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Le Parnasse contemporain/1869/Le Paysan

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 302-304).


LE PAYSAN


Des ombres de la nuit la campagne est voilée.
Nul astre aux cieux. Le vent d’automne dans les bois
Passe, souffle & murmure, & remplit la vallée
De sifflements pareils à de lugubre voix.

Malheur au vagabond qui, malade & sans gîte,
Par ce temps lamentable erre loin des hameaux !
Malheur au sein pensif où la douleur s’agite,
Et qui veille écoutant la plainte des rameaux !


L’ombre s’étend profonde. En vain le cri sonore
Du coq, ardent guetteur de nuit, prédit le jour ;
Au brumeux orient aucun rayon encore :
Le monde est ténébreux comme un cœur sans amour.

Mais que font les clameurs du vent & la nuit sombre
Au rude défricheur du sol, au paysan ?
Le paysan sommeille, enveloppé par l’ombre,
Dans la sécurité dont il est l’artisan.

L’ombre lui dit : — Je mis la paix, la récompense
Des devoirs accomplis & de l’âpre labeur ;
L’oubli des maux passés, c’est moi qui le dispense.
Le grave paysan de l’ombre n’a point peur.

Voyez ! avant le jour le voilà qui s’éveille.
Il va vers le foyer ou sous la cendre, dort
Le reste d’un tison recouvert de la veille :
De la cendre, à son souffle, un jet de flamme sort.

La flamme éclate & brille, & l’âtre s’illumine ;
Et lui, prés du foyer crépitant & joyeux,
Recueilli, vers le monde inconnu qu’il devine
Il élève en priant son cœur religieux.

Il prie : en doux espoirs abonde sa prière.
— Si j’ai faibli, dit-il, mon Dieu, pardonne-moi.
Et Dieu se communique à son esprit sincère.
O paysan, mon cœur ému prie avec toi !


La prière a rendu pure son âme forte ;
D’un morceau de pain noir il a fait son repas ;
De l’antique logis ouvrant l’étroite porte,
À présent vers l’étable il dirige ses pas.

Les grands bœufs, à genoux au milieu de la crèche,
Mêlaient aux bruits de l’air leur long mugissement ;
Il pose devant eux l’herbe tendre & l’eau fraîche,
Puis il lie à leur front le joug solidement.

Il les conduit alors à la dure journée,
Et, pendant qu’il chemine, il chante un gai refrain ;
Et la charrue, avant que l’aube ne soit née,
A plongé dans le sol son éperon d’airain.

Le pauvre paysan poursuit sa tâche austère
Sous les pleurs du matin & sous le froid brouillard ;
Mais qu’importe ? le soc aigu fouille la terre
Où la blonde moisson ondulera plus tard.