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Le Porte-Chaîne/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 149-159).


CHAPITRE XV.


Amour, amour ! tu es aussi craintif que le malheureux qui, accroupi près de son trésor, voit approcher les voleurs. D’un rien, qui échappe même à l’œil et à l’oreille, ton lâche cœur se forge des peines chimériques.
Vénus et Adonis


La hutte, ou plutôt les huttes du porte-chaîne, étaient plus commodes et mieux distribuées que je ne m’étais attendu à les trouver. Elles étaient au nombre de trois : l’une contenait la cuisine et une pièce pour les esclaves mâles ; une autre était pour Ursule et pour la négresse ; la troisième pour les hommes. Une salle à manger était auprès de la cuisine ; et toutes ces constructions, qui remontaient alors à plus d’une année, étaient en bois et recouvertes d’écorces. Elles étaient grossièrement faites, comme d’ordinaire ; mais celle d’Ursule était très-supérieure aux autres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et l’on devinait d’avance sa destination par le soin qui avait évidemment présidé à son arrangement. Une courte description des lieux ne sera peut-être pas sans intérêt.

Une source est toujours la première, l’indispensable condition, et celle qui avait fait adopter cet emplacement sortait du flanc d’une colline qui s’élevait graduellement pendant l’espace d’un mille environ et qui était couverte d’ormes, de hêtres, d’érables et de bouleaux, les plus beaux que j’eusse jamais vus. Le porte-chaîne l’avait choisi parce qu’il était au centre de la propriété de Mooseridge, en même temps qu’il était sans broussailles et qu’il n’y avait point d’eau stagnante dans les environs. Comme tous les autres points de la forêt, la plus riche végétation l’entourait et formait un épais rideau qui l’abritait de tous côtés.

Les constructions du porte-chaîne, toute grossières qu’elles étaient, puisque elles ne se composaient que de bûches assemblées, avaient un aspect pittoresque non dépourvu de charmes. Elles étaient placées irrégulièrement, quoique toujours à proximité de la source. La cuisine et la salle à manger étaient les plus rapprochées de l’eau ; venait ensuite l’habitation des hommes ; tandis que le petit bâtiment que Frank Malbone appelait en riant le Harem était placé sur une petite éminence, un peu à l’écart, mais cependant à moins de cinquante pas du logement d’André. Des planches avaient été taillées pour les planchers et pour les portes de ces huttes ; mais « le Harem » seul avait des fenêtres vitrées. Frank avait même eu pour sa sœur l’attention d’y mettre des contrevents grossiers, mais solides.

Le temps n’était plus où l’on croyait nécessaire de se fortifier contre les attaques. Ces précautions étaient bonnes quand les Français occupaient le Canada, ou bien lorsque ensuite la guerre de la révolution amena de nouveau les sauvages autour des établissements situés sur la frontière, — frontière de la civilisation, sinon du territoire ; — mais avec la guerre avait cessé toute appréhension de ce genre.

Néanmoins ces huttes étaient solides. Les bûches qui les composaient étaient à l’épreuve des balles, et elles n’avaient pas souffert la plus légère altération. C’était une protection suffisante contre les bêtes féroces, seuls ennemis qu’on pût avoir encore à redouter. Il n’y avait aucun sentier couvert qui communiquât de l’une à l’autre ; elles étaient isolées, et n’avaient même autour d’elles aucun enclos qui fût environné de palissades. Il n’y avait même d’autre clairière qu’un espace d’une demi-acre tout au plus sur lequel avaient été coupés les pins qui avaient servi à la construction. Quelques légumes y avaient été plantés, et, malgré le peu d’étendue du terrain, ils suffisaient à la consommation d’une table frugale.

