Aller au contenu

Le Porte-Chaîne/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 42-53).


CHAPITRE V.


Ce serait un excellent homme que celui qui tiendrait le milieu entre lui et Benedict : l’un est trop comme une statue, et il ne desserte pas les dents ; et l’autre, trop comme le fils aîné de milady ; c’est un parlement perpétuel.
Beatrice.


Le jour où je partis de Satanstoe avec ma sœur, j’eus avec ma grand’mère une conversation assez intéressante pour que je la rapporte. Elle eut lieu avant le déjeuner, lorsque Thomas et sa sœur, qui étaient venus dès la veille pour nous faire leurs adieux, n’étaient pas encore descendus. Ma grand’mère m’avait donné rendez-vous dans un petit pavillon moderne qui avait été ajouté à l’extrémité d’un des anciens bâtiments, et nous y arrivâmes au même moment avec une exactitude extrême. Je vis à un certain air d’importance qu’avait pris ma grand’mère qu’il s’agissait de quelque grande affaire, et je pris le siège qu’elle m’avait préparé, avec quelque curiosité d’entendre ce qu’on allait me dire. Les deux fauteuils étaient placés de manière à ce que ceux qui les occuperaient, une fois assis, fussent en face l’un de l’autre. Ma grand’mère avait mis ses lunettes, et elle me regarda fixement, en séparant les boucles de mes cheveux sur mon front, comme elle avait coutume de faire lorsque j’étais enfant. Je vis quelques larmes couler silencieusement derrière les lunettes, et je commençai à craindre d’avoir, sans le vouloir, dit ou fait quelque chose qui eût pu mécontenter l’excellente femme.

— Au nom du ciel, grand-maman, qu’y a-t-il ? Avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Non, mon enfant, non ; bien au contraire. Vous êtes et vous avez toujours été pour nous tous un bon fils. Mais on aurait dû vous nommer Hugh, je le soutiendrai tant que je vivrai. Je l’ai dit à votre père au moment même de votre naissance ; mais il a toujours été entiché du nom de Mordaunt. C’est un nom respectable, je n’en disconviens pas ; on dit même qu’il est en très-bonne odeur en Angleterre, mais c’est un nom de famille, plutôt qu’un nom de baptême. Enfin, il est trop tard à présent : Mordaunt vous êtes ; et Mordaunt vous resterez. Vous a-t-on dit, mon enfant, à quel point vous ressemblez à votre grand-père ?

— Oh ! oui, ma mère me l’a répété bien souvent, les larmes aux yeux, en me disant que Mordaunt aurait dû être mon nom de famille, tant je ressemblais à son père.

— À son père ! quelle idée ! Je reconnais bien là Anneke ! C’est la meilleure des femmes ; je l’aime comme si elle était ma propre fille ; mais elle a quelquefois des idées si étranges ! Vous ressembler à Herman Mordaunt, vous qui êtes tout le portrait de votre grand-père Littlepage ! Vous ne ressemblez pas plus à Herman Mordaunt qu’au roi !

La révolution était encore trop récente pour empêcher ces allusions continuelles à la royauté, quoique mon grand père eût été l’un des whigs les plus prononcés, depuis le commencement de la lutte. Quant à la ressemblance alléguée, j’ai toujours entendu dire que j’avais quelque chose des traits des deux familles, ce qui permettait aux deux lignes de revendiquer sa part de ma figure, et ce qui expliquait peut-être l’espèce d’engouement qu’on avait pour moi des deux côtés. Ma bonne grand’mère était si convaincue de ma parfaite ressemblance avec le « vieux général, » comme elle appelait son défunt mari, qu’avant d’aller plus loin dans la communication qu’elle voulait me faire, elle s’essuya les yeux, et satisfit sa tendresse en attachant sur moi un long regard.

— Oh ! ces yeux ! murmura-t-elle ; et ce front ! la bouche aussi, et le nez, sans parler du sourire, qui est bien cela !

Pour peu que ma grand’mère eût continué, je ne vois pas trop ce qui serait resté de ma figure pour la branche des Mordaunt. Il est vrai que j’avais les yeux bleus, et que « le vieux général » les avait noirs comme du jais ; que j’avais le nez grec, tandis que le sien était tout ce qu’il y avait de plus romain. Mais ma chère grand’mère n’y regardait pas de si près, et son affection ne s’arrêtait pas à ces légères différences.

