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Le Porte-Chaîne/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 184-195).


CHAPITRE XVIII.


La horde implacable, dans sa fureur aveugle, l’a cruellement traité. Les fleurs sont flétries ; mais nous trouvons encore le miel sur ses lèvres.
Cowper.


Je me trouvais donc seul et désarmé au milieu de six hommes d’une force athlétique ; car Laviny avait été envoyée pour rassembler ses frères, et Prudence avait fait en même temps un appel énergique en soufflant dans sa conque d’une manière particulière. Engager une lutte si disproportionnée, c’était me compromettre sans aucun avantage ; je me décidai donc à attendre patiemment ce qui serait résolu à mon égard. Dans le premier moment, rien n’annonça qu’on voulût se porter à des actes de violence. Toute la couvée du squatter, jeunes et âgés, mâles et femelles, était groupée autour de moi. Les uns me jetaient des regards de défi, d’autres avaient un air indécis, tous semblaient inquiets. Pour moi, j’avouerai franchement que mes sensations étaient loin d’être agréables. Je savais que j’étais entre les mains des Philistins, dans la profondeur des forêts, à vingt milles de tout établissement, n’ayant d’autre ami dans les environs que le porte-chaîne, qui était au moins à deux lieues de distance, et qui ignorait complètement ma position. Je conviens cependant qu’à cet égard je n’étais pas sans un rayon d’espoir.

Je ne pouvais croire un instant que l’Onondago, ce compagnon si dévoué de mon père et du porte-chaîne, fût un traître. Cette supposition ne se présenta même pas à mon esprit. S’il s’était échappé, c’était sans doute parce qu’il avait présumé que plus tard on le retiendrait de force, et qu’il avait voulu prévenir ses amis de la situation critique dans laquelle je me trouvais, et les amener à mon secours. Une idée semblable frappa probablement Mille-Acres dans le même instant ; car ayant jeté un coup d’œil autour de lui, il s’écria tout à coup :

— Qu’est devenue la Peau-Rouge ? La vermine a décampé, comme je suis un honnête homme ! Nathaniel, Moïse, Daniel, prenez vos carabines et lancez-vous à sa poursuite ! Ramenez-le, si vous le pouvez « avec toute sa peau ; » mais autrement, un Indien de plus ou de moins ne fera pas grande sensation dans les bois.

J’eus bientôt occasion de remarquer que le gouvernement patriarcal de Mille-Acres était des plus absolus et des plus expéditifs. Quelques mots suffisaient pour produire un grand effet, car à peine Aaron avait-il promulgué son ordre suprême que les trois homonymes des anciens prophètes, Nathaniel, Moïse et Daniel, quittaient la clairière par trois points différents, portant chacun à la main une longue et formidable carabine de chasse. Cette arme, si différente pour le degré de puissance de celle qui est employée dans nos armées, se trouvait certainement placée dans des mains dangereuses ; car chacun de ces jeunes gens en connaissait le maniement depuis l’enfance ; la poudre, le rhum, un peu de plomb, c’étaient à peu près les seules dépenses qu’ils se permissent pour leur amusement. Je tremblai pour Susquesus. Sans doute il devait s’attendre à être poursuivi, et il savait si bien faire perdre sa piste que son habileté en ce genre lui avait valu le surnom de Sans-Traces. Cependant les chances étaient contre lui ; l’expérience a démontré que le Blanc surpasse l’Indien même dans les choses qui semblent être spéciales à celui-ci, toutes les fois qu’il a eu occasion de les apprendre. Néanmoins je ne pouvais que prier intérieurement pour mon ami.

— Faites entrer cet homme, ajouta le vieux Mille-Acres d’un ton ferme, dès que ses trois fils furent partis — il en restait encore assez pour exécuter tel ordre qu’il lui plairait de donner. Menez-le dans cette salle, et jugeons-le dans toutes les formes, puisqu’il aime tant la loi. Il en veut, il en aura. Ah ! vous êtes un procureur ! je voudrais bien savoir ce que nous avons à faire d’un procureur ici dans les bois.

