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Le Prince Fédor/III/11

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 68-69).

XI

LE COUP DE TONNERRE

À Saint-Philippe du Roule les grands mariages ne chôment guère et un vieux cliché des journaux va nous servir pour décrire celui qui se concluait le 26 mars, par un radieux soleil de printemps.

Donc :

« Une foule élégante et choisie se pressait dans la grande nef, superbement décorée de fleurs et de plantes vertes et resplendissante de lumières, pour assister à l’union des jeunes époux appartenant à la colonie étrangère de notre capitale : le comte Georges Iraschko et Mlle Mariska Romalewsky, sœur du prince Fédor Romalewsky.

» Les témoins étaient pour le marié le marquis de Balmontal, ambassadeur d’Alaxa à Paris, et le général Saint-Pierre, ami de sa famille. Pour la mariée, ses deux frères les princes Fédor et Boris Romalewsky.

» Le service d’honneur était assuré par Mlles Simone et Germaine de Pontis, Mlle Yvonne de Kerdral, Mlle Luce Lesterel, accompagnées de MM. les lieutenants Sorelly et de Kerdral, Pierre Horoff et Michel Serrusky, attachés d’ambassade.

» Dans l’assistance, nous avons remarqué… etc.

» Un lunch élégant servi par… (la réclame ne perd jamais ses droits) réunit ensuite les parents et amis des deux familles à l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré.

» Le soir même, les jeunes époux ont pris le rapide d’Orient, le jeune comte Iraschko voulant aller présenter sa femme à sa famille. »

Voilà ce qu’on put lire dans la plupart des feuilles, voilà ce qui exista jusqu’après le lunch…

Mais, à ce moment, le joli programme avait été troublé, et la fin de l’entrefilet était affreusement erronée.

Après avoir reçu les hommages, les baisers, les compliments à la sacristie et chez elle, — ce qui dura jusque vers quatre heures du soir — Mariska, délicieusement jolie dans sa blanche toilette de satin souple aux merveilleuses dentelles d’Angleterre, Mariska, toute rose de bonheur, fit un signe à Georges.

Il s’approcha, empressé, vers elle.

— Je pense que je peux aller changer de costume ! demanda-t-elle, souriante, si nous voulons prendre le train à six heures.

— En effet, répondit-il avec un chaud baiser sur la main de sa femme ; je vais d’ailleurs sauter en voiture et aller chez moi, revêtir, moi aussi, un costume de voyage à moins que…

— Quoi ?

— Je vous emmène tout de suite avec moi. Nos bagages sont déjà à la gare.

— Comme vous voudrez… Je me sauve.

Elle partit, légère et radieuse, après un tendre regard à celui qu’elle avait maintenant le droit d’aimer.

Lui retourna vers les salons. Ils se désemplissaient lentement.

Quelques retardataires, sans comprendre qu’ils étaient une gêne, causaient toujours en achevant de grignoter des fruits glacés.

— Où est Roma ? pensa Georges. Si j’essayais d’aller lui dire encore adieu ?… Oui.

Il sortit sur la terrasse, gagna la vérandah qu’il avait vu s’ouvrir sur un petit salon particulier de la jeune femme ; mais il n’y avait personne ni dans la vérandah ni dans le salon. La camériste rangeait le cabinet de toilette :

— Madame est sortie, expliqua-t-elle. Après la messe, elle est rentrée, puis repartie. Madame m’a dit que la maison était trop bruyante, qu’elle allait faire un tour au Bois. Et puis, ajouta la servante qui se souvenait du temps où Georges était « chauffeur » à Tourleven et où elle l’avait trouvé si charmant, je crois que le départ de Mademoiselle cause du souci à Madame.

— Elle sera bien plus seule, en effet. Dites-lui, je vous prie, mon intention dernière, en lui présentant mes respects.

Il sortit.

Boris et Fédor s’étaient réfugiés dans le fumoir, ils étaient graves. L’acte qui venait de s’accomplir leur enlevait ce qu’ils aimaient le mieux au monde : leur petite sœur gâtée, choyée, adulée.

Fédor dit, en voyant passer son beau-frère en uniforme de grande tenue devant la porte-fenêtre donnant sur la terrasse :

— Tu n’as pas idée comme j’ai de la peine à admettre ici cet uniforme de nos ennemis.

— L’homme qui le porte est devenu notre frère, répondit Boris, conciliant. Nous avons toujours désiré que Mariska se marie pour continuer notre famille. Elle a choisi cet homme, elle l’aime ; il est loyal et bon, il la rendra heureuse ; nous devons l’aimer aussi.

Georges entrait :

— Asseyez-vous, dit Boris, restez encore un peu avant de nous enlever notre rayon de soleil. J’espère que vous laisserez Mariska nous écrire tous les jours.

— Mariska fera tout ce qu’elle voudra. Après notre séjour chez mon père, puisqu’il n’a pu venir jusqu’ici, nous reviendrons vous retrouver aux Îles.

