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Le Petit Chose/Deuxième partie/5

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Hetzel (p. 193-203).

V
coucou-blanc et la dame du premier

Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de l’église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaque fois que je la regarde. C’est la fenêtre de notre ancienne chambre ; et, encore aujourd’hui, quand je passe par là, je me figure que le Daniel d’autrefois est toujours là-haut, assis à sa table contre la vitre, et qu’il sourit de pitié en voyant dans la rue le Daniel d’aujourd’hui triste et déjà courbé.

Ah ! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m’as sonnées quand j’habitais là-haut, avec ma mère Jacques !… Est-ce que tu ne pourrais pas m’en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse ? J’étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillais de si bon cœur !…

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s’occupait du ménage. Il allait chercher de l’eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n’avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais : « Jacques, veux-tu que je t’aide ? »

Jacques se mettait à rire : « Tu n’y songes pas, Daniel. Et la dame du premier ? » Avec ces deux mots gros d’allusions, il me fermait la bouche.

Voici pourquoi :

Pendant les premiers jours de notre vie à deux, c’était moi qui étais chargé de descendre chercher de l’eau dans la cour. À une autre heure de la journée, je n’aurais peut-être pas osé ! mais, le matin, toute la maison dormait encore, et ma vanité ne risquait pas d’être rencontrée dans l’escalier une cruche à la main. Je descendais, en m’éveillant, à peine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois, un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de la pompe. C’était le cocher de la dame du premier, une jeune créole très élégante dont on s’occupait beaucoup dans la maison. La présence de cet homme suffisait pour me gêner ; quand il était là, j’avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche à moitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, ce qui ne m’empêchait pas d’être aussi gêné le lendemain, Si j’apercevais la casaque rouge dans la cour… Or, un matin que j’avais eu la chance d’éviter cette formidable casaque, je remontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à la hauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une dame qui descendait. C’était la dame du premier…

Droite et fière, les yeux baissés sur un livre, elle allait lentement dans un flot d’étoffes soyeuses. À première vue, elle me parut belle, quoique un peu pâle ; ce qui me resta d’elle, surtout, c’est une petite cicatrice blanche qu’elle avait dans un coin, au dessous de la lèvre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J’étais debout contre le mur, ma cruche à la main, tout rouge et tout honteux. Pensez ! être surpris ainsi comme un porteur d’eau, mal peigné, ruisselant, le cou nu, la chemise entrouverte… quelle humiliation ! J’aurais voulu entrer dans la muraille… La dame me regarda un moment bien en face d’un air de reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa. Quand je remontai, j’étais furieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se moqua beaucoup de ma vanité ; mais le lendemain, il prit la cruche sans rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins ; et moi, malgré mes remords, je le laissais faire : j’avais trop peur de rencontrer encore la dame du premier.

Le ménage fini, Jacques s’en allait chez son marquis, et je ne le revoyais plus que dans la soirée. Je passais mes journées tout seul, en tête-à-tête avec la Muse ou ce que j’appelais la Muse. Du matin au soir, la fenêtre restait ouverte avec ma table devant, et sur cet établi, du matin au soir j’enfilais des rimes. De temps en temps un pierrot venait boire à ma gouttière ; il me regardait un moment d’un air effronté, puis il allait dire aux autres ce que je faisais, et j’entendais le bruit sec de leurs petites pattes sur les ardoises… J’avais aussi les cloches de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs fois dans le jour. J’aimais bien quand elles venaient me voir. Elles entraient bruyamment par la fenêtre et remplissaient la chambre de musique. Tantôt des carillons joyeux et fous précipitaient leurs doubles croches, tantôt des glas noirs, lugubres, dont les notes tombaient une à une comme des larmes. Puis j’avais les angélus : l’Angélus de midi, un archange aux habits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant de lumière ; l’Angélus du soir, un séraphin mélancolique qui descendait dans un rayon de lune et faisait toute la chambre humide en y secouant ses grandes ailes.

