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Le Prince Fédor/II/1

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 22-23).

DEUXIÈME PARTIE

La Revenante


I

EN AUVERGNE

Au milieu du cratère de la Nugère, au-dessus de Volvic, en Auvergne, sur le pré ras tout panaché de fleurettes et autour d’une nappe couverte d’un confortable lunch, se trouvait réunie une petite société de touristes, venus en excursion d’une station thermale voisine.

C’étaient la marquise de Montflor, son fils Jean, sa fille Yolande, le fiancé de celle-ci, Paul Karakine, et un de ses amis, Georges Iraschko, qui les avait amenés tous dans son automobile, une superbe quarante chevaux.

— Je suis en rupture de traitement, dit la marquise avec un sourire, tout en portant une coupe de champagne à ses lèvres.

— Bah ! pour une fois, chère madame, répondit Paul ; on ne boit pas tous les jours en l’honneur des fiançailles de sa fille, sur un volcan.

— Éteint… ajouta Yolande.

— Mais bien capable de se rallumer aux feux de l’amour, rallia Georges affectueusement.

— Oh ! un volcan d’Auvergne ! mort depuis des siècles, reprit Jean. Ça doit dormir pour l’éternité.

— Il ne faut se fier à personne, dit gravement Mme de Montflor, à plus forte raison aux fées et aux génies qui hantent ces lieux.

— Je voudrais bien les voir, commença Yolande. J’ai ouï parler de la fée Bonbolg. Elle monte des sources les mains pleines d’améthystes qu’elle jette ensuite aux passants. Ici, c’est autre chose. Au fond des cratères, des gnomes font bouillir des eaux qu’ils lancent en geysers à travers les fissures de la croûte terrestre. Encore récemment, on vient de capter une source brûlante et bouillonnante, qui jaillit en colonnes dans le parc. Maman en boit.

— Et elle guérit ? demanda Georges, incrédule.

— Oui, cher monsieur, fit la marquise. Elle ressuscite même. Je suis un exemple vivant de la vertu indéniable de ces eaux. Songez donc : il y a trois ans, je venais ici « apportée ». L’an dernier, j’ai marché de la gare à la voiture et de la voiture l’hôtel. Cette année, je fais des excursions… et je bois du champagne. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas que mon docteur le sût !

— Alors, vous vous plaisez ici ?

— Mais oui. Ce pays n’est-il pas splendide ?

— Splendide, en effet.

— Regardez l’horizon qui nous entoure. L’automne lui, prête des nuances d’une douceur exquise. Sur ces monts, mauves et oranges, avec ces feuilles d’or roussi des vieux châtaigniers…

— Maman, tu vas nous dire une invocation, toi qui chantes si admirablement, interrompit Yolande.

— Ce serait un comble !… Et le régime ? Tu ne veux pas sans doute que je sois malade… et risque de retarder ton mariage… ma fille.

— Ah ! ça non, s’écria Paul… retarder !… Depuis trois mois que vous me faites languir sous prétexte de cette cure indispensable que vous auriez bien pu entreprendre au mois d’août, avouez-le, chère madame… au lieu d’attendre octobre…

— Oui, certes, je l’avoue… Seulement, mes enfants, je vais vous avouer encore autre chose, et sans honte : c’est une petite raison… capitale — le mot est juste, puisqu’il s’agit d’économie. En octobre, le traitement est à moitié prix et comme la saison se montre délicieuse, j’en profite. Je rentrerai à Paris le 25, d’ailleurs…

— Voulez-vous que je vous y emmène en auto, chère madame, offrit Georges Iraschko. J’y vais tout droit et pour la première fois. Je serai content d’y entrer avec vous.

— Merci. Je préfère vous y attendre chez moi. Le train me plaît davantage que votre machine à pannes. C’est encore plus rapide, et plus confortable.

— Quelle ingratitude ! Je vous ai conduits ici sans un pli…

— Mais le voyage de Paris est tout autre chose, remarqua Jean de Montflor. Vous n’y êtes jamais venu ?

— Jamais. Quand aurais-je eu le temps ? J’ai eu une jeunesse plus occupée que la vôtre, j’en suis convaincu.

