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Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/05

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Les Éditions Rieder (p. 211-230).
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V



Pendant ce temps, Dupéché existait toujours. S’il m’accorda du répit, il savait pourquoi. Je le pressentais. Les autres ne soupçonnaient rien.

— Je ne te comprends pas, disait maman. M. Dupéché n’est pas un mauvais garçon. Il voit les choses telles qu’elles sont. Toi, tu les cherches dans la lune. Un excellent ami pour toi.

Des amis ! Leur âme est une corbeille remplie d’abricots frais. La sienne… J’ai annoncé ma théorie sur les mots. Il est peut-être un peu tard. N’importe. Voici un objet, un être, une idée, un sentiment, on les veut exprimer. Avec la langue, les lèvres, on lance quelques sons. Ils forment un mot, un mot pur, un mot vierge. L’idée, le sentiment y est enfermé, également pur et vierge. On est un peu comme Adam nommant les créatures dans les jardins de Dieu. Bon ! On répète le mot. L’objet se précise ; on l’étreint ; comme Dupéché à sa Louise, on lui colle les lèvres sur la bouche ; il prend sa couleur, sa place dans l’air, sa place dans votre cerveau. On le répète. Tout à coup, qu’est-ce qui se passe ? Une idée arrive bourdonnante et se pose sur votre mot : une idée, deux idées, un vol d’idées. Là-dessous, vous voyez la vôtre, mais avec cette foule d’idées étrangères attachées à son dos. Et maintenant répétez, répétez tant qu’il vous plaira. Que reste-t-il ? Plus rien de votre mot : un grouillement d’idées qui se multiplient, s’entre-dévorent : les unes qui meurent, les autres qui se développent, une plus forte qui avale tout, commence et vous impose sa nouvelle vie de mot. Et les idées qui naissent de votre propre cerveau, ne sont rien. Mais les autres ! Les mouches charbonneuses qui ont empoisonné leurs pattes, leur trompe, dans la pourriture qu’est le cerveau d’autrui !

À cause de Dupéché, il en fut ainsi pour Jeanne. Ce qu’il dit ? Presque rien et je ne sais pourquoi cela survint ce jour-là plutôt qu’un autre. Je parlais de Jeanne. Je finissais de prononcer :

— Nous avons passé l’après-midi ensemble.

J’entendis.

— Eh ! Eh !

Rien que cela. Mais parce qu’elles étaient dans son cerveau, les mouches arrivèrent : « Eh ! eh ! tu vois des queues aux perce-oreilles, mais tu n’es qu’une bourrique. Ton Pascal, tes Ave, ta mouche, ton « seul à seule » amusements de bourrique. Moi j’écrase les perce-oreilles. Quand je suis sur le divan de Louise, au diable ton Pascal. Vlan ! son corps dans mes bras. Vlan ! mes lèvres sur ses lèvres ! Vlan ! mon nez de travers, et s’il offusque ta pudeur de bourrique, ce que je m’en f… C’est bon, tu sais. Eh ! non, tu ne sais pas. Tu n’es qu’une bourrique. »

Je compris cela très vite. Ses lèvres qui prononçaient eh ! eh ! n’avaient pas repris leur place. Je fus lâche. Je protestai mollement :

— Oh ! Oh !

Et de nouveau :

— Eh ! Eh ! — avec un autre vol de mouches : « Eh ! Eh ! comment y songerais-tu ? Frère et sœur ? Ta Jeanne possède aussi un corps, un corps pas insignifiant du tout, un corps avec des lèvres, un corps avec des yeux, un corps plus jeune, eh ! eh ! que celui de ta fameuse reine, un corps où tu trouverais ce que tu ne trouves pas ailleurs, bourrique. Cherche ! »

Voilà ce qu’il pensait, ce qu’il me faisait penser. Je le regardai en face et plus lâche que tantôt, parce que les mots que l’on disait à Dupéché ne pouvaient être que sales, je ricanai laissant tout supposer :

— Eh ! Eh !

À l’instant même, j’eus devant les yeux non seulement la bonne Jeanne de là-bas, mais une Jeanne créée par Dupéché, bras nus, bas couleur de chair, son corps près du mien et dans ce corps, comme il l’avait dit, ce que j’aurais trouvé, si…

— Ça va ! ça va, fit Dupéché ayant obtenu ce qu’il voulait.