Tout en parlant, le squatter avait pris le chemin de sa hutte, où il s’assit d’un air d’autorité, tandis que les femmes et les plus jeunes garçons se rangeaient en cercle derrière lui. Voyant que toute idée de résistance serait une folie, sur un signe de Zéphane je suivis, et trois des enfants se placèrent près de la porte, formant comme une espèce de garde. C’était une sorte de tribunal dans lequel le vieux Mille-Acres jouait le rôle de juge instructeur, et moi celui d’accusé.

— Ah ! vous êtes un procureur ! murmura le magistrat improvisé qui semblait encore plus furieux de ce qu’il me croyait être que de ce que j’étais réellement. Silence, enfants, devant la cour ! nous allons lui donner de la loi, plus qu’il n’en voudrait, puisqu’il aime tant la loi. Tout sera fait suivant les règles. Tobit, ajouta-t-il en s’adressant à son fils aîné, colosse de vingt-six ans, vous en savez plus qu’aucun de nous au sujet de la justice, et vous pouvez nous diriger. Qu’ont-ils commencé par vous faire, quand ils mirent la main sur vous dans la colonie de Hampshire, le jour où, avec votre jeune camarade, vous étiez parti des établissements de Vermont pour chercher des brebis ? Vous aviez fait une bonne rafle a vous deux, quand vous fûtes arrêtés et dépouillés du fruit de vos rudes travaux, avant que vous eussiez pu regagner les montagnes. Ils vous traitèrent suivant la loi, à ce qu’ils prétendirent. Voyons, comment s’y prirent-ils ?

— Je fus conduit devant l’Écuyer qui se fit rendre compte de l’affaire, me demanda ce que j’avais à dire pour ma défense, et m’envoya en prison jusqu’au jour du jugement. Vous n’avez pas oublié ce qui arriva ensuite, ni moi non plus.

Je devinai que ce qui était arrivé ensuite était loin d’être agréable, ce qui faisait que Tobit n’aimait pas même à en parler. À cette époque i était assez d’usage que les voleurs de moutons fussent attachés au poteau fatal où l’on donnait les étrivières, et qu’ils en reçussent « quarante coups moins un. » Nous voyons surgir parmi nous une secte de soi-disant philanthropes qui, dans leur grand désir de réformer et d’amender les fripons, s’inquiètent peu de livrer les honnêtes gens complètement à leur merci, le tout pour l’avantage spécial de leurs élèves. Quelques-uns de ces réformateurs ont déjà réussi à abattre tous ces poteaux, supprimant ainsi le mode de châtiment le plus prompt et le plus efficace pour un certain genre de délits. Nos enfants sentiront les conséquences de cette fausse philanthropie. Alors, que ceux qui auront des poulaillers, des étables, des basses-cours, des vergers, tout ce qui peut tenter des maraudeurs qui n’en sont qu’à leur début, se tiennent sur leurs gardes, car je crains bien que les déprédations continuelles qu’ils auront à subir ne soient une protestation tardive contre ces belles théories. Un seul de ces poteaux redoutés ferait plus pour réformer tout un quartier que cent prisons avec leurs vingt et trente jours d’emprisonnement. Je suis tout aussi porté que qui que ce soit à travailler à la réforme des criminels, mais à la condition que les garanties dont la société a besoin seront maintenues avant tout. C’est là le grand but de la législation ; et la sûreté publique ne doit pas être sacrifiée à l’intérêt des coupables. Que les personnes, le caractère privé et les propriétés soient d’abord garantis par des mesures de répression suffisantes ; et alors libre à vous de faire toutes les expériences que votre philanthropie pourra vous suggérer[1]. Mais rentrons dans la salle d’audience, et écoutons le juge.

— Oui, oui, il est inutile de revenir sur ces détails, reprit Mille-Acres, nous savons ce que nous savons. Ainsi donc, vous fûtes conduit devant un magistrat, n’est-ce pas ? lequel vous envoya en prison ; mais il commença par vous demander ce que vous aviez à dire. C’était de toute justice, et j’agirai de la même manière, comme le veut la loi. Voyons, jeune procureur, qu’avez vous à dire, vous ?

