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Le Porte-Chaîne/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 84-97).


CHAPITRE IX.


Oh ! si je voulais exciter vos âmes à la révolte, et vous remplir de fureur, j’outragerais Brutus et Cassius, ces hommes d’honneur s’il en fut jamais ; mais, non, Je n’en ferai rien. Plutôt mille fois outrager les morts, vous outrager aussi, ne pas m’épargner moi-même, que d’outrager des hommes aussi honorables.
Shakspeare.


Voilà donc Ravensnest ! m’écriai-je après avoir contemplé quelque temps ce tableau en silence, — le domaine que m’a laissé mon grand-père, et où se sont passés des événements qui tiennent une si grande place dans l’histoire de ma famille ; événements dans lesquels vous avez joué un rôle, Susquesus.

L’Indien fit entendre une sorte d’interjection étouffée ; mais il est probable qu’il ne me comprit pas bien. Qu’y avait-il de si extraordinaire dans une attaque de sauvages, une maison assiégée, quelques hommes tués, des chevelures enlevées, pour qu’il s’en souvint après un quart de siècle ?

— Je ne vois pas l’habitation principale, Susquesus, ajoutai-je ; la maison où mon grand-père demeurait quelquefois ?

L’Onondago ne dit rien ; mais il étendit le doigt dans la direction du nord-est avec un de ces gestes expressifs qui sont habituels à sa race. Je reconnus l’endroit aux descriptions qui m’en avaient été faites, quoique le temps eût déjà fait ses ravages. De simples bûches, empilées les unes sur les autres dans de semblables conditions, peuvent durer de trente à quarante ans, suivant la nature des arbres qui les ont fournies, et la manière dont elles ont été couvertes. La distance ne me permettait pas d’apprécier exactement l’état actuel du bâtiment ; mais j’en voyais assez pour présumer que je ne devais pas m’attendre à trouver une habitation très-agréable. Une famille y était installée, et j’avais vu quelques fromages faits dans la belle ferme qui en dépendait. Il y avait un verger qui semblait en plein rapport, et des champs qui avaient bonne apparence ; mais la maison avait un aspect triste et sombre, et on la distinguait à peine, à sa forme et à ses cheminées, de tout autre monceau de bois.

Je fus frappé du silence solennel qui régnait partout ; à l’exception de quelques enfants à demi nus qui rôdaient autour des habitations les plus rapprochées de moi, je ne pouvais découvrir aucun être humain. Les champs étaient déserts, quant aux hommes, quoique beaucoup de bêtes à cornes y fussent à brouter.

— Je vois que mes fermiers ne sont pas dépourvus de bétail dis-je à Susquesus ; il n’en manque pas dans les pâturages.

— Vous voyez ; tous jeunes, répondit l’Onondago ; la guerre en est cause. Les vieux ont été tués pour les soldats.

— En effet, puisque cet établissement a échappé au pillage, les colons ont dû faire d’assez bonnes affaires en vendant à l’armée. Je me rappelle que les provisions de toute espèce étaient rares et très-chères, quand nous avons rejoint Burgoyne.

— Sans doute. Ils ont vendu des deux côtés ; — c’était un bon métier : nourrir les Yankees, nourrir les Anglais.

— Je ne m’en étonne guère, car le cultivateur n’a guère d’autres pensées que de tirer le meilleur prix qu’il peut de sa récolte. Mais où sont donc tous les hommes ? je n’en vois pas un seul.

— Vous ne les voyez pas ? — Là ! répondit l’Indien en me montrant le hameau. L’Écuyer allume aujourd’hui le feu du Conseil et il est sans doute à pérorer.

— En effet, les voilà rassemblés près du bâtiment de l’école. Mais qui voulez-vous désigner par ce nom d’écuyer, et qui est-ce qui pérore ?

— Le vieux maître d’école, qui est venu du lac salé ; un grand ami de votre grand-père.

— Ah ! M. Newcome, mon agent. C’est vrai, je n’aurais pas dû oublier qu’il est le roi de l’établissement. Allons, Susquesus, remettons-nous en route, et quand nous arriverons à la taverne, nous apprendrons peut-être ce dont s’occupe le Grand-Conseil. Ne dites rien du but de mon voyage : je suis assez curieux d’observer un peu ce qui se passe, avant de parler moi-même.

