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Le Porte-Chaîne/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 9-19).


CHAPITRE II.


C’est un honnête coquin, Monsieur, qui, toutes les fois que j’ai l’âme soucieuse et mélancolique, sait me recréer par ses facéties.
Shakespeare.


On a vu que, si j’avais acquis quelques connaissances, ce n’était pas du moins grâce à la suite que j’avais mise dans mes études. Il est hors de doute que l’instruction eut beaucoup à souffrir pendant la révolution et les vingt années qui suivirent. Tant que nous fûmes colonies, nous recevions d’Europe d’excellents maîtres ; mais les arrivages cessèrent en grande partie, dès que les troubles commencèrent, et ils ne recommencèrent pas immédiatement au moment de la paix.

Les relations que j’avais dans l’armée contribuèrent à m’attirer hors de la maison paternelle, malgré toutes les tentations qui pouvaient m’y retenir. Sans parler de ma mère et de ma grand-mère qui m’idolâtraient, sans parler de ma tante Mary que j’aimais presque autant ; j’avais deux sœurs, l’une plus âgée, l’autre plus jeune que moi… L’aînée, qui s’appelait Anneke comme sa mère, avait six ans de plus que moi, et, au commencement de la guerre, elle avait épousé un riche propriétaire, M. Kettletas, qui la rendait parfaitement heureuse. Ils avaient plusieurs enfants et demeuraient dans le comté de Dutchess, ce qui fut un motif de plus pour ma mère d’aller y fixer provisoirement sa résidence. J’avais pour Anneke les sentiments qu’un frère a naturellement pour une sœur beaucoup plus âgée, qui est bonne, affectueuse et dévouée ; mais la petite Catherine, ou Kate, était ma favorite. Kate était de quatre ans ma cadette ; j’avais vingt-deux ans lors du licenciement de l’armée, et elle dix-huit par conséquent. Cette chère sœur était une petite espiègle, toute sautillante, toute riante, toute frétillante, quand j’avais pris congé d’elle, en 1781, pour joindre le régiment comme enseigne, fraîche et jolie comme un bouton de rose. Je me rappelle que le vieil André et moi, nous passions des heures entières au camp à causer de nos petites favorites ; lui, de sa nièce, moi de ma jeune sœur. D’abord, cela va sans dire, je ne comptais me marier jamais ; nous vivrions ensemble, ma sœur et moi ; elle serait ma compagne, ma femme de ménage, et moi son guide et son protecteur. Le grand bonheur de la vie, pour nous tous, était la paix avec l’indépendance ; ces biens une fois obtenus, aucun de nous, au régiment, n’était assez peu patriote pour douter de l’avenir.

On aurait ri de voir avec quelle ardeur, avec quelle naïve simplicité le vieux porte-chaîne embrassait tous ces projets enfantins. Sa nièce était orpheline. Fille unique d’une sœur qu’il avait perdue, elle n’avait que lui de parent au monde. Il est vrai que cette nièce avait eu le bonheur d’être recueillie par une amie de sa mère qui l’avait prise en affection, et qui, forcée, par des revers de fortune, de fonder un pensionnat, avait donné à sa protégée une éducation bien différente de celle qu’elle eût reçue sous la direction de son oncle ; mais elle perdit cette excellente amie en 1783, et André fut obligé de penser sérieusement à l’avenir de sa nièce, qui retombait entièrement à sa charge. Il est vrai que la jeune fille voulait chercher les moyens de se suffire à elle-même ; mais c’était ce que ni la fierté, ni l’affection du vieux porte-chaîne n’entendaient permettre.

— Qu’est-ce que l’enfant ferait ? me dit André, un jour qu’il me racontait tous ces détails. Elle ne saurait porter une chaîne, bien qu’elle ait assez de tête et qu’elle soit assez savante pour mesurer la terre. Si vous voyiez tout ce que la bonne dame m’écrivait sur les connaissances de son élève ! c’était une kyrielle à n’en plus finir. Et puis elle écrit en perfection ; savez-vous qu’il ne me faut pas moins d’une semaine entière pour lire une de ses lettres ?

