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Le Poète assassiné/Le Roi-Lune

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Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 143-176).


À René Berthier
Le Roi-Lune

Le Roi-Lune

I

Le 23 février 1912, je parcourais à pied cette partie du Tyrol qui commence presque aux portes de Munich. Il gelait, le soleil avait brillé durant tout le jour et j’avais laissé loin derrière moi une région où des châteaux fabuleux se reflétaient dans des lacs roses au crépuscule. La nuit était tombée, la pleine lune l’illuminait, bloc flottant dans le firmament où scintillaient de froides étoiles. Il pouvait être cinq heures. Je me hâtais, voulant arriver pour le dîner au grand hôtel de Werp, village bien connu des alpinistes et qui, d’après la carte que j’avais en poche, ne devait plus être éloigné que de trois ou quatre kilomètres. Le chemin était devenu mauvais. J’arrivai à un carrefour où aboutissaient quatre sentiers ; je voulus consulter ma carte, mais je m’aperçus que je l’avais perdue en route. D’autre part le lieu où je me trouvais ne répondait à aucun point de l’itinéraire que je m’étais tracé avant le départ et dont je me souvenais nettement : j’étais égaré. Le temps me pressait et je ne tenais pas à coucher à la belle étoile. Je pris par le sentier qui me parut orienté dans la direction de Werp. Au bout d’une demi-heure de marche je m’arrêtai en un endroit où le sentier finissait devant une muraille de rochers haute de cinquante mètres environ et derrière laquelle des montagnes s’élevaient en masses chaotiques, blanches de neige. Autour de moi de grands sapins agitaient leurs formes sombres et retombantes, car le vent s’était levé et leurs cimes s’entrechoquant, ce bruit lugubre ajoutait encore à l’horreur du désert où le hasard m’avait entraîné. Je compris qu’il serait impossible de trouver Werp avant le jour et je cherchai quelque grotte, quelque anfractuosité de rocher où m’abriter du vent jusqu’à l’aube. Comme j’examinais fort soigneusement cette sorte de falaise qui se dressait devant moi, il me sembla apercevoir une ouverture vers laquelle je me dirigeai. Je reconnus une caverne très spacieuse et m’y aventurai. Au dehors, le vent faisait rage et la plainte des sapins avait quelque chose de poignant, comme si des milliers de voyageurs égarés avaient crié leur désespoir. Au bout de quelques minutes, m’étant habitué à la caverne, je perçus un bruit lointain de musique. Je crus d’abord m’être trompé, mais bientôt, je ne doutai plus, des ondes sonores et harmonieuses parvenaient jusqu’à mes oreilles et provenaient des entrailles de la montagne. Quel étonnement et quelle terreur ! je voulus fuir. Puis la curiosité l’emporta et, tâtonnant le long de la paroi, je m’acheminai dans le but d’explorer la caverne de sorcellerie. J’avançai ainsi pendant plus d’un quart d’heure et les harmonies de l’orchestre souterrain se précisaient ; puis la paroi fit un angle brusque. Je tournai changeant de direction et j’aperçus, à une distance que je ne pouvais évaluer, un peu de lumière filtrant, paraissait-il, autour d’un vantail. Je hâtai le pas et arrivai bientôt devant une porte.

La musique avait cessé. J’entendais une rumeur de voix éloignées. Me disant alors que les mélomanes souterrains ne devaient pas être, après tout, des gens dangereux et, d’autre part, comme malgré les apparences je ne pouvais me résoudre à admettre que mon aventure eût une origine surnaturelle, je frappai deux fois à la porte, mais personne ne vint. Enfin, ma main ayant rencontré un loquet, je le tournai et n’éprouvant aucune résistance, je pénétrai dans une vaste salle dont les parois étaient revêtues de marbres de couleur, de coquillages et où régnait une demi-lumière, tandis que de l’eau ruisselait dans des vasques où nageaient des poissons multicolores.


II

Ce n’est qu’après avoir longtemps regardé autour de moi que je vis au fond de la grotte une porte entr’ouverte par laquelle je me hasardai à jeter un coup d’œil dans la salle suivante qui était très spacieuse et très haute de plafond. C’était une sorte de salle à manger meublée au centre d’une table ronde, assez vaste, pour donner place à plus de cent convives. Pour l’instant, il s’en trouvait là une cinquantaine environ qui tous, jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans, bavardaient avec animation.

