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Le Prince Fédor/I/13

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 18-19).

XIII

LETTRE D’AFRIQUE

À la coupée, le capitaine de l’Éridan attendait l’atterrissage. Devant lui, au ras du quai, Boris et Fédor suivaient l’abordage. Fédor cria :

— Vous avez des lettres de mon frère ?

— Un gros paquet, monseigneur. Il va aussi bien que possible.

— Dieu soit loué ! fit Mariska qui accourait.

Et tous les trois suivaient la manœuvre obligatoire et lente. Enfin, le bord de l’Éridan toucha le ponton. L’officier aussitôt vint à terre. Il avait en mains un lourd portefeuille de cuir.

— Voici, monseigneur, dit-il il y a ici la correspondance de mon maître, celle qui vous est destinée et celle qu’il vous prie de faire parvenir à ses amis d’Europe. Il y a mes papiers de bord, le journal quotidien de la croisière et le détail de ce que j’apporte… Voulez-vous inspecter le navire avant le débarquement ?

— Allez passer la revue de l’équipage et du chargement dit Boris à Stanislas Strosky. Vous en prendrez livraison des mains du capitaine et le dégagerez de sa responsabilité.

— La santé a été bonne à bord, capitaine ? demanda Fédor.

— Aucune épidémie.

— On peut autoriser les hommes à descendre ?

— Oh ! absolument. Pas un malade. Nous sommes venus en neuf jours de la baie des Tigres.

— Alors, donnez vos ordres aux matelots, capitaine.

Mariska avait saisi le portefeuille aux mains de son frère. Assise sur une borne, elle voulait l’ouvrir.

— Pas ici, dit Fédor. Viens, fillette, nous allons procéder par ordre. Tu nous suis, Boris ̃ ?

Tous les trois entrèrent dans l’élégant bureau réservé aux « patrons » et séparé de ceux des employés par une véranda vitrée.

Fédor s’assit devant la table recouverte de cuir. Mariska vint se mettre tout contre lui, la main sur son épaule, la tête penchée curieusement vers les mains de son frère occupé à retirer les papiers des pochettes.

Boris, en face d’eux, attendait.

Plusieurs enveloppes furent extraites des poches du portefeuille. Toutes portaient l’écriture de Michel avec son cachet : une étoile noire traversée d’un croissant d’azur.

— Voilà qui nous concerne ! s’écria Mariska en saisissant vivement une des enveloppes grosses et lourdes : À mes frères, pas d’autre suscription.

Elle brisa le cachet, déplia les feuillets, les tendit à Fédor :

— Lis tout haut.

L’aîné la laissait faire en souriant, Il prit les pages et lut :

« Chers miens,

» Je pense que, selon l’habitude, vous me lisez ensemble tous les trois. Je vous vois réunis, vous qui pouvez l’être ! Et je baise ces feuillets avant de vous les envoyer, avec tout ce que j’ai d’amour dans mon cœur, dont pas une parcelle n’est distraite hors de vous.

» Ma mignonne Mariska, prends tes deux frères par le cou et embrasse-les bien fort pour l’exilé… »

Mariska, les yeux pleins de larmes, s’empressa de faire l’affectueuse commission. Elle n’avait qu’à pencher un peu sa tête pour effleurer, avec ses lèvres, la joue de Fédor.

Quant à Boris, il vint vers elle, s’assit tout près et suivit, lui aussi, la lecture.

Fédor continua :

» Tous mes essais de téléphone et de télégraphe pour me rallier à la baie de la Baleine et communiquer avec vous échouent lamentablement. Quand j’ai réussi, à grand’peine, à ériger un fil sur des poteaux, les éléphants me le renversent avec leur trompe. J’en suis toujours réduit à la voie maritime avec des chalands plats, qui mettent quarante jours à gagner la côte à travers les rapides — quand ils n’y restent pas — ou au système de caravanes, de porteurs par terre. L’un et l’autre moyen réussissent en y mettant le prix… et le temps.

