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Le Piège d’or/II

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 15-22).


CHAPITRE II

L’ÉTRANGE TROUVAILLE


L’homme se nommait Philip Brant.

Il était assis, ce soir-là, dans la case de Pierre Bréault, la table entre eux deux. Le poêle de tôle flamboyait, chauffé au rouge. La nuit, dehors, était tombée.

Pierre, le chasseur de renards, avait construit sa hutte à l’extrémité d’une longue et mince bande de sapins bas, qui s’avançait dans le Barren. Le vent mugissait lugubrement dans l’espace désertique et donnait des frissons à Philip. Non loin, vers l’Est, était la baie d’Hudson. En ouvrant la porte de la cabane, on entendait le sourd tonnerre, incessant, des courants sous-marins, livrant bataille aux glaces pour s’ouvrir un chemin, à travers les rochers, jusqu’à l’océan Arctique. Par moments, ce grondement était couvert par un autre bruit, plus violent et retentissant. C’était celui des montagnes de glace qui craquaient et se séparaient en deux, comme si un grand couteau les eût ouvertes.

Vers l’Ouest, c’était au contraire le morne Barren, mort et sans limites, qui n’a rien, pas un rocher, pas un buisson. Durant la journée, un ciel bas et épais, un ciel de granit gris, avec des traînées de pourpre, le surplombait, pareil à celui que Gustave Doré a peint sur son Inferno[1], en un tableau célèbre que Pierre Bréault se souvenait d’avoir vu un jour. Et toujours il semblait que ce ciel allait s’écrouler en effrayantes avalanches. Durant la nuit, lorsque gémissait le vent et que glapissaient les renards blancs, c’était plus sinistre encore.

« Aussi vrai que j’espère le paradis, je vous jure, m’sieu[2], que je l’ai vu vivant… » répétait Pierre, accoudé sur la table.

Philip Brant, qui appartenait à la patrouille détachée au Fort Churchill par la police montée du Royal North-West, cessa de sourire d’un air de doute. Il savait que Pierre Bréault était un homme brave, sans quoi il n’eût pas été, tout seul, planter sa hutte au cœur du Barren, pour chasser le renard blanc. Il savait encore que Pierre n’était pas superstitieux, comme la plupart des gens de son métier ; car les cris et les sanglots qui, dans la nuit, traversent la bataille éternelle des vents, l’eussent fait fuir loin du lieu où il se trouvait.

« Je le jure ! » répéta Pierre.

Le visage de Philip s’était animé et le sang, qui y affluait, lui brûlait les joues. Il étendit ses poings sur la table et les crispa nerveusement. C’était un homme de trente-cinq ans. Il était, comme Pierre, svelte et bien découplé. Mais ses yeux, d’un bleu d’acier, étaient aussi clairs que ceux de Pierre étaient noirs. Il avait été un temps, déjà lointain, où il portait le costume de tous les gens civilisés, dans la grande ville où il vivait. Maintenant, il était vêtu de peau de caribou, avec des manches effrangées, ses mains étaient noueuses, et, sur sa face, vents et tempêtes avaient creusé des rides.

« C’est impossible, répliqua-t-il, Bram Johnson est mort.

— Il est vivant, m’sieu ! »

La voix de Pierre eut un tremblement étrange.

« Si je vous parlais par ouï-dire, si je n’avais pas vu moi-même, alors, m’sieu, vous pourriez douter. »

Ses yeux brillaient d’un feu sombre. Il éleva la voix, pour poursuivre :

« J’étais ici, comme nous sommes, lorsque j’ai entendu les cris de la horde. Alors je suis allé vers la porte et, l’ayant ouverte, je suis demeuré debout, à écouter dans la nuit, en cherchant à voir. Ils n’étaient pas loin, mordieu ! et avançaient vite. J’entendis, sur la neige gelée, résonner les sabots d’un caribou. Il passa bientôt, comme une trombe, ayant derrière lui la meute hurlante des loups, que dominait une voix, forte comme celle de dix hommes. C’était celle de Bram Johnson. Mon Dieu ![3] oui, c’est ainsi. Il est vivant. Et ce n’est pas tout. Non, non, ce n’est pas tout. »

Il tordit ses doigts, en les entrecroisant les uns dans les autres. Pour la troisième ou quatrième fois depuis un quart d’heure, Philip le vit qui tentait de refouler en lui une émotion intense. Son incrédulité, à lui, maintenant s’en était allée et il commençait à croire sérieusement à ce que disait Pierre.

« Après cela ? interrogea-t-il. L’avez-vous revu ?