— Eh bien, Mordaunt, reprit-elle enfin, que dites-vous du prétendu de votre sœur ? M. Bayard est un charmant jeune homme, n’est-il pas vrai ?

— C’est donc bien décidément un prétendu, grand’maman ? Kate y consent ?

— Allons donc, enfant ! dit ma grand’mère en souriant avec autant de malice que si elle n’avait eu que seize ans ; il y a des siècles ! Petit père à tout approuvé, petite maman aussi ; moi je n’ai pas dit non, comme vous jugez bien, et Anneke est aux anges ! Il ne manquait absolument que votre approbation. — Voyez-vous, grand’maman, m’a dit cette chère enfant, ce ne serait pas bien à moi de donner ma main pendant que Mordaunt est absent, et qu’il ne connaît pas même la personne. Attendons son retour. — N’était-ce pas bien aimable de sa part ?

— Oh ! oui, et je ne l’oublierai jamais ; mais pourtant si je n’avais pas approuvé son choix que serait-il advenu ?

— Méchant que vous êtes ! on aurait attendu, et puis on aurait cherché à vous faire revenir de vos préventions. D’ailleurs est-ce que la chose était possible ? Enfin, vous avez donné votre approbation, et il ne manque rien au bonheur de Kate. Une lettre de Lilacsbush, apportée par Jaap, contient le consentement en règle de vos parents, — et quels parents vous avez, mon garçon ! — Kate a écrit aussitôt hier pour donner le sien, et si vous aviez vu comme son petit billet était gentiment tourné ! Il n’y avait que votre mère, Anneke Mordaunt, qui, dans son temps, fût capable d’en écrire de semblables.

— Je suis charmé que tout soit arrangé à votre satisfaction, et certes personne ne désire plus que moi que Kate soit heureuse. C’est une si excellente fille !

— N’est-ce pas ? une véritable Littlepage jusqu’à la moelle des os ! Oh ! elle sera heureuse. Tous les mariages de notre famille ont toujours été heureux. Eh ! bien, mon garçon, quand Kate va être mariée, il ne restera plus que vous.

— Oui, bonne maman, et vous ne serez pas fâchée qu’il reste quelqu’un qui vienne vous voir, sans avoir à ses trousses un tas d’enfants et de nourrices.

— Moi, mon ami ! je serais au désespoir, au contraire, maintenant que la guerre est terminée, de ne pas vous voir vous marier dès qu’il se présentera une occasion favorable. Des enfants ! mais j’en raffole ; et mon regret a toujours été que les Littlepage en aient eu si peu, surtout des garçons. Non, Mordaunt, mon garçon, le plus cher désir de mon cœur est de vous voir marié convenablement, et de tenir dans mes bras une nouvelle génération de petits Littlepage. J’en ai déjà tenu deux, et rien ne manquera à mon bonheur sur la terre, si je puis tenir la troisième.

— Chère bonne maman, que dois-je conclure de tout cela ?

— Que je désire que vous vous mariiez, mon garçon ; et que ce désir est aussi celui de votre père, de votre mère, de votre sœur, de toute la famille.

— Et toute la famille désire que j’épouse la même personne, n’est-ce pas ?

Ma grand-mère sourit, mais elle ne répondit pas sur-le-champ ; peut-être trouvait-elle qu’elle avait été trop vite en besogne. Mais elle avait trop de simplicité et de franchise pour reculer, après s’être tant avancée, et elle résolut sagement de bannir toute réserve.

— Je crois que vous ne vous trompez pas, Mordaunt, dit-elle enfin : notre désir à tous est que vous deveniez amoureux le plus tôt possible ; que vous fassiez votre déclaration aussitôt après, et que le mariage se fasse dès que Priscilla Bayard aura donné son consentement.

— Voilà qui est clair, et il n’y a point d’équivoque possible. J’imiterai votre franchise, bonne maman, et d’abord je vous demanderai si vous ne pensez pas que ce soit bien assez d’une alliance de cette sorte entre deux familles ? Si Kate épouse le frère, quel grand mal y aurait-il à ce que je restasse insensible aux attraits de la sœur ?