De la porte où je me tenais, et où on ne me voyait point, je remarquai que la table n’avait point de pieds. Elle était suspendue au plafond par quatre crochets portant des poulies sur lesquelles s’enroulaient des câbles métalliques ; de ces poulies les câbles filaient en sens différents le long du plafond et après avoir passé dans des anneaux fixés à la corniche descendaient le long des murailles, où l’on pouvait les baisser, les remonter et les arrêter à volonté. Il en était de même des sièges de cette singulière salle à manger : ils avaient tous l’air d’escarpolettes. Des lampes électriques brillaient dans des ampoules de teintes différentes. Je remarquai qu’il y avait toutes les couleurs du prisme et ces ampoules suspendues du bout de leur fil étaient disposées comme à plaisir et au hasard dans toute la salle et à des hauteurs différentes, il y en avait même qui semblaient sortir de la plinthe près du plancher. Ces lumières aux teintes versicolores étaient si bien distribuées qu’on eût dit qu’il régnait dans la salle la lumière même du soleil.

Je ne vis point de domestiques, mais au bout d’un instant, les convives ayant assez mangé des mets qui leur avaient été servis, les valets entrèrent par les portes du fond pour emporter le premier service et d’autres serviteurs arrivèrent poussant devant eux un petit chariot où était étendu, sur un lit de bois sec, un bœuf tout vivant qu’on y avait solidement attaché. Lorsque le chariot, dont le fond pouvait dégager une chaleur électrique suffisante à cuire un rôti, fut auprès de la table, tout s’alluma et il y eut bientôt, sous le bœuf que l’on retournait vivant, un brasier instantané et aromatique. À ce moment quatre écuyers tranchants s’avancèrent de cet air satisfait et fatigué de mon ami René Berthier lorsque avant de quitter le domaine de la science pour celui de la poésie ou inversement, au moyen d’une lime à ongles il tente l’ouverture de sa boîte d’ananas quotidienne. Les convives, qui devisaient fort agréablement, s’interrompirent aussitôt pour choisir le morceau de leur goût, comme font les journalistes d’affaires après une nouvelle conquête coloniale. Le bœuf vivant était découpé à l’endroit désigné, et telle était l’habileté du boucher que le morceau était détaché et rôti sans qu’aucun des organes essentiels ne fût touché. Bientôt il ne resta que la peau et le squelette que l’on emporta comme un contribuable dévoré par les collecteurs d’impôts.

Alors, entrèrent vingt oiseleurs, l’appeau en bouche et qui portaient chacun deux grandes cages pleines de canards plumés vivants que l’on étouffa devant chaque convive. Les sommeliers, qui se présentèrent spontanément, versèrent des rasades de vin de Hongrie et vingt trompettes, qui entrèrent par quatre portes à la fois, se mirent à sonner dans leurs instruments pavoisés.

Ce repas d’aliments vivants m’avait paru si singulier que je fus un peu inquiet sur le sort qui m’attendait en compagnie de gens aussi avides de sang, mais ils se levèrent alors, et tandis qu’ils allumaient qui des cigarettes, qui des cigares, les valets débarrassèrent la table et la hissèrent en un clin d’œil jusqu’au plafond, ainsi que les sièges. La salle demeura vide de meubles, et les trompettes s’en étant allés furent remplacés par quatre violonistes aveugles qui jouaient des airs à la mode, ce qui engagea aussitôt ces jeunes gens à danser. Mais cet exercice ne dura pas plus d’un quart d’heure, après quoi ils s’en allèrent dans une autre salle.

La porte étant restée ouverte, je m’avançai à pas de loup : je les vis qui devisaient entre eux, tandis qu’autour d’eux de singuliers meubles semblaient danser de la façon la plus bizarre et sans musique. Ces meubles se haussaient petit à petit comme un poète de salon et se dandinaient en se haussant et grandissaient par saccades ; bientôt ils prirent l’apparence de meubles confortables, fauteuils et divans de cuir ; une table avait l’apparence d’un champignon, elle était recouverte de cuir comme le reste du mobilier.