Je fus certainement coupable. Le piège de Dupéché, j’aurais dû l’éviter. Je puis le dire pourtant : quand je revis la vraie Jeanne, la fausse s’effaça. Je n’y pensai pas. Si j’y pensai, ce fut pour m’en défendre. Et d’ailleurs, une bourrique !

— Lisons, Jeanne.

Mais l’autre veillait. On verra ses manœuvres. Un soir, il tomba à la maison. Jeanne m’avait prêté un livre. Je me souvins plus tard de son geste dédaigneux en me l’arrachant :

— Laisse cela, mon vieux. Que tu le veuilles ou non, je t’emmène. Aujourd’hui, tu es l’invité de Louise.

Il lança son clin d’œil à maman :

— N’est-ce pas, Madame ?

— Bien sûr. Il ira. Il vous aime beaucoup, Monsieur Dupéché.

Pauvre maman ! Je répondis à contrecœur.

— Mais, oui, je l’aime beaucoup.

Je le détestais. Sa pochette était mauve, plus irritante que la rouge ou la jaune abricot. Ses chaussures craquaient moins, mais d’une façon qui m’exaspérait davantage. Nous partîmes bras dessus bras dessous.

Il avait un air triomphant et mystérieux. En arrivant devant la vitrine de sa Louise, je me souvins de son coup d’œil à ma première visite.

— Tu ne la regardes pas ?

— Quoi ? s’étonna-t-il. Qu’est-ce que je ne regarde pas ?

— Tu sais bien : la vitrine.

— Pourquoi regarderais-je la vitrine ?

— Euh ! comme l’autre fois, pour voir.

Tout est-il en ordre, oui ? Pas de signal, non ? La voie est bien libre ?

— La voie ! la voie ! Sacré Marcel. Entre ! Tu verras ce que tu verras.

La porte bouclée, il lança, comme d’habitude son « coucou ». Sa Louise, là-haut, nous attendait, plus bariolée que jamais. Toutes espèces d’odeurs et de crépitements arrivaient de derrière un rideau qui cachait la cuisine. La table était dressée. Un beau service, des fleurs, des fruits. De visite en visite,

Louise flambait de plus en plus pour son Jacques. Oui il s’appelait Jacques et même Jacquot. « Oh ! mon Jacquot… Viens, mon Jacquot… Embrasse-moi mon Jacquot. » Qu’avait-il de si rare, son Jacquot ? Cette fois avant qu’on fût à table, elle prit un raisin et voulut que son Jacquot le picorât sur sa bouche. Le pigeon et sa colombe ! Le repas en fut gâté d’avance.

Ils parlèrent surtout entre eux et de choses quelconques, sans qu’il y parût que je fusse l’invité de Louise. Quand elle disparaissait pour chercher un plat derrière le rideau, Dupéché me lançait un clin d’œil que je ne comprenais pas. Elle aussi avait un air triomphant et mystérieux. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Les raisins avalés pour de bon et non sans un partage répugnant du pigeon à la colombe, Jacquot se leva. On avait bu trois sortes de vin :

— Ne bouge pas. Regarde devant toi sans tourner la tête et attends.

Je fis comme il me l’avait dit. Au fond, cela me déplaisait très fort. Il passa derrière moi sur la pointe des pieds. Je l’entendis farfouiller dans des papiers, murmurer je ne sais quoi. Ses chaussures grinçaient. Pendant ce temps, Jeanne surveillait si je ne me retournais pas. Puis de nouveau, il fut devant moi. Il tenait par le cou deux bouteilles de Champagne. Il me regarda avec un air de tendresse parfaitement joué. Sa bouche sautait un peu. D’un autre, je me fusse dit : « Voilà un homme ému. »

— Tiens-toi, fit-il. Nous allons t’annoncer quelque chose. Il prit Louise par le bout des doigts délicatement, et marchant comme on danse, l’amena devant moi.

— Mon vieux (sa voix tremblait vraiment) je te présente ma fiancée. Nous nous marions dans un mois. N’est-ce pas Louise ?