— Savez-vous, Mordaunt, que Priscilla Bayard est une des plus jolies filles de la colonie d’York ?

— C’est de l’État d’York qu’il faut dire à présent, chère grand-mère. J’en conviens volontiers : miss Priscilla est charmante.

— Eh ! bien alors, que demandez-vous donc de plus ?

— Je ne dis pas qu’avec le temps je ne puisse prétendre à sa main ; mais ce temps n’est pas arrivé. C’est une affaire trop sérieuse pour qu’elle ne donne pas lieu à de graves réflexions ; et vouloir trop brusquer les choses, est, en pareil cas, un mauvais moyen de réussir.

Ma pauvre grand’mère parut atterrée. Elle craignit d’avoir fait une maladresse, et resta les yeux fixés à terre comme un enfant surpris en flagrant délit.

— Cependant, Mordaunt, répondit-elle après un moment de silence, je n’ai pas été pour peu de chose dans le mariage de vos chers parents, et jamais union n’a été plus heureuse.

J’avais entendu souvent des allusions de ce genre, et chaque fois j’avais surpris un léger sourire sur les lèvres de ma mère en les entendant, sourire qui semblait protester contre l’assertion de ma grand’maman. Une inclination réciproque avait amené le mariage de nos parents, et je sentais bien, connaissant leur caractère, qu’il n’avait pas pu être arrangé, presque à leur insu. J’étais bien déterminé à suivre leur exemple, et j’allais répondre dans ce sens avec plus d’énergie qu’il n’eût peut-être été convenable dans la bouche d’un petit-fils, lorsque les deux jeunes amies parurent à l’entrée du pavillon, et mirent fin à notre conférence secrète.

Jamais les jeunes personnes ne sont mieux à la campagne que dans leur fraîche et simple toilette du matin. Ma sœur était charmante ; mais miss Priscilla était vraiment une beauté accomplie, et en la voyant s’avancer vers nous, le sourire sur les lèvres, d’un pas libre et dégagé, mais en même temps avec un maintien modeste et réservé, qui était des plus attrayants, peu s’en fallut que je ne me penchasse à l’oreille de ma grand’mère pour lui dire que décidément j’allais penser sérieusement à ce qu’elle m’avait dit.

— Mordaunt va nous quitter pour tout l’été, miss Bayard, dit ma grand’mère, qui ne se tenait pas encore pour battue, et je l’ai gardé ici pour avoir un moment d’entretien avec lui avant son départ. Kate viendra souvent me voir, elle ; mais nous ne reverrons Mordaunt qu’à l’entrée de l’hiver.

— Monsieur Mordaunt va voyager ? demanda la jeune personne avec ce degré d’intérêt que demandait la politesse, mais rien de plus ; — car Lilacsbush est si près qu’autrement il lui serait facile de venir de temps en temps savoir de vos nouvelles.

— Oh ! oui, il va bien loin, dans une partie du monde qui me fait trembler !

Miss Bayard, pour cette fois, manifesta quelque surprise, et ses beaux yeux parurent m’interroger, quoique sa langue restât muette.

— Je vois qu’il faut que je m’explique ; autrement miss Bayard va croire que je vais pour le moins en Chine. Le fait est que je ne quitte pas l’État d’York.

— Oui, mais l’État est assez grand pour que je conçoive l’inquiétude d’une grand’maman, quand son petit-fils est à l’autre extrémité. Peut-être allez-vous au Niagara, major Littlepage ? C’est une excursion que quelques jeunes Américains parlent d’entreprendre ; et je serai charmée quand l’état des routes permettra aux dames de se mettre de la partie.

— C’est que miss Bayard est remplie de courage ! s’écria ma grand’mère, ne voulant laisser échapper aucune occasion de faire valoir sa protégée.

— Je ne vois pas, mistress Littlepage, qu’il faille grand courage pour cela. Il est vrai qu’il y a des Indiens sur la route, et un grand désert à traverser ; mais des dames l’ont déjà fait, m’a-t-on dit, et sans danger. On dit tant de merveilles des Cataractes, qu’on est bien tenté de hasarder quelque chose pour les voir.