Tel était l’endroit qui était connu dans toute cette région sous le nom de « Huttes du Porte-Chaîne. » Ce nom s’est conservé, et les huttes subsistent encore, parce qu’elles se lient à certaines circonstances de mon histoire, ce qui m’a fait tenir à leur conservation. Comme cette demeure avait été habitée une grande partie du printemps et de l’été, elle portait quelques autres traces de la présence de l’homme ; mais dans l’ensemble, c’était bien l’isolement profond d’une retraite au milieu des forêts. Ensevelie dans les bois, à quinze grands milles de toute habitation, elle semblait privée de toute communication avec le monde civilisé. Néanmoins ces demeures isolées ne sont nullement rares dans l’État de New-York, même à l’époque actuelle ; il y a au nord un district montagneux que j’ai traversé dernièrement, et que j’ai trouvé très-pittoresque. Il convient au chasseur, qui y trouve en quantité des daims et du gibier de toute espèce ; mais il n’est pas aussi bien approprié aux besoins du cultivateur. Aussi, à moins que des squatters, dans leurs courses désordonnées, ne s’abattent sur cette partie du territoire, je suis convaincu que pendant un siècle encore, pour le moins, ce sera un désert, fréquenté seulement dans la saison par les chasseurs, qui sont menacés de perdre bientôt leurs terrains de chasse favoris dans les autres parties de l’État.

Jaap, qui avait escorté un petit convoi de provisions, resta avec nous en qualité d’aide général, et aussi à titre de chasseur. Il tirait avec assez d’adresse, et, comme il avait servi, il avait le droit de brûler autant de poudre qu’il voulait. Par suite d’un de ses exploits guerriers, il était devenu possesseur d’un excellent fusil de chasse, dépouille sans doute de quelque officier anglais ; et c’est un trophée dont il se séparait rarement. Jaap et Susquesus étaient d’anciennes connaissances. Ils avaient l’un et l’autre joué un rôle dans certains événements qui s’étaient passés dans ces lieux mêmes, quelque temps avant ma naissance, et ils s’étaient souvent rencontrés et avaient servi ensemble dans la dernière guerre. L’antipathie ordinaire entre les Peaux Rouges et les Peaux Noires n’existait pas entre eux, bien que le nègre semblait se regarder comme supérieur à l’habitant sauvage de la forêt, par suite de son frottement accidentel avec la civilisation ; tandis que, dans sa farouche indépendance, l’Onondago prenait en pitié celui qui était content de vivre dans l’esclavage. Leur amitié adoucissait ces sentiments sans les éteindre ; mais ils vivaient, je le répète, en bonne intelligence, et nous arrivions à peine que je les vis à l’écart causant tranquillement ensemble.

Un sac rempli de pigeons avait été apporté du perchoir, et Jaap l’avait vidé sur la terre près de la cuisine, pour commencer l’opération préliminaire de les plumer, avant de les passer à la négresse chargée de la direction de la cuisine. Quant à l’Onondago, il s’assit tranquillement sur un arbre renversé, spectateur passif du travail de son compagnon, mais dédaignant de partager une occupation qui n’était bonne à ses yeux que pour les squaws, à présent qu’il n’était ni en mission ni sur le sentier de guerre. La nécessité seule pouvait le décider à se livrer à un travail manuel, et je doute qu’il eût offert son assistance, quand même il eût vu Ursule elle-même obligée de faire cette besogne. Un guerrier, selon lui, devait toujours rester dans sa grave et noble indolence. L’industrie active et systématique ne vient qu’à la suite de la civilisation dont les besoins ne peuvent être satisfaits que par les efforts constants de ceux qu’ils font vivre.

— Eh bien, mon vieux, s’écria le nègre en tirant du sac le dernier des oiseaux, comment appelez-vous cela ? Du gibier, n’est-ce pas ?

— Oui, comme vous, sans doute ? dit l’Onondago en regardant le nègre d’un air malin.

— Moi ! pas du tout ! Du gibier, voyez-vous, c’est ce qu’un chien fait lever ou tient en arrêt. Maître Mordaunt en a, des chiens, à Satanstoe et à Lilacsbush, de quoi traquer des pigeons.

— Oui, mais des daims ?