L’Indien se leva, et descendit la hauteur par un sentier qui lui semblait familier. En quelques minutes, nous avions rejoint la grande route, et nous n’étions pas loin du hameau. Je n’avais rien gardé de mon costume de ville ; et il n’eût pas été facile de reconnaître le propriétaire du domaine dans un voyageur qui arrivait à pied, en blouse de chasse, son fusil à la main et accompagné d’un Indien. Je n’avais donné récemment aucun avis de ma prochaine arrivée, et l’idée m’était venue en chemin d’examiner un peu les choses incognito. Pour assurer le succès de ma ruse, il n’était pas inutile de dire encore un mot à l’Indien.

— Susquesus, ajoutai-je en voyant que nous approchions, j’espère que vous m’avez compris. Il est inutile de dire qui je suis. Si l’on vous interroge, vous pouvez répondre que je suis votre ami. Vous ne mentirez pas ; car je le serai tant que je vivrai.

— Bon ! le jeune chef a des yeux, il veut s’en servir. Bon ! Susquesus entend !

Un instant après, nous étions au milieu de la foule, devant la porte de l’école. L’Indien était si connu et on le voyait si souvent, que son apparition n’excita aucune sensation. À voir les conversations particulières, les figures animées, les groupes qui se formaient, on pouvait juger que quelque affaire importante était sur le tapis. Dans cet état d’agitation, on ne fit pas grande attention à moi qui me tenais sur la lisière de cette nombreuse assemblée, où il pouvait se trouver de soixante à soixante-dix hommes, sans compter un nombre presque égal de grands garçons. Cependant j’entendis demander près de moi qui j’étais, et si j’avais droit de voter. Ma curiosité était assez vivement excitée, et j’allais demander quelques explications, quand, à la porte de l’école, parut un personnage qui se mit à exposer l’affaire. C’était un petit homme à cheveux gris, maigre, ridé, dont le regard était assez perçant, et qui était mieux mis que la plupart de ceux qui l’entouraient, bien que sa toilette ne fût remarquable ni par l’élégance, ni par la propreté. Il pouvait avoir soixante ans. Il parla avec beaucoup de sang-froid et de mesure, en homme accoutumé depuis longtemps à ces sortes de réunions, mais avec un accent connecticutien très-prononcé. Au moment où l’orateur ouvrait la bouche pour en retirer une chique de tabac avant de prendre la parole, j’entendis murmurer autour de moi : — Chut ! voilà l’écuyer ; nous allons savoir quelque chose. — C’était donc M. Jason Newcome, mon agent, le principal habitant de l’établissement.

— Mes concitoyens, dit-il en commençant, vous êtes assemblés aujourd’hui pour l’affaire la plus grave et la plus importante, et vous avez besoin de déployer toute votre énergie. Il s’agit de donner un nom à l’église que vous allez construire, et vous voyez ainsi que le salut de vos âmes est, jusqu’à un certain point, intéressé dans la question. Vos délibérations se sont ouvertes par la prière, et maintenant vous allez procéder au vote définitif. Il y a parmi vous des différences d’opinions ; mais où n’y en a-t-il pas ? c’est l’essence de la liberté, qui, sans cela, n’existerait pas. Vous savez tous le grave motif pour lequel nous devons en venir promptement à une décision. Le propriétaire du fonds est attendu cet été, et toute sa famille à une tendance déplorable vers une église idolâtre, qui répugne à la plupart d’entre vous. Il est donc de la plus haute importance qu’il trouve l’église bâtie, installée, et que son intervention ne puisse plus avoir d’effet. Toutefois, jusqu’à présent, nous avons été assez divisés entre nous, et il s’agit de nous mettre d’accord. Lors des derniers votes, il y a eu vingt-six voix pour les Congrégationistes, vingt-cinq pour les Presbytériens, quatorze pour les Méthodistes, thomistes, neuf pour les Baptistes, trois pour les Universaux, et une pour les Épiscopaux. Il est clair que c’est la majorité qui doit gouverner, et que la minorité doit se soumettre. Ma première décision, comme Modérateur, a été que les Congrégationistes ont eu une majorité d’une voix ; mais, quelques personnes ayant manifesté quelques scrupules, je suis prêt à entendre la raison, et à convenir que le nombre vingt-six ne forme pas une majorité, mais simplement une pluralité, comme on dit. Cependant comme vingt-six ou vingt-cinq sont la majorité, par rapport à neuf, à trois ou à un, de quelque manière qu’on envisage ces votes, soit isolément, soit réunis, votre comité a décidé que les Baptistes, les Universaux et les Épiscopaux devaient être mis hors du débat, et que le premier vote ne porterait que sur les trois ordres qui avaient réuni les chiffres les plus élevés, savoir : les Congrégationistes, les Presbytériens et les Méthodistes. Chacun a droit de voter pour qui il lui plaît, pourvu qu’il vote pour un des trois. Je suppose que je me suis fait suffisamment comprendre ; et je vais mettre la question aux voix, à moins que quelqu’un ne demande à faire quelque observation.

