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Le Prince Fédor/I/11

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 15-16).

XI

LES COMPAGNONS DE L’ÉTOILE NOIRE

Après un silence pendant lequel les deux frères s’étaient recueillis, Boris ouvrit d’une main un peu tremblante la porte du cinquième angle de son laboratoire.

Cette chambre avait naturellement la forme des autres, mais elle était meublée différemment. Les murs n’étaient recouverts d’aucune tenture ; des tables hautes, chargées de vases de terre, de tubes, d’ampoules, de ballons à expériences, formaient le centre.

Tout autour des murs, sur des étagères, des fioles de forme bizarre, des compte-gouttes, des siphons, des tubes en u, etc…, bref, l’aspect des plus complets d’un cabinet de chimiste.

Devant un large paravent, des tableaux fluorescents se tenaient sur des chevalets ; plusieurs appareils de photographie, voilés de noir, étaient placés sur des pieds triangulaires.

Au mur, des épreuves photographiques demandaient une grande attention si on voulait en débrouiller le sujet. C’était obscur et flou.

Fédor s’approcha de l’une d’elles. On y voyait des sortes de nuages.

— Celle-là est nouvelle ? Demanda-t-il.

— Oui. Je l’ai obtenue dans l’espace. Qu’ai-je pris ? Je l’ignore. À coup sûr, des choses que notre rayon visuel ne saurait embrasser. Sont-ce des élémentaux ? des larves ?… des âmes en peine ?… En tous cas, tu distingues des formes, n’est-ce pas ?

— En effet… Seulement, je ne crois guère aux élémentaux. Ce sont des nuages que tu as reproduits ; ils sont trop ténus pour nos yeux, mais les plaques sensibilisées les enregistrent. As-tu réussi tes photographies de pensée et de sentiments humains ?

— Jamais. Des savants le font à Paris ; moi, je n’ai pas pu… Peut-être ai-je agi sur des sujets trop calmes, incapables d’extériorisation. À dire vrai, je ne m’en suis guère occupé encore. Voyons, mes rayons Z… Ici Galitza !

Un magnifique lévrier couché sur un tapis d’alpha tressé, où était représentée en couleurs plus vives une meute aboyante, s’étira lentement, puis vint appuyer sa tête câline contre les genoux de son maître.

Boris mit en jeu la batterie électrique, fit passer le courant dans une ampoule de Croocks qui s’éclaira subitement de rayons rouge vif, puis successivement d’autres ampoules reliées par un même fil allèrent en s’éclairant de couleurs atténuées, et de la dernière un rayon pâle, tirant sur le pourpre, alla frapper la tête du chien.

Sauf cette lueur, aucune autre lumière n’éclairait la pièce, soudainement plongée dans une obscurité profonde.

L’effet fut curieux. La bête, immobile, semblait figée.

La structure de son cerveau se reproduisait nettement sur l’écran, en clarté vigoureuse, aux contours précis. La boîte crânienne avait disparu, la moelle grise apparaissait, enveloppant le noyau central ; les anneaux de la colonne vertébrale n’étaient plus saisissables :

— Tu vois, Fédor, les rayons X passent à travers les chairs et montrent les os. Les Z font juste le contraire. Ils transpercent une couche de terre, de sable, d’eau, de métal. Une seule chose les arrête : une simple feuille de papier. Vois.

En effet, une page blanche interposait le rayon.

Boris plaça un appareil photographique au point et prit un instantané de l’action radiante, puis il interrompit le courant des ampoules et rendit la lumière normale.

— Galitza ne souffre pas ? demanda Fédor.

— Nullement. Il est gai et de bel appétit. Seulement, après chaque séance, il dort. Tu as vu comme son cerveau de chien est bien aménagé, régulier. Cet animal, dans son espèce, est un rationnel.

— As-tu essayé sur des hommes ?

— Je n’ai pas osé… En somme, il y a seulement quelques jours que je tente ces essais. Les rayons X sont reconnus nocifs sur les chairs saines. Edison vient de se brûler très grièvement… Je crains de troubler l’équilibre d’un homme avec les rayons Z.

— C’est cependant un cerveau d’être humain qu’il faudrait observer. Nous sommes parvenus sans voir, jusqu’à présent, par le simple toucher et nos connaissances anatomiques, à anesthésier la mémoire chez deux individus, Mais nous n’avons pas vu l’aspect intérieur du phénomène, et c’est là ce qu’il serait curieux de constater.

— Évidemment, mais je n’ai personne comme sujet d’expérience. Je ne veux pas abuser de mes serviteurs, qui ont confiance en moi.

— Bah ! puisque ce n’est pas dangereux… J’ai une femme, moi, à t’offrir.

— Où l’as-tu prise ?

— C’était une condamnée, l’épouse du colonel Pablow, qui a payé cette nuit sa dette à notre cause. Par faiblesse, j’ai consenti à laisser vivre cette créature, mais j’ai pratiqué sur elle l’abolition de la mémoire. Tu peux te rendre compte des lésions produites avec ces rayons.

