Aller au contenu

Le Prince Fédor/III/5

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 58-62).

V

AUDIENCE IMPÉRIALE

L’empereur Alexis était dans son cabinet de travail, lorsque Georges Iraschko se présenta à son heure d’audience.

Alexis avait, d’un signe, congédié un secrétaire et tendu la main au jeune homme. Georges s’inclina sur cette main, y mit ses lèvres et resta debout.

— D’où viens-tu ? demanda Alexis.

— De Paris, sire. Votre Majesté m’avait accordé trois ans de congé ; je suis à peine au milieu du temps… et je viens aujourd’hui solliciter l’autorisation de me marier.

— En France ?

— Oui, sire, à Paris, mais avec une jeune fille appartenant à une famille kouranienne.

— J’aime assez voir mes officiers épouser des femmes des pays conquis ; cela consolide des liens souvent tendus jusqu’à se rompre.

— Je le savais, sire.

— Comment se nomme celle que tu épouses ?

— Mariska Romalewsky, répondit Georges avec effort, craignant l’effet de ce nom.

— La sœur des trois frères qui ont combattu avec tant d’acharnement contre nous ?

— Oui, sire mais ils ont fait leur soumission.

— De bien mauvais cœur ! Fédor, l’aîné, est affilié à la secte des compagnons de l’Étoile Noire.

Georges, à ces mots, eut un mouvement de surprise.

— Tu le savais ? dit l’empereur.

— Je le soupçonnais.

— Réponds nettement. Cela t’étonne que je sois si bien informé ?

— Un peu, sire… Cependant, le prince affiche si haut ses idées qu’il est facile de le connaître, lui, mais non ses actes.

— Quelles sont ces idées dont tu parles ? Tu es ici pour dire la vérité ; je veux la savoir.

— Sur mon honneur, je répondrai à toutes les questions que Votre Majesté voudra bien me poser.

— Partages-tu les idées de ton futur beau-frère ?

— En rien, sire, fit Georges franchement, sans chercher des phrases oiseuses, sachant fort bien à quel point l’empereur les détestait.

— Et ta future femme ?

— Je le crains, sire, mais m’en inquiète peu !

— Tu comptes, pour la transformer, sur ton influence d’époux ?

— Entièrement, sire. Je crois qu’une fois à moi, ma femme m’écoutera de préférence à son frère. J’en suis même persuadé.

— C’est possible. Fédor t’a-t-il avoué faire partie de cette secte ?

— Non, sire. Mais je crois en avoir la preuve… pourtant.

— Comment ?

— Parce qu’une personne que Fédor aime et de laquelle il ne se cache pas, me l’a dit.

— Quelle est cette personne ?…

— Une femme… oh !…

— Achève, qu’as-tu ?

— C’est si étrange, sire, si difficile à expliquer, surtout à vous !…

— Pas de mots inutiles, je t’en prie. Va au fait quand je t’interroge.

— Cette amie de Fédor — amie, non, car elle le hait, nièce et pupille, plutôt — est une créature d’élite, une âme d’ange…

— Qui hait son tuteur.

— En effet, sire, de tels sentiments n’ont pas l’air de concorder, et pourtant…

— Quel mystère caches-tu ? Voyons, parle…

— Moi ? aucun, sire ; mais, à coup sûr, la pupille de Fédor est un mystère vivant.

— En quoi ?

— En tout. Elle a d’abord une ressemblance physique frappante avec…

— Mais va donc ! fit l’empereur, agacé ; je n’ai pas une heure entière à te donner… Avec qui, cette ressemblance ?

— Avec Sa Majesté l’impératrice Yvana, fit Georges à voix basse, tremblante…

Alexis haussa les épaules.

— Sois rationnel, je te prie et laisse de côté tes appréciations invraisemblables. Cette jeune femme est-elle digne de foi ?

— Oh ! oui…

— Partage-t-elle les idées de son tuteur ?

— Elle les a en horreur. Cette jeune femme s’est évanouie, Sire, quand elle a appris l’attentat qui a été dirigé contre vous.

— Elles sont quelques centaines à qui ces choses arrivent. Hystérie simplement. Finis ton histoire et vite…

— Je ne peux pas, Sire… que votre Majesté daigne avoir un peu de patience. Je croyais l’intéresser.

— C’est ton amie, cette jeune femme ?

— Oui, Sire. Amie que je vénère de tout le respect et l’amour de mon cœur.

— Elle s’appelle ?