— Monsieur le Modérateur, s’écria un gros cultivateur de bonne mine, du milieu de la foule, est-ce le moment de prendre la parole ?

— Sans doute, monsieur — Silence, messieurs, silence ! Que le major Hosmer se lève, il a la parole :

Le major se leva, d’autant plus facilement que nous étions tous debout ; mais c’était une expression parlementaire, et elle fut comprise.

— Monsieur le Modérateur, je suis de l’ordre des Baptistes, et je ne trouve pas la décision juste, puisqu’elle nous force, ou de voter pour une dénomination qui ne nous plaît pas, ou de ne pas voter du tout.

— Mais vous convenez que la majorité doit gouverner ? interrompit le président.

— Sans doute, cela fait aussi partie de ma religion, répondit le vieillard avec un air de parfaite bonne foi ; mais je ne vois pas que la majorité se soit prononcée en faveur des Congrégationistes plus que des Baptistes.

— Nous allons voter de nouveau, major, pour votre plus grande satisfaction, reprit M. Newcome du ton le plus modéré. Messieurs, que ceux d’entre vous qui sont d’avis que les Baptistes ne doivent pas être compris dans le prochain vote, veuillent bien lever la main.

Tout ce qui n’était pas Baptiste leva la main, et l’on en compta soixante-neuf. À la contre-épreuve, les Baptistes eurent leurs neuf voix comme la première fois. Le major Hosmer se déclara satisfait, bien qu’à son air on eût dit que l’opération ne lui paraissait pas complètement régulière. Comme les Baptistes étaient la plus nombreuse des trois sectes exclues, les deux autres firent de nécessité vertu et ne dirent rien. Elles étaient évidemment en minorité, et une minorité, comme il arrive trop souvent en Amérique, a peu de droits.

— Maintenant, reprit le Modérateur, qui était un modèle de soumission à la voix publique, il reste à voter entre les Congrégationistes, les Presbytériens et les Méthodistes. Je commencerai par les Congrégationistes. Ceux qui sont pour cet ordre, la bonne vieille secte du Connecticut, voudront bien lever la main.

Le ton mielleux de la voix, l’expression suppliante du regard, et les mots « la bonne vieille secte du Connecticut, » me firent comprendre de quel côté penchaient les désirs du Modérateur. D’abord, il ne se montra que trente-quatre mains ; mais, à force de chercher, le Modérateur finit par en découvrir trois autres ; après quoi il annonça, dans son impartialité, qu’il y avait trente-sept voix pour les Congrégationistes. Ainsi sur treize voix appartenant aux sectes écartées, onze avaient très-probablement voté pour le Modérateur. Ce fut ensuite le tour des Presbytériens, qui à leurs vingt-cinq voix en réunirent deux des Baptistes. Les Méthodistes restèrent avec leurs quatorze suffrages.

— Comme il est évident, messieurs, dit le Modérateur, que les Méthodistes ne gagnent point de voix, et qu’ils sont fort au-dessous des autres pour le nombre, je fais appel à leur humilité chrétienne bien connue, pour leur demander s’ils ne feraient pas bien de se désister.

— Aux voix ! aux voix ! comme pour nous ! s’écria un anabaptiste.

— Soit, messieurs.