Seul comme je l’étais, au pouvoir de gens qui n’étaient rien moins que scrupuleux en fait de légalité, il me sembla du moins que je ne devais pas laisser planer sur moi des inculpations qui n’étaient point méritées.

— D’abord, permettez-moi de vous faire observer, répondis-je, que vous êtes dans l’erreur sur mon caractère. Je ne vous ai point parlé de procureur, mais de procuration que je tenais de mon père. Je ne suis ni homme de loi ni procureur.

Il me parut que cette déclaration produisait un effet assez sensible sur l’auditoire, et que l’indignation que j’avais excitée se calmait en partie. Je crus même entendre Laviny dire à demi-voix avec une expression de joie : Je savais bien que ce n’était pas un procureur ! Quant à Tobit, son air farouche et menaçant s’adoucit, du moins pour le moment. En un mot, ma situation était évidemment améliorée.

— Ah ! vous n’êtes pas procureur ! s’écria Mille-Acres ; bien vrai ?

— Je vous ai dit que j’étais le fils du général Littlepage et que j’avais sa procuration et celle du colonel Follock qui possèdent ces terres en commun, pour les vendre ou les affermer, et faire toute espèce de transactions en leur nom.

Cette explication me fit perdre autant de terrain que je venais d’en gagner ; mais j’étais bien décidé à ne point trahir la vérité.

— Il avait bien besoin de parler de tout cela ! murmure Laviny.

Un regard sévère de Prudence gourmanda la jeune fille, qui garda le silence.


l

— Procuration, procureur, tout cela se ressemble ! reprit le squatter. Je vous demande un peu ce que ferait un procureur sans procuration ! Et puis, vous dites que vous êtes le fils du général Littlepage ; le fils, et le père, c’est tout un. Si mon fils aîné, Tobit, tombait entre les mains de certaines gens que je ne nommerai pas, il passerait, j’en suis sûr, un aussi mauvais quart d’heure que si c’était moi. Qu’est-ce que vous parlez aussi de terres en commun ? Si elles sont en commun, pourquoi donc ce général s’en prétend-il le propriétaire ?

Voyant bien que le squatter ne cherchait qu’à faire une mauvaise chicane, et persuadé qu’il m’avait très-bien compris, je ne répondis rien.

— Eh bien ! parlerez-vous ? s’écria Mille-Acres avec une énergie toujours croissante.

— J’ai dit que mon père n’était pas seul propriétaire ; que le colonel Follock l’était également, et que par conséquent ces terres étaient indivises entre eux.

— Indivises ! Hein, Tobit, comme il sait bien les termes ! et il ira dire qu’il n’est pas procureur !

— Il m’en à tout l’air à moi, père, répondit le fils aîné, qui semblait le digne descendant du squatter par son naturel farouche et indomptable.

— Eh bien ! il trouvera à qui parler. La justice et moi nous nous connaissons de vieille date. Quand elle me tient dans ses griffes, elle sait me les faire sentir ; mais quand je la tiens dans les miennes, elle ou un de ses suppôts, je serais bien bête de lâcher prise facilement. — Eh bien ! nous connaissons maintenant toute l’affaire. Je lui ai demandé ce qu’il avait à dire, et il a parlé tant qu’il a voulu. Il nous a dit qu’il est le fils de son père, et que le général à ces terres en commun, c’est-à-dire à peu près comme nous. L’affaire est instruite, comme on dit, Tobit, n’est ce pas ? et il ne reste plus qu’à l’envoyer en prison. Le juge dut griffonner quelque chose sur un papier, Tobit, pour la régularité de la chose, n’est-ce pas ?

— Oui, père ; le juge remit au délégué du shérif un mandat d’arrêt, en vertu duquel je fus conduit en prison.

— Oui, oui, je connais toutes leurs simagrées et tous leurs tripotages. J’ai été traduit plus d’une fois, dans mon temps, devant des magistrats, et je les ai presque toujours enfoncés. C’est là le vrai moyen de se tirer d’affaire. Mais, voyons, avant de coffrer ce jeune homme, rédigeons un bout d’écrit. Prudence, ouvrez ce tiroir.

