

Deux hommes, dont l’un était M. Leach, étaient prêts à monter sur la vergue de misaine au premier ordre. Chacun d’eux portait trois petites manoques de merlin, au bout desquelles était attaché un hameçon à morue dont la barbe avait été enlevée à la lime, pour empêcher qu’il ne s’arrêtât. Ces hameçons servaient à accrocher les manoques à leurs jaquettes. Deux autres hommes étaient également prêts au pied du grand mât et du mât d’artimon. Paul était près du canon avec trois hommes. John Effingham, M. Sharp et les meilleurs tireurs de l’équipage étaient placés sur le gaillard d’avant, armés de mousquets et de fusils de chasse.

— Tout le monde est-il prêt ? cria le capitaine, debout sur le gaillard d’arrière.

— Tous, oui, oui, capitaine ! répondit-on de différents côtés.

— Bordez la brigantine !

Dès que cette voile fut déployée, l’arrière du bâtiment tourna vers la passe, de sorte que l’avant se trouva faire face à la partie du récif où les Arabes étaient en plus grand nombre.

— Ferme, mes enfants ! pas de précipitation, mais soyez agiles comme des chats sauvages. — En haut ! courage !

Les deux hommes qui étaient près du mât de misaine, et ceux qui étaient près des mâts de l’arrière, s’élancèrent dans le gréement, et ils montaient déjà avant que le capitaine eût fini de parler. Au même instant un des trois qui étaient près du canon sauta sur le beaupré et courut à l’étai. Paul et les deux autres se levèrent et poussèrent le canon à l’endroit qu’il devait occuper ; et ceux qui étaient armés de fusils se montrèrent le long des lisses du plat-bord.

Tant de monde, par un mouvement rapide, se montrant en même temps dans tout le gréement, l’attention des Arabes fut un instant partagée, et ils ne tirèrent qu’au hasard. Paul savait que le moment du plus grand danger serait celui où les hommes qui montaient seraient stationnaires, et il ne se pressa point. Il passa une demi-minute à choisir son but et à pointer son canon, et enfin le coup partit. Il avait pris le meilleur moment, car M. Leach et son compagnon étaient déjà sur la vergue de misaine, et les Arabes avaient quitté leur abri dans leur empressement de les ajuster. Une volée de mousqueterie y succéda, et c’était à peu près tout ce qu’il était possible de faire pour prendre l’offensive, car presque toute la poudre qui était sur le bâtiment était consommée.

Il reste à dire quel fut le résultat de cette mesure. Plusieurs Arabes tombèrent ; ceux qui étaient les plus exposés au feu du bâtiment reculèrent en désordre, et perdirent plus d’une minute à se remettre de leur confusion ; mais ceux qui étaient plus loin continuèrent un feu bien nourri, après le premier moment de surprise. Ce que nous allons rapporter ne prit pas plus de trois minutes, les mouvements de tous les hommes ayant été simultanés.

Le marin qui était sur l’avant, quoique le plus près de l’ennemi, fut pourtant le moins exposé. Couvert en partie par le beaupré, il courut rapidement sur ce mât jusqu’à l’étai. Là, il coupa la bosse de la drisse du petit hunier, et passa le courant dans la poulie. Il frappa ensuite une autre poulie qu’il avait apportée avec lui, et dans laquelle le double d’un cordage avait été passé par la cosse, et se retira le plus vite possible. Cette partie du service, qui aurait paru la plus dangereuse de toutes, attendu la proximité de l’ennemi, fut la première terminée, et avec le moins de risque, cet homme étant caché en partie par la fumée produite par le canon, en partie par le beaupré. Il échappa sans aucune blessure.

Comme les deux hommes qui étaient sur l’arrière exécutèrent tous deux précisément la même manœuvre, les mouvements de l’un feront suffisamment connaître ceux de l’autre. En arrivant près de la vergue, le premier s’y élança, saisit la poulie de drisse de hunier par le croc, et se jeta de dessus la vergue sans hésiter un instant, entraînant la drisse par son propre poids. D’autres hommes sur le pont étaient prêts à amortir sa chute en mollissant un peu l’autre bout de la drisse, et le brave marin y arriva sans accident. Cela semblait une entreprise très-hasardeuse aux spectateurs qui n’étaient pas marins ; mais ceux qui connaissaient bien le mécanisme d’un bâtiment la regardaient comme une chose fort simple.

