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Le Prince Fédor/II/5

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 27-28).

V

L’ENLÈVEMENT

Boris Romalewsky ouvrit une porte basse, voûtée, communiquant avec une pièce brillamment éclairée.

Sur une table, au milieu, reposait une tête de cire modelée avec un art parfait et une infinie précaution.

Le teint était d’une pâleur de marbre ; les yeux clos, les cheveux noirs, rappelaient à s’y méprendre les traits si beaux et si calmes de la jeune impératrice. À côté, de cette tête se trouvaient deux mains jointes.

Les moines eurent un recul de terreur.

— Que vous rappelle cette figure ? demanda Boris.

— L’impératrice Yvana ! répondit frère Josef.

— C’est à s’y tromper, ajouta frère Mark, en se signant. Cette statue ne vous fait-elle pas deviner ce que je veux tenter ?

— Une substitution…

— Oui…

— Mais dans quel but, prince ?… Il nous est impossible, devrions-nous en perdre la vie, de nous prêter à une criminelle manœuvre.

— D’abord, nous sommes, en temps de guerre, ce qui est pour tous les actes patriotiques une excuse. Jadis, vos frères se battaient aux Croisades. Le pape Benoît VIII marchait à la tête de ses troupes contre les Sarrasins. Or, pour nous, les Slaves valent les Sarrasins, puisqu’ils pratiquent la religion orthodoxe. Mais rassurez-vous, la manœuvre n’est pas criminelle. Nous voulons au contraire, à l’aide de révulsifs, essayer de rendre la vie à l’impératrice.

— Oh ! alors, prince, nous sommes à vos ordres… Dieu seul, pourtant, a droit de vie et de mort… Pourquoi tant de mystère ?

— C’est que si nous parvenons arracher Yvana à la mort, ce ne sera pas pour la rendre à son mari…

— Que ferez-vous de cette martyre, si vous réussissez à la ramener à la lumière du jour ? Pour acheter notre aide, il faut tout nous révéler.

— Nous comptons garder Yvana vivante comme otage, pour la rendre un jour à l’empereur… en échange de tout ce qu’il prend à notre chère Kouranie.

— Vous le jurez ? Jamais vous n’engagerez notre bien-aimée souveraine à trahir ses devoirs d’épouse ou ses devoirs envers Dieu ?

— Jamais ! Nous le jurons !

— Alors, dictez vos instructions, prince.

— Vous voyez cette boîte étroite et longue où sont placés des cierges et des branches vertes. Vous mettrez en-dessous ce corps simulé, vous entrerez sous la tente funèbre, vous ouvrirez vite. avec ce tourne-vis le cercueil et vous ferez la substitution.

— Ensuite ?

Ensuite, vous refermerez la bière, revisserez les écrous et vous aurez eu soin de bien placer la tête devant la petite glace ménagée au sommet du cercueil.

— Mais pour sortir…

— Vous remporterez la boite aux cierges, après avoir ramassé à terre les branches fanées que vous aurez remplacées par les fraîches, ostensiblement, et vous repartirez sans difficulté…

— Après ?

— À l’entrée du fourré donnant sur le souterrain, mes hommes vous délivreront de votre fardeau. Il ne faut ni hésiter ni trembler.

— Nous ne tremblerons pas, puisque c’est pour une bonne action. Quand devrons-nous agir ?

— La nuit prochaine, car il faut attendre la mise en bière. Or, cette bière se fait à Kronitz, on la livrera aujourd’hui. Réfléchissez encore avant de sortir d’ici. Préférez-vous échanger votre robe avec nous et éloigner un instant vos frères ?

Les moines se regardèrent anxieux. Puis :

— Nous agirons seuls, dirent-ils.

— J’ai confiance en vous. Soyez donc demain soir à l’orée du bois ; vous y trouverez la boîte et les cierges. Dieu vous garde, mes frères. On va vous reconduire.

— Où donc sommes-nous ?

— Dans un faubourg de Kronitz. J’y possède une maison, mais il serait imprudent de ressortir par ici. Vous allez retourner à travers le souterrain et la forêt.

Les deux frères Josef et Mark partirent, précédés des mêmes gardiens qu’à l’arrivée et sans échanger ensemble un seul mot, car la règle leur ordonnait le silence.

Ils allèrent veiller le corps de la jeune impératrice, inquiets et troublés.

Fédor et Boris Romalewsky, restés seuls à leur laboratoire, arrangèrent avec le plus grand soin la tête de cire si admirablement modelée par l’artiste émérite qu’était leur frère Michel.

D’après un tableau acheté depuis peu, ils avaient pu composer, selon les proportions requises, un corps souple recouvert de peau de daim. Ils l’enveloppèrent d’un drap fin, puis ils mirent le tout dans la boîte longue, posèrent dessus quelques-cierges et les branches de cyprès ; puis ce travail achevé, ils se mirent à une autre besogne.

Boris s’occupa de ranger toute une série de flacons dans une malle à double fond, des paquets d’herbes aromatiques, des poudres. Après, il acheva d’emplir la malle avec des vêtements de femmes, du linge, des bottines.

Il ferma le tout et regarda Fédor.

— Crois-tu qu’il faille envoyer d’avance les bagages au yacht ?