Aussitôt que les meubles eurent pris cette apparence honnête et cessé de haleter, les inconnus s’assirent dans les fauteuils et continuèrent de fumer ; quatre d’entre eux s’installèrent autour de la table et entamèrent une partie de bridge qui provoqua aussitôt les discussions les plus désagréables, à ce point que l’un d’eux ayant posé sur la table son cigare allumé et tandis qu’il discutait, rouge de colère, un coup de son adversaire, la table éclata soudain comme un dirigeable allemand, jetant quelque perturbation dans la partie de cartes et dans l’assistance. Un nègre accourut aussitôt pour enlever la table pneumatique qui avait éclaté au contact du cigare et qui gisait à terre comme un éléphant mort ; il proposa d’apporter une autre de ces tables de caoutchouc recouvert de cuir, car il s’agissait d’un nouveau mobilier gonflable et dégonflable à volonté, et partant peu encombrant, même en voyage. Mais ces messieurs déclarèrent qu’ils n’avaient plus envie de jouer, et le nègre n’eut qu’à dégonfler le mobilier, qui s’affaissa en sifflant comme un serviteur russe sibilant devant son maître. Tout le monde quitta ensuite ce fumoir démeublé et le nègre éteignit l’électricité.


III

M’étant trouvé soudain dans l’obscurité, je gagnai la muraille et me dirigeai dans le sens où les voix s’éloignaient. En tâtonnant, je gagnai un escalier au bas duquel s’ouvrit une porte qui donnait sur un couloir étroit creusé dans le rocher et sur les parois duquel je vis, ou gravés ou écrits au crayon ou au fusain, les plus extraordinaires des graffitti obscènes. Je cite ceux dont je me souviens, mais en voilant la crudité de quelques-uns des termes qui étaient employés.

Un double phalle monstrueux fleuronnait l’M initiale de l’inscription suivante :

michel-ange a causé un vif plaisir
à hanns von jagow

C’était écrit au crayon.

Plus loin, d’un cœur percé d’une flèche entourée d’un aspic sortait une banderole avec cette devise :

à cléopâtre pour la vie

Un érudit avait formulé en caractères gothiques un souhait qui m’emplit de stupéfaction et qui se rapportait à Hrotswitha, la dramaturge :

je voudrais faire l’amour
avec
l’abbesse de gandersheim

L’histoire de France avait inspiré à un anonyme, admirateur du xviiie siècle, l’exclamation la plus délirante :

il me faut
madame de pompadour

Ces inscriptions étaient gravées avec une pointe métallique dans la paroi.

En voici une, tracée à la craie et accompagnée de trois ctéïs ailés et d’ampleur différente :

j’ai eu le même soir la même
jolie tyrolienne du
xviie siècle
à ses ages de 16 21 et 33
ans j’aurais pu encore l’avoir
à son age de 70 ans mais
j’ai passé la main à nicolas

L’anglomanie battait son plein dans cette déclaration catégorique au crayon bleu :

l’anglaise inconnue
du temps de cromwell
avale tout
Signé Willy Horn

Une inscription largement tracée au fusain et presque effacée par endroits semblait un éclat de rire sarcastique qui me parut presque inconvenant dans cet inimaginable cimetière graphique :

j’ai eu hier la comtesse terniska
à l’âge de 17 ans elle qui
en à 45 bien sonnés
h. von m.

Enfin je ne me crus pas trop audacieux en rapportant, eu égard aux graffitti précédents et malgré toute l’invraisemblance de la supposition, au mignon du roi Henri II cet aveu passionné et plein de franchise :

j’aime quélus à la folie

Ces inscriptions équivoques et énigmatiques me remplirent de stupéfaction. Des cœurs percés, des cœurs enflammés, des cœurs doubles, d’autres emblèmes encore : ctéïs ailés ou non, imberbes ou toisonnés ; phalles orgueilleux ou humiliés, pattus ou prenant leur vol, solitaires ou accompagnés de leurs témoins, ornaient la paroi de tout un blason indécent et capricieux.

