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Le Petit Chose/Deuxième partie/11

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 280-298).

XI
le cœur de sucre

Voilà deux mois que Jacques est parti, et il n’est pas encore au moment de revenir. Mademoiselle d’Hacqueville est morte. Le marquis, escorté de son secrétaire, promène son deuil par toute l’Italie, sans interrompre d’un seul jour la terrible dictée de ses mémoires. Jacques, surmené, trouve à peine le temps d’écrire à son frère quelques lignes datées de Rome, de Naples, de Pise, de Palerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie souvent, leur texte ne change guère… « Travailles-tu ? Comment vont les yeux noirs ?… L’article de Gustave Planche a-t-il paru ?… Es-tu retourné chez Irma Borel ? » À ces questions, toujours les mêmes, le petit Chose répond invariablement qu’il travaille beaucoup, que la vente du livre va très bien, les yeux noirs aussi ; qu’il n’a pas revu Irma Borel ni entendu parler de Gustave Planche.

Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?… Une dernière lettre, écrite par le petit Chose en une nuit de fièvre et de tempête, va nous l’apprendre.

« Monsieur Jacques Eyssette, à Pise
« Dimanche soir, 10 heures.

« Jacques, je t’ai menti. Depuis deux mois je ne fais que te mentir. Je t’écris que je travaille, et depuis deux mois mon écritoire est à sec. Je t’écris que la vente de mon livre va bien, et depuis deux mois on n’en a pas vendu un exemplaire. Je t’écris que je ne revois plus Irma Borel, et depuis deux mois je ne l’ai pas quittée. Quant aux yeux noirs, hélas !… Ô Jacques, Jacques, pourquoi ne t’ai-je pas écouté ? Pourquoi suis-je retourné chez cette femme ?

« Tu avais raison, c’est une aventurière, rien de plus. D’abord, je la croyais intelligente. Ce n’est pas vrai, tout ce qu’elle dit lui vient de quelqu’un. Elle n’a pas de cervelle, pas d’entrailles. Elle est fourbe, elle est cynique, elle est méchante. Dans ses accès de colère, je l’ai vue rouer sa négresse de coups de cravache, la jeter par terre, la trépigner ; avec cela une femme forte, qui ne croit ni à Dieu ni au diable, mais qui accepte aveuglément les prédictions des somnambules et du marc de café. Quant à son talent de tragédienne, elle a beau prendre des leçons d’un avorton à bosse et passer toutes ses journées chez elle avec des boules élastiques dans la bouche, je suis sûr qu’aucun théâtre n’en voudra. Dans la vie privée, par exemple, c’est une fière comédienne.

« Comment j’étais tombé dans les griffes de cette créature, moi qui aime tant ce qui est bon et ce qui est simple, je n’en sais vraiment rien, mon pauvre Jacques ; mais ce que je puis te jurer, c’est que je lui ai échappé et que maintenant tout est fini, fini, fini… Si tu savais comme j’étais lâche et ce qu’elle faisait de moi !… Je lui avais raconté toute mon histoire : je lui parlais de toi, de notre mère, des yeux noirs. C’est à mourir de honte, je te dis… Je lui avais donné tout mon cœur, je lui avais livré toute ma vie mais de sa vie à elle, jamais elle n’avait rien voulu me livrer. Je ne sais pas qui elle est, je ne sais pas d’où elle vient. Un jour je lui ai demandé si elle avait été mariée, elle s’est mise à rire. Tu sais, cette petite cicatrice qu’elle a sur la lèvre, c’est un coup de couteau qu’elle a reçu là-bas dans son pays, à Cuba. J’ai voulu savoir qui lui avait fait cela. Elle m’a répondu très simplement : « Un Espagnol nommé Pacheco, » et pas un mot de plus. C’est bête, n’est-ce pas ? Est-ce que je le connais moi, ce Pacheco ? Est-ce qu’elle n’aurait pas dû me donner quelques explications ?… Un coup de couteau, ce n’est pas naturel, que diable ! Mais voilà… les artistes qui l’entourent lui ont fait un renom de femme étrange, et elle tient à sa réputation… Oh ! Ces artistes, mon cher, je les exècre. Si tu savais, ces gens-là, à force de vivre avec des statues et des peintures, ils en arrivent à croire qu’il n’y a que cela au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d’art grec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votre nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du galbe, du caractère ; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s’en soucient autant que d’une chèvre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouvé que ma tête avait du caractère mais que ma poésie n’en avait pas du tout. Ils m’ont joliment encouragé, va !

« Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un petit prodige, un grand poëte de mansarde : — m’a-t-elle assommé avec sa mansarde ! — Plus tard, quand son cénacle lui a prouvé que je n’étais qu’un imbécile, elle m’a gardé pour le caractère de ma tête. Ce caractère, il faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le type italien, m’a fait poser pour un pifferaro ; un autre, pour un Algérien marchand de violettes ; un autre… Est-ce que je sais ? Le plus souvent, je posais chez elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les épaules et figurer dans son salon, à côté du kakatoës. Nous avons passé bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle à l’autre bout de sa chaise, déclamant avec ses boules élastiques dans la bouche, et s’interrompant de temps à autre pour me dire : « Quelle tête à caractère vous avez, mon cher Dani-Dan ! » Quand j’étais en Turc, elle m’appelait Dani-Dan ! quand j’étais en Italien, Danielo ; jamais Daniel… J’aurai du reste l’honneur de figurer sous ces espèces à l’Exposition prochaine de peinture : on verra sur le livret : « Jeune pifferaro, à madame Irma Borel. » « Jeune fellah, à madame Irma Borel. » Et ce sera moi… quelle honte !

« Je m’arrête un moment, Jacques. Je vais ouvrir la fenêtre, et boire un peu l’air de la nuit. J’étouffe… je n’y vois plus.

« Onze heures.

« L’air me fait du bien. En laissant la fenêtre ouverte je puis continuer à t’écrire. Il pleut, il fait noir, les cloches sonnent. Que cette chambre est triste !… Chère petite chambre ! Moi qui l’aimais tant autrefois ; maintenant je m’y ennuie. C’est elle qui me l’a gâtée ; elle y est venue trop souvent. Tu comprends, elle m’avait là sous la main, dans la maison ; c’était commode. Oh ! ce n’était plus la chambre du travail…

« Que je fusse ou non chez moi, elle entrait à toute heure et fouillait partout. Un soir je la trouvai furetant dans un tiroir où je renferme ce que j’ai de plus précieux au monde, les lettres de notre mère, les tiennes, celles des yeux noirs ; celles-ci dans une boîte dorée que tu dois connaître. Au moment où j’entrai, Irma Borel tenait cette boîte et allait l’ouvrir. Je n’eus que le temps de m’élancer et de la lui arracher des mains. « — Que faites-vous là ? » lui criai-je indigné… Elle prit son air le plus tragique : « J’ai respecté les lettres de votre mère ; mais celles-ci m’appartiennent, je les veux… Rendez-moi cette boîte. »

« — Que voulez-vous en faire ?

« — Lire les lettres qu’elle contient…

« — Jamais, lui dis-je. Je ne connais rien de votre vie, et vous connaissez tout de la mienne.

« — Oh Dani-Dan — C’était le jour du Turc — Oh ! Dani-Dan, est-il possible que vous me reprochiez cela ? Est-ce que vous n’entrez pas chez moi quand vous voulez ? Est-ce que tout ceux qui viennent chez moi ne vous sont pas connus ? »

« Tout en parlant, et de sa voix la plus câline, elle essayait de me prendre la boîte.

« — Eh bien ! lui dis-je, puisqu’il en est ainsi, je vous permets de l’ouvrir ; mais à une condition…

« — Laquelle ?

« — Vous me direz où vous allez tous les matins de huit à dix heures.

« Elle devint pâle et me regarda dans les yeux… Je ne lui avais jamais parlé de cela. Ce n’est pas l’envie qui me manquait pourtant. Cette mystérieuse sortie de tous les matins m’intriguait, m’inquiétait, comme la cicatrice, comme le Pacheco et tout le train de cette existence bizarre. J’aurais voulu savoir, mais en même temps j’avais peur d’apprendre. Je sentais qu’il y avait là-dessous quelque mystère d’infamie qui m’aurait obligé à fuir… Ce jour-là, cependant, j’osai l’interroger, comme tu vois. Cela la surprit beaucoup. Elle hésita un moment, puis elle me dit avec effort l’une voix sourde :

« — Donnez-moi la jolie boîte ; vous saurez tout. »

« Alors, je lui donnai la boîte, Jacques ; c’est infâme, n’est-ce pas ? Elle l’ouvrit en frémissant de plaisir et se mit à lire toutes les lettres, — il y en avait une vingtaine, — lentement, à demi-voix, sans sauter une ligne. Cette histoire d’amour, fraîche et pudique, paraissait l’intéresser beaucoup. Je la lui avais déjà racontée, mais à ma façon, lui donnant les yeux noirs pour une jeune fille de la plus haute noblesse, que ses parents refusaient de marier à ce petit plébéien de Daniel Eyssette ; tu reconnais bien là ma ridicule vanité.