— Oui, mon Jacquot. Pendant le repas, je n’avais cessé de rager. Je fus tellement heureux que j’oubliai tout. Non ! Dupéché n’était pas ce que je croyais ! Non, il ne me dominait pas. Non ! il ne nourrissait pas contre moi des intentions sournoises. Je sautai debout, je l’embrassai sur les deux joues.

— Et, poursuivit-il, je souhaite, nous souhaitons, que tu nous rendes la pareille…

Il fit un clin d’œil.

— … avec Mlle Jeanne.

Ma joie tomba. Entre Jeanne et moi était-il question de… ? Une bourrique ! Ah ! comme il s’entendait à me le rappeler en choisissant le moment. Mes joues brûlèrent. Il les tapota.

— Ne fais pas la jeune fille, petit mystérieux. Tu seras de notre noce, nous de la tienne. En attendant, embrasse ma fiancée. Je te permets.

« Évidemment, pensai-je, on ne craint pas une bourrique. » Avec ses gros poings dans nos dos, il nous envoya l’un sur l’autre. Sauf la main que je serrais en partant, je n’avais jamais touché sa Louise. Son œil gauche loucha. Sa peau contre ma joue était douce. Elle sentait le sucre, la vanille, avec un parfum en plus, celui sans doute de son rouge-confusion. Sa bouche frôla la mienne dans le coin et bougea : un vrai baiser. J’y retrouvai le goût des raisins de tantôt. Un baiser ne dure qu’une seconde. Je n’aurais jamais cru qu’une seconde pût durer si longtemps. Quand ce fut fini, je sentis à la lourdeur de mes yeux, qu’ils avaient cette expression pâmée qui me dégoûtait chez Dupéché au sortir des bras de sa Louise. Avec elle, je n’eusse pas été bourrique. Ce fut ma première idée.

— À la bonne heure, ricana Dupéché. À charge de revanche.

Ce mot me fit frémir. Je connaissais trop mon Dupéché : il ne disait rien au hasard.

La fête se poursuivit comme si de rien n’était. Dupéché ramena des bouteilles qu’il tenait en éventail par le goulot, pour ressembler au cavier de certaines affiches. Je bus beaucoup pour m’étourdir. Par moments, je me sentais très heureux ; puis tout à coup très malheureux. Avoir embrassé Louise me rappelait que je n’avais jamais embrassé Jeanne. Je ne l’eusse pas osé : cela valait mieux d’ailleurs. Il n’en restait pas moins que Dupéché m’avait traité en bourrique. Volontiers j’eusse brisé verres, plats, ce qui se trouvait à portée de ma main. Et, qu’entendait-il par sa « revanche » ?

Dupéché chanta, puis Louise. Quand on la regardait elle levait les yeux pour ne pas être gênée. Elle avait une voix fine, traînante, sentimentale, qui me donnait chaud comme une main sur un endroit précis de mon corps. Bien que ce fût mal, je m’abandonnai à cette impression. Quand elle eut fini, je la complimentai et voulus chanter à mon tour. J’avais choisi une chanson que fredonnait ma tante pour endormir son Jeannot. Avant Jeannot, elle l’avait chantée pour moi, un soir que je tremblais à cause des ours :

Tiapa dodo. Tiapa fais dodo
Tiapa dormira tantôt. Tiapa dors… dodo
Tiapa fais dodo.

L’air était très doux. Il me revenait tout à coup. Mi-allongé sur le divan, Dupéché étreignait sa Louise et la berçait : dodo. J’y allais de bon cœur. J’avais de nouveau oublié tous mes griefs : « Voilà ! je suis une bourrique, mais je veux être bon. Ma voix n’est pas vilaine… Tiapa fais dodo. Je chante pour qu’ils soient heureux… » Il m’en venait des larmes : pour eux, pour moi et aussi à cause de certains souvenirs très loin : Tiapa fais dodo.

Et c’est juste à cet instant que Dupéché dégagea la tête et tourna vers moi ses yeux pâmés comme les miens tantôt. Il baissa la paupière, la releva, la rabattit : exactement le clin d’œil qui m’avait congédié à ma première visite. Une telle impertinence me parut intolérable. J’en restai bouche bée, incapable d’en tirer un son de plus. Comme l’autre fois, je cherchai mon chapeau pour partir. Je vois encore ma main qui tremblait de colère.

— Que fais-tu ? dit Dupéché.