Et l’épreuve donna soixante-quatre suffrages pour le désistement, et quatorze contre.

— Aucune religion ne saurait être florissante contre une pareille majorité, dit le Modérateur avec une grande apparence de candeur. Certes, c’est pour moi un profond sujet de regret que nous n’ayons pas les reins assez forts pour bâtir des chapelles pour toutes les sectes de l’univers ; mais il faut faire ce que l’on peut, et les Méthodistes sauront se résigner. Messieurs, la question ne se trouve donc posée maintenant qu’entre les Congrégationistes et les Presbytériens. Il n’y a point de graves dissentiments entre eux, et il est mille fois à déplorer qu’il y en ait aucun. Êtes-vous prêts, messieurs ? Personne ne demandant la parole, je mets la question aux voix.

Le résultat fut : trente-neuf voix pour et trente-neuf voix contre ; c’est-à-dire ce qu’on appelle partage. Je pus voir que le Modérateur était désappointé, et je crus qu’il allait invoquer sa voix prépondérante ; mais je ne connaissais pas mon homme. M. Newcome ne voulait jamais avoir l’air d’exercer une autorité personnelle ; la majorité était sa grande règle, et il en déférait, en toute occasion, à la majorité. L’exercice d’un pouvoir aussi précaire que celui de président, pouvait exciter l’envie ; mais celui qui ne marchait qu’avec la majorité, était sûr d’avoir toujours pour lui les sympathies publiques. M. Newcome n’avait jamais d’opinion que lorsque le nombre était de son côté. Je regrette de devoir dire que des idées très-erronées sur le pouvoir des majorités commencent à prendre racine parmi nous. Il est assez ordinaire d’entendre poser en axiome politique, que la majorité doit gouverner. Cet axiome peut être sans inconvénients, quand il est appliqué avec intelligence, et seulement en tant qu’il s’agit des intérêts sur lesquels la décision est remise à la majorité. Mais à Dieu ne plaise que la majorité gouverne toujours en toutes choses, dans cette république ou ailleurs… Un tel état de choses ne tarderait pas à devenir intolérable, et le gouvernement qui le souffrirait serait la tyrannie la plus odieuse. Au-dessus de tout dominent et doivent toujours dominer certains grands principes incontestables, qui sont justes en soi, et qui sont proclamés dans les diverses constitutions. Qu’ensuite certaines questions secondaires soient soumises à la décision de la majorité ; rien de mieux, tant que cette majorité ne s’arroge pas une puissance qui n’appartient qu’à ces principes. C’est une vérité qu’on ne saurait trop répéter, parce qu’il semble qu’elle soit plus méconnue de jour en jour.

M. Newcome évita de se prononcer comme président. Trois fois il renouvela l’épreuve, et trois fois les voix se partagèrent également. Je m’aperçus que, pour le coup, il était sérieusement inquiet. Cette persistance indiquait une détermination bien prise, et les deux partis, étant d’égale force, ne voulaient céder ni l’un ni l’autre. Il fallait user de tactique ; c’était le fort de M. Newcome, et voici l’expédient qu’il imagina.

— Vous voyez ce qui arrive, chers concitoyens. Deux partis se sont formés ; ils se balancent, et maintenant c’est comme question de parti que l’affaire doit être décidée. — Voisin Willis voudriez-vous bien aller jusque chez moi, et demander à mistress Newcome le dernier volume des Lois de l’État ? Peut-être y trouverons-nous quelque éclaircissement utile.

Le voisin Willis fit ce qui lui était demandé, et s’éloigna. J’appris ensuite que c’était un ardent presbytérien. Malheureusement pour sa secte, il se trouvait placé juste en face du Modérateur, de manière à ne pouvoir manquer d’appeler son attention. Je soupçonnais que l’écuyer Newcome allait mettre de nouveau la question principale aux voix. Mais la ruse eût été par trop grossière, et le Modérateur n’était pas homme à se compromettre ainsi. Il avait du temps devant lui ; car il savait bien que sa femme ne pouvait trouver un volume qu’il avait prêté à un magistrat, dans un établissement situé à vingt milles de distance. Il commença donc par avoir une conférence secrète avec un ou deux de ses amis.