— Une semaine entière ? mais, puisqu’elle écrit si bien, André, il me semble que cela devrait vous faciliter singulièrement la besogne.

— Au contraire. Quand on ne sait faire soi-même que des pattes de mouche, on se perd dans tous ces beaux jambages dont ses lettres sont remplies.

— Eh bien donc, vous songez à lui faire prendre l’état d’arpenteur ? lui dis-je pour m’amuser.

— La pauvre enfant est un peu délicate pour courir les bois ; mais, s’il ne s’agissait que de calculs, elle battrait sans peine le plus fort géomètre de la province.

— Nous appelons maintenant New-York un État, capitaine André, ayez la bonté de vous en souvenir.

— Oh ! c’est vrai, et je fais toutes mes excuses à l’État. Après tout, on va joliment se jeter sur les terres, dès que la guerre sera complètement terminée, et le métier de porte-chaîne va redevenir excellent. Savez-vous, mon garçon, qu’on parle de nous donner à tous, officiers et soldats, une certaine quantité de terres ; et que, par ainsi, je me retrouverais propriétaire, comme je l’étais à mon entrée dans le monde ? Vous, qui hériterez d’écus par milliers, peu vous importe d’en avoir quelques centaines de plus ou de moins ; mais j’avoue que, pour moi, l’idée me sourit infiniment.

— Allez-vous donc vous adonner de nouveau à l’agriculture ?

— Non, l’agriculture et moi, nous ne nous sommes jamais bien entendus ensemble. Mais si une fois j’ai des terres, je pourrai bien les mesurer, je suppose, sans que messieurs les savants viennent se jeter à la traverse. On verra, on verra si mes calculs sont si fautifs, après tout. Si on ne veut pas se fier à moi, ce n’est pas une raison pour que je ne me fie pas à moi-même.

Je savais que le vieil André était un peu piqué de n’avoir point réussi dans la partie purement intellectuelle de sa profession ; et, pour détourner la conversation d’un sujet qui pouvait lui être désagréable, je me mis à lui parler de sa nièce, et ce fut alors que j’appris quelques particularités qui m’étaient encore inconnues.

La nièce du porte-chaîne s’appelait Ursule Malbone. Ursule, bien que fille de la sœur d’André, n’était pas du sang des Coejemans. Il paraîtrait que la vieille mistress Coejemans s’était mariée deux fois, et que son second mari était le père de la mère d’Ursule. Bob Malbone, comme le porte-chaîne appelait toujours le père de l’enfant, était d’une très-bonne famille de l’Est ; mais c’était un dissipateur effréné, qui n’avait épousé la mère d’Ursule que pour sa dot ; aussi en moins de dix ans, avait-il mangé toute la fortune de sa femme et la sienne. Ils avaient une fille de deux ans, lorsqu’ils moururent à deux mois de distance l’un de l’autre, laissant la petite Ursule aux soins de son oncle qui passait alors sa vie dans la forêt, livré à ses occupations ordinaires, et de mistress Stratton, la maîtresse de pension dont j’ai parlé. Elle avait bien un demi-frère, Bob Malbone ayant eu deux femmes ; mais il était à l’armée, et il avait une proche parente à soutenir avec sa modique paie. Cependant, grâce à mistress Stratton et au porte-chaîne, à l’aide aussi de quelques cadeaux du frère, Ursule n’avait manqué de rien jusqu’à dix-huit ans, et elle avait reçu le bienfait d’une éducation soignée, quand sa protectrice vint à mourir. Il ne lui resta dès-lors d’autre appui que son oncle. Son frère cherchait bien à faire quelque chose pour elle, mais il n’était que capitaine, et, malgré sa bonne volonté, il lui était bien difficile de faire quelques économies sur ses appointements.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que le vieil André aimait Ursule plus que tout au monde. Quand il était un peu tendre, car jamais ses petites débauches n’allaient plus loin, il ne tarissait pas sur le compte de sa nièce ; alors ses yeux se remplissaient de larmes ; et, un jour même, il me proposa sérieusement de l’épouser.