M. Leach se plaça sur un des bras de la vergue de misaine, et son compagnon d’aventure, simple matelot, sur l’autre. Chacun d’eux plaça dans la patte du cargue-fond d’en dedans l’hameçon auquel était attaché un manoque de merlin, qu’il laissa tomber sur le pont. Ils en firent autant pour les cargue-fonds d’en dehors, ainsi que pour les cargues-boulines. Alors M. Leach, conformément aux ordres qu’il avait reçus, retourna sur ses pas, sauta dans les haubans, et, saisissant ensuite un galhauban, il se laissa glisser sur le pont avec une rapidité qui ne permettait pas qu’on l’ajustât. Malgré la vitesse de tous ses mouvements, M. Leach eut la peau de l’épaule effleurée par une balle, et plusieurs autres sifflèrent à ses oreilles.

Le matelot, qui était sur l’autre bras, réussit aussi bien, et assura la cargue-bouline, sans avoir reçu la moindre blessure. Mais sachant quelle en serait l’utilité, attendu qu’elle était sur le côté du vent du bâtiment, il résolut de ramener avec lui le bout du palanquin ; il héla pour qu’on le larguât d’en bas, courut à la balancine, se courba pour en amarrer le bout, et se releva dans l’intention de se rendre dans la hune en courant sur la vergue. Le capitaine Truck et son second lieutenant lui avaient inutilement ordonné de renoncer à cette entreprise ; car le bonheur qu’il avait eu d’échapper à toutes les balles lui avait inspiré une folle hardiesse, et dans sa situation dangereuse, il s’arrêta même pour pousser une acclamation. À peine avait-il commis cette imprudence, qu’on le vit sauter de plusieurs pieds en l’air, et tomber perpendiculairement dans la mer, tenant toujours en main le cordage. D’abord on crut qu’il s’était jeté à l’eau volontairement, parce qu’il regardait ce moyen comme le moins périlleux pour descendre, et qu’il comptait sur la corde et sur ce qu’il était bon nageur, pour se sauver ; mais Paul fit remarquer le sang qui teignait la surface de la mer à l’endroit où il était tombé. On tira le palanquin avec précaution, et l’on en vit paraître le bout sans la main qui le tenait un instant auparavant : le malheureux ne reparut pas.

Le capitaine Truck avait alors le moyen de déployer trois voiles d’étai, la brigantine, et la voile de misaine, et elles lui paraissaient suffisantes pour le moment présent. Le bout du palanquin, qui avait coûté si cher, fut tiré à bord par le moyen d’une ligne légère dont on l’entoura.

L’ordre fut alors donné de carguer la brigantine et de lever l’ancre de jet, ce qui fut fait à la hâte. Dès que le bâtiment eut ses mouvements libres, on hissa le petit foc ; l’écoute fut portée au vent, et la barre mise dessous. En conséquence, le Montauk commença à abattre, et dès qu’il fut en route, l’écoute fut bordée sous le vent, et la barre redressée.

Le capitaine ordonna ensuite qu’on enverguât la misaine, qui était prête. Cette voile importante fut laissée à la vergue, au moyen des cargues-fonds et des cargues-boulines, et en frappant les palanquins aux pattes d’empointures. Dès que cette voile fit sentir sa force au bâtiment, le mouvement du Montauk fut accéléré, et il commença à s’éloigner, au milieu des cris de fureur et des menaces des Arabes. Personne n’y fit attention, mais on les entendit encore longtemps. Malgré l’aide de tous ses mâts, et la force du vent sur ses œuvres mortes, une masse aussi pesante que le Montauk ne pouvait surmonter en un instant la force d’inertie, et il y eut encore plusieurs minutes d’inquiétude avant qu’on fût assez loin des Arabes pour s’apercevoir que le bruit de leurs clameurs ne retentissait plus à l’oreille d’une manière aussi assourdissante. Quand ce moment arriva, ce fut un grand soulagement pour tout l’équipage, et cependant le danger n’en était peut-être que plus grand, car il n’y en avait que plus de chance pour que les balles frappassent ceux qui étaient sur le pont.