— Oui, répondit Pierre. Et de tout près. Ce que j’ai fait, je ne voudrais pas le recommencer, m’sieu, pour tous les renards qui gîtent entre le lac Athabasca et la baie d’Hudson. J’ai agi dans une sorte de folie. C’est comme une hallucination qui m’a tiré dehors, dans la nuit. J’ai suivi le cortège endiablé. Dans la neige, j’ai marché sur la piste laissée par les pattes des loups et les souliers à raquettes de l’homme. Oui, j’ai suivi. Je suis arrivé à proximité de la curée et j’ai entendu les claquements de mâchoires des bêtes, déchiquetant la chair, oui, oui, et le rauque ricanement humain qui se mêlait à ce bruit. J’avais, heureusement pour moi, le vent en pleine figure et cette bande d’âmes damnées ne pouvait ainsi flairer mon odeur et ma présence. Mais, si le vent avait tourné, que fût-il advenu de moi ! »

De nouveaux frissons secouèrent Pierre Bréault. Serrant et desserrant alternativement ses doigts, il en fit craquer les jointures.

« Et pourtant, m’sieu, je suis resté à moitié enfoui sous une dune de neige. Après un long moment, homme et loups s’éloignèrent. Je m’avançai près de la bête abattue. C’était un mâle de caribou, gros et lourd, et je constatai qu’on en avait emporté le train de derrière tout entier. J’ai repris la piste, à ses traces, car la nuit était tellement obscure que je ne pouvais pas voir à dix pas devant moi. Elle m’amena à la lisière d’un bois. C’est là que Bram en personne avait fait son feu. J’ai pu le dévisager tout à loisir et, par la Sainte Vierge ! je l’ai bien reconnu. Avant son crime, il était deux fois venu à ma cabane. Ses traits étaient toujours les mêmes. Les loups l’entouraient, dans la lueur du feu, et se confondaient presque avec lui. Je pouvais le voir les caresser, voir leurs crocs luisants, entendre le bruit de leurs corps se frottant les uns contre les autres. Et il leur parlait, et, en parlant, riait dans sa longue barbe. C’est alors que la raison, soudain, me revint. Je tournai casaque et, à toute vitesse, rebroussai chemin vers ma cabane. Je courais si vite que les loups eux-mêmes n’auraient pu, je crois, me rattraper… Et ce n’est pas tout encore ! »

Les doigts de Pierre recommencèrent à se plier et déplier, et à craquer, tandis qu’il fixait Brant.

« Vous me croyez, m’sieu ? »

Philip hocha la tête.

« En principe, cela semble impossible. Et pourtant, Pierre, vous ne pouvez avoir rêvé. »

Pierre Bréault aspira fortement, en signe de satisfaction, et se leva à demi sur ses pieds.

« Et vous me croirez aussi, si je vous dis le reste ?

— Oui. »

Il alla dans la chambre où il couchait, et en revint bientôt avec un petit sac en peau de caribou, où il enfermait d’ordinaire son briquet, son silex et tout le petit nécessaire qui lui servait à allumer du feu lorsqu’il était à la chasse.

« Le jour suivant, reprit-il en se rasseyant en face de Philip, je suis retourné, m’sieu, là où j’avais vu Bram. Lui et ses loups étaient partis.

« Il avait dormi, le reste de la nuit, sous les branches d’un sapin. Puis il s’était remis en route. On eût dit que la neige avait été balayée sur son passage, tellement étaient larges les marques des mocassins dont étaient chaussés ses pieds monstrueux, dont les empreintes se mêlaient à celles des pattes des loups. J’ai partout cherché autour de moi, afin de découvrir un objet quelconque qu’il aurait oublié. Et j’ai fini par trouver ceci. »

Le regard de Pierre, plus encore que le mouvement de ses longs doigts minces délaçant le petit sac en peau de caribou, aiguisa la curiosité haletante de Philip. Il attendit, sans proférer une parole.

« Voici, m’sieu, dit Pierre. C’est un piège à lapins, qui a dû tomber de sa poche sur la neige. »

Et il le tendit à Philip.

La lampe à huile, suspendue au plafond de la cabine, éclairait la table entre eux deux. Philip, ayant un instant fixé le piège, laissa échapper un cri étonné.

Pierre s’attendait à ce cri. On avait d’abord douté de lui. Maintenant il triomphait et sa figure en était illuminée. Quant à Philip, on eût dit qu’il avait cessé de respirer. Il considérait avec une attention, qu’il tendait de toutes ses forces, l’objet mystérieux qui, sous la flamme de la lampe, scintillait dans sa main. Il n’y avait pas à en douter. C’était long d’un yard environ[4], avec la curieuse « boucle chippewyanne » à un bout, et un nœud à l’autre bout. Rien d’étonnant jusque-là.

Mais le piège était fabriqué avec les cheveux dorés d’une femme !



  1. L’Enfer de Dante. (Note des traducteurs.)
  2. En français dans le texte (Idem.)
  3. En français dans le texte. (Note des Traducteurs.)
  4. Le yard vaut 91 centimètres ; 914 mm exactement. (Note des Traducteurs.)