— Avant que vous alliez plus loin, dis-je en l’interrompant, je dois déclarer de nouveau que vous êtes dans l’erreur. Je vous répète que je ne suis point procureur, que je suis complètement étranger à la justice. Je suis militaire, j’ai commandé une compagnie dans le régiment du général Littlepage, et je suis entré au service dès l’âge le plus tendre. J’ai vu Burgoyne se rendre, et sa troupe déposer les armes.

— Eh bien ! qui s’en serait douté ! s’écria la compatissante Laviny. Il est si jeune qu’on croirait à peine qu’il ait jamais pu résister au souffle du vent !

Cette déclaration ne manqua pas son effet. Se battre était ce que la famille du squatter comprenait et appréciait le mieux. Il y avait quelque chose de guerrier dans le maintien et dans les allures du vieux Mille-Acres, et je ne m’étais pas trompé en supposant qu’il éprouverait quelque sympathie pour un soldat. Il me regarda fixement, et ses dispositions parurent se radoucir.

— Vous avez servi contre Burgoyne ? me dit-il ; moi aussi, avec Tobit, Moïse, Nathaniel, tous ceux des miens en un mot qui avaient la force de porter un mousquet. Ce sont mes plus beaux jours, bien qu’ils soient venus tard, et lorsque la vieillesse avait déjà alourdi mes bras. Mais quelle preuve pouvez-vous donner que vous dites vrai ?

— Ici, dans la position où je me trouve, la chose serait assez difficile ; mais fournissez-m’en l’occasion, et je vous en convaincrai de manière à lever tous vos doutes.

— Voyons un peu. Quel régiment était à droite, celui de Hazen ou celui de Brooke, quand on marcha contre Jarmans ? Répondez, et je verrai bientôt si je dois vous croire.

— Je ne saurais trop le dire, car j’étais avec mon bataillon, et la fumée ne nous permettait guère de rien distinguer.

— Il n’y était pas ! vociféra Tobit en fureur, montrant les dents comme un chien irrité.

— Il y était ; je suis sûre qu’il y était ! s’écria Laviny du ton le plus positif.

Une bonne tape que lui donna sa mère lui apprit à ne pas intervenir ainsi, et les hommes étaient trop occupés pour faire attention à une interruption aussi peu importante.

— Dans tous les cas, ajouta Mille-Acres, mon devoir est de l’envoyer en prison. Mais comme, après tout, il ne serait pas absolument impossible qu’il eût servi contre Burgoyne, nous le dispenserons de la formalité d’un mandat écrit, et il ne sera pas garrotté. Tobit, emmenez votre prisonnier, et enfermez-le dans le magasin. Quand vos frères seront revenus de la poursuite de l’Indien, nous déterminerons ce que nous devons faire de lui.

Mille-Acres intima ses ordres avec dignité, et ils furent exécutés à la lettre. Je ne fis pas de résistance, c’eût été m’exposer à de nouveaux affronts. Tobit se contenta de me faire signe de le suivre, et ses deux robustes frères marchèrent après moi. J’avoue qu’en me rendant à ma prison, j’eus un moment la pensée de fuir ; mais j’étais trop certain d’être poursuivi et d’être ramené immédiatement, pour persister dans ce projet ; c’eût été m’exposer de gaieté de cœur à un châtiment rigoureux. Je ne pouvais, pour le moment, que me soumettre, et m’abandonner à la Providence. M’abaisser aux remontrances ou aux prières, c’est ce que ma fierté ne m’eût jamais permis. Je n’en étais pas encore réduit à implorer un squatter.

La prison où je fus conduit était un magasin construit en bois d’une manière assez solide pour défier les tentatives d’évasion que pourrait faire un captif dénué de toute espèce d’outils et d’instruments. Il n’y avait point de fenêtres ; les jours qui se trouvaient entre les différentes bûches, laissaient pénétrer assez d’air et de lumière, et il n’y avait d’autre ouverture artificielle que la porte. Celle-ci était faite en planches solides et fortement assujetties entre elles par de grosses barres de fer et des verrous. Cette salle était assez vaste ; elle avait au moins vingt pieds de long. Un tas de blé en garnissait l’extrémité. Avant d’entrer on m’ôta le grand couteau que je portais sur moi comme la plupart de ceux qui vivent dans les bois, et l’on me fouilla avec soin pour voir si je n’avais pas quelque instrument dont je pusse me servir pour chercher à me sauver.