— J’ai travaillé comme un forcené, affirma Jean. Levé à l’aube, j’ai pioché les thèses les plus ardues pour arriver à…

— Échouer partout… conclut sa mère en haussant les épaules… Savez-vous quelles thèses il piochait : le matin au bois, le soir au cercle, le jour Dieu sait où…

— Oh ! moi, reprit le Slave en riant, à douze ans, je suis entré au corps des pages de l’empereur d’Alaxa. À quinze ans, à l’école des cadets ; à dix-huit ans, j’étais porte-fanion de mon oncle, le général Waristokof. Il m’emmenait en Kouranie, où je gagnais mes premiers galons, avec quelques blessures. Quelles splendides victoires, quelles magnifiques chevauchées nous eûmes !

— Vous êtes enthousiaste de cela, remarqua Yolande. Moi, je ne peux trouver rien de beau à la guerre : du sang, des ruines… Ah ! il ne faut pas lire ce qui se passe en Mandchourie !

— Ce fut encore plus horrible en Kouranie, mademoiselle. Nous avions affaire à des barbares trop faibles en nombre pour nous tenir tête. Ils agissaient comme des bandits, avec le feu, le poison… Vous n’avez pas idée des traquenards qu’ils nous tendaient. Oh ! et puis le plus atroce épisode de cette boucherie, ce fut la mort de notre belle et radieuse impératrice, que ces brigands maudits tuèrent d’une flèche empoisonnée.

— Et vous osez admirer la guerre, monsieur ?

— Ce n’est pas la guerre, c’est le guet-apens. Un de ces monstres était caché dans un bois autour du camp. La jeune femme venait d’arriver sur le théâtre des hostilités, elle suppliait son mari de faire la paix, de céder aux instances de toutes les femmes d’Alaxa ; elle lui apportait des pétitions instantes… attendrissantes… L’empereur s’était isolé avec elle à quelque distance du camp. Ils causaient, heureux de se revoir après tant de jours de séparation cruelle. Le Kouranien, comme un serpent glissant dans l’herbe, s’approche, vise l’empereur et atteint l’impératrice qui, pour le préserver, s’était jetée au-devant de son mari.

— Oui, je me souviens de cet horrible drame. Toute l’Europe s’en émut.

— Après, au lieu de la paix, ce fut une lutte sans merci. Nous étions exaspérés ; l’empereur, fou de douleur et de rage, ne voulait plus de quartier ; on incendiait, on massacrait femmes, enfants, vieillards…

— Oh !

— Et même, à ce sujet, j’ai gardé un remords… Tenez, versez-moi une coupe de champagne.

Georges vida d’un trait le vin mousseux. Il avait pâli. Nul ne songeait à l’interrompre. Il reprit :

— Nous venions de prendre Kronitz ; la journée avait été chaude, nous étions ivres de colère, de vin et de victoires. Pour nous abriter et reposer nos chevaux, nous allâmes vers un château isolé sur une crête, je ne sais où… En ce pays sauvage, il n’existe pas même de routes… Là se trouvaient deux vieillards infirmes, sans doute les chefs d’une ancienne famille.

— Vous les connaissiez ?

— Non : ils étaient Kouraniens ; cela suffisait… Nous les tuâmes tous les deux d’un même coup, sous les yeux de leur fils ligoté… Je ne me pardonnerai jamais cette lâcheté, qui, d’ailleurs, me dégrisa, et je m’enfuis, abandonnant mon escadron, pour ne pas voir l’incendie achever l’œuvre de mort… J’avais si bien couru les bois en cette fuite folle que je me perdis et ne pus rejoindre mon régiment qu’après plusieurs jours.

Le jeune Slave laissa un instant tomber sa tête dans ses mains, envahi par l’émotion des cruels souvenirs. Puis, tendant sa coupe :

— Encore !… Je ne sais pourquoi je remue ces vieilles cendres… Ce volcan sans doute m’agite par son influence mystérieuse…

Il dit ces paroles avec un sourire forcé, reposa le verre, puis, prenant lui-même une nouvelle bouteille, il coupa les attaches, fit sauter le bouchon.