— Pour ne pas perdre de temps, monsieur le Modérateur, dit enfin un de ses confidents, je fais la motion que cette assemblée déclare que l’établissement d’une église presbytérienne est une mesure anti-républicaine, en opposition avec nos glorieuses institutions, et avec les plus chers intérêts de la grande famille humaine. Je soumets cette question à mes concitoyens, sans discussion, et je serai charmé de connaître leur opinion à ce sujet.

La motion fut appuyée ; on alla aux voix, et le résultat fut trente-neuf voix pour et trente-huit voix contre. Il fut donc décidé que la règle presbytérienne était anti-républicaine. C’était un coup de maître : car du moment qu’il était établi que les institutions étaient contraires à l’établissement du presbytérianisme, aucune religion ne pouvant se soutenir dans ce pays du moment qu’elle était en opposition avec l’opinion politique, la question se trouvait tranchée par le fait.

Il était assez bizarre que, tandis que toutes les sectes s’accordent à dire que la religion chrétienne vient de Dieu, et que ses dogmes doivent être reçus comme les lois de la sagesse infinie, il se trouve cependant des hommes assez peu logiciens et assez présomptueux pour s’imaginer qu’un de ces préceptes puisse être affaibli ou fortifié, suivant qu’il concorde plus ou moins avec les institutions humaines. Autant vaudrait admettre de prime abord que le christianisme n’est pas d’origine divine, ou, ce qui serait plus absurde encore, que le système établi par Dieu même, peut être modifié suivant les vues étroites et bornées de l’homme. Néanmoins, il ne faut pas se dissimuler qu’ici, comme ailleurs, on cherche au mettre l’Église en harmonie avec les institutions, au lieu de mettre les institutions en harmonie avec l’Église. Sûr de ce premier succès, le confident du Modérateur n’en resta pas là.

— Monsieur le Modérateur, reprit-il, maintenant que la question a pris une nouvelle face, il est à propos que le parti qui a la majorité ne soit pas gêné dans ses opérations par la présence de la minorité. J’opine donc pour que ceux qui sont opposés au presbytérianisme se forment en comité secret, et qu’ils nomment une commission chargée de proposer la dénomination qui lui paraîtra la plus convenable. J’espère que la motion sera mise aux voix, sans discussion. Il s’agit de religion, et c’est un sujet sur lequel on ne saurait trop éviter tout débat.

Hélas ! que de tort n’a-t-on point fait à la cause du christianisme en étouffant ainsi la lumière, et en forçant les gens timides à adopter les projets des fourbes et des ambitieux ! Ces concessions apparentes et ces semblants de bonne foi masquent presque toujours les desseins les plus criminels.

Il n’y eut pourtant pas d’opposition ; car les assemblées populaires, une fois lancées dans une certaine voie, sont aussi faciles à conduire que le bâtiment qui obéit au gouvernail. On pense bien que la majorité fut la même ; c’est-à-dire que la moitié de l’assemblée déshérita de ses croyances l’autre moitié, en comptant l’homme qui avait été éloigné, et cela, d’après le principe que la majorité doit gouverner.

Les vainqueurs se réunirent alors dans le bâtiment de l’école, où un comité de vingt-six membres fut nommé. Ce comité ne fut pas longtemps à délibérer. Il émit, à l’unanimité, l’avis que c’était le congrégationisme qui était la forme de culte la plus agréable à la population de Ravensnest.

Le Modérateur soumit aussitôt la proposition à l’approbation de l’assemblée tout entière, et l’ancienne majorité, d’une voix, se prononça encore en sa faveur. Au moment où le Modérateur annonçait humblement ce résultat, son messager parut dans la foule en criant : Écuyer, mistress Newcoine dit qu’elle ne peut pas trouver le volume, et qu’elle est sûre que vous l’avez prêté.

— Dieu me pardonne, c’est vrai ! s’écria le magistrat. Au surplus, nous n’en avons plus besoin, à présent que la majorité s’est prononcée. Mes chers concitoyens, nous venons de régler les plus chers intérêts qui concernent l’homme. C’est une question sur laquelle l’unanimité est surtout désirable ; et, comme il n’est pas à présumer que personne à présent s’oppose à la volonté populaire, je vais mettre une dernière fois la question aux voix, afin d’obtenir cette unanimité. Que ceux qui sont en faveur des Congrégationistes lèvent la main.

