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Le Philosophe (Chesneau Dumarsais)

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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le Philosophe.
Œuvres de Du Marsais
Pougin (6p. 25-41).


LE
PHILOSOPHE.



Il n’y a rien qui coûte moins à acquérir aujourd’hui que le nom de philosophe : une vie obscure et retirée, quelques dehors de sagesse, avec un peu de lecture, suffisent pour attirer ce nom à des personnes qui s’en honorent sans le mériter.

D’autres, qui ont eu la force de se défaire des préjugés de l’éducation en matière de religion, se regardent comme les seuls véritables philosophes. Quelques lumières naturelles de raison, et quelques observations sur l’esprit et le cœur humain, leur ont fait voir que nul être suprême n’exige de culte des hommes, que la multiplicité des religions, leur contrariété, et les différens changemens qui arivent en chacune sont une preuve sensible qu’il n’y en a jamais eu de révélée, et que la religion n’est qu’une passion humaine, comme l’amour, fille de l’admiration, de la crainte et de l’espérance ; mais ils en sont demeurés à cette seule spéculation, et c’en est assez aujourd’hui pour être reconu philosophe par un grand nombre de personnes.

Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du philosophe ; et voici le caractère que nous lui donnons.

Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme ; mais c’est une machine qui, par sa constitution méchanique, réfléchit sur ses mouvemens. Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connoître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait.

Le philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connoissance : c’est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentimens qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve.

La raison est à l’égard du philosophe, ce que la grâce est à l’égard du chrétien, dans le système de Saint Augustin. La grâce détermine le chrétien à agir volontairement ; la raison détermine le philosophe sans lui ôter le goût du volontaire.

Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion ; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres, au lieu que le philosophe, dans ses passions même, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau.

Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières ; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l’origine, il en connoît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui lui convient.

De cette connoissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l’estime pour la science des faits ; il aime à s’instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi il regarde comme une maxime très-opposée au progrès des lumières de l’esprit, que de se borner à la seule méditation, et de croire que l’homme ne tire la vérité que de son propre fonds. Certains métaphysiciens disent : évitez les impressions des sens, laissez aux historiens la connoissance des faits, et celle des langues aux grammairiens. Nos philosophes, au contraire, persuadés que toutes nos connoissances nous viennent des sens, que nous ne nous sommes fait des règles que sur l’uniformité des impressions sensibles, que nous sommes au bout de nos lumières, quand nos sens ne sont ni assez liés, ni assez forts pour nous en fournir ; convaincus que la source de nos connoissances est entièrement hors de nous, ils nous exhortent à faire une ample provision d’idées en nous livrant aux impressions extérieures des objets, mais en nous y livrant en disciple qui consulte et qui écoute, et en maître qui décide et qui impose silence ; ils veulent que nous étudions l’impression précise que chaque objet fait en nous, et que nous évitions de la confondre avec celles qu’un autre objet a causées.

De-là, la certitude et les bornes des connoissances humaines : certitude, quand on sent que l’on a reçu du dehors l’impression propre et précise que chaque jugement suppose ; car tout jugement suppose une impression extérieure qui lui est particulière : bornes, quand on ne sauroit recevoir de impressions ou par la nature de l’objet, ou par la foiblesse de nos organes ; augmentez, s’il est possible, la puissance des organes, vous augmenterez les connoissances. Ce n’est que depuis la découverte du télescope et du microscope qu’on a fait tant de progrès dans l’astronomie et dans la physique.

C’est aussi pour augmenter le nombre de nos connoissances et de nos idées, que nos philosophes étudient les hommes d’autrefois et les hommes d’aujourd’hui.

Répandez-vous comme des abeilles, nous disent-ils, dans le monde passé et dans le monde présent, vous reviendrez ensuite dans votre ruche composer votre miel.