— Non. Il est mieux de faire le moins de mouvements possible, pour ne pas éveiller l’attention.

— Parbleu ! Seulement, le navire étant dans un port kouranien, nous sommes chez nous, ce me semble.

— Bien près de la rade de Kronitz, qui ne nous appartient plus, et placés sous les feux de ses canons. Comment comptes-tu te rendre au bateau avec nos bagages et…

—…Elle ? Je pense m’y rendre en voiture. Il y a au plus vingt-quatre kilomètres. Il est vrai que les routes ne sont pas aisées, mais, du moins, les ennemis n’y sont pas encore parvenus.

— Je crois impossible de t’accompagner en mer. Michel est aux avant-postes. Et notre père et notre mère, dans l’état de santé où ils sont, ne doivent pas rester seuls à Narwald.

— C’est vrai. Les ennemis sont si près du château, qu’ils peuvent y survenir d’un moment à l’autre.

— Je ne pense pas qu’ils tentent rien maintenant. L’empereur est fou de chagrin. La cérémonie des funérailles va avoir lieu et occuper les troupes. Malgré ces probabilités, je ne trouverais pas sage d’abandonner nos parents. Tu as bien pris tout ce qui est nécessaire ? insista le prince Fédor.

— Oui. Maintenant, il me faudrait un aide intelligent.

— Ton valet de chambre, Azad, est dévoué.

— Oui, mais non instruit, Il me faudrait Rosa, notre habile et fidèle intendante de Narwald.

— Je te l’enverrai dès que je serai arrivé là-bas.

— Bien, dit Boris.

— À présent, je compte sur ta science, Boris, ta science infaillible, qui saura bien triompher de toutes les difficultés. Elle sera stimulée encore par la grandeur de la tâche patriotique à laquelle nous nous vouons en ce moment.

— Oui, car Yvana sera notre gage.

—…Un incomparable instrument entre nos mains pour rendre à notre pays ses libertés perdues. Si Alexis veut revoir l’impératrice, sa femme adorée, il faudra qu’il restitue à la Kouranie la couronne d’indépendance qui ornait son fier passé.

— Alors, si Yvana revient à la vie, qu’en ferai-je ? demanda Boris à son frère.

— Tu effectueras une croisière avec elle jusqu’à ce que j’aie pu t’aviser du résultat de la guerre. Il ne faut pas songer à rentrer ici pendant l’occupation des troupes impériales. Prévois-tu dans quel état sera Yvana ?

— L’état d’enfance, j’espère, déclara Boris.

— Elle n’aura pas perdu l’intelligence ?…

— Ma foi, je n’en sais rien. Je n’ai expérimenté que sur des animaux. Leur physique était indemne… Mais pour Yvana ?… Que se passera-t-il ? Je suis un peu inquiet, je te l’avoue. Et ces moines seront-ils discrets ?

— Comme des statues ; ils ont juré. Ils aimeraient mieux mourir que manquer au serment.

— Pourvu qu’ils aient la décision nécessaire pour agir !

— Ils l’auront.

— Il y a un risque encore. Si on allait vouloir embaumer le corps de l’impératrice ?

— Ici, au camp ?… C’est impossible. Quand elle sera arrivée à Arétow, peut-être, mais alors nous serons en sûreté…

— Hum !… en sûreté… On ferait des recherches, on remuerait ciel et terre…

— Qu’on remue l’univers, nous serons ailleurs. Je connais un pays où, s’il le faut, nous irons.

— Où ? interrogea Boris.

— Dans l’Angola. En parcourant l’Afrique australe, j’ai découvert avec Michel une sorte d’oasis avec une mine d’or. Même j’ai marqué l’endroit. Quand nous pourrons y retourner, ce sera pour nous une immense richesse, qui sauvera peut-être nos malheureux compatriotes ruinés par ces pillages.

— Ah ! nous devons nous attendre au pis. L’empereur va vouloir se venger…

— Nous n’avions pourtant pas souhaité ce crime. Il est impossible à l’homme de tracer un plan impeccable, toujours une paille se rencontrera pour faire dévier le courant.

— C’est peut-être heureux…

— Pourquoi ?

— Parce que je pense que la paille est mise non par les forces fatales, mais par une volonté plus sage que la nôtre qui régit le monde.

— Partons maintenant, interrompit Fédor. Il vaut mieux marcher que parler cette nuit… Je vais retrouver nos parents à notre château familial de Narwald. Agis au mieux, Boris. Et, au cas où tu devrais partir sans me revoir, avec elle, et qu’elle vécût, lance une fusée comme signal au moment de t’embarquer. Je surveillerai la mer pendant les trois jours prochains, chaque soir, à dix heures.

Les deux frères reprirent leur course à travers le souterrain, après avoir éteint la lanterne suspendue à l’entrée, dans la crainte qu’une lueur pût filtrer entre les jointures des pierres.

Puis ils se séparèrent, l’un pour travailler à l’ouverture du fourré en ôtant les épines avec précaution, l’autre pour regagner Narwald.

Ce dernier, le prince Fédor, ne devait pas revenir aider son frère, car la nuit suivante, pendant que Boris se livrait au sauvetage de la jeune impératrice, le manoir des Romalewsky flambait.