— J’en serai content, approuva Boris. Vous connaîtrez notre bonne tante Hilda.

— Est-ce que vous partez toujours pour Arétow, Fédor ? demanda Georges.

— Certainement. Si je ne trouvais ridicule de prendre le même train que vous, je filerais dès ce soir.

Georges sourit :

— Écoutez, dit-il, je vais vous confier un secret, un projet que j’arrange clandestinement.

— Allons…

— Prenez ce train si cela vous convient… vous ne nous y rencontrerez pas.

— Vous avez changé d’avis ?

— Très peu. Seulement, je préfère attendre le départ de demain, laisser croire à tous que nous sommes loin et nous isoler tout simplement chez moi… Après cette journée de représentation entreprendre un voyage de nuit, ne pensez-vous pas que notre chère petite Mariska pourrait être fatiguée ?

Fédor rougit légèrement.

— Agissez comme bon vous semble, Georges ; j’ai une entière confiance en vous. Vous avez assez de délicatesse et de cœur pour comprendre à quel point la femme que nous vous avons donnée est sensitive, naïve et bonne.

— Je le sais, et je puis vous assurer de tout mon cœur que mon affection saura entourer ma chère femme de soins et d’égards. Je vous en prie, soyez sans inquiétude.

Boris tendit la main à son beau-frère. Il avait les larmes aux yeux.

— C’est notre enfant, dit-il, nous l’avons élevée ; elle n’a presque pas eu, la pauvre mignonne, d’autres caresses que les nôtres, puisque nos parents n’étaient plus.

— Ne rappelez pas de choses tristes, Boris.

— Il s’en mêle à tous les bonheurs, mon ami.

— Quelle vérité ! fit Georges. Croiriez-vous que ce matin, à mon réveil, j’ai failli pleurer, si je ne m’étais pas raidi…

— Vous avez eu une mauvaise nouvelle ?

— Oui, hélas ! et toujours ces nouvelles m’arrivent quand je me propose d’être heureux.

— N’y pensez plus.

— J’y pense malgré moi, et parce que cette superbe peau de lion que voilà à vos pieds me le rappelle et me donne un frisson…

— Auriez-vous appris la mort d’un lion ? fit Boris en souriant.

— J’ai appris qu’un camarade, un ancien compagnon d’armes avait été dévoré en Afrique par une bête féroce.

— Comment avez-vous appris cela ? dit Fédor intéressé.

— Par une lettre reçue ce matin d’Arétow, d’un ami commun.

Les deux frères s’étaient regardés, une même question aux lèvres.

Georges continuait, emporté par ses souvenirs — ou peut-être par la fatalité…

— J’ai été d’autant plus impressionné que c’est le cinquième de mes anciens compagnons d’armes, de ceux avec lesquels j’ai fait toute la guerre de Kouranie, qui meurt d’une manière tragique.

Fédor, à ces mots, avait violemment tressailli.

Boris s’était levé, un peu de pâleur aux tempes.

— Qu’avez-vous ? fit Georges surpris.

— Le cinquième, dites-vous ?

— Oui.

— Comment s’appelait cet ami, le dernier ?

— Yvan Orankeff.

Fédor porta la main à son front en un geste désespéré.

— Mais que vous prend-il ?

— Mon Dieu !… et vos cinq compagnons, morts d’une manière terrible, étaient…

— En quoi cela peut-il vous intéresser ?

— Plût au ciel que cela ne m’intéressât pas !

Boris, livide, était retombé dans son fauteuil.

— S’agit-il d’un parent, d’un ami très cher ? reprit Georges. Je suis désolé de vous avoir appris cette triste fin si brusquement.

— Non, répondit Fédor avec un calme effrayant, il ne s’agit pas de cela. Écoutez-moi et, sur l’honneur, répondez.

— J’écoute.

— Vous étiez le compagnon d’armes de… Nommez-les vous-même.

— De beaucoup d’officiers dont je ne puis fournir la nomenclature.

— Je ne la demande pas… Mais les cinq qui sont morts… comment ?

— Pourquoi ces questions et l’air dont vous me les faites ? Je n’y répondrai pas sans le savoir.

— Pourquoi ? Parce que j’ai voué ma vie à une œuvre, parce que, depuis six ans, je la poursuis, parce que le sixième de cette bande d’assassins me manque… et qu’il faut que je le trouve, entendez-vous, Georges Iraschko ?

Ce disant, il avait si lourdement laissé tomber sa main sur l’épaule du jeune homme que celui-ci fléchit.

— Voyons, dit le comte, se débarrassant avec colère de l’étreinte, allez-vous finir, Fédor ? Est-ce l’heure de nous quereller ?