» L’Éridan vous porte huit tonnes d’or natif, vingt-cinq tonnes d’ivoire, une centaine de tonnes de poudre et de minerai de cuivre ; plusieurs rouleaux de peaux de jaguars, tigres et lions ; mille kilos de caoutchouc, de bois, de fer, d’acajou ; des écorces de quinquina et autres écorces sculptées et creusées par les noirs ; plus une caisse, soigneusement cadenassée, que seul Boris ouvrira, car elle contient les plus violents poisons des tropiques.

» Surtout, que Mariska, n’y touche pas ! Ils sont étiquetés et le dosage est indiqué. Il y a aussi une caisse de kola et de coca.

» Voici maintenant où j’en suis avec les travaux :

» La mine d’or, loin de s’épuiser, croît en richesse. Un filon d’or traverse le fleuve à la saison sèche — car en ce moment nous sommes en plein hivernage. Je l’exploiterai. J’ai racheté cent mille hectares au Portugal et à l’Allemagne ; ce sont des forêts vierges inextricables, mais comme mes nègres croissent et multiplient, je veux leur ménager une occupation d’avenir.

» Pour le moment, j’ai deux cent mille hectares entourés de palissades, avec des blockhaus distants de dix kilomètres et reliés par des téléphones souterrains.

» Chaque blockhaus contient une petite garnison de cinq hommes avec leur famille, et il y en a, de la famille ! Tous ces terrains sont cultivés, tracés au cordeau ; de belles allées, bien entretenues, permettent de circuler en automobile, ce que je fais pour surveiller et perdre, moins de temps.

» L’automobile ! en voilà une bête curieuse que mes indigènes prennent pour un véhicule divin et regardent passer le front dans la poussière ! »

— C’est le cas de le dire ! fit en riant Mariska.

Le prince Fédor poursuivit :

« Mon palais est pour eux une autre source d’épouvante admirative. J’y ai, bien entendu, installé la lumière électrique, ainsi que des sonneries. Et voir s’éclairer en pleine huit et soudainement toutes les cases, entendre retentir des gongs sans contact, cela trouble ces naïfs au point de leur faire croire à ma puissance surnaturelle.

» Cette corde de traction sur leur âme, je l’exploite, vous le pensez bien. Grâce à elle, j’ai en main une troupe disciplinée, dévouée, travailleuse et heureuse. Mes « sujets » s’améliorent chaque jour au point de vue intellectuel car, à part ce qu’il est encore nécessaire de leur cacher, je leur enseigne l’art de travailler avec le moins de fatigue possible, grâce aux outils perfectionnés, que vous m’envoyez.

» Je leur enseigne l’école — où vont ensemble les enfants de dix ans et les hommes de cinquante également instruits — non à lire, certes, mais à compter, à comprendre l’hygiène, à développer leur force musculaire. Je les initie à la pratique rationnelle des sports.

» Ces malheureux, quand j’ai commencé à m’en occuper, avaient, ainsi que leurs congénères, des maladies terribles gagnées par la malpropreté, les contacts malsains, contagieux résultant de leur promiscuité. Ils avaient un abdomen énorme, des membres grêles. J’ai réglementé leur nourriture et leur ai appris à la préparer.

» À présent, ce sont des êtres normaux. Je leur inculque encore, à l’école, à croire au Dieu bon et juste qui régit le monde, à être entre eux charitables, à s’entr’aider, à faire aux autres ce qu’ils voudraient qu’on leur fît.

» Au milieu de ce peuple, je ne m’ennuie pas ; mon travail me passionne. Je n’ai de larmes aux yeux qu’aux heures de repos, quand je songe à vous, chers aimés, si loin !

» Il me passe par la tête des enfantillages, mais ils ne réussissent guère. J’avais reproduit jusqu’à grandeur naturelle, vos photographies, je les avais placées autour de ma table manger, sur des chevalets, et je me figurais vous voir… Mais j’en suis venu à me désespérer davantage devant votre immobilité, et j’ai dû faire transporter vos chères images dans mon salon de compagnie qui ne sert souvent, vous pensez.