Les trois quarts des mains, à peu près, se levèrent en même temps. « L’unanimité ! l’unanimité ! » cria-t-on de tous côtés. Les autres mains se levèrent l’une après l’autre, et je finis par en compter soixante-treize. Quelques obstinés s’abstinrent de voter ; mais, comme on ne fit pas de contre-épreuve, on peut dire que l’assemblée fut unanime. Le Modérateur et deux ou trois de ses amis, firent de courtes harangues pour faire ressortir l’esprit libéral d’une partie des citoyens et les remercier tous ; après quoi l’assemblée se sépara.

Tels furent les incidents qui accompagnèrent l’établissement d’une église congrégationiste à Ravensnest, la question ayant été décidée, à l’unanimité, en faveur de cette dénomination, quoique, sur soixante-dix-huit votants, cinquante-deux y fussent opposés ; le tout pour l’honneur des principes républicains. Aucune réclamation n’eut lieu, du moins à l’instant. La foule se dispersa, et M. Newcome, en la traversant de l’air le plus modeste, et nullement en vainqueur, m’aperçut pour la première fois. Il m’examina avec une grande attention, et, à son air d’inquiétude, il me parut concevoir quelques soupçons. Au moment même, et avant qu’il eût eu le temps de faire une seule question, Jaap arrivait avec le chariot. Le nègre était une vieille connaissance de M. Newcome. Sa présence expliquait toute l’affaire, et mon air de ressemblance avec mes parents suffisait, au surplus, pour lever tous les doutes.

M. Newcome éprouvait un embarras évident ; mais il s’efforça de le dissimuler et parvint à reprendre son sang-froid.

— C’est le major Littlepage que j’ai l’honneur de saluer ? dit-il en s’approchant de moi. Vous me rappelez le général, tel que je l’ai connu quand il était jeune ; et un peu aussi Herman Mordaunt, le père de votre mère. Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé, major ?

— Quelques minutes seulement, répondis-je d’une manière évasive. Vous voyez mon chariot et mon domestique ; nous venons d’Albany. J’arrive dans un bon moment ; car il me semble que tous les habitants sont rassemblés ici.

— Mais, oui, à peu près tous. Nous avons eu une petite réunion pour statuer sur la nature de notre religion, si je puis m’exprimer ainsi. Vous n’êtes sans doute arrivé qu’à la fin de la séance, major ?

— Oui, monsieur Newcome, à la fin, comme vous dites.

L’écuyer parut soulagé d’un grand poids, car il n’aurait pas été charmé de savoir que j’avais entendu l’allusion qu’il avait faite aux opinions religieuses de ma famille. Pour moi, je n’étais pas fâché de m’être un moment caché dans les coulisses pour connaître le vrai caractère de mon agent. Je savais déjà à peu près à quoi m’en tenir sur son compte, mais je ne pouvais pas être trop éclairé.

— Oui, monsieur, la religion est d’un intérêt très-grave pour l’homme, et voilà trop longtemps qu’elle est négligée parmi nous, continua le Modérateur. Vous voyez là-bas la charpente d’un édifice religieux, le premier qui ait été commencé ici, et notre intention est de la dresser cette après-midi. Les perches à pointes de fer sont en place, et l’on n’attend plus que le signal pour commencer l’opération. Vous remarquerez, major, qu’il n’a pas été maladroit d’avancer la besogne, avant de décider le nom qu’on donnerait à l’édifice. De cette manière chacun a travaillé comme s’il travaillait pour sa propre secte. Aussi, vous le voyez, les planches, les châssis vitrés, les bancs, tout est prêt. Il ne reste qu’à assembler les pièces, puis à prêcher.

— Pourquoi n’avez-vous pas achevé le bâtiment, avant d’en venir au vote définitif ?

— C’eût été dépasser le but, major. Il faut voir jusqu’où l’on peut aller, et s’arrêter à propos. Nous avons bien examiné la chose, et il a été reconnu que le moment était venu de mettre la question aux voix. Tout a réussi le mieux du monde, et nous avons décidé, à l’unanimité, que nous serions Congrégationistes. C’est une heureuse chose que l’unanimité en fait de religion.

