Aller au contenu

Le Portrait de Dorian Gray/XIII

La bibliothèque libre.
Albert Savine, éditeur (p. 219-228).


XIII


Il sortit de la chambre, et commença à monter, Basil Hallward le suivant de près. Ils marchaient doucement, comme on fait instinctivement la nuit. La lampe projetait des ombres fantastiques sur le mur et sur l’escalier. Un vent qui s’élevait fit claquer les fenêtres.

Lorsqu’ils atteignirent le palier supérieur, Dorian posa la lampe sur le plancher, et prenant sa clef, la tourna dans la serrure.

— Vous insistez pour savoir, Basil ? demanda-t-il d’une voix basse.

— Oui !

— J’en suis heureux, répondit-il souriant. Puis il ajouta un peu rudement :

— Vous êtes le seul homme au monde qui ayez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Vous avez tenu plus de place dans ma vie que vous ne le pensez.

Et prenant la lampe il ouvrit la porte et entra. Un courant d’air froid les enveloppa et la flamme vacillant un instant prit une teinte orange foncé. Il tressaillit…

— Fermez la porte derrière vous, souffla-t-il en posant la lampe sur la table.

Hallward regarda autour de lui, profondément étonné. La chambre paraissait n’avoir pas été habitée depuis des années. Une tapisserie flamande fanée, un tableau couvert d’un voile, une vieille cassone italienne et une grande bibliothèque vide en étaient tout l’ameublement avec une chaise et une table. Comme Dorian allumait une bougie à demi consumée posée sur la cheminée, il vit que tout était couvert de poussière dans la pièce et que le tapis était en lambeaux. Une souris s’enfuit effarée derrière les lambris. Il y avait une odeur humide de moisissure.

— Ainsi, vous croyez que Dieu seul peut voir l’âme, Basil ? Écartez ce rideau, vous allez voir la mienne !…

Sa voix était froide et cruelle…

— Vous êtes fou, Dorian, ou bien vous jouez une comédie ? murmura le peintre en fronçant le sourcil.

— Vous n’osez pas ? Je l’ôterai moi-même, dit le jeune homme, arrachant le rideau de sa tringle et le jetant sur le parquet…

Un cri d’épouvante jaillit des lèvres du peintre, lorsqu’il vit à la faible lueur de la lampe, la hideuse figure qui semblait grimacer sur la toile. Il y avait dans cette expression quelque chose qui le remplit de dégoût et d’effroi. Ciel ! Cela pouvait-il être la face, la propre face de Dorian Gray ? L’horreur, quelle qu’elle fut cependant, n’avait pas entièrement gâté cette beauté merveilleuse. De l’or demeurait dans la chevelure éclaircie et la bouche sensuelle avait encore de son écarlate. Les yeux boursouflés avaient gardé quelque chose de la pureté de leur azur, et les courbes élégantes des narines finement ciselées et du cou puissamment modelé n’avaient pas entièrement disparu. Oui, c’était bien Dorian lui-même. Mais qui avait fait cela ? Il lui sembla reconnaître sa peinture, et le cadre était bien celui qu’il avait dessiné. L’idée était monstrueuse, il s’en effraya !… Il saisit la bougie et l’approcha de la toile. Dans le coin gauche son nom était tracé en hautes lettres de vermillon pur…

C’était une odieuse parodie, une infâme, ignoble satire ! Jamais il n’avait fait cela… Cependant, c’était bien là son propre tableau. Il le savait, et il lui sembla que son sang, tout à l’heure brûlant, se gelait tout à coup. Son propre tableau !… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi cette transformation ? Il se retourna, regardant Dorian avec les yeux d’un fou. Ses lèvres tremblaient et sa langue desséchée ne pouvait articuler un seul mot. Il passa sa main sur son front ; il était tout humide d’une sueur froide.