On avança d’abord presque vent arrière ; mais quand on arriva près du rocher plat dont il a été si souvent parlé, le Montauk fut obligé de venir presque au plus près, afin d’en pouvoir passer au vent. Là, les voiles d’étai de l’arrière et la brigantine furent déployées, ce qui aida à mettre le bâtiment au vent, et la misaine fut amurée. En sortant de la passe en droite ligne, distance qui n’était que d’une cinquantaine de toises, le paquebot aurait été à l’abri de tous les périls et même des dangers de la côte, tant que la même brise aurait duré ; mais la marée poussait le Montauk vers le rocher, et son état ne permettait pas de serrer le vent de très-près. Le capitaine Truck devint inquiet, car il s’aperçut bientôt qu’ils approchaient du danger, quoique presque imperceptiblement, et il commença à trembler pour son doublage en cuivre. Cependant le paquebot allait constamment en avant, et il espérait encore pouvoir doubler le rocher sans accident, le bord extérieur était un fragment rocailleux et pointu, qui briserait les bordages si le bâtiment y touchait un seul instant, quand il descendrait au milieu du mouvement constant de la houle, qui commençait alors à se faire sentir d’une manière remarquable. Après tant de dangers, le vieux marin vit que la sûreté de son bâtiment courait encore un grand risque, par suite d’un de ces événements imprévus mais communs, qui composent la vie d’un marin.

— Lof ! lof ! vous pouvez lofer ! s’écria le capitaine Truck, dont l’œil tournait sans cesse du rocher aux voiles et des voiles au rocher. Lofez, vous dis-je, Monsieur ; vous êtes dans le moment critique.

— J’ai lofé, capitaine, répondit l’homme qui était à la roue, placé derrière le rouffle, par-dessus le toit duquel il était obligé de regarder, pour voir les voiles.

Paul était à côté du capitaine ; l’équipage avait reçu ordre de se tenir autant à couvert que possible, à cause des balles des Arabes, qui battaient alors contre le bâtiment comme la grêle à la fin d’un orage.

— Nous ne doublerons pas cette misérable pointe de rocher, s’écria le jeune homme avec vivacité ; et si nous y touchons, le naufrage est certain.

— Il faut nous en éloigner, dit le capitaine ; l’étrave est déjà sur la même ligne que la pointe ; il faut nous en éloigner.

L’avant du navire était certainement sur la même ligne que l’écueil, et le paquebot continuait à avancer lentement ; mais à chaque instant, son flanc approchait davantage du rocher, dont ils n’étaient pas alors à plus de cinquante pieds. Les porte-haubans de misaine avaient déjà passé la pointe ; mais il y avait peu d’espoir que l’arrière pût en faire autant. Un bâtiment tourne sur son centre de gravité comme sur un pivot, les deux extrémités inclinant en direction opposée ; et le capitaine Truck espérait que, comme l’avant avait passé le point dangereux, il serait possible de porter l’arrière du bâtiment au vent, en laissant arriver, et de s’éloigner ainsi de cet endroit critique.

— La barre tout au vent ! s’écria-t-il ; la barre tout au vent ! Halez bas le foc d’artimon, et filez un peu de l’écoute de misaine.

L’ordre relatif aux voiles fut exécuté sur-le-champ ; mais nulle réponse ne vint de la roue, et le bâtiment ne changea pas de route.

— La barre tout au vent ! m’entendez-vous, Monsieur ? Tout au vent ! la barre tout au vent ! et allez au diable !

La réponse d’usage ne fut pas faite, Paul s’élança le long de l’étroit passe-avant à la roue. Tout ceci se passa en moins d’une minute, et ce fut pourtant le moment le plus critique dans lequel le Montauk se fût encore trouvé ; car s’il eût touché le rocher un seul instant, nuls moyens humains n’auraient pu le maintenir à flot plus d’une heure.

— La barre tout au vent, et allez au diable ! répéta le capitaine d’une voix de tonnerre, tandis que Paul tournait le coin du rouffle. Le marin était debout devant la roue dont il tenait les rayons, ses yeux étaient levés comme à l’ordinaire ; mais les tours de la drosse du gouvernail prouvaient que l’ordre n’avait pas été exécuté.