« De temps en temps, elle interrompait sa lecture pour dire : « Tiens ! c’est gentil ça ! » ou bien encore : « Oh ! Oh ! pour une fille noble… » Puis, à mesure qu’elle les avait lues, elle les approchait de la bougie et les regardait brûler avec un sourire méchant. Moi, je la laissais faire ; je voulais savoir où elle allait tous les matins de huit à dix…

« Or, parmi ces lettres, il y en avait une écrite sur du papier de la maison Pierrotte, du papier à tête, avec trois petites assiettes vertes dans le haut, et au-dessous : Porcelaines et cristaux, Pierrotte, successeur de Lalouette… Pauvres yeux noirs ! sans doute un jour, au magasin, ils avaient éprouvé le besoin de m’écrire, et le premier papier venu leur avait semble bon. Tu penses, quelle découverte pour la tragédienne ! Jusque-là elle avait cru à mon histoire de fille noble et de parents grands seigneurs ; mais quand elle en fut à cette lettre, elle comprit tout et partit d’un grand éclat de rire :

« La voilà donc, cette jeune patricienne, cette perle du noble faubourg… elle s’appelle Pierrotte et vend de la porcelaine au passage du Saumon… Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas me donner la boîte. » Et elle riait, elle riait…

« Mon cher, je ne sais pas ce qui me prit ; la honte, le dépit, la rage… Je n’y voyais plus. Je me jetais sur elle pour lui arracher les lettres. Elle eut peur, fit un pas en arrière, et s’empêtrant dans sa traîne, tomba avec un grand cri. Son horrible négresse l’entendit de la chambre à côté et accourut aussitôt, nue, noire, hideuse, décoiffée. Je voulais l’empêcher d’entrer, mais d’un revers de sa grosse main huileuse elle me cloua contre la muraille et se campa entre sa maîtresse et moi.

« L’autre, pendant ce temps, s’était relevée et pleurait ou faisait semblant. Tout en pleurant, elle continuait à fouiller dans la boîte : « Tu ne sais pas, dit-elle à sa négresse, tu ne sais pas pourquoi il a voulu me battre ? Parce que j’ai découvert que sa demoiselle noble n’est pas noble du tout et qu’elle vend des assiettes dans un passage… »

« — Tout ça qui porté zéperons, pas maquignon, dit la vieille en forme de sentence.

« — Tiens, regarde, fit la tragédienne, regarde les gages d’amour que lui donnait sa boutiquière… Quatre crins de son chignon et un bouquet de violettes d’un sou… Approche ta lampe, Coucou-Blanc. »

« La négresse approcha sa lampe ; les cheveux et les fleurs flambèrent en pétillant. Je laissai faire ; j’étais atterré.

« — Oh ! oh ! qu’est-ce ceci ? continua la tragédienne en dépliant un papier de soie… Une dent ?… Non ! ça a l’air d’être du sucre… Ma foi, oui… c’est une sucrerie allégorique… un petit cœur en sucre.

« Hélas ! un jour, à la foire des Prés-Saint-Gervais, les yeux noirs avaient acheté ce petit cœur de sucre et me l’avaient donné en me disant :

« — Je vous donne mon cœur.

« La négresse le regardait d’un œil d’envie.

« — Tu le veux ! Coucou, lui cria la maîtresse… Eh bien, attrape…

« Et elle le lui jeta dans la bouche comme à un chien… C’est peut-être ridicule ; mais quand j’ai entendu le sucre craquer sous la meule de la négresse, j’ai frissonné des pieds à la tête. Il me semblait que c’était le propre cœur des yeux noirs que ce monstre aux dents noires dévorait si joyeusement.

« Tu crois peut-être, mon pauvre Jacques, qu’après cela tout a été fini entre nous ? Eh bien, mon cher, si au lendemain de cette scène tu étais entré chez Irma Borel, tu l’aurais trouvée répétant le rôle d’Hermione avec son bossu, et, dans un coin, sur une natte, à côté du kakatoës, tu aurais vu un jeune Turc accroupi avec une grande pipe qui lui faisait trois fois le tour du corps… Quelle tête à caractère vous avez, mon Dani-Dan !