— Des daims, je ne sais pas. Peut-être oui, peut-être non. Nous n’en avons pas dans le Westchester pour exercer nos chiens. — Mais, à propos, Susquesus, vous rappelez-vous le jour où vous vous frottâtes avec les Peaux Rouges ici même, il y a bien longtemps, avec maître Corny et maître Ten Eyck, et le vieux maître Herman Mordaunt, et miss Anneke et miss Mary ; et votre ami le Sauteur ? Vous vous en souvenez, Onondago ?

— L’Indien n’oublie jamais. Il n’oublie pas un ami, il n’oublie pas un ennemi.

— Oui, oui, témoin Musquerusque, qui n’a eu que trop de mémoire pour son intérêt. Vous vous rappelez ce vieux scélérat de Musquerusque, Sans-Traces ? — Le nègre n’aimait rien tant qu’à épuiser le vocabulaire des noms de l’Indien. — Mal lui en a pris de n’avoir pas su oublier quelques coups de fouet.

— Le fouet fait mal au dos, répondit l’Onondago avec une certaine gravité.

— À vous autres Peaux Rouges, c’est possible ; un homme de couleur n’y fait pas plus d’attention qu’à ce pigeonneau. Il s’y habitue en peu de temps, et ce n’est plus la peine d’en parler.

Susquesus ne répondit rien, mais il prenait évidemment en pitié l’ignorance et l’abjection de son ami.

— Que pensez-vous de ce monde, Susquesus ? demanda tout à coup le nègre qui, une fois en train de bavarder, aimait beaucoup à dire tout ce qui lui passait par la tête ; d’où vient qu’il y a des blancs, qu’il y a des rouges, puis des messieurs de couleur ?

— Le Grand Esprit dit, et ils viennent tous. Il remplit l’Indien de sang, ce qui le rend rouge ; l’Africain d’encre, ce qui fait qu’il est noir. Les Visages Pâles sont pâles parce qu’ils vivent au soleil, et que la couleur s’efface.

Jaap éclata de rire si bruyamment, avec sa bonhomie toute indienne, que les nègres du porte-chaîne sortirent tous et se mirent à rire aussi par pure imitation, sans en savoir la cause. Ces nègres ! il est possible qu’ils soient misérables comme esclaves ; mais, à voir leurs fréquents accès de gaieté, on ne s’en douterait pas.

— Dites-moi, Indien, reprit Jaap quand il eut ri tout son saoul, dites-moi : à votre idée, la terre est-elle ronde ou plate ?

— Que voulez-vous dire ? La terre va en haut, elle va en bas ; elle n’est ni ronde, ni plate.

— Vous ne me comprenez pas. Eh bien, maître dit comme ça que la terre est ronde comme une pomme, et qu’on est d’un côté pendant le jour et de l’autre côté pendant la nuit. Qu’en dites-vous, Onondago ?

Susquesus écouta gravement ; mais il n’exprima ni adhésion ni dissentiment. Il avait un grand respect pour mon père et pour moi ; mais c’était lui demander beaucoup que de vouloir qu’il crût une chose qu’il ne comprenait pas.

— S’il en était ainsi, dit-il après un moment de réflexion, l’homme marcherait donc la tête en bas ? Il marche sur les pieds, et non sur la tête.

— Maître Corny me l’a dit, Susquesus, il y a bien longtemps, quand j’étais tout petit. J’ai interrogé un jour maître Mordaunt, et il m’a raconté la même histoire.

— Que dit le porte-chaîne ? demanda tout à coup l’Indien, comme s’il était décidé à prendre pour guide dans une question si délicate un homme qu’il aimait tant. Le porte-chaîne ne ment jamais.

— Et mes maîtres non plus, j’espère ! s’écria Jaap avec une certaine indignation.

— Non, mais il y a beaucoup de langues fourchues. Qui les écoute peut se fourvoyer. Le porte-chaîne se bouche les oreilles ; il n’écoute jamais une langue fourchue.