Quand je me reporte au temps de ma jeunesse, où une excursion au Niagara semblait presque aussi périlleuse qu’un voyage en Europe, j’ai peine à concevoir qu’en aussi peu de temps de pareils changements puissent s’opérer[1].

— Rien ne pourrait m’être plus agréable, répondis-je galamment, à la satisfaction inexprimable de ma pauvre grand’mère, que d’être, dans cette occasion, le chevalier de miss Bayard.

— Vous pensez donc réellement à entreprendre ce voyage, major ?

— Pas maintenant ; c’est un plaisir que je tiens en réserve pour un peu plus tard. Dans ce moment, je vais à Ravensnest, qui n’est guère qu’à cinquante milles d’Albany.

— Ravensnest, Nid des Corbeaux ! Voilà un joli nom, bien que nous aimassions mieux encore, nid de rouges-gorges ou de tourterelles, n’est-ce pas Kate ? Qu’est-ce que Ravensnest, monsieur Littlepage ?

— Un domaine assez étendu, mais, jusqu’à présent, de peu de rapport, qui m’a été légué par mon grand-père Mordaunt. Mon père et le colonel ont tout auprès une propriété qu’on appelle Mooseridge. Je dois visiter les deux biens. Il est temps de s’en occuper ; car, pendant les troubles, ils ont été complètement négligés.

— On dit que les défrichements vont être poussés très-vivement pendant l’été, dit Priscilla en paraissant prendre à cette question un intérêt qui me surprit ; et qu’un grand nombre de planteurs arrivent des États de la Nouvelle-Angleterre.

— Il est rare de trouver une jeune personne qui s’occupe de ces matières, miss Bayard. On voit que je parle à une bonne whig, ce qui est synonyme de bonne patriote.

Priscilla rougit de nouveau, et parut alors vouloir se condamner au silence ; mais Catherine ne laissa pas tomber la conversation.

— Quel est donc ce singulier vieillard dont je vous ai entendu parler, Mordaunt, me demanda-t-elle, et avec qui vous êtes, depuis quelque temps, en correspondance au sujet de ces terres ?

— Vous voulez parler de mon ancien camarade le porte-chaîne ? C’est le sobriquet qu’on a donné à un capitaine de notre régiment nommé Coejemans. Maintenant, le capitaine a repris son ancien métier, et c’est à lui que je confie mes intérêts pour l’arpentage.

— Comment ! un simple porte-chaîne peut-il se charger d’une mission semblable ? demanda Thomas, qui venait de nous rejoindre.

— André Coejemans n’est pas un porte-chaîne ordinaire. Il se charge de toute la besogne et prend avec lui un arpenteur, sous sa responsabilité, car il convient qu’il n’entend rien aux calculs. Je vous assure que, dans la colonie, c’est à qui lui accordera sa confiance.

— Ne dites-vous pas qu’il s’appelle Coejemans, major ? demanda Priscilla en affectant un air d’indifférence.

— Oui, mademoiselle, André Coejemans, et il est d’une famille respectable. Mais le vieil André a tant d’affection pour les bois, qu’il a fallu tout son patriotisme pour l’en faire sortir. Après avoir servi gravement pendant toute la durée de la guerre, il a repris son premier état, et il plaisante continuellement sur ce qu’il traîne toujours sa chaîne, lui qui a combattu si longtemps pour la liberté.

Priscilla parut hésiter ; il me sembla que son embarras augmentait. Cependant elle se décida à faire la question qui, évidemment, la préoccupait.

— Avez-vous jamais vu, me dit-elle, la nièce du porte-chaîne, Ursule Malbone ?

Cette question me surprit beaucoup. Je n’avais jamais vu Ursule ; mais son oncle m’avait parlé si souvent de sa pupille, que c’était presque pour moi une connaissance intime.

— Où donc, au nom du ciel, avez-vous pu la connaître ? m’écriai-je assez inconsidérément ; car, au bout du compte, le monde était assez grand pour que deux jeunes personnes eussent pu s’y rencontrer à mon insu ; d’autant plus que, de ces deux personnes, il y en avait une que je n’avais jamais vue ; et l’autre, je l’avais vue pour la première fois, il y avait quinze jours. — Le vieil André ne tarissait pas sur le compte de sa nièce ; mais je n’aurais jamais pensé qu’elle pût être connue d’une personne de votre position dans le monde !