« Mais, au moins, diras-tu, pour prix de son infamie, tu as su ce que tu voulais savoir et ce qu’elle devenait tous les matins, de huit à dix ? Oui, Jacques, je l’ai su, mais ce matin seulement, à la suite d’une scène terrible, — la dernière, par exemple, — que je vais te raconter… Mais, chut !… Quelqu’un monte… Si c’était elle, si elle venait me relancer encore ?… C’est qu’elle en est bien capable, même après ce qui s’est passé. Attends !… Je vais fermer la porte à double tour… Elle n’entrera pas, n’aie pas peur…

« Il ne faut pas qu’elle entre.

Minuit.

« Ce n’est pas elle ; c’était sa négresse. Cela m’étonnait aussi ; je n’avais pas entendu rentrer sa voiture… Coucou-Blanc vient de se coucher. À travers la cloison, j’entends le glouglou de la bouteille et l’horrible refrain… tolocototignan… Maintenant elle ronfle ; on dirait le balancier d’une grosse horloge.

« Voici comment ont fini nos tristes amours :

« Il y a trois semaines à peu près, le bossu qui lui donne des leçons lui déclara qu’elle était mûre pour les grands succès tragiques et qu’il voulait la faire entendre ainsi que quelques autres de ses élèves.

« Voilà ma tragédienne ravie… Comme on n’a pas de théâtre sous la main, on convient de changer en salle de spectacle l’atelier d’un de ces messieurs, et d’envoyer des invitations à tous les directeurs de théâtres de Paris… Quant à la pièce de début, après avoir longtemps discuté, on se décide pour Athalie… De toutes les pièces du répertoire, c’était celle que les élèves du bossu savaient le mieux. On n’avait besoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords et répétitions d’ensemble. Va donc pour Athalie… Comme Irma Borel était trop grande dame pour se déranger, les répétitions se firent chez elle. Chaque jour, le bossu amenait ses élèves, quatre ou cinq grandes filles maigres, solennelles, drapées dans des cachemires français à treize francs cinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des habits de papier noirci et des têtes de naufragés… On répétait tout le jour, excepté de huit à dix ; car malgré les apprêts de la représentation, les mystérieuses sorties n’avaient pas cessé. Irma, le bossu, les élèves, tout le monde travaillait avec rage. Pendant deux jours on oublia de donner à manger au kakatoës. Quant au jeune Dani-Dan, on ne s’occupait plus de lui… En somme, tout allait bien ; l’atelier était paré, le théâtre construit, les costumes prêts, les invitations faites. Voilà que trois ou quatre jours avant la représentation, le jeune Eliacin, — une fillette de dix ans, la nièce du bossu, — tombe malade… Comment faire ? Où trouver un Eliacin, un enfant capable d’apprendre son rôle en trois jours ?… Consternation générale. Tout à coup, Irma Borel se tourne vers moi : « Au fait Dani-Dan, si vous vous en chargiez ?

« — Moi ? Vous plaisantez… À mon âge !…

« — Ne dirait-on pas que c’est un homme… Mais mon petit, vous avez l’air d’avoir quinze ans ; en scène, costumé, maquillé, vous en paraîtrez douze… D’ailleurs, le rôle est tout à fait dans le caractère de votre tête. »

« Mon cher ami, j’eus beau me débattre. Il fallut en passer par où elle voulait, comme toujours. Je suis si lâche…

« La représentation eut lieu… Ah ! si j’avais le cœur à rire, comme je t’amuserais avec le récit de cette journée… On avait compté sur les directeurs du Gymnase et du Théâtre-Français ; mais il paraît que ces messieurs avaient affaire ailleurs, et nous nous contentâmes d’un directeur de la banlieue, amené au dernier moment. En somme, ce petit spectacle de famille n’alla pas trop de travers… Irma Borel fut très applaudie… Moi, je trouvais que cette Athalie de Cuba était trop emphatique, qu’elle manquait d’expression, et parlait le français comme une… fauvette espagnole mais, bah ! ses amis les artistes n’y regardaient pas de si près. Le costume était authentique, la cheville fine, le cou bien attaché… C’est tout ce qu’il leur fallait. Quant à moi, le caractère de ma tête me valut aussi un très beau succès, moins beau pourtant que celui de Coucou-Blanc dans le rôle muet de la nourrice. Il est vrai que la tête de la négresse avait encore plus de caractère que la mienne. Aussi, lorsque au cinquième acte elle parut tenant sur son poing l’énorme kakatoës, — son Turc, sa négresse, son kakatoës, la tragédienne avait voulu que nous figurions tous dans la pièce, — et roulant d’un air étonné de gros yeux blancs très féroces, il y eut par toute la salle une formidable explosion de bravos. « Quel succès ! » disait Athalie rayonnante…

« Jacques !… Jacques !… J’entends sa voiture qui rentre. Oh ! la misérable femme ! D’où vient-elle si tard ? Elle l’a donc oubliée notre horrible matinée ; moi qui en tremble encore !

