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Le Positivisme anglais/0/3

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III


— Vous êtes bien Français, me dit-il ; vous enjambez les faits, et vous voilà de prime saut installé dans une théorie. Sachez qu’il y a chez nous des penseurs, et pas bien loin d’ici, à Christ-Church par exemple. L’un d’eux, professeur de grec, a parlé si profondément de l’inspiration, de la création et des causes finales, qu’on l’a disgracié. Regardez ce petit recueil tout nouveau, Essays and Reviews ; vos libertés philosophiques du dernier siècle, les conclusions récentes de la géologie et de la cosmogonie, les hardiesses de l’exégèse allemande y sont en raccourci. Plusieurs choses y manquent, entre autres les polissonneries de Voltaire, le jargon nébuleux d’outre-Rhin et la grossièreté prosaïque de M. Comte ; à mon gré, la perle est petite. Attendez vingt ans, vous trouverez à Londres les idées de Paris et de Berlin. — Mais ce seront les idées de Paris et de Berlin. Qu’avez-vous d’original ? — Stuart Mill. — Qu’est-ce que Stuart Mill ? — Un politique. Son petit écrit On liberty est aussi bon que le Contrat social de votre Rousseau est mauvais. — C’est beaucoup dire. — Non, car Mill conclut aussi fortement à l’indépendance de l’individu que Rousseau au despotisme de l’État. — Soit, mais il n’y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu’est-ce encore que votre Stuart Mill ? — Un économiste qui va au delà de sa science et qui subordonne la production à l’homme, au lieu de subordonner l’homme à la production. — Soit, mais il n’y a pas là non plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre Stuart Mill ? — Un logicien. — Bien ; mais de quelle école ? — De la sienne. Je vous ai dit qu’il est original. — Est-il hégélien ? — Oh ! pas du tout ; il aime trop les faits et les preuves. — Suit-il Port-Royal ? — Encore moins ; il sait trop bien les sciences modernes. — Imite-t-il Condillac ? — Non certes : Condillac n’enseigne qu’à bien écrire. — Alors quels sont ses amis ? — Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et Newton. — Est-ce un systématique, un réformateur spéculatif ? — Il a trop d’esprit pour cela : il ne fait qu’ordonner les meilleures théories et expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas majestueusement en restaurateur de la science ; il ne déclare pas, comme vos Allemands, que son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas à pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude d’exemples. Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le retrouver sous une foule de cas différents, à réfuter, à distinguer, à argumenter. Il a la finesse, la patience, la méthode et la sagacité d’un légiste. — Très-bien, voilà que vous me donnez raison d’avance : légiste, parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume, nous n’avons là que de la philosophie anglaise ; mais il n’importe. A-t-il atteint une grande conception d’ensemble ? — Oui. — A-t-il une idée personnelle et complète de la nature et de l’esprit ? — Oui. — A-t-il rassemblé les opérations et les découvertes de l’intelligence sous un principe unique qui leur donne à toutes un tour nouveau ? — Oui ; seulement il faut démêler ce principe. — C’est votre affaire, et j’espère bien que vous allez vous en charger. — Mais je vais tomber dans les abstractions. — Il n’y a pas de mal. — Mais tout ce raisonnement serré sera comme une haie d’épines. — Nous nous piquerons les doigts. — Mais les trois quarts des gens jetteraient là ces spéculations comme oiseuses. — Tant pis pour eux. Pourquoi vit une nation ou un siècle, sinon pour les former ? On n’est complétement homme que par là. Si quelque habitant d’une autre planète descendait ici pour nous demander où en est notre espèce, il faudrait lui montrer les cinq ou six grandes idées que nous avons sur l’esprit et le monde. Cela seul lui donnerait la mesure de notre intelligence. Exposez-moi votre théorie ; je m’en retournerai plus instruit qu’après avoir vu les tas de briques que vous appelez Londres et Manchester.