— Tu le sais bien, bégayai-je. Tu, tu… tu m’as fait signe, je pars.

— Sacré Marcel ! Nous partirons ensemble. Je te ramènerai.

— Non ! dis-je. Je vous laisse seul à seule ou seule à seul à votre gré. Moi, entendez-vous, je suis seul.

En prononçant seul, je frappai du talon comme pour écraser un perce-oreille. Ils me regardèrent d’un drôle d’air. Louise souffla quelque chose à Dupéché qui fit signe que oui :

— Je t’assure, vieux, il vaudrait mieux.

— Bonsoir.

J’étais déjà dans l’escalier.

Je marchais depuis longtemps quand j’en pris conscience. Là-bas, malgré ma rage, j’avais eu soin de fermer la porte. Imbécile !… C’était la pleine nuit. Plus de tramways, presque plus d’automobiles, eux quelque part seul à seule, moi en détresse. Je me reprochais d’avoir bu trop, mais je ne zigzaguais pas. « Seul mais pas saoul, seul mais pas saoul » je scandais ce jeu de mots. Je me mis à courir sans but. J’arrivai dans l’île Saint-Louis et passai outre, comme si mon logis n’était pas là. Un long moment, je m’arrêtai sur un pont. L’eau coulait vite sans parvenir à emporter les reflets de lumière qu’on avait jetés dessus. Quel était ce pont ? Peut-être le pont Marie. Après, je reconnus les grands Boulevards. Derrière des vitrines, des mannequins bien habillés avaient l’air d’être en soirée, pendant une panne d’électricité. On avait chassé le monde hors des cafés. Qu’est-ce que je faisais là ? Des pensées rageuses tourbillonnaient dans ma tête et s’y cognaient. Avec quelle facilité on m’avait laissé partir : un homme saoul. Non pas saoul : seul. Tiapa dodo ! Tiapa fais dodo ! Et ce clin d’œil ! Évidemment, ma chanson qu’est-ce qu’elle pouvait leur faire ? Je chantais bien pourtant, de tout mon cœur. Tiapa, fais dodo… Tiapa. Elle les avait excités à point et bonsoir ! Ils étaient maintenant aux bras l’un de l’autre. Tiapa fais dodo.

— Eh ! tu es jaloux.

Je reconnus certaine petite voix, celle qui m’avait nargué pendant l’enterrement de Charles. Je haussai les épaules. Jaloux moi ? De ces gens ? Des joues à la vanille, des lèvres au sucre de raisin…

— Eh ! eh ! tu les appréciais. Si tu étais amoureux de…

Je me vis dans une glace ; j’avais les yeux pâmés de l’autre. Pouah ! amoureux de cette poupée ! Si j’étais amoureux de quelqu’un, ce serait de… Eh ! non, je n’avais le droit d’être amoureux de personne. J’étais un homme seul qui ne compte pas, qu’on pousse comme cela à la blague dans les bras d’une fiancée, parce qu’on n’a rien à craindre d’une bourrique. Ah ! charogne de chair qui a des exigences et, quand on les écoute, se dérobe. Bourrique ! bourrique !

Des gens passaient. Je me détournais. « Ils voient certainement que tu es une bourrique. Sinon pourquoi ce Monsieur te dévisagerait-il ?… Et cet autre ? Et cet agent ?… » Je me réfugiai dans des rues plus noires. J’aperçus un cadran qui me fit penser à une gare. Peut-être Saint-Lazare ? Je pris des rues encore plus noires. Là, je fus à mon aise. Une pluie fine polissait les trottoirs. Au hasard des réverbères, on passait de l’ombre à la lumière. Cela m’amusait : un carré d’ombre, un rond de lumière, un carré d’ombre, un rond de… Tout à coup, un peu de cette lumière sauta plus haut, glissa au long de quelque chose qui s’éclaira, s’éteignit, se ralluma plus loin. Cela me précédait, n’avançant pas plus vite que moi. Une femme, eh oui ! je le voyais bien. Mais ce que la lumière éclairait d’elle se bombait, lisse, huileux, très tendu. On aurait dit une peau de phoque. Je suivis cela : « Tiapa, fais dodo !… Elle a mis une peau de phoque… Je marche derrière une femme qui porte une peau de phoque. Tiapa fais dodo ! Je marche derrière un phoque ; un phoque tout mouillé parce qu’il sort de l’eau. Voilà que cela s’éclaire ; voilà que cela s’éteint ; voilà que cela s’éclaire, voilà que… » Je ne pensais pas plus loin.