— Roma Sarepta, mais… ce n’est peut-être pas son nom…

— Qu’importe ! Elle est la confidente du Prince !

— Non. Il se méfie d’elle à cause de son amour pour… pour…

Alexis, qui jusqu’alors était resté assis, se leva, nerveux.

Georges, très rouge, balbutia :

— Pour l’Empereur.

— Trève de sottises ! que t’a dit cette femme ?

— Que Fédor avait sur lui une médaille bizarre, où était gravée une étoile de diamants.

— Les insignes de grand-maître de l’Étoile-Noire. Cela ne m’étonnerait pas. Cependant, ce peut être une médaille fantaisiste. Je doute un peu, malgré tout, de cette félonie de Fédor Romalewski, car il me semble plus fait pour attaquer et haïr en face que pour comploter et frapper dans l’ombre… Il m’avait juré fidélité.

— Aussi ne prendrait-il jamais part à une attaque contre l’Empereur ; il l’affirme bien haut.

— Il se contente de laisser faire.

— Je le crois.

— Parbleu ! Il me rendrait un rude service s’il me débarrassait de la vie, dans quelques années seulement, quand mon fils sera assez grand pour me remplacer. Tu peux le lui dire, je le délierai de son serment à mon égard… Va, je t’accorde la permission que tu me demandes.

Georges Iraschko s’inclina de nouveau. Il aurait voulu parler encore, dire quelque chose de Roma, raconter le rêve au sujet du petit Prince. Mais un regard du maître le poussa dehors, sans qu’il pût ajouter un mot.

Derrière la porte clos, Georges se reprit.

Il était irrité contre lui-même. Il avait mal profité de son audience. Mais aussi, Alexis avait une façon d’interroger, de parler bref, net, passablement intimidante.

Georges remit son casque, l’enfonça d’un coup de poing de colère, traversa les antichambres, la salle des gardes, répondit à peine au salut d’anciens camarades et sortit sur la place où se trouvait le magnifique palais.

Le petit Prince impérial Rorick rentrait à cheval, fièrement campé sur un superbe animal complètement blanc.

Georges salua. L’enfant fit le salut militaire et passa.

— Quel beau garçon ! pensa le jeune homme. Il faut que je porte sa photographie à Mme Sarepta.

Il s’en alla errer par les rues commerçantes, fouillant les étalages.

Partout, bien en évidence, se montraient les portraits de l’Empereur, du Prince impérial. Il entra n’importe où, acheta les trois photographies et repartit, les yeux rivés sur celle de l’impératrice Yvana prise l’année même de sa mort… Il y avait six ans.

— C’est inouï, se disait Georges, c’est absolument frappant, cette ressemblance. Si je mettais à ce portrait des cheveux blancs, à ces yeux des cils blancs, ce serait Roma.

Il restait sur le trottoir sans bouger, absorbé dans sa contemplation, cloué devant la boutique d’images. Un camelot pressé le bouscula :

L’Avenir du Monde ! hurlait-il, demandez L’Avenir du Monde ! cinq centimes !

— La sale feuille ! fit Georges avec mépris.

— Hein, quoi ? l’officier ! interpella le vendeur, il ne vous plaît pas mon canard ?

Georges n’avait pas l’intention de se quereller avec un camelot, mais il pensa.

« Quel progrès font les anarchistes ! Il y a seulement un an, on n’aurait pas osé crier cela, ni s’en prendre à un officier en tenue. Ah ! Fédor, vous marchez vite ! »

Le jeune homme s’en allait devant lui, à l’aventure, sans but. Il retrouvait les endroits connus, les maisons où il entrait jadis, l’École militaire, le jardin public, témoin de ses jeux d’enfant.

Il ne concevait guère l’idée d’aller faire des visites. Il éprouvait le besoin de se taire, de causer avec lui-même.

Revoir d’anciennes relations pas très intimes ne l’attirait pas. Il flânait.

Comme tous les sensitifs, il ressentait l’empreinte des choses ; les vibrations émanant d’elles le pénétraient. Il replaçait le passé dans le présent, revoyait sa mère jeune femme, lui donnant la main sur les chaussées, son père passant à cheval avec l’escorte impériale.

Des figures de marchands, des expressions locales l’impressionnaient.

Il arriva ainsi au quai.

Là se groupaient les déballages de la grande foire annuelle du printemps.

Les étrangers arrivaient.