J’avançai délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant et que fermait à demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce qui se passait à l’intérieur d’une salle dont le plancher était matelassé et recouvert de tapis, de coussins, de plateaux chargés de rafraîchissements. Aux murs et assez bas, quelques vasques que surmontait un robinet avançaient en forme de proue et pouvaient servir de bidet ou de cuvette. La jeune brigade dont j’avais jusqu’alors suivi les déplacements s’était réfugiée dans cette pièce. Ces jeunes gens s’étaient couchés là. Sur le matelas qui couvrait le sol, on voyait encore quelques boîtes de bois. Chacun de ces messieurs en avait une près de lui, d’autres étaient inoccupées ; l’une d’elles, placée près de la porte, se trouvait à ma portée.

Ils furent avant tout attentifs à regarder quelques albums, dont il y avait une profusion ; il me parut de loin que c’étaient des albums de photographies nues : modèles d’académies, hommes, femmes et enfants.

L’effet qu’on attendait de ces nudités s’étant produit, ces jeunes gens prirent les attitudes les plus débraillées possibles. Ils firent étalage de leur vigueur et, ouvrant les boîtes, ils déclanchèrent les appareils, qui se mirent à tourner lentement, assez semblablement aux cylindres des phonographes. Les opérateurs ceignirent encore une sorte de ceinture qui par un bout tenait à l’appareil, et il me parut qu’ils devaient tous ressembler à Ixion lorsqu’il caressait le Fantôme de Nuées, l’invisible Junon. Les mains de ces jeunes gens s’égaraient devant eux comme s’ils palpaient des corps souples et adorés, leur bouche donnait à l’air des baisers enamourés. Bientôt ils devinrent plus lascifs et, pétulants, se marièrent avec le vide. J’étais déconcerté, comme si j’avais assisté aux jeux inquiétants d’un collège de fous priapiques ; des sons sortaient de leur bouche, des phrases d’amour, des hoquets voluptueux, des noms si anciens où je reconnus ceux de la très sage Héloïs, de Lola Montés, d’une certaine octoronne qui devait provenir de je ne sais quelle plantation de la Louisiane au xviiie siècle ; quelqu’un parlait d’un « page, mon beau page ».

Cette orgie anachronique me rappela soudain les inscriptions du couloir. J’écoutai avec plus d’attention les termes lascifs et j’assistai à l’accomplissement de tous les désirs de ces libertins, qui trouvaient la volupté dans les bras de la mort.

« Les boîtes, me dis-je, sont des cimetières, où ces nécrophiles déterrent des cadavres amoureux. »

Cette pensée me transporta, je me trouvai à l’unisson de ces débauchés et, tendant la main, je saisis près de la porte sans que personne s’en aperçût, la boîte qui s’y trouvait ; je l’ouvris, puis déclenchai le mouvement comme je l’avais vu faire aux jeunes gens, ceignis la courroie autour de mes reins et aussitôt il se forma sous mes yeux ravis un corps nu qui me souriait voluptueusement.

Peu au fait de la mécanique il me serait difficile de m’étendre sur les caractéristiques de l’appareil et sur les données théoriques qui avaient présidé à sa construction. Toutefois, comme son apparence n’avait rien de surnaturel, j’essayai de me figurer l’opération à laquelle il présidait.

Cette machine avait pour fonction : d’une part, d’abstraire du temps une certaine portion de l’espace et de s’y fixer à un certain moment et pour quelques minutes seulement, car l’appareil n’était pas très puissant ; d’autre part, de rendre visible et tangible à qui ceignait la courroie la portion du temps ressuscitée.

C’est ainsi que je pouvais regarder, palper, besogner en un mot (non sans quelque difficulté) le corps qui se trouvait à ma portée, tandis que ce corps n’avait aucune idée de ma présence, n’ayant lui-même aucune réalité actuelle.