On s’arrêta :

— Tu viens, chéri ?

Il n’y eût plus de phoque. Il y eut la femme dans un caoutchouc noir qui ruisselait de pluie. Les hanches saillaient rondes et, sous cette peau, tentantes. Cependant la bourrique ne désirait pas « venir ».

— Merci.

— Pourquoi me suivais-tu alors ?

— Je…

« À cause de la peau de phoque. » Je cherchai une excuse plus gentille. Elle n’était pas très jeune. Son sourire semblait bon. Pas de ces mèches que les romanciers collent en détresse au front des prostituées, quand il pleut. Je ne trouvai rien à dire :

— Tu es un timide. Viens te reposer chez moi.

« Reposer » me fit sentir à quel point j’étais fatigué :

— Me reposer, oui.

Je me laissai guider. Je ne pensais toujours à rien. On arriva presque aussitôt. Une baie sans porte avec du noir au bout. À côté dans une vitrine, un bec en veilleuse. Cela me rappela la vitrine de Dupéché :

— Vous ne l’examinez pas ? La voie est libre ?

Peut-être, je ne prononçai ces mots qu’en moi.

— Va tout droit, dit-elle. L’escalier est au fond.

Elle monta devant moi. Dans l’obscurité la peau de phoque froufroutait, invisible. Si j’y portais la main ? Serait-ce chaud ou bien froid ? Ce fut très doux. Elle interpréta mon geste :

— Petit impatient. Sois sage ici.

Je n’étais nullement impatient.

L’électricité révéla d’un seul coup sa chambre. On eût dit la chambre de maman. Un lit bien fait, une table nette, un crucifix dans un coin pour qu’on ne le vît pas trop. Par le fait, je le remarquai tout de suite. Sur la cheminée la photographie d’un soldat. Je l’examinai à cause de l’uniforme qui datait d’un autre temps :

— C’est Dufau.

— Ah !

Je le regardai mieux, puisque maintenant il était Dufau. Puis je ne sus plus que faire. Le vin de Dupéché m’alourdissait la tête : le Champagne surtout. J’étais venu parce qu’on m’y invitait et pour me reposer : « Quand il lui plaira, je m’en irai. » Si j’attendais autre chose, je ne m’en rendais pas compte. Je tâtai dans ma poche après quelque monnaie, pour lui payer son temps perdu. Je crus qu’elle compterait l’argent. Elle n’avança pas la main. Je le glissai sur la cheminée dans le dos de Dufau.

De nouveau, je ne sus que faire. Elle me présenta une chaise :

— Comme tu es ému, petit. Prends ton temps. Moi, je me mets au dodo. Quand tu voudras…

Tiapa, fais dodo ! Je fis une grimace. Je n’étais pas venu pour le dodo. Je pensai très nettement à Jeanne. En ce moment que faisait-elle ? Bien entendu, rien ne nous liait. Quand même, me trouver ici dans un lit, c’eût été mal. Une tasse avec quelque chose m’arriva. On avait écorché le phoque. Ce que l’on voyait de la peau nouvelle, était blanc, une peau de femme, des bras, des épaules, le haut d’une poitrine, le tout plus frais que le visage. Elle se pencha. La bouche sur la mienne remua, comme tantôt la bouche de Louise. Ah ! oui la bouche de Louise ! Malgré Jeanne, la femme au dodo, je n’hésitai pas longtemps.

Je n’explique rien, je ne m’excuse pas : tout, dans cette nuit, me semble extraordinaire. Il y eut les instants qu’il faut. Je ne fus plus une bourrique. Après, je sentis comme toujours, mes remords de péché mortel, d’anges qui pleurent, mais en plus doux, avec de la reconnaissance, car la joie complète, cet « idéal » que je cherchais, cette inconnue me les avait donnés. Mes premières pensées allèrent vers Dupéché pour le narguer. Puis vers Jeanne pour… Ici me vint une telle espérance qu’il me parut laid de l’approfondir. Surtout dans cette chambre où je n’aurais pas dû entrer. Ce corps près du mien me fit honte. Je me levai. Je n’aurais pourtant pas voulu me retrouver seul dans les rues. Simplement rester ici jusqu’au matin. Je le proposai :

— C’est convenu, fit-elle. Seulement, si tu te lèves, tu ne te reposeras pas.