— Vous êtes faits l’un pour l’autre, me dit-il d’un grand sérieux, dans cette occasion mémorable ; et, quant à la fortune, je sais que vous n’y tenez pas, puisqu’à vous seul vous en avez assez pour une demi-douzaine. Je vous jure, capitaine Littlepage, — cette conversation avait lieu quelques mois seulement avant le licenciement, lorsque je venais d’obtenir une compagnie, — Je vous jure que la petite fille ne fait que rire du matin au soir, et que c’est la compagne la plus gaie qu’un vieux militaire puisse souhaiter pour se distraire. Essayez-en seulement, et vous m’en direz des nouvelles.

— Un vieux militaire, c’est possible, mon ami ; mais vous oubliez que, par mon âge, je ne suis guère qu’un enfant.

— Allons donc ! un enfant qui se bat comme un lion ! Est-ce que je ne vous ai pas vu au feu ?

— Soit ! mais ce n’est pas le militaire, c’est l’homme qui se marie, et l’homme est bien jeune, quoi que vous en disiez.

— Vous avez tort, mon garçon, vous avez tort ; car Ursule est la gaieté incarnée, et je lui ai souvent parlé de vous de manière à vous aplanir joliment le chemin.

J’assurai à mon ami André que je ne songeais nullement à me marier, et que, dans tous les cas, j’aurais plus de goût pour une femme mélancolique et sentimentale que pour une petite rieuse. Le vieux porte-chaîne ne se fâcha pas de mon refus ; mais, loin de se décourager, il revint plus de douze fois à la charge. Alors arriva le licenciement de notre régiment, et nous nous séparâmes. Si nous ne devions plus nous revoir comme soldats, j’espérais bien ne pas perdre, pour cela, de vue mon vieil ami, et s’il ne trouvait pas d’occupation d’un autre côté, j’étais bien décidé à lui en donner moi-même.

La chose ne m’était pas très-difficile. Mon aïeul paternel, Herman Mordaunt, m’avait laissé un domaine considérable dont je devais entrer en jouissance à ma majorité. Ce domaine, d’une vaste étendue, situé dans ce qui forme aujourd’hui le comté de Washington, portion de notre territoire au nord-est d’Albany, avait été divisé et affermé en partie avant sa mort ; mais la plupart des baux étaient expirés, et les colons attendaient pour les renouveler des temps plus tranquilles. Jusqu’alors Ravensnest — c’était le nom de la propriété — n’avait été, pour la famille, qu’une source de tracas et de dépenses ; mais la terre était bonne ; des améliorations importantes avaient été opérées, et il y avait lieu d’espérer, à l’avenir, quelques produits. Auprès de ce domaine était celui de Mooscridge qui, concédé, dans le principe, au premier général Littlepage et au vieux colonel Follock, était échu pour moitié, lorsque ce dernier avait été si indignement scalpé au commencement de la guerre, à Dirck-Follock. Mon grand-père alors avait transmis à son fils unique la part qui lui appartenait. Cette propriété avait été divisée autrefois en grands lots, mais, par suite de circonstances malheureuses, puis des troubles qui avaient éclaté plus tard, elle n’avait jamais été distribuée en fermes. Aussi, tout ce qu’elle avait jamais rapporté, c’était le privilège de payer les taxes et les redevances que s’était réservées la couronne.

Puisque j’en suis sur ce chapitre, il vaut mieux achever ici mes explications préliminaires. À l’époque de la paix, nous étions loin d’être riches. Mon grand-père paternel avait pour tous biens Satanstoe, ferme peu étendue, mais dont les terres étaient excellentes ; et quelques sommes placées à intérêt. Ce fut un beau jour pour lui que celui où il put reprendre possession de sa maison, lorsque sir Guy Carleton retira tous ses détachements du West-Chester. Mais, dans l’année même de son retour, il mourut de la petite vérole dont il avait rapporté le germe de l’armée. Mon père n’était revenu à Lilacsbush qu’après l’évacuation, qui eut lieu le 25 novembre 1783. Les maisons et les magasins que nous avions à New-York avaient été occupés par l’ennemi, ce qui avait interrompu le paiement des loyers, et il n’était pas facile de faire rentrer des intérêts dus par des personnes qui habitaient dans l’enceinte des lignes anglaises.