» Pourtant, il a servi, et voici en quelle circonstance :

» Il y a une semaine environ, j’allais faire ma sieste dans ma chambre à coucher avec ma jeune lionne… Écoute cette digression, Mariska : j’ai une petite lionne que j’ai nommée Mariska, par besoin de prononcer ton nom et parce que l’admirable bête ne le dépare vraiment pas, soit dit sans t’offenser.

» Songe qu’elle a dix mois, à présent ; elle est superbe. Je l’ai élevée au biberon, l’ayant trouvée à l’abandon, mourante après avoir tué sa mère. Elle ne mange que dans ma main, et m’est si fidèle qu’elle m’accompagne partout, nuit et jour. Seulement, au lieu de marcher le nez sur mes talons, comme un chien, elle trotte à côté de moi, gravement, sa grosse tête à hauteur de mon coude… »

— Heureusement que la lionne ne sait pas que Michel a tué sa mère, remarqua Mariska, sans quoi…

— Sans quoi ?… demanda Fédor.

— Eh bien, elle le tuerait quand la force lui serait venue.

À ces mots, Fédor et Boris se regardèrent.

— Ah ! elle est bien du sang des Romalewsky ! dit Fédor.

Et il continua :

« J’allais donc dormir quand la sonnerie électrique du blockhaus nord retentit. Je me rendis à l’appareil.

» — Allô !… (Oui, allô ici aussi, nous sommes très modernes.) Qu’est-ce qui se passe ?

» — Deux Européens venus avec une caravane demandent à être reçus par le maître.

» Quelle surprise ! pensai-je. Une visite ! Pourtant, je me méfiai… Ce n’est pas toujours l’élite des hommes qui voyage à l’aventure, et j’avais autant de chances, et même plus, de me trouver en face de forbans que d’honnêtes explorateurs.

» Cependant, la chose étant rare, je répondis :

» — Fais venir le chef de la troupe à l’appareil.

» — Allô ! continuai-je en anglais, qui est la langue la plus souvent usitée ici. Qui êtes-vous ?

» — Un prospecteur qui parcourt le pays avec un de ses amis, ingénieur, et qui sollicite l’honneur d’être reçu, par le roi de la contrée.

» — De quel pays êtes-vous ?

» — De France.

» — Ah ! bravo ! fis-je, en français cette fois ; je cours vers vous.

» Quelle aubaine ! me disais-je ; je vais donc un peu me distraire. Je sautai en automobile et fus en quelques minutes au blockhaus.

» Là, je me trouvai en présence de deux messieurs vêtus de costumes coloniaux.

» Ils me saluèrent gaiement.

» — Une auto, un téléphone ! au bord du Zambèze !… Les indigènes, ne nous ont pas trompés. Vous êtes Jupiter ou Mercure !…

» — Un peu plus, même, car j’existe ! Mais, puisque nous sommes dans un centre civilisé, agissons selon l’ambiance : je vais me présenter en toutes règles ; après, ce sera votre tour. Je suis le prince Michel Romalewsky, Kouranien exilé par amour de l’or, pour ce qu’il peut donner de force et d’indépendance aux Européens.

» — Parfait, nous voilà d’accord. Je suis, moi, Paul Daurague, explorateur par goût des aventures, des belles chasses et aussi dans l’espoir de découvrir une belle mine qui embellisse la mienne, souvent assez grise par suite d’une bourse trop légère.

» Mon compagnon, Henri de Linrel, Parisien pur sang, venu ici par suite du désir paternel pour fuir la trop attrayante capitale.

» En un mot, cher compatriote, permettez-moi cette appellation, puisque nous sommes deux Européens — deux blancs — nous restons stupéfaits et ravis de trouver au sein de ces inextricables forêts — oh ! combien inextricables !… — une oasis paradisiaque ! Serait-ce un effet de votre charité confraternelle de nous y donner asile pour la fin du jour et la nuit ?