Le philosophe s’applique à la connoissance de l’univers et de lui-même ; mais comme l’œil ne sauroit se voir, le philosophe connoît qu’il ne sauroit se connoître parfaitement, puisqu’il ne sauroit recevoir des impressions extérieures du dedans de lui-même, et que nous ne connoissons rien que par de semblables impressions. Cette pensée n’a rien d’affligeant pour lui, parce qu’il se prend lui-même tel qu’il est, et non pas tel qu’il semble à l’imagination qu’il pourroit être. D’ailleurs cette ignorance n’est pas en lui une raison de décider qu’il est composé de deux substances opposées : ainsi, comme il ne se connoît pas parfaitement, il dit qu’il ne connoît pas comment il pense ; mais comme il sent qu’il pense si dépendamment de tout lui-même, il reconnoît que sa substance est capable de penser de la même manière qu’elle est capable d’entendre et de voir. La pensée est en l’homme un sens comme la vue et l’ouie, dépendant également d’une constitution organique. L’air seul est capable de sons, le feu seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls peuvent voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance du cerveau est susceptible de pensées.

Que si les hommes ont tant de peine à unir l’idée de la pensée avec l’idée de l’étendue, c’est qu’ils n’ont jamais vu d’étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu’un aveugle né est à l’égard des couleurs, un sourd de naissance à l’égard des sons ; ceux-ci ne sauroient unir ces idées avec l’étendue qu’ils tâtent, parce qu’ils n’ont jamais vu cette union.

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver par-tout. Il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’appercevoir ; il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point le motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme on a déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l’exciter : le philosophe sent quel doit être le motif propre du jugement qu’il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il l’attend, et se console quand il voit qu’il l’attendroit inutilement.

Le monde est plein de personnes d’esprit et de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent, car c’est deviner, que de juger sans sentir quand on a le motif propre du jugement ; ils ignorent la portée de l’esprit humain ; ils croient qu’il peut tout connoître ; ainsi ils trouvent de la honte à ne point prononcer de jugement, et s’imaginent que l’esprit consiste à juger ; le philosophe croit qu’il consiste à bien juger. Il est plus content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se déterminer, que s’il étoit déterminé avant que d’avoir senti le motif propre à la décision. Ainsi il juge et parle moins, mais il juge plus sûrement et parle mieux ; il n’évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l’esprit par un prompt assemblage d’idées qu’on est souvent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte liaison que consiste ce que communément on appelle esprit : mais aussi c’est ce qu’il recherche le moins, il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées, d’en connoître la juste étendue et la liaison précise, et d’éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entr’elles. C’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle jugement et justesse d’esprit.

A cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté : le philosophe n’est pas tellement attaché à un système qu’il ne sente toute la force des objections. La plupart des hommes sont si fort livrés à leurs opinions, qu’ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres.

Le philosophe comprend le sentiment qu’il rejette, avec la même étendue et la même netteté qu’il entend celui qu’il adopte.

L’esprit philosophique est donc un esprit d’observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes. Mais ce n’est pas l’esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.

L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer, ou dans le fond d’une forêt. Les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et dans quelqu’état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connoisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables. Il est étonnant que les hommes s’attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu’ils s’échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les désordres que tant de différentes hérésies ont causés ; elles ont toujours roulé sur des points de théorie : tantôt il s’est agi du nombre des personnes de la trinité et de leur émanation ; tantôt du nombre des sacremens et de leur vertu ; tantôt de la nature et de la force de la grâce : que de guerres, que de troubles pour des chimères !

Le peuple philosophe est sujet aux mêmes visions : que de disputes frivoles dans les écoles ! que de livres sur de vaines questions ! un mot les décideroit, ou feroit voir qu’elles sont indissolubles.

Une secte, aujourd’hui fameuse, reproche aux personnes d’érudition de négliger l’étude de leur propre esprit, pour charger leur mémoire de faits et de recherches sur l’antiquité, et nous reprochons aux uns et aux autres de négliger de se rendre aimables, et de n’entrer pour rien dans la société.

Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe, des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres, et pour en trouver il faut en faire : ainsi, il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve en même temps ce qui lui convient. C’est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.

La plupart des grands, à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux.

Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde : ils fuient les hommes, et les hommes les évitent.

Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein d’humanité [1]. C’est le Chrémès de Térence qui sent qu’il est homme, et que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin.

Il seroit inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui s’appelle honneur et probité : c’est-là son unique religion.

La société civile est, pour ainsi dire, la seule divinité qu’il reconnoisse sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs, et par un désir sincère de n’en être pas un membre inutile ou embarrassant.