Les tentes dressées, les baraquements ouverts ; plus loin, les roulottes des forains, les cirques, ménageries, tirs, panoramas, se profilaient sur la longueur des quais où venaient aborder les navires chargés des pelleteries du Nord, des bois des îles, des poissons salés, bref, de nouveaux éléments offerts aux acheteurs qui, à cette époque de l’année, affluaient des points les plus éloignés de l’empire.

Georges s’intéressa. Les costumes infiniment variés, les étalages hétérogènes, les dialectes colorés, formaient un ensemble pittoresque, curieux.

Trois Chinois : hommes ou femmes — ce n’était pas aisé à préciser, car ils avaient même visage imberbe et même coiffure — présentaient aux flâneurs des éventails ciselés, des noix sculptés, des cocos creusés, d’un travail très fin.

Georges les examina, occupé à l’idée que peut-être un de ces bibelots plairait à ses amis de Paris.

Comme il choisissait, un des vendeurs sortit d’une caisse qu’il était en train de vider une corbeille tressée dans laquelle, sur la mousse, reposaient deux grosses boules d’un ton d’azur merveilleux.

— Qu’est ceci ? demanda le jeune homme.

— Des noix de Lyron, mon officier, répondit le marchand.

— Je n’avais jamais vu ce fruit.

— Il est rare. L’arbre sur lequel il pousse n’en produit que tous les cent ans. Et l’arbre lui-même est très rare, puisqu’il ne se reproduit plus depuis le déluge.

— Que dites-vous ?

— La vérité, monsieur.

— Doublée de beaucoup de légende. Enfin, peu importe. Ces fruits si vieux sont nouveaux pour moi. Combien les vendez-vous ?

— Cent francs pièce, monsieur. C’est que, vous savez, il faut songer au temps qu’ils ont mis à se former.

« Pourvu que ce soient des fruits naturels, pensa Georges, méfiant, et que ce petit homme jaune ne s’amuse pas à mes dépens ! »

— Est-ce bon à manger, demanda-t-il encore en palpant l’écorce dure, un peu rugueuse et si parfaitement bleue.

— Rien ne peut être comparé à un pareil délice.

— Ce n’est pas un poison ?

— C’est un nectar. Les noix de Lyron figuraient toujours autrefois parmi les présents offerts pour les fiançailles. Élisée allant chez Rebecca en avait chargé sur ses chameaux.

— Il vous l’a raconté ? fit Georges, incrédule, mais intrigué. Vous avez peut-être fabriqué vos noix de Lyron comme votre personnalité, qui me semble autant de Grèce que de Chine.

— Si cela ne coûtait pas si cher monsieur, je vous ouvrirais une de ces noix-là. Il y a dedans, d’abord une amande qui tapisse la coque, ensuite une espèce de marmelade d’un blanc crémeux. Quand la noix vieillit, la marmelade durcit, adhère à l’amande, et devient compacte comme elle.

— Vous n’en avez que deux ?

— Bien sûr, monsieur, et sur toute l’étendue de la foire et de l’empire il ne s’en trouverait pas une autre.

Georges prit dans son portefeuille deux billets bleus — toutes les monnaies ayant cours sur cette foire universelle — les tendit au conteur et s’empara de la corbeille.

Il était content de son acquisition. Il aurait au moins à emporter une chose originale, authentique ou non, curieuse à coup sûr, car nul n’avait jamais vu de fruits bleus.

— Attendez, monsieur, je vais couvrir votre achat. Il pourrait vous être dérobé, c’est tellement rare !

Ce disant, le Chinois étalait sur la corbeille une feuille de papier sur laquelle on voyait une étoile noire au-dessus du titre : La Lumière pour tous.

— Encore une des lectures préférées de mon futur beau-frère, se dit Georges.

Et il allait jeter la feuille, mais il réfléchit que mieux valait abriter ses fruits précieux.

Il commençait à pleuvoir ; des nuages classés par la marée montante crevaient en flots sur les pauvres étalages, qu’en hâte les propriétaires abritaient.

Un café se trouvait à portée. Georges s’y réfugia avec son fardeau, après avoir vainement cherché une voiture à la station, prise d’assaut au début de l’averse par la foule des acheteurs ou des exposants chargés de butin.

Presque toutes les tables étaient occupées. L’officier se glissa entre des joueurs qui fumaient et buvaient en remuant des cartes.

À la vue de l’uniforme de grande tenue que portait le jeune homme, ils se poussèrent du coude, puis l’un d’eux désigna du geste sa corbeille où s’étalait le titre du journal.

