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Le Parti socialiste/Livre III/Chapitre 5

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A. Panis (p. 254-260).


CHAPITRE V


L’assurance.


L’absence de solidarité et, par suite, l’absence de sécurité, tel est le vice essentiel de notre société. Tous les rapports sociaux ayant pour objet la production, la consommation et l’échange sont organisés sur le pied de guerre. Malheur à celui qui n’a d’autres ressources que son travail, car demain le travail pourra lui manquer, la maladie ou un accident ou l’âge pourra le rendre incapable de travailler, et alors ce sera pour lui la misère la plus affreuse. On ne fait crédit qu’au riche.

Chacun ne doit compter que sur sa prévoyance individuelle. L’épargne est la seule garantie de la sécurité de l’homme et partant de sa liberté. Pour qui ne peut pas épargner, parce que son salaire est insuffisant, il n’y a ni sécurité ni liberté.

Mais si l’épargne garantit la sécurité individuelle, elle entretient l’insolidarité. Chacun pour soi. Tant pis pour ceux qui n’ont pas pu ou n’ont pas su épargner. La fable de la Cigale et la Fourmi est l’emblème de notre société. La fourmi économe est avare parce qu’elle est économe, et elle n’éprouve aucune compassion pour la légèreté imprévoyante de la cigale.

Les difficultés de la vie dessèchent le coeur, tarissent la générosité dans sa source, développent l’égoïsme. Dans les conditions de notre organisation sociale, la richesse prédispose à l’avarice.

Il n’y a pas de réciprocité entre les citoyens parce qu’il n’y a pas de solidarité entre eux. La fortune des uns est fondée sur la misère des autres ; voilà pourquoi les riches ont nécessairement le coeur sec, par instinct de la conservation de leurs richesses.

Quand l’organisation du travail et de l’échange aura été modifiée sur les bases que nous venons d’indiquer, l’égalité plus grande des rapports développera la solidarité.

Les coeurs seront plus ouverts à la fraternité quand la paix aura succédé à la guerre, quand l’antagonisme social aura fait place à l’harmonie.

L’inégalité des fortunes sera tarie dans sa source. Il n’y aura plus de pauvres, mais aussi il n’y aura plus de riches. Les services s’échangeront à prix coûtant. Le bénéfice sera remplacé par la garantie de réciprocité.

La forme de la prévoyance individuelle alors ne sera plus l’épargne, mais l’assurance.

Les institutions de la mutualité offriront aux citoyens une garantie certaine contre les risques qui motivent l’épargne dans la société actuelle.

La caisse d’assurance remplacera la caisse d’épargne et en même temps l’assistance publique ; car dans une société fondée sur l’égalité et la justice, la charité, forme humiliante de la protection, doit disparaître.

Tout individu malade, invalide, incapable de travailler, trouvera dans l’assurance une garantie contre la misère ; la famille privée de son chef trouvera une semblable garantie, et ainsi l’héritage perdra sa raison d’être en même temps que l’épargne.

Chacun étant prémuni contre tous les risques et contre toutes les éventualités pourra dépenser son gain de chaque jour ; il en résultera une vie plus large pour les individus et une circulation plus active qui accroîtra le bien-être général, tandis qu’aujourd’hui la défiance, qui est la mère de l’avarice, enlève à la circulation des capitaux importants.

Le service de l’assurance sera nécessairement un service public, parce que, devenu un des principaux rouages de l’organisation sociale, il sera indispensable que la caisse d’assurance soit mise elle-même à l’abri de tout risque et de toute catastrophe.

Du reste l’assurance individuelle pourra être complétée par une assurance sociale fondée sur la mutualité qui formera un fonds permanent destiné à réparer ces grandes catastrophes publiques, à l’occasion desquelles on recourt maintenant à l’expédient toujours insuffisant et tardif des souscriptions.

L’assurance deviendra la fonction par excellence de l’État, l’emblème de la protection collective sur l’individu, protection qui ne se manifestera plus que par des bienfaits et qui lui garantira sa liberté, cette liberté précieuse qui dans notre organisation politique et sociale actuelle est menacée par l’État plus que par tout le reste.

Il est certain que l’assurance, complétant l’organisation du travail et de l’échange, achèvera d’extirper de la société la hideuse misère, et enlèvera toute raison d’être aux grandes fortunes, aux grandes accumulations de capitaux, qui toujours ont pour origine le désir louable de se mettre à l’abri soi et les siens des accidents imprévus et de la misère qui est leur épouvantable conséquence.

Nous venons d’indiquer sommairement les principales réformes sociales. Nous avons écarté autant que possible, dans cette indication, tout ce qui eût pu sembler provenir d’une préoccupation systématique, parce que nous voulions éviter de donner prise, en quelque façon que ce soit, à l’accusation dirigée ordinairement contre les socialistes, de vouloir imposer leurs réformes sociales plus ou moins utopiques par voie autoritaire.

Nous n’attendons rien que de l’adhésion des esprits, qui est seule efficace pour opérer les réformes réelles. Ces réformes, quand elles seront mûres, s’accompliront par nos efforts mutuels. Nous ne demandons rien à l’autorité. Nous ne croyons pas que ce soit au gouvernement à nous donner la liberté ni la justice. Nous croyons, au contraire, que la liberté et la justice auront pour premier résultat de supprimer les gouvernements, tels du moins qu’ils sont organisés et qu’ils fonctionnent aujourd’hui. Il s’agit de nous émanciper les uns par les autres en faisant régner la justice parmi nous, en introduisant la justice dans nos rapports de chaque instant.

Telle est la voie lente, mais sûre, du progrès social.

Notre stimulant sera la solidarité, dont la notion a été obscurcie par notre organisation sociale vicieuse, mais qui nous apparaît désormais comme le phare de la société régénérée.

Notre liberté dépend du développement de nos facultés et de celles des autres. Nous sommes d’autant plus libres, c’est-à-dire d’autant plus puissants et plus forts, que nous avons plus de relations avec nos semblables. L’individualisme qui isole les hommes est la cause principale de leur faiblesse, et il les réduit à l’impuissance.

Ce sont ces principes qui doivent présider aux réformes sociales que nous venons d’indiquer.

Tout ce que nous nous sommes proposé par ces indications fort incomplètes, mais que nous avons essayé du moins de rendre simples, claires et facilement intelligibles, c’est de mettre à l’ordre du jour les questions sociales, en persuadant à tous les gens de bonne foi qu’elles sont le corollaire indispensable des questions politiques, et qu’il n’y aura de réformes politiques sérieuses qu’autant qu’elles s’appuieront sur des réformes sociales réelles.

Nous ne voulons pas détourner les esprits de la préoccupation politique qui les anime ; nous avons voulu seulement indiquer quelles sont les conditions essentielles de la liberté et prouver que le problème de la réalisation de la liberté politique est inséparable du problème de la réalisation de l’égalité sociale.