Le jeune homme était appuyé contre le manteau de la cheminée, le regardant avec cette étrange expression qu’on voit sur la figure de ceux qui sont absorbés dans le spectacle, lorsque joue un grand artiste. Ce n’était ni un vrai chagrin, ni une joie véritable. C’était l’expression d’un spectateur avec, peut-être, une lueur de triomphe dans ses yeux. Il avait ôté la fleur de sa boutonnière et la respirait avec affectation.

— Que veut dire tout cela ? s’écria enfin Hallward. Sa propre voix résonna avec un éclat inaccoutumé à ses oreilles.

— Il y a des années, lorsque j’étais un enfant, dit Dorian Gray, froissant la fleur dans sa main, vous m’avez rencontré, vous m’avez flatté et appris à être vain de ma beauté. Un jour, vous m’avez présenté à un de vos amis, qui m’expliqua le miracle de la jeunesse, et vous avez fait ce portrait qui me révéla le miracle de la beauté. Dans un moment de folie que, même maintenant, je ne sais si je regrette ou non, je fis un vœu, que vous appellerez peut-être une prière…

— Je m’en souviens ! Oh ! comme je m’en souviens ! Non ! C’est une chose impossible… Cette chambre est humide, la moisissure s’est mise sur la toile. Les couleurs que j’ai employées étaient de quelque mauvaise composition… Je vous dis que cette chose est impossible !

— Ah ! qu’y a-t-il d’impossible ? murmura le jeune homme, allant à la fenêtre et appuyant son front aux vitraux glacés.

— Vous m’aviez dit que vous l’aviez détruit ?

— J’avais tort, c’est lui qui m’a détruit !

— Je ne puis croire que c’est là mon tableau.

— Ne pouvez-vous y voir votre idéal ? dit Dorian amèrement.

— Mon idéal, comme vous l’appelez…

— Comme vous l’appeliez !…

— Il n’y avait rien de mauvais en lui, rien de honteux ; vous étiez pour moi un idéal comme je n’en rencontrerai plus jamais… Et ceci est la face d’un satyre.

— C’est la face de mon âme !

— Seigneur ! Quelle chose j’ai idolâtrée ! Ce sont les yeux d’un démon !…

— Chacun de nous porte en lui le ciel et l’enfer, Basil, s’écria Dorian, avec un geste farouche de désespoir…

Hallward se retourna vers le portrait et le considéra.

— Mon Dieu ! si c’est vrai, dit-il, et si c’est là ce que vous avez fait de votre vie, vous devez être encore plus corrompu que ne l’imaginent ceux qui parlent contre vous !

Il approcha de nouveau la bougie pour mieux examiner la toile. La surface semblait n’avoir subi aucun changement, elle était telle qu’il l’avait laissée. C’était du dedans, apparemment, que la honte et l’horreur étaient venues. Par le moyen de quelque étrange vie intérieure, la lèpre du péché semblait ronger cette face. La pourriture d’un corps au fond d’un tombeau humide était moins effrayante !…

Sa main eut un tremblement et la bougie tomba du chandelier sur le tapis où elle s’écrasa. Il posa le pied dessus la repoussant. Puis il se laissa tomber dans le fauteuil près de la table et ensevelit sa face dans ses mains.

— Bonté divine ! Dorian, quelle leçon ! quelle terrible leçon !

Il n’y eut pas de réponse, mais il put entendre le jeune homme qui sanglotait à la fenêtre.

— Prions ! Dorian, prions ! murmura t-il… Que nous a-t-on appris à dire dans notre enfance ? « Ne nous laissez pas tomber dans la tentation. Pardonnez-nous nos péchés, purifiez-nous de nos iniquités ! » Redisons-le ensemble. La prière de votre orgueil a été entendue ; la prière de votre repentir sera aussi entendue ! Je vous ai trop adoré ! J’en suis puni. Vous vous êtes trop aimé… Nous sommes tous deux punis !

Dorian Gray se retourna lentement et le regardant avec des yeux obscurcis de larmes.