Les appareils qui se trouvaient là avaient dû être fixés à grands frais, car la patience seule pouvait faire rencontrer dans le passé, à l’inventeur, ces personnages voluptueux en plein pouvoir de volupté, et bien des tâtonnements devaient être nécessaires, bien des cylindres n’avaient dû rencontrer que des personnages peu importants dans de toute autre action que celle de faire l’amour,

J’imagine que l’étude approfondie de l’histoire, surtout de la chronologie, devait être indispensable aux constructeurs. Ils fixaient leur appareil sur l’emplacement où ils savaient qu’à telle date tel personnage féminin avait couché et mettant la mécanique en marche lui faisaient atteindre la date et l’heure exacte où ils pensaient pouvoir rencontrer le sujet dans l’attitude convenable.

Des appareils plus puissants et construits dans un but plus en rapport avec la morale courante pourraient servir à reconstituer des scènes historiques. Nul doute qu’une combinaison avec un appareil phonétique ne permette à l’inventeur s’il veut livrer son secret au public, au lieu de le faire servir uniquement à l’amusement de quelques débauchés souterrains, ne permette, dis-je, de donner l’apparence complète du passé en ses fragments découverts et qu’il n’y ait bientôt des explorateurs des temps révolus comme il y a encore et pour peu de temps, des explorateurs de terres inconnues. Tel de ces explorateurs s’acharnera à reconstituer, rouleau par rouleau, la vie de Napoléon. Des journaux publieront des informations comme celle-ci : « M. X…, explorateur du temps, vient, par un heureux hasard, de découvrir le poète Villon dont la vie est encore si mal connue, et cylindre à cylindre il ne le lâche pas d’une semelle. »

Mais n’anticipons point. Tout cela est encore du domaine de l’utopie, tandis que le corps que je pressais dans mes bras me paraissait si fort à mon goût que j’en usais largement sans qu’il s’en doutât.

C’était une femme brune et voluptueuse, à peau blanche où des veines délicates paraissaient en si grand nombre qu’elle semblait bleue, de l’adorable bleu marin où se condensa l’écume que fut le corps divin d’Aphrodite. Et comme de ses deux mains rapprochées devant elle à la hauteur des seins, elle semblait repousser quelque chose, j’imaginais que c’était le corps flexible et blanc du cygne qui ne chantera point et qu’elle était Léda, mère des Dioscures. Elle disparut bientôt quand l’appareil s’arrêta et je me retirai à pas lents, tout bouleversé de ma bonne fortune.


IV

Dans le couloir, les graffitti sotadiques et les noms illustres me remplirent de dégoût, mais l’orgueil d’être désormais l’allié de l’horrible maison des Tyndarides m’emplit alors et je ne pus me retenir d’écrire au crayon :

j’ai cocufié le cygne

Après quoi, plein d’inquiétude et ne pouvant plus supporter l’atmosphère de cette maison souterraine, où rien n’était surnaturel certes, mais où tout était si nouveau pour moi, je voulus retrouver la sortie sans que personne m’eût rencontré. Mais je m’égarai, car au lieu de revenir dans les appartements que j’avais traversés je me trouvai bientôt et tout tremblant dans une grande salle où sur une estrade à trois marches se trouvait un siège aux pieds brisés, sorte de trône démantibulé derrière lequel pendait une tapisserie figurant un écu fuselé d’argent et d’azur. Au mur où s’ouvrait la porte par où j’entrai, des tableaux étaient pendus qui représentaient la vie en zones colorées, en lumières éclatantes.

Dans le fond un orgue emplissait la muraille et côte à côte comme des chevaliers en armure veillaient les tuyaux polis. Sur l’orgue une partition fermée portait sur le plat visible de sa riche reliure :

partition originale de « l’or du rhin »

La salle était dallée de serpentine, de portor, de cuivre ; il y avait aussi des dalles de verre transparent dont il montait des lumières, soit rouges, soit violettes. Ces lumières n’éclairaient point la salle qui était illuminée par de grandes fenêtres postiches d’où la lumière artificielle venait comme celle du jour même. À certaines places de ce dallage je vis des flaques de sang et dans un coin une pile de couronnes de théâtre en cuivre doré et en verroterie.

C’est ici que se place l’épisode le plus émouvant de mon voyage, car voulant sortir de ce lieu et n’osant revenir sur mes pas, j’ouvris au hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l’orgue. Il était huit heures du soir environ. Je jetai un coup d’œil dans une grande salle qui n’était pas moins éclairée que celle où je me tenais et qui était toute parfumée à l’essence de roses.