— Eh bien, le voici justement qui vient, Susquesus. C’est un très-honnête homme, le porte-chaîne, et je ne serai pas fâché moi-même de savoir son avis ; car il n’est pas facile de comprendre comment on peut marcher la tête en bas.

Après quelques remarques échangées sur les pigeons, Jaap ne se fit pas scrupule d’entamer le sujet avec André.

— Vous savez ce qu’il en est du pauvre Indien des bois, maître porte-chaîne, dit-il ; cette pauvre créature sans éducation ne sait rien de rien. Voilà Sans-Traces qui ne peut se mettre dans la tête que ce monde soit rond, et qu’il tourne ; et il me charge de vous demander ce que vous en pensez.

Le porte-chaîne n’était à pas un savant. Il avait entendu parler des vérités conquises par la science, où il les avait lues dans des livres ; mais il ne se les était pas appropriées au point de les bien comprendre, et il n’avait guère que son gros bon sens pour se diriger.

— Vous savez, Jaap, que tout le monde est de cet avis, répondit-il ; je n’ai jamais entendu personne varier sur ce point.

— Et vous pensez que c’est vrai, porte-chaîne ? demanda l’Onondago d’une manière assez brusque.

— Cela doit être vrai, puisque tout le monde le dit. Vous savez que les Visages Pâles lisent un grand nombre de livres, ce qui les rend plus savants que les Peaux Rouges.

— Comment faites-vous tenir un homme sur la tête, hein !

Le porte-chaîne regarda derrière lui à droite, puis à gauche, et voyant qu’il n’y avait personne à portée de l’entendre, il se montra un peu plus communicatif qu’il ne l’eût été sans doute autrement. Se rapprochant, comme quelqu’un qui va révéler un secret :

— Pour vous parler franchement, Susquesus, dit-il, c’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. On dit qu’il en est ainsi, et il faut bien que cela soit ; mais je me suis souvent demandé à moi-même, si le monde était véritablement renversé pendant la nuit, comment il se faisait que je n’étais pas précipité à bas de mon lit. Il y a dans la nature des choses incompréhensibles, Susquesus, tout à fait incompréhensibles.

Cette dernière explication parut sans doute la plus satisfaisante à l’Indien, car il cessa ses questions. Quant au porte-chaîne, il changea brusquement de discours, comme s’il ne voulait pas laisser à ses compagnons le temps de réfléchir s’ils étaient sur leur tête ou sur leurs pieds.

— Ne dit-on pas, Jaap, que l’Onondago et vous, vous étiez présents à un massacre qui eut lieu dans ces environs, avant la révolution, dans l’ancienne guerre contre les Français ? Je veux parler du temps où un arpenteur, nommé Traverse, fut tué avec tous ses ouvriers ?

— C’est vrai comme l’Évangile, maître André, répondit le nègre en branlant la tête d’un air grave. J’étais ici avec Susquesus. C’était la première fois que nous sentions ensemble l’odeur de la poudre. Les Indiens français étaient à rôder par bandes nombreuses et ils surprirent maître Traverse et tous ses hommes, sans laisser la moitié d’une chevelure sur une seule tête. Allez ! je m’en souviens comme si c’était hier.

— Et les corps, qu’en fit-on ? Vous fut-il possible de les ensevelir ?

— Certainement. Peter, le domestique de maître Ten Eyck, fut mis dans un trou, près de la hutte de maître Corny, qui doit être à quatre ou cinq milles par là ; tandis que maître l’arpenteur et ses gens furent ensevelis à côté d’une source, un peu plus loin de ce côté. Je ne me trompe pas, Indien ?