— Il est trop tard, Basil, balbutia t-il.

— Il n’est jamais trop tard, Dorian ! Agenouillons-nous et essayons de nous rappeler une prière. N’y a-t-il pas un verset qui dit : « Quoique vos péchés soient comme l’écarlate, je les rendrai blancs comme la neige » ?

— Ces mots n’ont plus de sens pour moi, maintenant !

— Ah ! ne dites pas cela. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas cette maudite face qui nous regarde ?

Dorian Gray regarda le portrait, et soudain, un indéfinissable sentiment de haine contre Basil Hallward s’empara de lui, comme s’il lui était suggéré par cette figure peinte sur la toile, soufflé dans son oreille par ces lèvres grimaçantes… Les sauvages instincts d’une bête traquée s’éveillaient en lui et il détesta cet homme assis à cette table plus qu’aucune chose dans sa vie !…

Il regarda farouchement autour de lui… Un objet brillait sur le coffre peint en face de lui. Son œil s’y arrêta. Il se rappela ce que c’était : un couteau qu’il avait monté, quelques jours avant pour couper une corde et qu’il avait oublié de remporter. Il s’avança doucement, passant près d’Hallward. Arrivé derrière celui-ci, il prit le couteau et se retourna… Hallward fit un mouvement comme pour se lever de son fauteuil… Dorian bondit sur lui, lui enfonça le couteau derrière l’oreille, tranchant la carotide, écrasant la tête contre la table et frappant à coups furieux…

Il y eut un gémissement étouffé et l’horrible bruit du sang dans la gorge. Trois fois les deux bras s’élevèrent convulsivement, agitant grotesquement dans le vide deux mains aux doigts crispés… Il frappa deux fois encore, mais l’homme ne bougea plus. Quelque chose commença à ruisseler par terre. Il s’arrêta un instant appuyant toujours sur la tête… Puis il jeta le couteau sur la table et écouta.

Il n’entendit rien qu’un bruit de gouttelettes tombant doucement sur le tapis usé. Il ouvrit la porte et sortit sur le palier. La maison était absolument tranquille. Il n’y avait personne. Quelques instants, il resta penché sur la rampe cherchant à percer l’obscurité profonde et silencieuse du vide. Puis il ôta la clef de la serrure, rentra et s’enferma dans la chambre…

L’homme était toujours assis dans le fauteuil, gisant contre la table, la tête penchée, le dos courbé, avec ses bras longs et fantastiques. N’eût été le trou rouge et béant du cou, et la petite mare de caillots noirs qui s’élargissait sur la table, on aurait pu croire que cet homme était simplement endormi.

Comme cela avait été vite fait !… Il se sentait étrangement calme, et allant vers la fenêtre, il l’ouvrit et s’avança sur le balcon. Le vent avait balayé le brouillard et le ciel était comme la queue monstrueuse d’un paon, étoilé de myriades d’yeux d’or. Il regarda dans la rue et vit un policeman qui faisait sa ronde, dardant les longs rais de lumière de sa lanterne sur les portes des maisons silencieuses. La lueur cramoisie d’un coupé qui rôdait éclaira le coin de la rue, puis disparut. Une femme enveloppée d’un châle flottant se glissa lentement le long des grilles du square ; elle avançait en chancelant. De temps en temps, elle s’arrêtait pour regarder derrière elle ; puis, elle entonna une chanson d’une voix éraillée. Le policeman courut à elle et lui parla. Elle s’en alla en trébuchant et en éclatant de rire… Une bise âpre passa sur le square. Les lumières des gaz vacillèrent, blêmissantes, et les arbres dénudés entrechoquèrent leurs branches rouillées. Il frissonna et rentra en fermant la fenêtre…

Arrivé à la porte, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit. Il n’avait pas jeté les yeux sur l’homme assassiné. Il sentit que le secret de tout cela ne changerait pas sa situation. L’ami qui avait peint le fatal portrait auquel toute sa misère était due était sorti de sa vie. C’était assez…