Un homme au visage jeune (il avait cependant alors environ soixante-cinq ans) s’y tenait vêtu comme un grand seigneur français du règne de Louis XVI. Ses cheveux nattés à la Panurge étaient surchargés de poudre et de pommade. Comme je pus m’en rendre compte par la suite, des scènes de Richard Cœur de Lion étaient brodées sur son gilet et des boutons de deux pouces de diamètre contenaient sous verre douze miniatures, portraits des douze Césars.

Autour de la salle, de grands pavillons de cuivre sortaient de la muraille.

Le curieux personnage, dont l’aspect anachronique contrastait si fort avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d’un air las et elle resta enfoncée, tandis qu’il sortait d’un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d’abord pas le sens.

L’inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il se leva et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux s’avançait le cortège, il s’écria :

« Royaume ermite ! ô pays du Matin Calme ! l’aube pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m’apporte le murmure. J’entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l’orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je t’entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d’un enfant. J’entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l’Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu’à moi, le Roi-Lune, j’irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l’on dit délicieux. »

Et tandis que s’élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l’opinion populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n’est point mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au charme qui m’arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures de l’aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si c’était l’aube blanche elle-même qu’on lavait et qu’on repassait.

Puis l’auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits qui provenaient jusqu’à nous évoquaient l’atmosphère heureuse du Japon au moment de l’aurore.

Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition, étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c’étaient les rumeurs d’un paysage japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un village devait être là, car j’entendais les rires des servantes, le rabot d’un menuisier et le jet glacial des cascades.

Puis, une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j’entendis le sifflement des geysers au jaillissement d’eaux chaudes.

Ensuite, ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique ; on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le beurre et les gâteaux ; le son des accordéons et des guimbardes…

Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a surgi, autour de cette station d’où repart le pullman dont, de concert avec le roi, j’entends le sifflement.

Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l’heure de midi.

Nous voici à New-York, où chantent les vaisseaux sur l’Hudson.

Des prières violentes s’élèvent devant un christ à Mexico.

Il est quatre heures. À Rio-de-Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les balles de caoutchouc, lancées par des mains sûres, s’aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de senteur comme les alcancies moresques d’autrefois, plic, ploc, rires, ah ! ah !

C’est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de balisier. On entend chanter :

Ça qui pas connaîte
Bélo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin.

Sept heures, Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss., car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.

L’angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d’un double chœur chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.

Puis ce fut l’Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la mourre par la nuit étoilée.

Alors vint la Tripolitaine où, autour d’un feu de bivouac, M.r.n.tt. s’exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la maison de Savoie l’entouraient martialement, prêtes à le défendre en cas d’agression improbable et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des clairons.

Une minute après, dix heures ! Sont-ce des mendiants qui se plaignent, qui gémissent avec tant d’ardeur ? Le roi, qui les écoute, murmure :

« C’est la voix d’Ispahan qui arrive jusqu’à moi, issue d’une nuit noire comme le sang des pavots. »

Et tandis qu’il y songe, c’est l’odeur des jasmins que j’imagine.

Minuit ! un pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c’est l’Asie nocturne d’où le mal s’étend sur le monde.

Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est l’Inde !

Puis le Thibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.

Trois heures : le bruit des milliers de barques s’entrechoquant avec douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.

Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c’est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate, annonçant l’aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.

Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s’élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire.

Tandis que je m’émerveillai, le roi leva soudain la tête. Et, tout d’abord, ma présence ne parut pas l’étonner :

« Apportez-moi, me dit-il, la partition originale de l’Or du Rhin, je veux la parcourir après avoir écouté la symphonie du monde et avant d’aller entendre l’orchestre mouvant de M. Oswald von Hartfeld… Mais, figure de criminel, où est ton masque ? je ne veux devant moi personne sans masque. »

Et, le visage brusquement empreint de férocité, le roi s’avança les poings fermés ; il était de stature herculéenne, il me secoua brutalement, me battit à coups de poing, à coups de pied, me cracha à la figure, criant :

« Qu’on lui coupe les testicules ! Frankenstein, Eulenbourg, Jacob Ernst, Durkheim, qu’on lui coupe les testicules ! »

Je n’attendis aucun de ces messieurs, et voyant que le roi s’inquiétait de ce que j’étais démasqué plutôt que de ma présence insolite, je me dis que si je savais retrouver la porte par laquelle j’étais entré dans le souterrain je ne serais recherché par personne, le roi ne pensant avoir eu affaire qu’à un des familiers de sa maison : serviteurs, subalternes, pages, seigneurs ou bateliers.