— La barre tout au vent ! avez-vous perdu l’esprit ? s’écria Paul en s’élançant sur la roue qu’il fit tourner à l’instant dans la direction nécessaire. Le marin céda la roue sans résistance, et tomba comme une masse de plomb. Une balle l’avait frappé au dos, lui avait traversé le cœur ; et pourtant sa main tenait encore les rayons de la roue ; car le vrai marin n’abandonne jamais le gouvernail, tant qu’il lui reste une étincelle de vie.

L’avant du Montauk arriva lentement, et l’arrière vint au vent ; mais le court délai qui avait eu lieu augmenta tellement le danger, que rien ne sauva le Montauk que l’heureuse circonstance de la rentrée du bâtiment à la voûte ; encore le dut-il en partie à une lame qui le souleva en ce moment.

Paul ne put voir toute l’étendue du péril auquel on venait d’échapper, mais la limpidité de l’eau permit au capitaine et à ses deux lieutenants de l’observer si distinctement, qu’ils en perdirent presque la respiration. Il y eut un instant où la pointe du rocher était cachée sous la voûte ; et chacun d’eux s’attendait à tout moment à entendre le craquement qui aurait lieu quand elle percerait le fond du bâtiment.

— Faites remplacer l’homme qui était à la roue, et amenez-le-moi sur-le-champ, dit le capitaine d’une voix calme et sévère, qui était de plus mauvais augure qu’un jurement.

M. Leach appela un vieux marin, et passa lui-même sur l’arrière, pour exécuter cet ordre. En moins d’une minute il revint avec Paul, apportant le cadavre du marin, ce qui expliqua toute l’affaire.

— Seigneur, tes voies sont impénétrables, murmura le vieux capitaine pendant qu’on emportait le corps du pauvre diable et nous ne sommes dans ta main que des graines de sénevé ou de vains papillons.

Le rocher une fois passé, l’Océan était ouvert sous le vent du paquebot, et, naviguant grand largue, il s’éloigna rapidement de tous ces rochers qui avaient été la scène de tant de dangers. Au bout de quelques minutes, il était déjà assez loin pour ne plus avoir aucun danger à redouter des Arabes. Ces barbares continuèrent pourtant leurs décharges de mousqueterie, accompagnées de gestes furieux, longtemps après que leurs balles et leurs menaces n’étaient plus un sujet d’inquiétude pour aucun de ceux qui se trouvaient à bord.

Le corps du défunt fut déposé entre les mâts, et l’ordre fut donné d’enverguer les voiles. Comme tout était prêt, le Montauk, au bout d’une demi-heure, s’éloignait de la terre sous ses trois huniers, laissant déjà le récif à près d’une lieue de distance. Vinrent alors les basses voiles ; ensuite on mit les perroquets en croix, et leurs voiles furent établies ; enfin on s’occupa des voiles plus légères, et quelque temps avant le coucher du soleil, le paquebot, bonnettes dehors, avançait vers l’ouest, favorisé par les vents alisés.

Pour la première fois depuis qu’il avait appris la nouvelle que les Arabes étaient maîtres de son bâtiment, le capitaine Truck éprouva alors un véritable soulagement. Il s’était trouvé momentanément heureux après le succès du combat ; mais de nouveaux sujets d’inquiétude étaient survenus si promptement, qu’on pouvait à peine dire qu’il eût été tranquille. Maintenant tout était changé : si son bâtiment n’était pas assez bien gréé pour être excellent voilier, il était du moins en bon ordre. Dans la basse latitude où il se trouvait, il avait pour lui les vents alisés ; il n’avait plus à craindre son ancienne ennemie, la corvette l’Écume ; en un mot, il lui semblait que sa poitrine était soulagée du poids d’une montagne.

— Grâce à Dieu, dit-il à Paul, je dormirai cette nuit sans rêver d’Arabes, de rochers, ou de figures rembrunies à New-York. On peut dire qu’un autre aurait pu montrer plus de dextérité pour se préserver de pareils embarras ; mais je défie qu’on dise qu’un autre s’en serait mieux tiré. Et tout ce bel équipement ne coûtera rien aux armateurs, littéralement rien ; car je doute fort que le pauvre danois vienne jamais réclamer ses mâts et ses voiles. Je ne sais pas trop si nous en sommes en possession d’une manière exactement conforme aux lois de l’Afrique, car je ne connais guère le code de ce pays, ou au droit des gens, car je crois que Vattel ne dit rien à ce sujet ; mais nous en sommes si bien en possession, qu’à moins que les vents du nord-ouest ne s’y opposent sur la côte d’Amérique, je me crois à peu près certain de les conserver jusqu’à ce que nous voyions la Rivière de l’Est.