Les sentimens de probité entrent autant dans la constitution méchanique du philosophe, que les lumières de l’esprit : plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité, au contraire, où règnent le fanatisme et la superstition, règnent les passions et l’emportement : c’est le même tempérament occupé à des objets différens : Madeleine qui aime le monde, et Madeleine qui aime Dieu, c’est toujours Madeleine qui aime.

Or, ce qui fait l’honnête homme, ce n’est point d’agir par amour ou par haine, par espérance ou par crainte [2], c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison : tel est le tempérament du philosophe. Or, il n’y a guère à compter que sur les vertus du tempérament ; confiez votre vin plutôt à celui qui ne l’aime pas naturellement, qu’à celui qui forme tous les jours de nouvelles résolutions de ne s’enivrer jamais.

Le dévot n’est honnête homme que par passions ; or, les passions n’ont rien d’assuré : de plus, le dévot, j’ose le dire, est dans l’habitude de n’être pas honnête homme par rapport à Dieu, parce qu’il est dans l’habitude de ne pas suivre exactement la règle.

La religion est si peu proportionnée à l’humanité, que le plus juste fait des infidélités à Dieu sept fois par jour, c’est-à-dire, plusieurs fois : les fréquentes confessions des plus pieux nous font voir, dans leur cœur, selon leur manière de penser, une vicissitude continuelle du bien et du mal ; il suffit, sur ce point, qu’on croie être coupable pour l’être.

Le combat éternel où l’homme succombe si souvent avec connoissance, forme en lui une habitude d’immoler la vertu au vice ; il se familiarise à suivre son penchant, et à faire des fautes, dans l’espérance de se relever par le repentir : quand on est si souvent infidelle à Dieu, on se dispose insensiblement à l’être aux hommes.

D’ailleurs, le présent a toujours eu plus de force sur l’esprit de l’homme que l’avenir. La religion ne retient les hommes que par un avenir que l’amour-propre fait toujours regarder dans un point de vue fort éloigné. Le superstitieux se flatte sans cesse d’avoir le temps de réparer ses fautes, d’éviter les peines, et de mériter les récompenses : aussi l’expérience nous fait assez voir que le frein de la religion est bien foible. Malgré les fables que le peuple croit du déluge du feu du ciel tombé sur cinq villes ; malgré les vives peintures des peines et des récompenses éternelles ; malgré tant de sermons et tant de prônes, le peuple est toujours le même. La nature est plus forte que les chimères : il semble qu’elle soit jalouse de ses droits ; elle se tire souvent des chaînes où l’aveugle superstition veut follement la contenir : le seul philosophe, qui sait en jouir, la règle par sa raison.

Examinez tous ceux contre lesquels la justice humaine est obligée de se servir de son épée, vous trouverez ou des tempéramens ardens, ou des esprits peu éclairés, et toujours des superstitieux ou des ignorans. Les passions tranquilles du philosophe peuvent bien le porter à la volupté, mais non pas au crime ; sa raison cultivée le guide, et ne le conduit jamais au désordre.

La superstition ne fait sentir que foiblement combien il importe aux hommes, par rapport à leur intérêt présent, de suivre les lois de la société ; elle condamne même ceux qui ne les suivent que par ce motif, qu’elle apelle avec mépris motif humain : le chimérique est pour elle bien plus parfait que le naturel ; ainsi ses exhortations n’opèrent que comme doit opérer une chimère ; elles troublent, elles épouvantent ; mais, quand la vivacité des images qu’elles ont produites est ralentie, que le feu passager de l’imagination est éteint, l’homme demeure sans lumière, abandonné aux foiblesses de son tempérament.

Notre sage, qui, en n’espérant ni ne craignant rien après la mort, semble prendre un motif de plus d’être honnête homme pendant la vie, y gagne de la consistance, pour ainsi dire, et de la vivacité dans le motif qui le fait agir ; motif d’autant plus fort, qu’il est purement humain et naturel. Ce motif est la propre satisfaction qu’il trouve à être content de lui-même, en suivant les règles de la probité ; motif que le superstitieux n’a qu’imparfaitement : car tout ce qu’il y a de bien en lui, il doit l’attribuer à la grâce. A ce motif, se rapporte encore un autre motif bien puissant ; c’est le propre intérêt du sage, et un intérêt présent et réel.