« La porte s’est refermée… Pourvu maintenant qu’elle ne monte pas ! Vois-tu, c’est terrible, le voisinage d’une femme qu’on exècre !

« Une heure.

« La représentation que je viens de te raconter a eu lieu il y a trois jours. »

« Pendant ces trois jours, elle a été gaie, douce, affectueuse, charmante. Elle n’a pas une fois battu sa négresse. À plusieurs reprises, elle m’a demandé de tes nouvelles, si tu toussais toujours ; et pourtant, Dieu sait qu’elle ne t’aime pas… J’aurais dû me douter de quelque chose.

« Ce matin, elle entre dans ma chambre, comme neuf heures sonnaient. Neuf heures !… Jamais je ne l’avais vue à cette heure-là !… Elle s’approche de moi et me dit en souriant : « Il est neuf heures ! »

« Puis tout à coup, devenant solennelle : « Mon ami, me dit-elle, je vous ai trompé. Quand nous nous sommes rencontrés, je n’étais pas libre. Il y avait un homme dans ma vie, lorsque vous y êtes entré ; un homme à qui je dois mon luxe, mes loisirs, tout ce que j’ai. »

« Je te le disais bien, Jacques, qu’il y avait quelque infamie sous ce mystère.

« … Du jour où je vous ai connu, cette liaison m’est devenue odieuse… Si je ne vous en ai pas parlé, c’est que je vous connaissais trop fier pour consentir à me partager avec un autre. Si je ne l’ai pas brisée, c’est parce qu’il m’en coûtait de renoncer à cette existence indolente et luxueuse pour laquelle je suis née… Aujourd’hui, je ne peux plus vivre ainsi. Ce mensonge me pèse, cette trahison de tous les jours me rend folle…. Et si vous voulez encore de moi après l’aveu que je viens de vous faire je suis prête à tout quitter et à vivre avec vous dans un coin, où vous voudrez… »

« Ces derniers mots « où vous voudrez » furent dits à voix basse ; tout près de moi, presque sur mes lèvres, pour me griser…

« J’eus pourtant le courage de lui répondre, et même très sèchement, que j’étais pauvre, que je ne gagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas la faire nourrir par mon frère Jacques.

« Sur cette réponse, elle releva la tête d’un air de triomphe :

« — Eh bien, si j’avais trouvé pour nous deux un moyen honorable et sûr de gagner notre vie sans nous quitter, que diriez-vous ?

« Là-dessus, elle tira d’une de ses poches un grimoire sur papier timbré qu’elle se mit à me lire… C’était un engagement pour nous deux dans un théâtre de la région Parisienne ; elle, à raison de cent francs par mois ; moi, à raison de cinquante. Tout était prêt, nous n’avions plus qu’à signer.

« Je la regardai, épouvanté. Je sentais qu’elle m’entraînait dans un trou, et j’eus peur un moment de n’être pas assez fort pour résister… La lecture du grimoire finie, sans me laisser le temps de répondre, elle se mit à parler fiévreusement des splendeurs de la carrière théâtrale et de la vie glorieuse que nous allions mener là-bas, fiers, loin du monde, tout à notre art et à notre amour.

« Elle parla trop ; c’était une faute. J’eus le temps de me remettre, d’invoquer ma mère Jacques dans le fond de mon cœur, et quand elle eut fini sa tirade, je pus lui dire très froidement :

« — Je ne veux pas être comédien… »

« Bien entendu elle ne lâcha pas prise et recommença ses belles tirades.

« Peine perdue… À tout ce qu’elle put me dire je ne répondis qu’une chose :

« — Je ne veux pas être comédien… »

« Elle commençait à perdre patience.