— Ne serait-il pas à propos de rendre les derniers devoirs à ce pauvre marin ? demanda Paul ; car il savait qu’Ève n’aimerait pas à monter sur le pont tant que le corps du défunt y serait exposé à la vue. Vous connaissez la superstition des marins à ce sujet.

— J’ai pensé à cela ; mais je désirais priver de leur proie ces deux brigands de requins qui nous suivent, comme un chien suit la piste du gibier qu’il poursuit. C’est une chose fort extraordinaire, monsieur Blunt, que ces poissons sachent quand il y a un corps mort sur un bâtiment, et qu’ils le suivent quelquefois une centaine de lieues pour ne pas manquer leur proie.

— Ce serait un fait extraordinaire s’il était vrai ; mais comment s’en est-on assuré ?

— Ne voyez-vous pas ces deux coquins de pirates qui voguent de conserve avec nous ?

— Je les vois parfaitement ; mais il serait possible qu’on les vît aussi, quand même il n’y aurait pas un corps mort à bord de ce bâtiment. Il y a un grand nombre de requins sous cette latitude, et j’en ai vu plusieurs dans l’enceinte du récif pendant que nous y étions.

— J’espère qu’ils mourront de faim avant de toucher au pauvre Tom Smith, reprit M. Leach, à moins qu’ils n’aillent le chercher au fin fond de l’Océan ; car j’ai attaché à ses pieds un des bustes de Napoléon, et j’ose dire qu’il ne reviendra jamais sur l’eau.

— C’est une heure convenable pour se livrer à des idées solennelles, dit le capitaine en levant les yeux vers le ciel et en regardant autour de lui, tandis que le crépuscule était sur le point de faire place à la nuit. Appelez tout le monde en haut pour assister à la cérémonie funèbre, monsieur Leach. J’avoue que je serais moi-même plus tranquille sur le temps si le corps de ce pauvre diable n’était plus sur notre bord.

Tandis que M. Leach allait sur l’avant pour ordonner que tout l’équipage se rassemblât, le capitaine prit Paul à part pour le prier de se charger de rendre les derniers devoirs au défunt.

— Je lirai moi-même un chapitre de la Bible, dit-il ; car je n’aimerais pas que nos gens vissent l’un d’entre eux glisser par dessus le bord sans qu’aucun des officiers eût dit un mot dans la cérémonie. Cela pourrait paraître un manque d’égards, ou faire douter de nos connaissances. Mais ceux qui ont servi à bord de vaisseaux de guerre sont plus régulièrement habitués aux prières que nous autres capitaines de paquebots ; et si vous avez un livre convenable, je vous serai infiniment obligé de vouloir bien nous donner un coup de main dans cette triste occasion.

Paul proposa qu’on priât M. Effingham de lire le service funèbre ; car il savait que le père d’Ève faisait tous les jours, matin et soir, la lecture des prières de l’église à toute sa famille dans son appartement.

— Oui-dà ? dit le capitaine ; en ce cas c’est l’homme qu’il me faut. Il doit avoir la main bonne pour ce service, et nous n’entendrons ni bégayer ni hésiter. Oui, oui, il saura courir cette bordée. — Toast, allez faire mes compliments à M. Effingham, et dites-lui que je serais charmé de lui parler. Et, écoutez-bien, Toast, priez-le de mettre dans sa poche un livre de prières, et ensuite entrez dans ma chambre, et apportez-moi la Bible que vous trouverez sous mon oreiller. Les Arabes auraient bien pu sans doute en faire leur butin, mais il y a dans ce livre quelque chose qui le fait toujours respecter. J’ai souvent remarqué que fort peu de coquins se mettent en peine d’avoir une Bible. Ils voleraient plutôt dix romans qu’un seul exemplaire de l’Écriture sainte. — Cette Bible a appartenu à ma mère, monsieur Blunt, et si je l’avais passée en revue plus souvent, je n’en aurais que mieux valu.