» Bien volontiers j’acceptai de loger ces braves garçons. Ils me restèrent même huit jours ; ce me fut une distraction, car ils étaient joyeux. Ils admirèrent fort mes systèmes de plantation et de dessèchement des marais et le jeune de Linrel, dont le père a des propriétés en Sologne, m’apprit comment, dans ce pays, ils avaient procédé pour assainir leurs terres.

» Maintenant, mes frères, je m’adresse plus particulièrement à vous deux ; suivez bien le fil d’une conversation que j’eus avec mes hôtes et dont peut-être jaillira une clarté. Je ne sais rien de plus que ce que je vais vous dire, mais si vous le jugez à propos, je partirai pour Miranda.

» Voici :

» — Nous avons une chance inouïe, dit en s’en allant Henri de Linrel, pendant que je l’accompagnais à cheval jusqu’au gué du Kounéné. Après ce charmant séjour chez vous, nous allons encore gîter chez un Européen.

» — Où donc ?

» — Où ? Ceci, je ne pourrais vous l’expliquer. C’est une ferme qui se nomme Miranda et qui se trouve située dans la région haute du Koubango.

» — C’est très loin d’ici, je connais le Koubango.

» — Tout est loin ici. On vous parle de trente jours de marche comme de trente heures chez nous.

» — Il y a au moins trente jours de marche, interrompit Paul Daurague ; mais avec vos « boe-cavalho » — autrement dit vos vaches cavalières, car ce nom pompeux s’applique à la bête cornue que nous enfourchons faute d’un plus noble coursier — nous en aurons, n’est-ce pas ? pour le double de temps…

» — Presque. Seulement, la région n’est pas trop pénible à parcourir ; il n’y a pas de « mollassa »…

» — Oh ! je la connais, la mollassa, cette tourbe enlisante dont il est impossible de se dépêtrer ! Songez que ma première vache maigre, venue d’Égypte — le croiriez-vous ? — y a laissé jusqu’à ses cornes… On m’a sauvé en me tirant par une corde à quatre chevaux, comme on tirait jadis en place de grève les grands criminels. Seulement les chevaux, pour moi, tiraient dans le même sens.

» — Revenons au voyage. Vous aurez des bois ombreux — trop souvent ; vous croiserez des éléphants, girafes ou autres indigènes, et vous arriverez tout doucement au grand et beau fleuve. Mais qui habite à Miranda ?

» — Un colon charmant qui fut jadis ami de mon père : Ivan Orankeff. Il a émigré ici à la suite de blessures reçues à la guerre. Il donna sa démission, acheta une concession immense, et, comme il possédait certaines notions de culture, il se mit à faire de l’élevage. Il a des pêcheries et des salaisons.

» Le Français continuait de parler ; je ne l’entendais plus. Ce nom : Yvan Orankeff, m’avait fait tressaillir. Ce nom maudit inscrit sur notre liste des condamnés…

» Je vous livre ce renseignement… Est-ce le même individu ? Que faire ? Dois-je partir pour Miranda ? »

— Que veut dire ceci ? demanda Mariska, intriguée.

— Rien qui puisse te préoccuper, mignonne ; c’est un ancien épisode de la guerre.

— Ah ! cette guerre !… Quand vous en parlez, tout s’assombrit… Vous voilà, tous les deux, pâles, et vous vous regardez avec stupeur !… Finissons donc la lettre.

— Elle l’est, ma petite chérie, répondit Fédor. Il n’y a plus que les tendresses finales. À présent, je vais partir. Boris, tu reconduiras notre sœur, n’est-ce pas ?

— Au revoir, mon Fédor, dit Mariska en se jetant dans les bras de son frère ; à bientôt, et songe à ta promesse : à Paris dans un mois !

Le prince serra sa sœur dans ses bras, étreignit la main de Boris avec une expression singulière, et se dirigea vers le Stentor prêt lever l’ancre.

Yousouf, immobile, dans l’attitude d’un soldat sous les armes, attendait un signe.

— Embarque, ordonna Fédor, tu me conduiras jusqu’à Kronitz et tu rentreras ici.