— Tu as raison. J’irai la chercher… Seulement…

— Quoi ?

— Deux choses, sont à craindre : Il est impossible que des rayons de cette force soient anodins ; nous pouvons amener ou une désagrégation cérébrale ou une reconstitution des cellules lésées.

— Eh bien, tant pis ! Dans le premier cas, c’est une condamnée, donc pas de remords ; dans le second, nous aurions là une découverte inouïe ! Ce serait le remède trouvé de l’incurable folie, de la congestion, de la méningite, etc… Nous en serions quittes pour tenir au secret cette créature jusqu’à la fin de ses jours. Ici, c’est aisé.

— J’ai hâte de savoir. Dès demain, j’irai à l’Île Rose.

— Si tu veux, Boris.

— Maintenant, notre tour de laboratoire est achevé, nos plantations ne t’intéressent pas. J’obtiens avec mes engrais chimiques des colorations végétales extraordinaires. J’ai des pommes bleues, des cerises jaunes, des roses arc-en-ciel.

— Une autre fois, je visiterai les serres. Aujourd’hui, je dois partir. Songe que j’ai au moins six heures de mer pour me rendre à Kronitz, et encore si le vent m’aide. Quel bateau as-tu sous pression ?

— Le Stentor, mais tu ne peux t’embarquer que de l’Île Blanche. N’y feras-tu pas une petite inspection ?

— Non, mais promènes-y Mariska. Je ne puis l’emmener à Kronitz. À qui la laisserais-je quand j’irai à Narwald ?

— Elle pourrait rester avec les religieuses de l’hospice.

— Je n’aime la confier qu’à l’un de nous. L’enfant est à l’âge où on l’observe et où elle observe. Elle a en ce moment le cœur comme une plaque sensible ; il faudrait peu pour l’impressionner…

— C’est vrai.

— Il est plus prudent que tu la reconduises à tante Hilda. Nous devons tâcher de l’intéresser à un but, peut-être à nos institutions ouvrières, à nos travaux de l’usine.

— Je crains qu’en ce moment elle ne traverse une petite crise morale d’ennui. Il faut l’occuper.

— Bien. J’y veillerai… Allons prendre le « va et vient ».

Ils sortirent du laboratoire. Le vent de mer s’était levé, soufflant frais sur cette pointe.

— En effet, reprit Boris, tu dois te presser de gagner le continent ; il y a un grain dans l’air.

Ils rentrèrent dans la cour intérieure. Mariska, tout de suite, vint à eux.

Elle s’était fait une couronne de fleurs dans la serre ; elle avait cueilli des raisins rouges exactement de la couleur de ses lèvres fraîches, et elle s’amusait ainsi qu’une enfant rieuse.

— Boris, dit-elle, tes pierres sont justement ce qu’il me faut. Je vais t’en prendre quelques-unes des plus belles pour orner le cou de ma meilleure amie qui va se marier.

— Mais oui, enfant, choisis. Tout ce que tu voudras.

— Sais-tu ce que je pensais, seule là-haut, en regardant l’art et le goût que tu as déployés dans l’arrangement de mon petit salon ?

— Non, ma foi !

— Tu devrais te marier, Boris ; tu es tellement bon que ta femme serait bien heureuse.

— Non, elle ne serait pas heureuse, ma petite fillette, parce qu’il faut être du sang des Romalewsky pour les comprendre… et parce que ton affection et celle de tante Hilda suffisent à mon bonheur.

— Ah !…

— Nous allons à l’Île Blanche, à présent ; enveloppe-toi bien, le temps se brouille ; il faudrait nous dépêcher un peu.

— Yousouf ! appela Fédor, suis-moi !

Le marin était assis à l’écart sous le cloître. Il n’avait pas prononcé une parole depuis son arrivée.

Il se leva silencieusement, prit sa capote et descendit le premier dans la Coque-de-Noix amarrée au quai, puis il se retourna et tendit la main à la jeune fille qui sauta sans aucun secours dans la légère embarcation, où vinrent s’asseoir ses frères.

Yousouf fila la chaîne. Le soleil avait quitté le milieu du ciel, inclinant dans l’ouest. Un peu de brume voilait l’Île Rose et un rayon frappait en plein l’Île Blanche, resplendissante d’un éclat aveuglant.

Ces trois Îles sont vraiment étranges, remarqua Boris. Elles font évidemment partie d’une chaîne de montagnes sous-marines dont elles sont les plus hauts pics. J’ai pensé souvent que des cavernes naturelles pourraient relier les deux plus proches, parce que j’ai observé de singuliers effets d’acoustique.

— Boris, fit en riant Mariska, de quoi n’es-tu pas capable ? Je me le demande parfois.

— De ne pas t’aimer, petite hirondelle !…