Nous ne décrirons pas la plupart des arrangements qui furent pris pour tout préparer pour cette cérémonie, et nous passerons sur-le-champ au service funèbre, après avoir dit un mot de l’état dans lequel se trouvait le bâtiment quand tout l’équipage se rassembla pour célébrer un rite religieux qui, dépourvu même de toute pompe, n’en est pas moins toujours imposant et solennel, et propre à faire une impression salutaire. Les basses voiles étaient carguées, et le grand hunier avait été mis sur le mât, position dans laquelle un bâtiment offre toujours un air de repos majestueux. Le corps fut mis sur une planche placée en travers sur un tréteau, le buste de plomb étant enfermé dans le hamac qui servait de cercueil. Une tache de sang sur la toile était tout ce qui indiquait le genre de mort du défunt. Tout l’équipage était groupé autour du corps ; le capitaine Truck et ses deux lieutenants étaient sur le passe-avant, les passagers sur le gaillard d’arrière, et M. Effingham un peu en avant, tenant en main un livre de prières. Le soleil venait de descendre dans l’Océan, et tout l’horizon occidental brillait de ces teintes semblables à celles de l’arc-en-ciel qui ornent le matin et le soir ces basses latitudes pendant le temps doux des mois d’automne. Du côté de l’est, de petites montagnes de sable faisaient à peine distinguer la côte, et permettaient à l’imagination de se figurer la solitude et l’aridité du désert. De tous les autres côtés, la mer était sombre et noire. Le spectacle du coucher du soleil offrait un grand tableau de la magnificence et de l’étendue de l’Océan, rehaussé par un ciel dans lequel des teintes glorieuses allaient et venaient comme les couleurs bien connues du dauphin. Il faut y ajouter les ombres du crépuscule, qui s’épaississaient à chaque instant.

Ève serra le bras de John Effingham, et contempla cette scène imposante avec admiration et respect.

— C’est la tombe du marin, dit-elle tout bas.

— Oui, et elle est digne d’un pareil brave. Il est mort à son poste, et Powis m’a dit que ce n’était pas sans peine qu’on était parvenu à détacher sa main de la roue du gouvernail.

Ils se turent alors ; car le capitaine Truck se découvrit, ainsi que tous ceux qui l’entouraient, mit ses lunettes, et ouvrit le livre sacré. Le vieux marin ne montrait pas un grand discernement dans le choix qu’il faisait des passages, et il prenait d’ordinaire ceux qui lui semblaient les plus propres à intéresser ses auditeurs, c’est-à-dire à l’intéresser lui-même. Pour lui, la Bible était la Bible, et il choisit alors ce passage des Actes des apôtres où est raconté le voyage de saint Paul de la Judée à Rome. Il le lut d’une voix ferme, avec des inflexions marquées, et même avec une sorte d’entraînement et de bonheur, toutes les fois qu’il en venait à un verset qui avait particulièrement trait à la navigation.

Paul sut rester parfaitement maître de lui pendant cette scène extraordinaire ; mais un sourire involontaire effleura les lèvres de M. Sharp. La physionomie de John Effingham était grave et tranquille, tandis que les femmes étaient trop émues pour être accessibles à un mouvement de légèreté. Quant aux hommes de l’équipage, ils écoutaient avec une attention profonde, se bornant à échanger entre eux un coup d’œil expressif toutes les fois que quelque manœuvre nautique les frappait comme n’étant pas régulière.

Dès que la lecture de ce chapitre édifiant fut terminée, M. Effingham commença le service solennel pour les morts. Au premier son de sa voix, un calme profond tomba sur le bâtiment, comme si l’esprit de Dieu fût descendu des nuages, et une sorte de frisson circula dans les veines de ses auditeurs. Ces paroles solennelles de l’Apôtre commençant par : « Je suis la résurrection et la vie, dit le Seigneur ; celui qui croit en moi, vivra quand même il serait mort, et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais ; » ces paroles n’auraient pu être plus dignement prononcées. La voix, l’inflexion, la manière de M. Effingham, étaient éminemment celles d’un homme comme il faut ; simples, douces, sans prétention, mais en même temps pleines de mesure, d’expression et de dignité.