« — Alors, me dit-elle en pâlissant, vous préférez que je retourne là-bas, de huit à dix, et que les choses restent comme elles sont… »

« À cela je répondis un peu moins froidement : « Je ne préfère rien… Je trouve très honorable à vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoir aux générosités d’un monsieur de huit à dix… Je vous répète seulement que je ne me sens pas la moindre vocation théâtrale, et que je ne serai pas un comédien. »

« À ce coup elle éclata.

« — Ah ! tu ne veux pas être comédien… Qu’est-ce que tu seras donc alors ?… Te croirais-tu poète, par hasard ? Il se croit poëte !… Mais tu n’as rien de ce qu’il faut, pauvre fou !… Je vous demande, parce que ça vous a fait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se croit poète… Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent bien… Depuis deux mois qu’il est en vente, on n’en a vendu qu’un exemplaire, et c’est le mien… Toi, poëte, allons donc ! Il n’y a que ton frère pour croire à une niaiserie pareille. Encore un joli naïf, celui-là !… et qui t’écrit de bonnes lettres,.. il est à mourir de rire avec son article de Gustave Planche… En attendant, il se tue pour te faire vivre ; et toi, pendant ce temps-là, tu… tu… au fait, qu’est-ce que tu fais ? Le sais-tu seulement ?… Parce que ta tête a un certain caractère, cela te suffit ; tu t’habilles en Turc, et tu crois que tout est là !… D’abord, je te préviens que depuis quelque temps le caractère de ta tête se perd joliment… tu es laid, tu es très laid. Tiens ! regarde-toi… je suis sûre que si tu retournais vers ta demoiselle Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi… Et pourtant, vous êtes bien faits l’un pour l’autre… Vous êtes nés tous les deux pour vendre de la porcelaine au passage du Saumon. C’est bien mieux ton affaire que d’être comédien… »

« Elle bavait, elle étranglait. Jamais tu n’as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini je m’approchai d’elle, — j’avais tout le corps qui me tremblait, — et je lui dis bien tranquillement :

« — Je ne veux pas être comédien.

« Disant cela, j’allai vers la porte, je l’ouvris et la lui montrai.

« — M’en aller, fit-elle en ricanant… Oh ! pas encore… j’en ai encore long à vous dire.

« Pour le coup, je n’y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets de la cheminée et je courus sur elle… Je te réponds qu’elle a déguerpi… Mon cher, à ce moment-là, j’ai compris l’Espagnol Pacheco.

« Derrière elle, j’ai pris mon chapeau, et je suis descendu. J’ai couru tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre… Ah ! Si tu avais été là… Un moment, j’ai eu l’idée d’aller chez Pierrotte, de me jeter à ses pieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé jusqu’à la porte du magasin, mais je n’ai pas osé entrer… Voilà deux mois que je n’y vais plus. On m’a écrit, pas de réponse. On est venu me voir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner ?… Pierrotte était assis sur son comptoir. Il avait l’air triste. Je suis resté un moment à le regarder, debout contre la vitre, puis je me suis enfui pleurant.

« La nuit venue, je suis rentré. J’ai pleuré longtemps à la fenêtre ; après quoi, j’ai commencé à t’écrire. Je t’écrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es là, que je cause avec toi, et cela me fait du bien.

« Quel monstre que cette femme ! Comme elle était sûre de moi ! Comme elle me croyait bien son jouet, sa chose !… Comprends-tu ? m’emmener jouer la comédie dans la banlieue !… Conseille-moi Jacques, je m’ennuie, je souffre… Elle m’a fait bien du mal, vois-tu ! je ne crois plus en moi, je doute, j’ai peur. Que faut-il faire ?… travailler ?… Hélas ! elle a raison, je ne suis pas poëte, mon livre ne s’est pas vendu… Et pour payer, comment vas-tu faire ?…

« Toute ma vie est gâtée. Je n’y vois plus, je ne sais plus. Il fait noir… Il y a des noms prédestinés. Elle s’appelle Irma Borel. Borel, chez nous, ça veut dire bourreau… Irma Bourreau ! Comme ce nom lui va bien !… Je voudrais déménager. Cette chambre m’est odieuse… Et puis, je suis exposé à la rencontrer dans l’escalier… Par exemple, sois tranquille, si elle remonte jamais… Mais elle ne remontera pas… Elle m’a oublié. Les artistes sont là pour la consoler…

« Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends ?… Jacques, mon frère, c’est elle. Je te dis que c’est elle. Elle vient ici ; j’ai reconnu son pas… Elle est là, tout près… J’entends son haleine… Son œil collé à la serrure me regarde, me brûle, me…

Cette lettre ne partit pas.