Il n’y avait pas alors de papier-monnaie en Amérique, depuis la baie d’Hudson jusqu’au cap Horn. On ne connaissait que l’or et l’argent, et mes poches en étaient assez bien garnies. On ne m’en prit pas une seule pièce. Ces squatters n’étaient point des voleurs dans l’acception ordinaire du mot, mais simplement des citoyens abusés qui s’appropriaient le bien d’autrui en vertu de certains grands principes qu’ils avaient établis eux-mêmes. Je pose en fait qu’il n’était pas un membre de la famille de Mille-Acres qui ne se fût révolté à l’idée de passer pour un simple voleur ; seulement ils s’étaient constitués en état d’hostilité contre la société, et c’était, suivant eux, une guerre loyale qu’ils lui faisaient.

Je ne fus pas plus tôt sous les verrous, que je me mis à examiner ma prison et ses alentours. La chose n’était pas difficile, les différentes couches de bûches, posées les unes sur les autres, laissant entre elles assez d’intervalle pour permettre de faire des reconnaissances de tous les côtés. Dans la vue sans doute de pouvoir être gardé plus facilement, le magasin était placé au centre de l’établissement, ce qui rendait tout projet d’évasion plus difficile, mais ce qui facilitait simplement l’examen que j’avais entrepris, et dont je vais faire connaître le résultat. Naturellement, la découverte de mon nom, mon interrogatoire, mon arrestation, étaient des circonstances de nature à causer une certaine agitation dans la famille du squatter. Toutes les femmes s’étaient groupées autour de Prudence, près de la porte de la hutte, et les petites filles se sentirent attirées de ce côté, comme les particules de substances obéissent aux lois de l’affinité. La partie mâle, à l’exception d’un petit garçon de huit à dix ans, était rassemblée près du moulin, où Mille-Acres semblait tenir un conseil avec ses fils dont aucun ne paraissait animé de dispositions pacifiques. Tout en écoutant Prudence, les femmes regardaient presque toutes le groupe de leurs protecteurs naturels, comme pour chercher à deviner ce qu’ils allaient décider.

Le petit garçon qui n’était pas avec les autres, s’était étendu nonchalamment sur un arbre renversé, dans une position qui lui permettait de voir en même temps des deux côtés de ma prison. À la manière dont ses yeux étaient constamment braqués sur le magasin, je me convainquis qu’il remplissait les fonctions de sentinelle. Ainsi donc j’étais bien gardé, ma forteresse étant déjà par elle-même assez solide pour que, sans outils d’aucun genre, il fût impossible d’en sortir.

Après ce coup d’œil général jeté sur l’extérieur, je me mis à réfléchir à ma position et aux conséquences probables de mon emprisonnement. Je n’avais pas de grandes craintes pour ma vie, peut-être même pas autant que je l’aurais dû. L’Américain n’aime pas en général à verser le sang ; et l’habitant de la Nouvelle-Angleterre, moins que tout autre. Mais la rapacité de celui-ci était proverbiale, et j’en vins à cette conclusion qu’ils chercheraient à me retenir jusqu’à ce que tout le bois fût vendu, puisque c’était le seul moyen de recueillir le fruit de toutes leurs peines passées. Je n’avais d’espoir qu’en Susquesus. S’il était repris, Mille-Acres et sa famille étaient plus en sûreté que jamais dans leur désert ; mais, d’un autre côté, s’il parvenait à s’évader, je pouvais m’attendre à recevoir dans la journée des nouvelles de mes amis. En s’adressant à l’écuyer Newcome, qui était magistrat, il obtiendrait qu’on réunît mes fermiers pour venir à mon secours, et je n’aurais plus d’autres sujets de crainte que le résultat de la lutte qui pouvait s’engager. Les squatters étaient parfois dangereux quand ils s’étaient monté la tête, et qu’ils se soutenaient les uns les autres pour défendre ce qu’ils regardaient comme des privilèges chèrement acquis. Une fois sur ce terrain, il n’y a point d’illusions que l’homme ne soit porté à se faire, son intérêt propre effaçant en lui tout sentiment du droit. Une première transgression semble excuser toutes les autres ; ou plutôt il semble que les travaux auxquels on s’est livré sur des possessions usurpées légitiment en quelque sorte l’usurpation, et alors on est prêt à mourir pour les défendre. Il va sans dire que ces sortes de gens ne pensent qu’à eux, et ne s’occupent en aucune façon du droit des autres. On se demande quel est donc le fruit de l’instruction religieuse quand on voit une morale si relâchée et des actes si coupables pratiqués au milieu de nous ?