— Buvons ! et que pas un flacon ne retourne plein ! Je vais arroser le cratère de la Nugère, madame, et vos gnomes souterrains ajouteront du vin à l’eau de leurs sources.

Il jeta de haut le limpide champagne dont la mousse crépitante noya les herbes. Yolande se mit à rire :

— Vous allez griser les pâquerettes !… fit-elle.

— Eh bien, elles danseront mieux sous la brise… Tenez, je vais en effeuiller une pour savoir quand, moi aussi, je me marierai… Seulement, je n’ai pas encore rencontré celle dont je voudrais faire l’élue.

— Tu auras un joli choix de jeunes filles à notre mariage, affirma Paul Karakine. Yolande a des collections d’amies.

— Il y en a une surtout que je vous recommande, monsieur, c’est mon amie la plus chère ; elle sera ma ravissante demoiselle d’honneur, celle justement que Paul veut mettre à votre bras.

— Peut-être ne suis-je pas encore assez mûr pour le mariage… ajouta Georges, rêveur… Je ne sais rien de la vie de famille, moi…

— Justement, c’est l’heure de jeter l’ancre et de la goûter. Quel âge as-tu ?

— Je suis ton aîné, mon cher Paul. J’ai vingt-huit ans, dont douze ans de campagnes, ce qui, dit-on, compte double. Donc, mademoiselle, votre charmante amie ne voudra pas de ce vétéran…

— Un vétéran aux moustaches blondes, fit la marquise, souriante. La petite compagne de ma fille ne va pas le trouver trop déplaisant. Par exemple, ce n’est pas une banale partenaire que vous aurez, mon cher monsieur.

— Ah vous m’intéressez… C’est une Parisienne, bien entendu ?

— Précisément non. C’est une exotique, une Méridionale, vive, piquante, même bizarre, mais adorablement bonne et gracieuse, conclut Yolande. Elle était ma meilleure amie au Sacré-Cœur.

— Et elle se nomme ?

— Mariska.

— Un nom de chez nous.

— Elle est presque votre compatriote.

— Une chance de plus pour moi, alors.

— Sa famille est importante et très connue dans vos pays, ajouta Yolande en souriant malicieusement…

— Vous excitez ma curiosité…

— Chut ! Je ne dirai rien de plus. Je veux vous laisser tout entière la surprise, lorsque je vous présenterai, ma jolie Mariska.

— Mes enfants, interrompit la marquise, il faudrait plier bagage. La nuit d’octobre est prompte à venir et je sens le frais. À cause de ma pauvre santé, je ne voudrais point trop tarder.

Le soleil était déjà descendu derrière les monts ; la vallée s’assombrissait et le sentier couvert et abrupt qu’il fallait suivre pour regagner Volvic-Cratère n’était pas des plus aisés.

Mme de Montflor avait pris le bras de son fils. Paul et sa fiancée s’isolaient en arrière. Georges Iraschko, en tête, marchait bon train.

Un reste de préoccupation le tenaillait. Pourquoi s’était-il laissé aller à ces réminiscences, tout au moins hors de propos ? Pourquoi ces pensées ensevelies depuis six ans avaient-elles jailli avec tant de force à son cerveau ?

Il ne le comprenait pas.

Mais qui n’a éprouvé tout coup un trouble sans cause appréciable ? Qui n’a vu passer une étincelle de rêve, venue on ne sait d’où, comme une bulle d’air enfouie sous une racine monte du fond de l’eau ?

Cette chose inexplicable — pressentiment ou magnétisme — a cependant une raison, car tout a une raison.

Ne naîtrait-elle pas d’une aimantation étrange entre deux pensées émanant de deux êtres éloignés qui s’ignorent et s’envoient, malgré eux, un fluide télépathique à travers les espaces ?

À l’heure où Georges Iraschko revoyait un épisode si triste de la guerre de Kouranie, Fédor Romalewsky mettait le pied, lui aussi, sur le sol d’Auvergne… tandis que les paroles de Yolande évoquaient l’image lointaine de Mariska.

Hasard ou coïncidence ?