L’Onondago secoua la tête, puis il montra du doigt la véritable direction, d’un tout autre côté, indiquant ainsi à quel point Jaap se trompait. J’avais bien entendu parler de certaines aventures tragiques auxquelles mon père dans sa jeunesse et même ma mère s’étaient trouvés mêlés ; mais je n’étais pas assez au courant des faits pour bien comprendre la conversation qui suivit. Il paraît que le porte-chaîne ne les connaissait que par ouï-dire ; mais il avait un vif désir de visiter la tombe des victimes. Il n’avait pas encore été voir la hutte de M. Traverse, l’arpenteur qui avait été tué ; car la besogne qui l’occupait étant surtout de détails, puisqu’elle consistait à subdiviser les grands lots formés avant la révolution, en un certain nombre de lots plus petits, afin d’en faciliter la vente, il ne s’était pas encore éloigné du point central où il avait commencé ses opérations. Le nouvel aide qu’il attendait ne devait pas arriver avant un jour ou deux ; et après en avoir conféré avec ses deux compagnons, il résolut d’aller le lendemain matin à la recherche de tous les tombeaux, dans l’intention d’y faire placer des inscriptions convenables.

La soirée fut calme et délicieuse. Au moment du coucher du soleil, je rendis visite à Ursule, et je la trouvai seule dans le salon de son « harem. » Par bonheur il n’y avait point de muets pour m’empêcher d’entrer, et la vieille négresse, destinée à les remplacer, était encore occupée à la cuisine. Je fus reçu sans embarras, et m’asseyant sur le seuil, je me mis à converser avec la maîtresse du logis qui, assise sur une petite chaise, travaillait à l’aiguille dans l’intérieur. La conversation commença par rouler sur les pigeons et sur notre petit voyage dans les bois ; puis elle tomba insensiblement sur notre situation actuelle, sur le passé et sur l’avenir. En parlant du projet d’André d’aller visiter les tombeaux, j’ajoutai :

— J’ai entendu faire allusion à ces événements mélancoliques, mais je ne les ai jamais entendu raconter. Mes parents, sans que jamais j’en aie su la raison, n’aimaient pas à en parler.

— C’est une histoire très-connue à Ravensnest, répondit Ursule ; et on la raconte souvent, comme tout ce qui est merveilleux se raconte dans les établissements éloignés ; c’est-à-dire que quelques parcelles de vérité se trouvent mêlées à une foule d’erreurs.

Nous nous racontâmes alors ce que nous savions chacun de notre côté des faits principaux, et nos versions s’accordèrent assez bien. Seulement, il paraîtrait que j’avais mieux retenu les traits les plus sombres du tableau, tandis qu’Ursule, s’abandonnant à la pente naturelle de son caractère angélique, se plaisait à retracer les incidents qui se rapportaient à des sentiments plus tendres.

— Votre récit diffère peu du mien, dit-elle, et ils doivent être vrais tous les deux, puisque vous tenez le vôtre des acteurs principaux ; mais nos commérages parlent de certains détails d’amour et de mariage, dont vous n’avez rien dit.

— Apprenez-les-moi donc, m’écriai-je, car jamais je n’ai été en meilleure disposition pour parler amour et mariage ! Et j’appuyai avec force sur ce dernier mot.

Ursule rougit, se pinça les lèvres, et garda un instant le silence. Je remarquai que sa main tremblait, mais elle était trop accoutumée aux situations extraordinaires pour ne pas se remettre promptement. Le jour commençait aussi à baisser, et l’obscurité, dans laquelle elle était assise dans l’intérieur de la hutte, ombragée elle-même par des arbres épais, l’aidait à cacher son émotion. Cependant j’avais parlé avec trop de chaleur, quoique sans plan concerté d’avance, et sous la seule impulsion du moment, pour pouvoir en rester là. Je sentais qu’une explication plus complète était devenue nécessaire, seulement j’attendis le moment favorable de la donner.

— Tout ce que je voulais dire, reprit Ursule, c’est qu’une tradition circule parmi vos colons, d’après laquelle ce qui aurait amené le mariage de vos parents, ce serait la manière dont votre père aurait défendu l’habitation d’Herman Mordaunt, qui, jusque-là, avait eu l’intention de marier sa fille à un lord anglais. Mais à quoi bon vous répéter toutes ces sottes histoires ?