Et tandis que je me sauvais, je l’entendais qui criait :

« La partition de l’Or du Rhin, le masque sur ta figure de criminel ou l’on te coupera les testicules ! »


V

Je me remis à errer dans ce somptueux souterrain où vivait ce vieux noyé qui avait été un roi fou. Pendant deux heures au moins je m’avançai prudemment dans l’obscurité, ouvrant des portes, tâtonnant la muraille et ne trouvant point d’issue.

D’abord j’entendis des éclats de voix au loin, puis tout se tut.

Enfin je me retrouvai dans la grotte qui servait de vestibule à cette étonnante demeure.

Dehors éclataient des fanfares qui se turent bientôt. Je n’eus qu’à ouvrir la porte par laquelle j’avais pénétré dans l’hypogée pour me retrouver parmi les sapins.

Mais la forêt s’était illuminée ; les mille lumières qui y étaient nées couraient, se haussaient, se baissaient, s’éloignaient, se rapprochaient, se groupaient, se tassaient, dégringolaient, s’étreignaient, se rallumaient, se rapetissaient, grandissaient, changeaient de couleurs, unifiaient leurs teintes, les diversifiaient, les unissaient en formes géométriques, les séparaient en lueurs, en flammes, en étincelles, les solidifiaient pour ainsi dire en d’incandescentes formes géométriques, en lettres de l’alphabet, en chiffres, en figures animées d’hommes et de bêtes, en de hautes colonnes ardentes, en lacs roulant des flots enflammés, en phosphorescences livides, en gerbes de fusées, en girandes, en lumière sans foyer visible, en rayons, en éclairs.

À certains moments, j’apercevais tout un peuple réuni au loin. En me rapprochant prudemment et me dissimulant derrière les troncs d’arbres, j’arrivai à distinguer ces personnages. Ils étaient masqués, sauf le vieux roi, dont le visage était découvert. Il avait mis un costume mi-masculin, mi-féminin, c’est-à-dire que sur son costume xviiie siècle il avait enfilé une robe à paniers, mais ouverte par devant et ornée d’une ceinture de gymnastique comme en ont les pompiers.

À ce moment, la musique reprit. Il y avait des musiciens très éloignés et d’autres tout proches. Leurs fanfares s’en allaient et revenaient, éclataient au loin ou tout près. On eût dit que cent orchestres se fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après, s’éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait là des stridences inconnues, des sonorités d’une force inouïe, des timbres d’une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de très haut, comme du ciel. Il en sortait de dessous terre et nous étions noyés, pour ainsi dire, dans un océan de sons magiques.

Soudain, tous ces personnages se ceignirent d’une ceinture semblable à celle du roi. Quelques-uns s’étant tournés, je vis que, sur le ventre, la ceinture était ornée d’un instrument assez semblable à un réveille-matin.

« Voilà, voilà des couleurs, disait le roi, et cet art est plus grand, il a plus de ressources que la peinture… Et cette musique mouvante, est-elle assez vivante ? Maintenant, mes amis, allons nous promener. »

Le roi Lune s’envola gracieusement. Il alla se percher dans un arbre, où il continua de parler. Mais je ne compris pas ce qu’il disait et il me sembla qu’il gazouillait en s’adressant à la lune qui luisait entre les branches, puis il reprit son vol ; toute la compagnie s’envola avec lui, et ils disparurent dans les airs comme une troupe d’oiseaux migrateurs.

Je parvins à gagner Werp dans la matinée, et durant longtemps je n’éprouvai le besoin de raconter mon aventure à personne.