— Ne craignez-vous pas que le zèle ne se ralentisse à présent, et que les mécontents ne se refusent à payer les charpentiers, les peintres, le ministre ?

— Ils pourront bien se faire tirer l’oreille ; mais ils céderont. Votre généreux exemple, major, a produit son effet et continuera à exercer de l’influence.

— Mon exemple, monsieur Newcome ! je ne vous comprends pas ; jamais de ma vie je n’avais entendu parler de ce temple, avant les allusions que je vous ai entendu y faire tout à l’heure.

M. Newcome toussa pour s’éclaircir la voix et se trouva enfin en état de répondre.

— Je dis votre exemple, monsieur ; car vous ne faites qu’un avec votre honoré père, et la première impulsion a été donnée par le général Littlepage, longtemps même avant la révolution. Ce n’est guère en temps de guerre, major, vous le savez, qu’on peut songer à bâtir des temples ; aussi avons-nous toujours différé. Mais, à présent que nous avons la paix, j’ai pensé que le moment était venu de mettre le grand projet à exécution. J’espérais que tout serait achevé avant votre arrivée, et que vous auriez eu le spectacle édifiant d’une population réunie pour prier. Voici la lettre de votre père, dont j’ai lu un passage aux habitants, il y a une demi-heure.

— Sans doute le défaut de temple n’a pas été un obstacle à la piété de la population. Mais voyons la lettre de mon père.

Elle était datée de 1770, quatorze ans avant qu’on eût commencé la construction du temple, et cinq ans avant la bataille de Lexington. Je vis, entre autres choses, que mon père accordait des remises à ses fermiers et locataires jusqu’à concurrence de 500 dollars pour aider à l’érection d’un temple ; se réservant seulement d’être consulté sur la dénomination qu’il prendrait. J’ajouterai ici qu’en examinant les quittances, je m’aperçus que la totalité des 500 dollars avait été versée, l’année même, entre les mains de M. Newcome, qui avait gardé la somme pendant tout l’intervalle, ce qui n’avait sans doute pas été à son détriment.

— Et cette somme a sans doute été employée suivant les intentions de mon père ? demandai-je en rendant la lettre.

— Jusqu’au dernier dollar, major ; et quand vous contemplerez le nouveau temple, vous aurez la satisfaction de pouvoir vous dire que votre argent a contribué pour beaucoup à son érection. Quels sentiments délicieux cette pensée n’éveillera-t-elle pas dans votre âme ? Quel bonheur pour un propriétaire de songer que sa fortune a été employée au bien-être de ses semblables !

— C’est bien vrai ; car j’ai vu par les comptes transmis à mon père que jamais la plus petite somme ne lui a été envoyée ; et qu’il n’est pas même rentré dans ses premiers déboursés.

— C’est possible, major, c’est même probable ; mais il a fallu satisfaire l’esprit de progrès, et messieurs les propriétaires attendent naturellement leur récompense des générations futures. Oui, il viendra un temps où ces terres affermées seront d’un bon produit, et vous recueillerez alors le fruit de votre générosité.

Je me dispensai de répondre. Le chariot était alors à la porte de l’auberge, et Jaap était occupé à décharger les bagages. Le bruit de mon arrivée s’était répandu, et quelques-uns des plus vieux colons, ceux qui avaient connu Herman Mordaunt, se réunirent autour de moi, en me prodiguant des témoignages d’affection et de respect. Ils voulurent tous me serrer la main, et en leur rendant leur étreinte, je me dis que les relations de maître à fermier devraient être toujours pleines de confiance et de bonté. Je n’avais aucun besoin d’augmenter mes revenus, et j’étais assez disposé à attendre, sinon tout à fait « des générations futures, » du moins de l’avenir, les avantages que je pouvais espérer recueillir de cette propriété. Je fis entrer tous ceux qui se trouvaient là ; je commandai du punch, car c’était l’accompagnement obligé de toute bonne arrivée ; enfin je cherchai à me faire bien venir de mes nouveaux amis. Une troupe de femmes m’attendait à la porte, et il me fallut passer par la formalité de présentations sans nombre. La réception qui me fut faite fut des plus cordiales.