À qui voit l’état actuel du pays, il n’est pas aisé de faire comprendre ce qu’il était alors. Pour en donner une idée, je rapporterai une aventure qui m’est personnelle, et qui remonte à l’époque où j’allai rejoindre l’armée. Elle me fournira, en même temps, l’occasion de présenter au lecteur un ancien ami de la famille, qui s’est trouvé jouer un rôle important dans divers événements de ma propre vie. J’ai parlé de Jaap, un esclave de mon père, qui était à peu près de mon âge. À l’époque dont je parle, Jaap était un nègre entre deux âges, à tête grisonnante, ayant la plupart des défauts et toutes les qualités des êtres de sa race et de sa condition. Ma mère était si sûre de sa fidélité qu’elle demanda, avec instance, qu’il accompagnât son mari à la guerre ; et le nègre ne se fit pas prier, d’abord parce qu’il aimait les aventures, et ensuite parce qu’il haïssait spécialement un certain Indien, mon père ayant fait dans sa première jeunesse quelques expéditions contre cette portion de nos ennemis. Quoique Jaap remplît les fonctions de domestique, il portait un fusil, et faisait même l’exercice avec les soldats. Heureusement notre livrée était bleue avec des parements rouges ; de sorte que Jaap avait presque l’air d’être en uniforme ; circonstance d’autant plus heureuse que jamais la mauvaise tête n’eût consenti à porter d’autre livrée que celle de la famille, à laquelle il appartenait régulièrement. De cette manière, Jaap se trouvait être moitié soldat, moitié domestique, passant assez souvent d’une fonction à l’autre ; prenant même, quelquefois, la pioche en main comme laboureur ; car nos esclaves faisaient toutes sortes d’ouvrages. Il était de règle — et c’était ma mère qui l’avait voulu ainsi — que Jaap m’accompagnât toutes les fois que j’allais à quelque distance sans mon père. Elle supposait assez naturellement que c’était moi qui avais le plus besoin de la présence d’un serviteur fidèle, et le nègre avait fini par être attaché presque exclusivement à ma personne. Ce changement était de son goût, parce que, avec moi, il y avait souvent de longues courses à faire, par conséquent du nouveau à voir ; et puis, il avait à me raconter toutes les aventures de sa jeunesse, histoires bien usées pour mon père qui les avait entendues cent fois, mais qui, pour son jeune maître, avaient tout l’attrait de la nouveauté.

Dans l’occasion dont je parle, Jaap et moi nous revenions au camp, d’une assez longue excursion que j’avais entreprise par ordre du général de division. C’était le moment où « la monnaie continentale » comme on l’appelait, était dans un discrédit complet. C’était à peine si cent dollars en papier en valaient encore un. J’avais emporté, pour payer mes dépenses de route, un peu d’argent, ce qui était précieux, et de trente à quarante mille dollars de « monnaie continentale. » Mais mon argent était épuisé, et il ne me restait, en papier, que deux ou trois mille dollars, ce qui était à peine suffisant pour payer un dîner ; encore les aubergistes faisaient-ils une grimace effroyable quand on essayait de les payer de cette manière. Ce vide, dans ma bourse, se fit sentir, lorsque j’avais encore deux journées de marche devant moi ; et dans une partie du pays où je n’avais point de connaissances. Cependant il fallait bien trouver un gîte pour nous et pour nos bêtes, et procurer aux uns et aux autres quelque nourriture. Sans doute ce n’était pas une dépense bien forte, mais, pour qui n’avait rien, c’était encore une charge trop lourde. En appeler au patriotisme de ceux qui se trouvaient demeurer sur la route, c’était une triste ressource. Le patriotisme est une qualité qui se tient tellement près de l’entrée du cœur humain que, de même que la compassion, elle est toujours prête à prendre la fuite, dès qu’elle prévoit quelque appel direct. C’est bon dans les premiers mois d’une guerre ou d’une révolution ; mais, à la longue, elle finit par tomber tout aussi bien en discrédit que le papier monnaie.