Séparez, pour un moment, le philosophe de l’honnête homme : que lui reste-t-il ? la société civile, son unique Dieu, l’abandonne ; le voilà privé des plus douces satisfactions de la vie ; le voilà banni sans retour du commerce des honnêtes gens : ainsi il lui importe bien plus qu’au reste des hommes, de disposer tous ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée de l’honnête homme ; ne craignez pas que, parce que personne n’a les yeux sur lui, il s’abandonne à une action contraire à la probité. Non, cette action n’est point conforme à la disposition méchanique du sage ; il est pétri, pour ainsi dire, avec le levain de l’ordre et de la regle ; il est rempli des idées du bien de la société civile ; il en connoît les principes bien mieux que les autres hommes : le crime trouveroit en lui trop d’opposition ; il y auroit trop d’idées naturelles et trop d’idées acquises à détruire. Sa faculté d’agir est, pour ainsi dire, comme une corde d’instrument de musique montée sur un certain ton ; elle n’en sauroit produire un contraire : il craint de se détonner, de se désaccorder d’avec lui-même ; et ceci me fait ressouvenir de ce que Velleïus dit de Caton d’Utique. « Il n’a jamais fait de bonnes actions, dit-il, pour paroître les avoir faites, mais parce qu’il n’étoit pas en lui de faire autrement [3] ».

D’ailleurs, dans toutes les actions que les hommes font, ils ne cherchent que leur propre satisfaction actuelle ; c’est le bien, ou plutôt l’attrait présent, suivant la disposition méchanique où ils se trouvent, qui les fait agir. Or, pourquoi voulez-vous que, parce que le philosophe n’attend ni peine ni récompense après cette vie, il doive trouver un attrait présent qui le porte à vous tuer ou à vous tromper ? N’est-il pas, au contraire, plus disposé, par ses réfléxions, à trouver plus d’attrait et de plaisir à vivre avec vous, à s’attirer votre confiance et votre estime, à s’acquitter des devoirs de l’amitié et de la reconnoissance ? Ces sentimens ne sont-ils pas dans le fond de l’homme, indépendamment de toute croyance sur l’avenir ? Encore un coup, l’idée de mal-honnête homme est autant opposée à l’idée de philosophe, que l’est l’idée de stupide ; et l’expérience fait voir tous les jours que plus on a de raison et de lumière, plus on est sûr et propre pour le commerce de la vie. ( [4] Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon.) on ne pèche que parce que les lumières sont moins faibles que les passions ; et c’est une maxime de théologie, vraie en un certain sens, que tout pécheur est ignorant [5].

Cet amour de la société, si essentiel au philosophe, fait voir combien est véritable la remarque de l’empereur Antonin : « Que les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront rois. »

Le superstitieux élevé aux grands emplois se regarde trop comme étranger sur la terre pour s’intéresser véritablement aux autres hommes. Le mépris des grandeurs et des richesses, et les autres principes de la religion, malgré les interprétations qu’on a été obligé de leur donner, sont contraires à tout ce qui peut rendre un empire heureux et florissant.

L’entendement que l’on captive sous le joug de la foi devient incapable des grandes vues que demande le gouvernement, et qui sont si nécessaires pour les emplois publics. On fait croire aux superstitieux que c’est un être suprême qui l’a élevé au-dessus des autres : c’est vers cet être, et non vers le public, que se tourne sa reconnoissance.

Séduit par l’autorité que lui donne son état, et à laquelle les autres hommes ont bien voulu se soumettre pour établir entr’eux un ordre certain, il se persuade aisément qu’il n’est dans l’élévation que pour son propre bonheur, et non pour travailler au bonheur des autres. Il se regarde comme la fin dernière de la dignité, qui, dans le fond, n’a d’autre objet que le bien de la république et des particuliers qui la composent.

J’entrerois volontiers ici dans un bien plus grand détail, mais on sent assez combien la république doit tirer plus d’utilité de ceux qui, élevés aux grandes places, sont pleins des idées de l’ordre et du bien public, et de tout ce qui s’appelle humanité ; et il seroit à souhaiter qu’on en pût exclure tous ceux qui, par le caractère de leur esprit, ou par leur mauvaise éducation, sont remplis d’autres sentimens.