Un sourire passa dans le regard de l’autre ; il prit le jeu, le battit, tourna une carte, disant très haut :

— L’atout est le huit de cœur.

Ce disant, il regardait Georges, fixement. Le jeune homme ne broncha pas, mais deux ou trois têtes se levèrent aux environs ; un consommateur se déplaça, et vint :

— La dernière tournée était le neuf de trèfle, affirma-t-il.

Aussitôt, des mains se tendirent.

— Tiens, pensa Georges, on dirait un signe de ralliement.

L’homme qui venait de parler s’excusa :

— Pardon, mon officier, dit-il, la place manque ici par ce temps, voulez-vous me permettre de m’asseoir en face de vous ?

— Les places sont pour tous au café, répondit le comte Iraschko, tout en examinant son vis-à-vis, un grand garçon vêtu d’un dolman de velours à brandebourg, d’une culotte de peau blanche, de hautes bottes de cuir jaune et d’une casquette de jockey.

Cet examen lui rappela l’étrange commission dont l’avait chargé Fédor au moment du départ, lorsque, par politesse, il s’était enquis :

— Avez-vous quelque commission pour Arétow ?

— Une seule, et vous me rendriez service en la faisant, car je ne sais réellement pas où adresser ma lettre.

— J’écoute.

— Vous ne serez pas sans aller à la foire, n’est-ce pas ?

— Sûrement.

— Voudrez-vous vous informer où sera construit le cirque Marini ?

— Vous songez à envoyer un petit souvenir à une jolie écuyère ?

— Non. Je ne m’intéresse à aucune sauteuse de banderolles ; mais le directeur du cirque est en relations d’affaires avec moi.

— Ah ! de quelle nature ?

— Commerciale. Mon intendant de Kronitz lui adresse quinze chevaux. Voulez-vous lui expliquer que deux partent de la frontière, six d’Allemagne, six de France…

— Attendez que je note.

— …J’emmènerai moi-même le dernier, le 20 mars. Vous avez compris ?

— Compris et retenu.

Georges avait encore remarqué, à ce moment, la singulière expression du visage de Fédor. Il paraissait considérablement amusé, tandis que le jeune homme écrivait gravement sur son carnet le bizarre renseignement.

Et le prince ajoutait encore :

— Ce sont de vrais chevaux de cirque. Ils savent tous jouer aux cartes.

Le vis-à-vis de Georges était évidemment un écuyer ; il pouvait le renseigner de suite.

— Monsieur, demanda l’officier aussitôt, puisque le hasard nous réunit de chaque côté de cette table, vous pourrez sans doute m’éviter des recherches. Je vois que vous êtes cavalier. Savez-vous où se trouve le cirque Marini ?

— Je le sais d’autant mieux que je suis Marini, monsieur, le propriétaire du cirque en personne.

— Voilà qui se rencontre à merveille ! Connaissez-vous le prince Fédor Romalewski ?

— Si je le connais ! Je le connais et je le vénère, monsieur. Il n’y a pas de plus grand homme et de plus utile, monsieur. Un génie, un héros !

Ce disant, il regardait les deux joueurs voisins qui s’étaient arrêtés de lancer leurs cartons et approuvaient de la tête l’enthousiaste écuyer.

— Eh bien, monsieur le prince vous fait dire… au reste, prenez cette note, cela vaudra mieux.

Georges pensait plus simple de déchirer la feuille de son carnet où étaient les inscriptions et de les donner à l’homme de sport.

L’effet fut immédiat. La physionomie de Marini resplendit de joie :

— Ah ! merci, monsieur, cria-t-il, vous me faites un réel plaisir. Quel élément de succès vous m’apportez ! Et le prince qui va venir !

» Il paraît que le prince est aussi un élément de succès, pensa l’officier. En vérité, mon futur beau-frère a de singuliers amis. »

— Permettez-moi de vous offrir des entrées pour nos représentations, monsieur, fit Marini, présentant une carte à son interlocuteur.

— Non, merci, répondit sèchement Georges, agacé de l’intimité où le plaçaient l’averse et sa commission.

Puis, malgré la pluie, il sortit troublé, devinant quelque félonie dont il aurait bien pu être l’involontaire complice.

Alors, il rentra à pied, sa corbeille précieusement sous le bras, amusé tout de même de sa trouvaille de fruits semés par Noé et provenant sans doute du Paradis terrestre :

— Pourvu, se dit-il, que l’arbre ne soit pas né des pépins de la pomme d’Eve !… Je n’oserais plus les offrir à Roma ni à Mariska.