Quand il prononça les mots : « Je sais que mon Rédempteur vit, et qu’il sera sur la terre au dernier jour ; et que si les vers doivent détruire mon corps, cependant dans ma chair je verrai le Seigneur, etc., » les marins jetèrent autour d’eux des regards effarés, comme si une voix du ciel s’était véritablement fait entendre, et le capitaine Truck regarda en haut comme s’il attendait le son de la trompette. Les larmes d’Ève commencèrent à couler en entendant cette voix si chère, et il n’y avait pas à bord de ce bâtiment si éprouvé de cœur si intrépide qui ne faiblît. John Effingham fit les répons du psaume d’une voix ferme, et bientôt M. Sharp et Paul se joignirent à lui. Mais l’effet le plus profond fut produit quand on en fut à ces paroles frappantes, mais pleines de consolation de l’Apocalypse : « J’entendis une voix du ciel qui disait : Bénis soient les morts qui meurent dans le Seigneur ! » Le capitaine Truck avoua ensuite qu’il crut entendre cette voix même, et les matelots effrayés se serrèrent l’un contre l’autre. Ce fut aussi un instant solennel que celui où le corps fut jeté à la mer. Il glissa le long de la planche les pieds en avant ; le poids du plomb l’entraîna rapidement, et l’eau se referma sur lui, effaçant toute trace de la tombe du marin. Ève crut y voir une image de ces courts instants qui suffisent pour tirer le voile de l’oubli sur la masse des mortels dès qu’il disparaissent de la terre.

Au lieu de demander la bénédiction à la fin de la cérémonie, M. Effingham entonna sur-le-champ avec calme et dévotion le psaume d’action de grâces : « Si le Seigneur n’avait pas été de notre côté, quand les hommes se sont levés contre nous, ils nous auraient dévorés tout vivants, dans leur aveugle acharnement. » La plupart des hommes répondirent et la voix d’Ève résonna pleine d’une sainte douleur au milieu des murmures de l’Océan. Le Te Deum, — Nous te louons, ô Dieu ! nous te reconnaissons pour le Seigneur ! Toute la terre t’adore, toi le Père Éternel, — termina la cérémonie, et M. Effingham congédia l’assemblée en faisant la prière ordinaire du laïque pour demander la bénédiction.

Jamais le capitaine Truck n’avait été si profondément ému par une cérémonie religieuse, et quand elle fut terminée il resta les yeux fixés sur l’endroit ou le corps était tombé, ou du moins ou l’on pouvait supposer qu’il était tombé, — car le bâtiment avait été un peu en dérive, — comme on jette un dernier regard sur la tombe d’un ami.

— Ferons-nous servir le grand hunier, capitaine ? demanda M. Leach après avoir attendu une minute ou deux par déférence pour l’émotion de son capitaine ; ou bien disposerons-nous les palans pour mettre la chaloupe sur ses chantiers ?

— Pas encore, Leach, pas encore. Il serait indécent de nous éloigner de la tombe du pauvre Jack avec tant de précipitation, et ce serait mal agir à son égard. J’ai toujours remarqué, dans le Connecticut, qu’on reste jusqu’à ce que la dernière pelletée de terre ait été jetée sur la fosse et qu’il n’y paraisse plus. Ce brave homme tenait à la roue, comme un hunier ayant tous ses ris pris tient bon contre les efforts du vent dans un ouragan, et nous lui devons cette petite marque de respect.

— Et les embarcations, capitaine ?

— Qu’elles nous suivent à la remorque encore quelques instants. Songer aux palans et aux embarcations, quand nous sommes encore sur sa tête, ce serait paraître l’abandonner. Votre grand-père était ministre, Leach, et je suis surpris que vous ne voyiez pas l’inconvenance de tant se presser de s’éloigner d’une tombe. Un peu de réflexion ne nous nuira à aucun de nous.

Le lieutenant s’étonna d’un langage si nouveau dans la bouche de son commandant, mais il obéit en silence. Cependant le jour tirait à sa fin, et les cieux perdaient leur éclat pour prendre des teintes plus douces et plus sombres, comme si la nature se plaisait aussi à partager la douleur de ces pauvres marins.