— Elles ne sauraient m’être indifférentes, puisqu’elles concernent mes parents.

— Je suis sûre que ce sont autant d’inventions, comme tous les bruits qui circulent sur ce qui se passe dans l’intérieur des familles. Au surplus, puisque vous le voulez, ma tradition ajoute que votre mère s’était d’abord laissé captiver par les brillantes qualités du jeune lord, mais qu’elle finit par donner la préférence au général Littlepage, et que cette union a été des plus fortunées.

— Votre tradition ne rend pas justice à ma mère, et altère la vérité sur un point très important. Je tiens de ma grand’mère que l’attachement de sa fille pour mon père remonte et leur plus tendre enfance, et qu’il fut inspiré par la manière dont, la voyant insultée par un autre petit garçon, il prit généreusement sa défense.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Ursule avec une énergie qui me frappa. Je ne conçois pas qu’une femme aime deux fois. Aussi, il y a une autre partie de la tradition que j’aime beaucoup, d’après laquelle une amie de votre mère qui avait perdu son fiancé dans la nuit de l’attaque dirigée contre Ravensnest, n’aurait jamais voulu se marier, pour rester fidèle à sa mémoire.

— Ne s’appelait-elle pas Wallace ? demandai-je vivement.

— Oui, Mary Wallace ; c’est un nom qui me sera toujours cher. À mes yeux, monsieur Littlepage, il n’y a rien de plus digne de respect et de vénération que la femme qui reste fidèle à ses premières affections ; dans toutes les circonstances, dans la vie comme dans la mort.

— Et aux miens également, chère Ursule ! m’écriai-je avec transport.

Mais je n’aurai pas la niaiserie de chercher à rapporter tout ce que je lui dis alors. Ursule, en quelques semaines, avait tellement pris racine dans mon cœur que tous mes efforts pour l’en arracher eussent été inutiles, lors même que j’en aurais eu le désir. Mais déjà je m’étais interrogé froidement, et je ne voyais aucun motif pour vouloir m’affranchir de l’empire qu’Ursule Malbone avait pris sur moi. Elle me semblait réunir tout ce qu’un homme pouvait désirer dans la compagne de sa vie, et sa pauvreté ne me paraissait pas un obstacle à notre mariage. Par son éducation, par sa famille, elle était à mon niveau, et j’avais assez de fortune pour deux. Il était essentiel pour le bonheur d’un ménage que l’on eût les mêmes habitudes, les mêmes opinions, les mêmes préjugés, si vous voulez ; mais, au delà, toute considération d’intérêt ne devait, suivant moi, exercer aucune influence.

D’après cette manière de voir, et sous l’impulsion d’un attachement aussi vif que profond, j’ouvris toute mon âme à Ursule. Je crois que je parlai bien un quart d’heure sans être interrompu une seule fois. Je ne souhaitais pas d’entendre la voix d’Ursule ; car j’avais la défiance qui est, dit-on, la compagne inséparable du véritable amour, et je tremblais que la réponse ne fût pas conforme à mes désirs. Je pus m’apercevoir, malgré l’obscurité croissante, qu’elle était fortement agitée ; et j’avoue que cette circonstance me parut favorable. Voyant qu’on gardait le silence, je pressai Ursule de s’expliquer, et voici ce qu’elle me répondit enfin enfin d’une voix tremblante :

— Je vous remercie du fond du cœur, monsieur Littlepage, de cette déclaration inattendue, et, j’aime à le croire, sincère. Venant de vous, et s’adressant à une pauvre orpheline, elle indique une honorable franchise, une noble générosité, que je n’oublierai jamais. Mais je ne suis plus maîtresse de ma foi ; elle est engagée à un autre ; c’est un engagement sacré, que mon cœur a ratifié, et je dois d’autant plus ne vous laisser aucun doute sur mes sentiments, que votre offre est plus délicate et plus généreuse.

Je ne pus en entendre davantage ; car, me levant précipitamment, je m’éloignai à grands pas et je m’enfonçai dans la forêt.