— Jaap, demandai-je à mon compagnon, en apercevant le hameau où je comptais passer la nuit, car il faisait un froid piquant, et mon imagination commençait à avoir besoin, pour se réchauffer un peu, de la douce perspective d’un bon souper chaud. — Jaap, combien d’argent pouvez-vous avoir sur vous ?

— Moi, maître ! singulière question, en vérité !

— Si je vous l’adresse, c’est que je n’ai plus qu’un seul schelling d’York, qui ne vaut que dix-huit sous dans cette partie du monde.

— C’est bien peu, en effet, pour deux estomacs vides, maître, sans parler de nos pauvres bêtes. C’est bien peu, en vérité.

— C’est tout, cependant. J’ai dû donner douze cents dollars pour le dîner et pour l’avoine, à notre dernier gîte.

— Ah ! oui, en monnaie continentale, sans doute. Ce n’est pas grand-chose après tout.

— C’est de la viande creuse, Jaap, nous ne le sentons que trop. Cependant il faut boire et manger ; nos montures éprouvent le même besoin. Du moins les pauvres bêtes pourront boire sans payer, j’espère.

— Oh ! oui, maître, c’est vrai, c’est bien vrai. — Et Jaap éclata de rire avec sa facilité ordinaire, ce dont je n’avais nulle envie.

— Mais il me vient une idée. Laissez faire le vieux Jaap. Il saura vous faire souper, et bien souper encore. Allez seulement en avant, maître ; donnez vos ordres, comme fils du général Littlepage, et le vieux Jaap se charge du reste.

Comme il n’y avait pas d’autre ressource, je piquai des deux, et bientôt je cessai d’entendre le bruit des sabots du cheval de mon nègre. J’arrivai à l’auberge une grande heure avant lui, et je savourais un excellent souper lorsqu’il entra, ne faisant aucunement mine de me connaître, et se donnant de grands airs d’indépendance. Son cheval fut mis dans l’écurie à côté du mien, et je vis bientôt qu’il se faisait servir un grand repas dans la cuisine, avec les bribes de ma table.

Un voyageur de mon apparence fut naturellement placé dans la plus belle salle de l’auberge, et, quand j’eus apaisé mon appétit, Je me mis à lire quelques papiers qui avaient trait à la mission dont j’étais chargé. Jamais on n’aurait pu s’imaginer que je n’avais qu’un schelling dans ma poche ; car mon air était celui d’une personne qui a les moyens de payer tout ce qu’elle demande. La certitude que mon hôte ne perdrait rien pour attendre un peu me donnait une dose convenable d’assurance. Je venais d’achever ma lecture, et je me demandais comment j’emploierais les quelques heures qui restaient avant que je pusse raisonnablement me mettre au lit, quand j’entendis Jaap qui accordait un violon dans la salle commune. Comme la plupart des nègres, le drôle avait du goût pour la musique ; il s’était exercé, et il ne jouait pas plus mal que la moitié des ménétriers du pays.

Le son d’un violon dans un petit hameau, par une froide soirée d’octobre, ne pouvait manquer de produire son effet. Au bout d’une demi-heure, l’hôtesse, toute souriante, vint m’inviter à me joindre à la compagnie, ajoutant très-gracieusement que je ne manquerais pas de danseuses, attendu que la plus jolie fille du village venait d’arriver, et qu’elle n’avait pas encore de cavalier. À mon entrée dans la salle, je fus accueilli par une foule de saluts et de révérences toutes plus gauches les unes que les autres, mais avec bonhomie et simplicité. Jaap aussi me salua en grande cérémonie, et de manière à écarter tout soupçon que nous nous fussions jamais vus.