Alors il se rappela la lampe. Elle était d’un curieux travail mauresque, faite d’argent massif incrustée d’arabesques d’acier bruni et ornée de grosses turquoises. Peut-être son domestique remarquerait-il son absence et des questions seraient posées… Il hésita un instant, puis rentra et la prit sur la table. Il ne put s’empêcher de regarder le mort. Comme il était tranquille ! Comme ses longues mains étaient horriblement blanches ! C’était une effrayante figure de cire…

Ayant fermé la porte derrière lui, il descendit l’escalier tranquillement. Les marches craquaient sous ses pieds comme si elles eussent poussé des gémissements. Il s’arrêta plusieurs fois et attendit… Non, tout était tranquille… Ce n’était que le bruit de ses pas…

Lorsqu’il fut dans la bibliothèque, il aperçut la valise et le pardessus dans un coin. Il fallait les cacher quelque part. Il ouvrit un placard secret dissimulé dans les boiseries où il gardait ses étranges déguisements ; il y enferma les objets. Il pourrait facilement les brûler plus tard. Alors il tira sa montre. Il était deux heures moins vingt.

Il s’assit et se mit à réfléchir… Tous les ans, tous les mois presque, des hommes étaient pendus en Angleterre pour ce qu’il venait de faire… Il y avait comme une folie de meurtre dans l’air. Quelque rouge étoile s’était approchée trop près de la terre… Et puis, quelles preuves y aurait-il contre lui ? Basil Hallward avait quitté sa maison à onze heures. Personne ne l’avait vu rentrer. La plupart des domestiques étaient à Selby Royal. Son valet était couché… Paris ! Oui. C’était à Paris que Basil était parti et par le train de minuit, comme il en avait l’intention. Avec ses habitudes particulières de réserve, il se passerait des mois avant que des soupçons pussent naître. Des mois ! Tout pouvait être détruit bien avant…

Une idée subite lui traversa l’esprit. Il mit sa pelisse et son chapeau et sortit dans le vestibule. Là, il s’arrêta, écoutant le pas lourd et ralenti du policeman sur le trottoir en face et regardant la lumière de sa lanterne sourde qui se reflétait dans une fenêtre. Il attendit, retenant sa respiration…

Après quelques instants, il tira le loquet et se glissa dehors, fermant la porte tout doucement derrière lui. Puis il sonna… Au bout de cinq minutes environ, son domestique apparut, à moitié habillé, paraissant tout endormi.

— Je suis fâché de vous avoir réveillé, Francis, dit-il en entrant, mais j’avais oublié mon passe-partout. Quelle heure est-il ?…

— Deux heures dix, monsieur, répondit l’homme regardant la pendule et clignotant des yeux.

— Deux heures dix ! Je suis horriblement en retard ! Il faudra m’éveiller demain à neuf heures, j’ai quelque chose à faire.

— Très bien, monsieur.

— Personne n’est venu ce soir ?

M. Hallward, monsieur. Il est resté ici jusqu’à onze heures, et il est parti pour prendre le train.

— Oh ! je suis fâché de ne pas l’avoir vu. A-t-il laissé un mot ?

— Non, monsieur, il a dit qu’il vous écrirait de Paris, s’il ne vous retrouvait pas au club.

— Très bien, Francis. N’oubliez pas de m’appeler demain à neuf heures.

— Non, monsieur.

L’homme disparut dans le couloir, en traînant ses savates.

Dorian Gray jeta son pardessus et son chapeau sur une table et entra dans la bibliothèque. Il marcha de long en large pendant un quart d’heure, se mordant les lèvres, et réfléchissant. Puis il prit sur un rayon le Blue Book et commença à tourner les pages… « Alan Campbell, 152, Hertford Street, Mayfair ». Oui, c’était là l’homme qu’il lui fallait…