— Il n’y a pas d’heure, il n’y a plus d’heures, et celle qui sonne est terrible… Parlez, ou aucun de nous n’aura la force d’en supporter davantage… Nommez ceux qui, avec vous, firent cette guerre de Kouranie.

— Finissons cette scène, où vous jouez je ne sais quel rôle diabolique, Fédor. Mes frères d’armes étaient : Serge Rostopsky, mort dans une chasse, par accident ou piège… Le colonel Popoloff, devenu fou à lier, mort dans un cabanon ; le capitaine Pablow et le lieutenant Karénieff, noyés tous deux après l’incendie d’un navire dont nul ne s’est sauvé… Yvan Orankeff, dévoré en Afrique, où il colonisait… En savez-vous assez ?… Puis-je partir ?… Je vais retrouver ma femme…

— Sa femme !

— D’un commun accord, Fédor et Boris s’étaient placés devant la porte.

— Vous ne sortirez pas.

— Avez-vous donc perdu l’esprit ?

D’un geste violent, il les écarta, mais Fédor lui saisit le bras ; ses doigts se crispaient si fort sur la manche du jeune homme que celui-ci eut un recul de douleur :

— Vous étiez avec ces cinq bandits…

— Je ne souffrirai pas de pareils termes…

— Silence ! Ces bandits sont allés à Narwald…

— Je ne sais ce que vous voulez dire…

— Oh ! mon Dieu ! si cela pouvait être ! gémit Boris.

— Narwald était un château planté au sommet d’une colline. Les ennemis y sont entrés le soir, ont massacré, pillé, incendié… Y étiez-vous, voyons ?…

— J’ai vu beaucoup de ces horreurs, et je puis dire que j’en ai gardé un profond remords, une fois surtout…

— Continuez donc ! tonna Fédor avec une telle autorité que le malheureux articula :

— Une fois ivres, fous de rage, après la mort de l’impératrice Yvana, voulant toutes les représailles, nous tuâmes deux vieillards…

— Misérable ! s’écria Fédor, le poing levé…

— Halte ! fit Georges, saisissant le poignet du prince, halte ! Ma parole, il se passe ici d’inexplicables choses… Vous avez perdu le sens.

— Non, hélas ! et vous allez comprendre, acheva Boris, livide : ces deux vieillards que vous et les vôtres avez tués, c’étaient…

— C’étaient ?…

— Le prince et la princesse Romalewsky, notre père et notre mère !

Georges chancela sous le coup.

— Grand Dieu !… balbutia-t-il, éperdu.

Fédor et Boris s’étaient pris la main.

Georges, écroulé sur un divan, les coudes aux genoux, le front dans sa main, sentait l’épouvante l’envahir… l’épouvante et l’horreur…

— Fatalité !… Fatalité !… murmura-t-il. Était-il possible que ces vieillards dont le meurtre le hantait de remords fussent les parents de Mariska ?…

Il venait d’épouser la fille des victimes…

Un pas rapide se fit entendre dans le salon voisin. Une voix jeune et gaie dit de loin :

— Je vous fais attendre. Je disais adieu à mes oiseaux, je…

Elle s’arrêta, stupéfaite, devant le spectacle effrayant qui s’offrait à sa vue.

Ses frères bouleversés, Georges muet, terrassé, les yeux soudain creusés, la fixaient avec désespoir…

Instinctivement, pas encore assez ferme pour chercher un refuge auprès de l’époux, elle se jeta dans les bras de Fédor.

— Seigneur ! Seigneur ! Qu’y a-t-il ?

Sans savoir, elle sanglotait. Son frère, doucement, baisait ses cheveux. Et d’une voix d’angoisse :

— Ma chérie, ma petite sœur, ne t’effraie pas… Tu es encore à nous ; nous te protégerons, mon trésor… nous t’aimons…

— Et moi aussi, Mariska, je vous aime ! dit Georges qui s’était approché à ces mots.

Brutal, Fédor le repoussa :

— Arrière ! Vous ne toucherez pas aux plis de sa robe.

L’officier s’écarta. Sa pensée se brouillait. Dans quel cauchemar se perdait-il ?…

— J’aurais voulu t’épargner cette scène, ma pauvre enfant, reprit Fédor. Jusqu’à ce jour, j’avais pu te protéger… Viens, je t’expliquerai davantage tout à l’heure… Pour le moment, il faut que tu t’éloignes.

Il l’entraînait, inerte… Il la conduisit chez Roma, espérant la jeter dans les bras de la jeune femme…

Roma était absente… Il la fit asseoir…

— Je vais revenir, Mariska. Ne pense plus à Georges. Cet homme est indigne de toi… Tu sauras tout… Attends-moi, tâche de te calmer. Il te faudra du courage, mais tu es une Romalewsky, et je compte sur toi…

Il l’embrassa encore et referma la porte sur elle, pendant que la malheureuse, effrayée, ahurie, blessée dans ce qu’elle avait de plus cher, invoquait le ciel en pleurant.