La Muse, les pierrots, les cloches, je ne recevais jamais d’autres visites. Qui serait venu me voir ? Personne ne me connaissait. À la crémerie de la rue Saint-Benoît, j’avais toujours soin de me mettre à une petite table à part de tout le monde ; je mangeais vite, les yeux dans mon assiette ; puis, le repas fini, je prenais mon chapeau furtivement et je rentrais à toutes jambes. Jamais une distraction, jamais une promenade ; pas même la musique au Luxembourg. Cette timidité maladive que je tenais de madame Eyssette était encore augmentée par le délabrement de mon costume et ces malheureux caoutchoucs qu’on n’avait pas pu remplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je n’aurais jamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant, par ces jolis soirs mouillés des printemps parisiens, je rencontrais, en revenant de la crémerie, des volées d’étudiants en belle humeur, et de les voir s’en aller ainsi bras dessus bras dessous, avec leurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela me donnait des idées… Alors je remontais bien vite mes cinq étages, j’allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusement jusqu’à l’arrivée de Jacques.

Quand Jacques arrivait, la chambre changeait d’aspect. Elle était toute gaieté, bruit, mouvement. On chantait, on riait, on se demandait des nouvelles de la journée. « As-tu bien travaillé ? me disait Jacques, ton poëme avance-t-il ? » Puis il me racontait quelque nouvelle invention de son original marquis, tirait de sa poche des friandises du dessert mises de côté pour moi, et s’amusait à me les voir croquer à belles dents. Après quoi, je retournai à l’établi aux rimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et, quand il me croyait bien en train, s’esquivait en me disant : « Puisque tu travailles, je vais là-bas passer un moment. » Là-bas, cela voulait dire chez Pierrotte ; et si vous n’avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait si souvent là-bas, c’est que vous n’êtes pas bien habile. Moi, je compris tout, dès le premier jour, rien qu’à le voir lisser ses cheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ou quatre fois son nœud de cravate ; mais pour ne pas le gêner, je faisais semblant de ne me douter de rien et je me contentais de rire au-dedans de moi, en pensant des choses…

Jacques parti, en avant les rimes ! À cette heure-là, je n’avais plus le moindre bruit : les pierrots, les angélus, tous mes amis étaient couchés. Complet tête-à-tête avec la Muse… Vers neuf heures, j’entendais monter dans l’escalier, — un petit escalier de bois qui faisait suite au grand. — C’était mademoiselle Coucou-Blanc, notre voisine, qui rentrait. À partir de ce moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle émigrait effrontément chez la voisine et n’en bougeait pas… Que pouvait-elle bien être, cette mystérieuse Coucou-Blanc ?… Impossible d’avoir le moindre renseignement à son endroit… Si j’en parlais à Jacques, il prenait un petit air en dessous pour me dire : « Comment !… tu ne l’as pas encore rencontrée, notre superbe voisine ? » Mais, jamais il ne s’expliquait davantage. Moi je pensais : « Il ne veut pas que je la connaisse… C’est sans doute une grisette du quartier latin. » Et cette idée m’embrasait la tête. Je me figurais quelque chose de frais, de jeune, de joyeux, — une grisette, quoi ! Il n’y avait pas jusqu’à ce nom de Coucou-Blanc qui ne me parût plein de saveur, un de ces jolis sobriquets d’amour comme Musette ou Mimi Pinson. C’était, dans tous les cas, une Musette bien sage et bien rangée que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui rentrait tous les soirs à la même heure, et toujours seule. Je savais cela pour avoir plusieurs jours de suite, à l’heure où elle arrivait, appliqué mon oreille à sa cloison… Invariablement, voici ce que j’entendais : d’abord comme un bruit de bouteille qu’on débouche et rebouche plusieurs fois, puis, au bout d’un moment, pouf ! la chute d’un corps très lourd sur le parquet ; et presque aussitôt une petite voix grêle, très aiguë, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel air à trois notes, triste à faire pleurer. Sur cet air-là, il y avait des paroles, mais je ne les distinguais pas, excepté cependant les incompréhensibles syllabes que voici : — Tolocototignan !…Tolocototignan ! … — qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrain plus accentué que le reste. Cette singulière musique durait environ une heure ; puis, sur un dernier tolocototignan, la voix s’arrêtait tout à coup ; et je n’entendais plus qu’une respiration lente et lourde… Tout cela m’intriguait beaucoup.

Un matin, ma mère Jacques, qui venait de chercher de l’eau, entra vivement chez nous avec un grand air de mystère et s’approchant de moi me dit tout bas :

— Si tu veux voir notre voisine… chut !… elle est là.