Tout en me livrant à ces pensées, j’avais jeté de nouveau les yeux à travers les ouvertures de ma prison, et je fus surpris de voir un cavalier entrer dans la clairière du côté de l’est. Il semblait connaître parfaitement les lieux ; car il était tout à fait à son aise, quoiqu’il n’eût pas même un sentier frayé pour se diriger. Comme cet homme avait une sacoche sur son cheval, je le pris d’abord pour un de ces esculapes ambulants qu’on rencontre continuellement dans les nouveaux établissements, se faufilant à travers les souches, les arbres renversés, les marais et les fondrières. Ordinairement les familles comme celles de Mille-Acres se traitaient elles-mêmes ; mais il se pouvait qu’un cas spécial demandât les lumières d’un docteur patenté ; et je venais de décider dans ma sagesse que c’était bien cela, quand, à mon grand étonnement, lorsque l’étranger fut plus près de moi, je reconnus mon ex-agent, M. Jason Newcome, le factotum de Ravensnest !

Comme entre le moulin que l’écuyer Newcome m’avait loué et celui que Mille-Acres avait établi à Mooseridge, il n’y avait pas moins de vingt-cinq milles, il était évident que, pour arriver de si bonne heure, il avait dû partir avant le jour. Il avait sans doute trouvé à propos de profiter de l’obscurité pour traverser incognito les habitations de Ravensnest ; et combinant son retour de la même manière, il pouvait regagner son logis, sans que personne eût pu soupçonner une excursion que sans doute il avait intérêt à cacher.

Les conversations entre les divers membres de la famille de Mille-Acres cessèrent dès qu’on aperçut l’écuyer Newcome, quoique son arrivée ne parût causer ni surprise ni inquiétude. Ce devait être cependant un assez grand sujet d’alarme pour des squatters de voir approcher de leurs huttes le magistrat le plus voisin. Si donc il ne se manifestait aucune crainte parmi ceux qui étaient rassemblés, c’était, sans doute, parce que l’écuyer Newcome n’était pas un étranger pour eux.

Newcome fut encore quelque temps à atteindre le petit hameau, si l’on peut donner ce nom aux quelques huttes qui s’élevaient dans cet endroit, et, quand il mit pied à terre, ce fut à la porte d’une écurie, vers laquelle un des petits garçons courut aussitôt pour tenir la bride du cheval : l’écuyer s’avança alors vers le moulin où Mille-Acres l’attendait avec les plus âgés de ses fils pour le recevoir. L’accueil cordial qu’on se fit réciproquement, l’empressement de Prudence et de ses filles à venir aussi saluer le nouvel arrivé, me prouvèrent qu’on se connaissait antérieurement et qu’on devait même être sur le pied de l’intimité. Jason Newcome resta huit ou dix minutes au milieu du groupe de famille ; et lorsque les compliments réciproques et les questions d’usage eurent été échangés, le magistrat et le squatter se retirèrent à l’écart, comme des hommes qui ont à débattre ensemble des intérêts importants.

  1. M. Mordaunt Littlepage écrit ici avec une vérité prophétique. Les petites déprédations de cette nature sont devenues si fréquentes, que c’est à peine si l’on songe maintenant à recourir à la justice. Au lieu de ce châtiment prompt et efficace qu’administraient nos pères, la loi, pour les plus simples délits, est entourée de tant de lenteurs, de tant de formalités, qu’il faut souvent des années pour que le plus petit maraudeur soit jugé, s’il a pu se procurer quelque argent pour payer un avocat.