— Si nous bavardions un peu.

— Bavardons, mon petit.

Je lui racontai des riens : que j’avais passé la soirée chez un ami, qu’il se marierait bientôt, que grâce à elle, j’avais cessé d’être une bourrique.

— Cela te rendait malheureux ?

— Oui… non.

Je regardai le portrait du soldat :

— C’est Dufau, répéta-t-elle. Il s’est tué.

— Pour vous ?

Son visage se voila de tristesse :

— C’est ce que l’on dit toujours… Mais non : il s’ennuyait à la caserne.

— Il y a longtemps.

— Vingt ans.

Elle baissa les paupières. Une larme en sortit, vieille de vingt ans.

Il semble qu’à certaines heures on vive dans une atmosphère où le moindre fait, le moindre mot prennent de l’importance, parce qu’autre chose se prépare et déjà vous enveloppe. Nous ne dîmes pourtant rien que de banal. Et tout cela est confus, tant le vin de Dupéché, ma course dans Paris, mon aventure avec cette femme m’avaient embrouillé. Il est probable qu’à certain moment je me mis à la fenêtre. Peut-être même je sortis, car il me reste dans les yeux des morceaux de souvenirs : un coin de rue, des choux sur une charrette, une main de pauvresse dans laquelle je dépose quelques sous… Dans la chambre, la femme s’était enveloppée d’un châle. Je savais son nom : Nelly. Plus rien en elle ne rappelait la peau de phoque et ce qui avait suivi. À cause d’une douceur sur ses lèvres, après avoir fait pleurer les anges, il me semblait maintenant les voir sourire. Comme je m’arrêtais devant le crucifix :

— Cela t’étonne ? demanda-t-elle. Oui, j’ai voulu devenir religieuse. Aimer la Vierge, soigner les vieillards, élever des orphelines. Le couvent ne m’a pas voulue.

— Pourquoi ?

— Les bourgeois non plus ne me voulaient pas. C’était dans une petite ville. Je me présentais comme servante. Alors, je me suis dit : « Comme le mal quand on est mauvaise, on peut, quand on est bonne, faire le bien partout. » Je me suis mise à faire ça.

— Dans la petite ville ?

— Une ville à casernes. Les premiers jours, les recrues sont tristes. On leur disait : « Allez donc chez Nelly. » Ils étaient mes orphelines. Toi sans doute tu seras appelé bientôt ?

— Réformé.

Elle me jugea d’un clin d’œil :

— Oui… je devine. Les civils me méprisaient. Le matin, je balayais les ordures qu’ils déversaient devant ma porte. Un soir il en est venu un. Treize, quatorze ans ; de l’argent plein les poches. Je lui ai dit : « Tu es trop jeune, petit. Va plutôt à confesse. »

« Va à confesse ». Loin, loin, une autre voix avait dit : « Tu n’iras pas à confesse. » J’eus très mal. Je voulus douter encore. Je la tutoyai sans savoir :

— Tu as dit cela, toi ?

— Bien sûr.

— Répète. Qu’as-tu dit ?

— J’ai dit : « Tu es trop jeune. Va plutôt à confesse. » Je ne voulais pas être une mauvaise femme.

« Mauvaise femme ». Mais l’autre alors ! Et ma pauvre enfance pourrie par cela. Quel écroulement ! J’examinai Nelly. Les yeux sur Dufau, elle lui donnait son sourire qui n’était pas d’une mauvaise femme. Je me mis à genoux :

— Je ne crois pas que tu mentes. Pour ce que tu viens de me dire, je te bénis, Nelly.

— Je ne te comprends pas. Si je t’ai fait quelque bien, tantôt tu diras une prière pour Dufau.

Elle passa sur mon front une main très froide :

— Tu n’es pas comme lui. Quand même, méfie-toi. Tu vis trop de la tête.

Ici mes souvenirs ont un trou. La suite de la phrase me vint d’une autre voix :

— Couche-la sur l’oreiller.

— Elle fait si mal, maman.