D’un bond je fus sur le palier… Jacques ne m’avait pas menti… Coucou-Blanc était dans sa chambre, avec sa porte grande ouverte ; et je pus enfin la contempler… Oh ! Dieu ! Ce ne fut qu’une vision, mais quelle vision !… Imaginez une petite mansarde complètement nue, à terre une paillasse, sur la cheminée une bouteille d’eau-de-vie, au-dessus de la paillasse un énorme et mystérieux fer à cheval pendu au mur comme un bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil, figurez-vous une horrible Négresse avec de gros yeux de nacre, des cheveux courts, laineux et frisés comme une toison de brebis noire, et une vieille crinoline rouge sans rien dessus… C’est ainsi que m’apparut pour la première fois ma voisine Coucou-Blanc, la Coucou-Blanc de mes rêves, la sœur de Mimi Pinson et de Bernerette… Ô province romanesque, que ceci te serve de leçon !…

— Eh bien, me dit Jacques en me voyant rentrer, eh bien, comment la trouves… Il n’acheva pas sa phrase et devant ma mine déconfite, partit d’un immense éclat de rire. J’eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voilà riant de toutes nos forces l’un en face de l’autre sans pouvoir parler. À ce moment, par la porte entrebâillée, une grosse tête noire se glissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en nous criant : « Blancs moquer Nègre, pas joli. » Vous pensez si nous rîmes de plus belle…

Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacques m’apprit que la Négresse Coucou-Blanc était au service de la dame du premier ; dans la maison, on l’accusait d’être un peu sorcière : à preuve, le fer à cheval, symbole du culte Vaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi que tous les soirs, quand sa maîtresse était sortie, Coucou-Blanc s’enfermait dans sa mansarde, buvait de l’eau-de-vie jusqu’à tomber ivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit. Ceci m’expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chez ma voisine : la bouteille débouchée, la chute sur le parquet l’air monotone à trois notes. Quant au tolocototignan, il paraît que c’est une sorte d’onomatopée, très répandue chez les Nègres du Cap, quelque chose comme lon, lan, la ; les Pierre Dupont en ébène mettent de ça dans toutes leurs chansons.

À partir de ce jour, ai-je besoin de le dire ? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant de distractions. Le soir, quand elle montait, mon cœur ne trottait plus si vite ; jamais je ne me dérangeais plus pour aller coller mon oreille à la cloison… Quelquefois pourtant, dans le silence de la nuit, les tolocototignan venaient jusqu’à ma table, et j’éprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce triste refrain ; on eût dit que je pressentais le rôle qu’il allait jouer dans ma vie…

Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouva une place de teneur de livres à cinquante francs par mois chez un petit marchand de fer, où il devait se rendre tous les soirs en sortant de chez le marquis. Le pauvre garçon m’apprit cette bonne nouvelle, moitié content, moitié fâché. « Comment feras-tu pour aller là-bas ? » lui-dis-je tout de suite. Il me répondit, les yeux pleins de larmes : « J’irai le dimanche. » Et dès lors, comme il l’avait dit, il n’alla plus là-bas que le dimanche, mais cela lui coûtait, bien sûr.

Quel était donc ce là-bas si séduisant qui tenait tant à cœur à ma mère Jacques ?… Je n’aurais pas été fâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais de m’emmener ; et moi, j’étais trop fier pour le demander. Le moyen d’ailleurs d’aller quelque part, avec des caoutchoucs ? Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d’embarras :

— Est-ce que tu n’aurais pas envie de m’accompagner là-bas, petit Daniel ? Tu leur ferais sûrement un grand plaisir.

— Mais, mon cher, tu plaisantes…

— Oui, je le sais bien…Le salon de Pierrotte n’est guère la place d’un poëte… Ils sont là un tas de vieilles peaux de lapins…

— Oh ! ce n’est pas pour cela, Jacques ; c’est seulement à cause de mon costume…

— Tiens ! au fait… je n’y songeais pas, dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d’avoir une vraie raison pour ne pas m’emmener.

À peine au bas de l’escalier, le voilà qui remonte et vient vers moi tout essoufflé.

— Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette présentable, m’aurais-tu accompagné chez Pierrotte ?

— Pourquoi pas ?

— Eh bien, alors, viens… je vais t’acheter tout ce qu’il te faut, nous irons là-bas.

Je le regardai, stupéfait. « C’est la fin du mois, j’ai de l’argent, » ajouta-t-il pour me convaincre. J’étais si content de l’idée des nippes fraîches que je ne remarquai pas l’émotion de Jacques ni le ton singulier dont il parlait. Ce n’est que plus tard que je songeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où je m’habillai de neuf chez un fripier.