— Pourtant, nous sommes plus que des compagnes de pension, car nous avons été, et j’espère que nous sommes encore, très-bonnes amies. J’aime tendrement Ursule, bien qu’elle soit aussi originale à sa manière que son oncle, si ce qu’on dit de lui est vrai.

— Voilà qui est étrange ! Voulez-vous me permettre une seule question, qui vous surprendra peut-être après ce que vous venez de me dire ; mais j’aime mieux éclaircir sur-le-champ tous mes doutes : est-ce qu’Ursule Malbone, sous le rapport de l’éducation et des manières, peut aller de pair avec miss Bayard ?

— De pair ? mais, à beaucoup d’égards, elle est très-supérieure à toutes les jeunes personnes de son âge. J’ai toujours entendu dire qu’elle est d’une bonne famille ; mais elle est pauvre, bien pauvre, surtout aujourd’hui. — Priscilla s’arrêta un moment ; sa voix tremblait, et je surpris même quelques larmes dans ses yeux. — Pauvre Ursule ! elle était déjà bien gênée, lorsqu’elle était en pension ; et cependant aucune de nous n’osait jamais lui faire même de petits présents. J’aurais craint de la prier d’accepter ne fût-ce qu’un ruban, tandis qu’avec Kate ou toute autre de mes amies, je n’aurais pas éprouvé la moindre gêne. Ursule a une si belle âme, quoique peu de personnes la comprennent !

— C’est comme le vieil André. Il était loin d’être riche, et je l’ai vu s’imposer les plus rudes privations pour payer la pension d’Ursule, et soutenir, en même temps, son rang de capitaine, sans que jamais, ni mon père, ni personne, ait pu lui faire accepter un seul dollar, même à titre de prêt. Il voulait bien donner, mais jamais recevoir.

— Cela ne m’étonne pas ; Ursule est de même. Mais, si elle a quelques faibles, elle a, en revanche, les plus nobles qualités ; et cela fait bien pardonner l’originalité de son caractère.

— Caractère qu’elle a, sans doute, hérité des Coejemans, à en juger du moins par celui du porte-chaîne.

— Les Malbone n’ont pas la moindre parcelle du sang des Coejemans, répondit vivement miss Bayard ; la mère d’Ursule n’était que la demi-sœur du capitaine Coejemans, et ils n’ont pas eu le même père.

Miss Priscilla me parut un peu confuse, comme si elle était fâchée d’en avoir dit autant sur ce sujet, et de paraître si au fait de la généalogie des Malbone. Elle se baissa pour cueillir une rose, et se mit à la sentir, avec le désir évident de changer de conversation. Au surplus, dans ce moment, la cloche du déjeuner se fit entendre, et il ne fut plus question du porte-chaîne, ni de sa merveilleuse nièce.

Après le déjeuner, on nous amena nos chevaux. J’embrassai tendrement ma bonne grand’mère, que je ne devais pas revoir de l’été, et je reçus, en échange, sa bénédiction. J’échangeai une cordiale poignée de main avec Thomas, qui ne pouvait guère manquer de venir à Lilacsbush avant mon départ. M’approchant ensuite de sa sœur, qui me présenta sa main de la manière la plus amicale, je lui dis en la prenant :

— J’espère que ce n’est pas la dernière fois que je vous vois avant de me mettre en route, miss Bayard ? Vous devez une visite à ma sœur, et je remets au moment où vous acquitterez cette dette, de prononcer le mot si pénible d’adieu.

— Voilà une singulière manière de faire sa cour, Mordaunt ! s’écria Catherine avec enjouement. Il n’y a que quinze milles de chez notre père aux Hickories ; vous devez le savoir, monsieur, et vous avez reçu une invitation formelle d’aller y montrer votre bel uniforme ?

— De la part de mon père et de mon frère, ajouta Priscilla assez vivement. À coup sûr, ils seront toujours charmes de voir le major Littlepage.