[6] Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse, les mœurs et les qualités sociables.

De cette idée, il est aisé de conclure combien le sage insensible des stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe. Nous voulons un homme, et leur sage n’étoit qu’un phantôme : ils rougissoient de l’humanité, et nous nous en faisons gloire ; nous voulons mettre les passions à profit ; nous voulons en faire un usage raisonnable, et par conséquent possible, et ils vouloient follement anéantir les passions, et nous abaisser au-dessous de notre nature par une insensibilité chimérique. Les passions lient les hommes entr’eux, et c’est pour nous un doux plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire nos passions, ni en être tyrannisés, mais nous voulons nous en servir et les régler.

On voit encore, par tout ce que nous venons de dire, combien s’éloignent de la juste idée du philosophe, ces indolens, qui, livrés à une méditation paresseuse, négligent le soin de leurs affaires temporelles, et de tout ce qui s’appelle fortune. Le vrai philosophe n’est point tourmenté par l’ambition ; [7] mais il veut avoir les douces commodités de la vie. Il lui faut, outre le nécessaire précis, un honnête superflu nécessaire à un honnête homme, et par lequel seul on est heureux : c’est le fond des bienséances et des agrémens.

La pauvreté nous prive du bien-être, qui est le paradis du philosophe : elle bannit loin de nous toutes les délicatesses sensibles, et nous éloigne du commerce des honnêtes gens.

D’ailleurs, plus on a le cœur bien fait, plus on rencontre d’occasions de souffrir de sa misère : tantôt c’est un plaisir que vous ne sauriez faire à votre ami ; tantôt c’est une occasion de lui être utile, dont vous ne sauriez profiter. Vous vous rendez justice au fond de votre cœur, mais personne n’y pénètre ; et quand on connoîtroit votre bonne disposition, n’est-ce point un mal de ne pouvoir la mettre au jour ?

A la vérité, nous n’estimons pas moins un philosophe pour être pauvre ; mais nous le bannissons de notre société, s’il ne travaille à se délivrer de sa misère. Ce n’est pas que nous craignions qu’il nous soit à charge : nous l’aiderons dans ses besoins ; mais nous ne croyons pas que l’indolence soit une vertu.

La plupart des hommes qui se font une fausse idée du philosophe, s’imaginent que le plus exact nécessaire lui suffit : ce sont les faux philosophes qui ont fait naître ce préjugé par leur indolence, et par des maximes éblouissantes. C’est toujours le merveilleux qui corrompt le raisonnable : il y a des sentimens bas qui ravalent l’homme au-dessous même de la pure animalité ; il y en a d’autres qui semblent l’élever au-dessus de lui-même. Nous condamnons également les uns et les autres, parce qu’ils ne conviennent point à l’homme. C’est corrompre la perfection d’un être, que de le tirer hors de ce qu’il est, sous prétexte même de l’élever.

J’aurois envie de finir par quelques autres préjugés ordinaires au peuple philosophe, mais je ne veux point faire un livre. Qu’ils se détrompent. Ils en ont comme le reste des hommes, et sur-tout en ce qui concerne la vie civile : délivrés de quelques erreurs, dont les libertins mêmes sentent le foible, et qui ne dominent guère aujourd’hui que sur le peuple, sur les ignorans, et sur ceux qui n’ont pas eu le loisir de la méditation, ils croient avoir tout fait ; mais s’ils ont travaillé sur l’esprit, qu’ils se souviennent qu’ils ont encore bien de l’ouvrage sur ce qu’on appelle le cœur, et sur la science des égards.



  1. Homo sum, humani nihil à me alienum puto.
    Heautontimorumenos. Act. 1. scen. 1.
  2. Oderunt peccare boni, virtutis amore. Horat. lib. 1. epist. 16.
  3. Nunquam rectè fecit ut facere videretur, sed quia aliter facere non poterat. Vell. Liv. 2, Ch. 35.
  4. La Rochefoucault.
  5. Omnis peccans est ignorans.
  6. Définition du philosophe.
  7. Vid. Horat, Epist. 17, Lib. 1 : omnis Aristipum decuit color, et status et res, etc.