La danse continua encore pendant deux heures avec beaucoup d’entrain ; mais l’horloge avertit alors les jeunes filles du village qu’il était temps de se retirer. Voyant approcher le moment de la séparation, Jaap me tendit respectueusement son chapeau, et de l’air le plus magnifique j’y jetai ostensiblement mon schelling, et je le passai à la ronde. Un autre schelling y fut déposé, puis des pièces de six sous, puis de simples sous, suivant que la bourse de chaque danseur était plus ou moins garnie. Pour couronner l’œuvre, l’hôtesse, qui avait la meilleure mine du monde, et qui aimait la danse, annonça que le joueur de violon et son cheval seraient hébergés gratis ; sur quoi Jaap se retira. Grâce à cet ingénieux expédient, je trouvai le lendemain matin, dans ma bourse, six schellings et demi en argent, et des sous en assez grand nombre pour défrayer un nègre de cidre pendant un mois.

J’ai souvent ri de bon cœur de la ruse du pauvre diable, quoique je ne lui aie jamais permis de recommencer. Étant passé devant la maison d’un homme qui semblait d’une condition supérieure aux autres, je me présentai devant lui sans le connaître, et je lui racontai mon histoire. Sans me demander d’autre preuve de ce que j’avançais que ma parole, il me prêta cinq dollars en argent, qui suffisaient largement pour toutes mes dépenses, et qui, je n’ai pas besoin de l’ajouter, lui furent fidèlement rendus.

Ce fut un heureux moment pour moi que celui où, avec le titre de major, je me trouvai par le fait mon maître, et libre d’aller où il me plairait. La guerre avait été si monotone et si triste depuis la prise de Charlestown et l’ouverture des négociations, que je commençais à m’ennuyer du métier ; et, à présent que le pays avait triomphé, j’étais tout disposé à le quitter. Ma famille, je veux dire ma mère, ma grand’mère, ma tante Mary et ma plus jeune sœur, avaient repris possession de Satanstoe. dans l’automne de 1782, à temps pour savourer une partie de ses fruits délicieux ; et au commencement de la saison suivante, après la signature du traité, quoique les Anglais continuassent à occuper New-York, ma mère put retourner à Lilacsbush. Aussi, lorsque je revins avec mon père, trouvâmes nous les deux habitations en beaucoup meilleur état que nous n’aurions pu nous y attendre. La bêche et le râteau avaient passé partout ; de nouvelles plantations avaient été faites ; toute trace de négligence ou d’abandon avait disparu. Ma mère était si admirable pour tout ce qui tenait à la tenue d’une maison ! Il semblait que son esprit d’ordre et son bon goût se communiquassent à tout ce qui l’entourait. Je n’ai jamais oublié ce que me dit le colonel Dirck Follock, un jour que nous visitions ensemble les dépendances de Lilacsbush : — Je ne sais comment cela se fait ; on ne voit jamais mistress Littlepage dans sa cuisine, et cependant la présence de la maîtresse de la maison s’y fait constamment sentir ; tant tout est propre, à sa place, tant on se mirerait partout.

Si c’était vrai des parties les plus humbles de l’habitation, combien cette influence n’était-elle pas encore plus sensible dans les autres appartements ! Là, se trouvait ma mère en personne, entourée de tout ce qui dénote le goût et l’élégance, quoique toute trace de luxe en fût bannie.

Quoique le pays eût eu beaucoup à souffrir de sept années de luttes intérieures, l’énergie d’une nation jeune et vigoureuse ne tarda pas à réparer le mal. Sans doute le commerce ne reprit tout son développement qu’après l’adoption de la constitution ; cependant, au bout d’une seule année, il s’était opéré une amélioration sensible. On put commencer à faire partir des bâtiments de commerce avec une certaine sécurité. L’année 1784 fut en quelque sorte un temps d’arrêt ; mais elle n’était pas écoulée que déjà la circulation du sang s’était librement rétablie dans les veines de la nation. Ce fut alors que l’Amérique put apprécier tout l’avantage qu’il y a à traiter ses affaires soi-même, et à ne dépendre de personne. Ce fut là le grand résultat de tous nos efforts.