— Et pourquoi donc pas aussi de la vôtre, miss prude ? dit Catherine, qui semblait prendre une sorte de malin plaisir à embarrasser son amie. Il me semble que nous nous connaissons assez à présent, pour que vous puissiez inviter aussi en votre nom.

— Quand je serai maîtresse de maison, si cela m’arrive jamais, je tâcherai de ne point perdre ma réputation d’hospitalité, reprit Priscilla sans se déconcerter ; il me semble que, jusque-là, je puis laisser à mon père le soin de faire les honneurs.

Priscilla avait, vraiment, un air ravissant en parlant ainsi, et elle supporta les sourires de ceux qui l’entouraient avec un sang-froid qui montrait assez qu’elle savait à quoi s’en tenir. Ce caractère était pour moi indéchiffrable ; l’intérêt que j’aurais mis à deviner l’énigme aurait pu devenir funeste à mes projets d’indifférence, si j’étais resté auprès d’elle un mois de plus. Mais la Providence en avait décidé autrement.

Pendant que nous nous en retournions à Lilacsbush, ma sœur m’apprit, avec l’embarras et l’hésitation convenable, qu’elle avait prononcé le oui fatal… Le mariage ne devait pourtant avoir lieu qu’à mon retour du Nord, au milieu de l’automne.

— Ainsi donc, Kate, je ne vous retrouverai que pour vous perdre de nouveau, dis-je avec une certaine tristesse.

— Pour me perdre, mon frère, non, non ! je serai au milieu d’une famille où vous viendrez bientôt vous-même chercher une femme.

— Et si je me présentais, quel motif aurais-je de me flatter de réussir ?

— C’est une question qui vous est interdite. Quand même j’aurais quelque raison de croire que vous ne seriez point mal accueilli, il me siérait bien, vraiment, d’aller trahir mon amie ! Nous autres demoiselles, nous ne sommes pas si simples que vous le supposez, monsieur ; et avec nous, il n’y a que la ligne droite pour arriver au but. Mais vous êtes joli garçon, d’une tournure agréable ; âge, fortune, famille, caractère, tout est en rapport ; je ne vois là que des motifs pour persévérer, mon brave major.

— Pour persévérer, petite sœur ! mais je n’ai pas encore commencé. Je ne sais, vraiment, que penser de votre amie ; c’est la perfection de la nature, ou la perfection de l’art.

— De l’art ! Priscilla artificieuse ! oh ! Mordaunt, un enfant ne saurait avoir plus de candeur et de naïveté que la sœur de Tom.

— Oui, c’est cela ; la sœur de Tom a nécessairement toutes les perfections ; mais vous voudrez bien considérer qu’il y a des enfants très-malins. Tout ce que je puis vous dire, pour le moment, c’est que Tom me plaît, que ses parents me plaisent, mais que je n’ai pas encore d’opinion arrêtée sur votre amie.

Catherine fut un peu piquée, et ne répondit rien. Cependant sa bonne humeur ne tarda pas à revenir, et nous nous mîmes à parler de choses et d’autres. Seulement le nom de Bayard ne fut plus prononcé, mais je suis bien sûr que ma compagne n’en pensa pas moins constamment à un certain Thomas de ce nom, tandis ne de mon côté je n’étais pas moins occupé de sa charmante et inexplicable sœur.

  1. Le lecteur ne doit jamais perdre de vue que ce manuscrit a été écrit il y a quarante ans. Un voyage au Niagara était, même alors, une entreprise sérieuse, aujourd’hui, grâce à la vapeur, la distance, qui est de 450 à 500 milles, peut être franchie en moins de 56 heures ! c’est un des prodiges du géant encore enfant, et c’est ce qui doit rendre les politiques étrangers circonspects, lorsqu’ils parlent de régler les limites de notre république. À juger de l’avenir par le passé, on verra un jour la vapeur franchir l’espace qui sépare l’Atlantique de la Mer-Pacifique, et le pavillon américain flotter aux deux extrémités. C’est peut-être ici le lieu d’ajouter que rien n’a plus fortifié l’administration actuelle dans ses projets d’annexion, que les menaces d’intervention des gouvernements européens dans les affaires de ce continent. À quelque moment critique, lorsqu’on s’y attendra le moins, l’Amerique pourrait bien leur rendre la pareille.