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Le Prince Fédor/III/7

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 63-64).

VII

LES DEUX ÉPAVES

Depuis le départ de Mariska, la tante Hilda Romalewsky, en son féerique palais de l’Île Rose, trouvait longues les journées solitaires.

Elle était entourée d’un peuple nombreux, docile à ses moindres désirs mais elle n’avait pas de désirs ; elle n’avait même presque pas de besoins.

Cette femme, dont la richesse était incalculable, vivait de lait et d’un œuf par jour, non par régime, mais parce qu’elle pensait cela suffisant pour entretenir sa vie.

Ses vêtements, toujours de fine étoffe blanche de laine, ou de soie ou de fil, selon la saison, s’usaient et se salissaient à peine, tant elle était naturellement adroite, souple et simple dans tous ses actes.

Elle vivait au milieu d’un luxe inouï, comme elle aurait vécu dans une hutte de branches et de mousses, sans apprécier davantage le décor merveilleux qui l’entourait.

Ce qu’elle aimait, c’était la nature, les couleurs changeantes de la mer, les formes variées des montagnes, des nuages les végétations splendides acclimatées maintenant dans ses îles.

La seule chose qu’elle eût voulu, et que ses flots d’or ne pouvaient lui donner, c’eût été la vie au milieu des siens, le revoir de ceux qui avaient quitté la terre, la présence de ceux qui y restaient encore.

Elle avait une âme patriarcale et très souffrante en un corps robuste, par suite de cette soif inextinguible d’affection familiale.

Près d’elle, souvent, se tenait Hanna, la pauvre Hanna, sauvée par Yousouf presque malgré Fédor… Hanna, femme d’une des victimes condamnées et exécutées à bord dans la fatale soirée du naufrage de l’Alcyon.

Hanna, très heureuse d’abord, comblée de dons, de bonnes paroles, traitée avec une extrême douceur par Mariska, qui ne voulait autour d’elle que des visages heureux, s’attristait depuis quelque temps, s’immobilisait dans une attitude bizarre, troublée d’une extrême nervosité.

Cet état maladif, survenu subitement à la suite d’une santé florissante, n’avait pas été remarqué d’Hilda. Mais Yousouf le marin, qui se complaisait à étudier l’attitude d’une femme qu’il aimait, s’inquiétait.

Il voulut s’éclairer et se rendit un après-midi sur la grève de l’Île Rose, où il avait aperçu fréquemment la jeune femme à l’heure de la tombée du jour.

Il se mit à arpenter le bord de l’eau en flâneur distrait et joua la surprise lorsqu’il vit descendre la jolie exilée à travers les escarpements de la falaise.

Elle portait le costume élégant de tous les serviteurs de l’île : rose et grenat, soie molle et velours.

Ses cheveux blonds couronnaient son front pensif, et ses lèvres un peu pâlies décelaient une peine ou un mal, ou plutôt les deux, dérivant l’une de l’autre.

— Vous aimez cette promenade pittoresque, madame, dit Yousouf en lui tendant la main pour l’aider à sauter du dernier rocher sur le sable.

— Oui, je viens où finit la terre, puisque je ne puis aller plus loin, fit-elle tristement.

— Où voudriez-vous donc aller ?

— Le sais-je ? Hors d’ici… N’est-ce pas monotone à mourir de chagrin, ces trois îlots sans communication possible avec l’univers ?

— On est si bien ici. Que vous manque-t-il ?

— Mais la liberté… Demandez à l’oiselle en cage, nourrie et caressée, ce qu’elle souhaite.

— Rompre ses barreaux.

— Moi je voudrais, Yousouf, prendre un de ces bateaux et voguer n’importe où, mais ailleurs.

— Personne, cependant, ne vous cause de peine ?

— Personne.

— Nos maîtres sont parfaits, généreux et doux.

— Nos maîtres, voilà un mot choquant, monsieur. Je ne me sens pas de race à posséder des maîtres, moi !

— Tout le monde en a, madame, tout le monde en porte en soi. Qui peut donc se flatter d’être indépendant ? Ne sommes-nous pas les esclaves de nos désirs ? Vous le voyez par vous-même.

— Ah ! oui, mais je ne veux pas de maîtres, moi. Je suis née libre et fort loin d’ici.

— Qu’en savez-vous ?

— Je sais une chose peut-être surprenante, mais qui chaque jour s’éclaircit davantage. J’ai eu devant les yeux un rideau très épais jadis, où ne filtrait aucune clarté. Alors j’étais heureuse, sans souci… Puis, le rideau s’est usé, effrité, troué ; il est presque diaphane aujourd’hui, et derrière, j’aperçois l’épouvante !

Elle se laissa tomber sur le sable, le front dans ses mains. Elle pressait sa tête, enfonçant ses mains dans ses cheveux.

— Voyez-vous, Yousouf, continua-t-elle, il faudrait faire jaillir de là une clarté. Parfois des éclairs passent ; je vois, rapide, une scène d’autrefois ; puis la nuit tombe… Que faire pour obliger l’éclair à continuer ?

— Vous rêvez… Vous vous hallucinez, madame.

— Non, je m’évade au contraire d’une prison morale. J’ai dû être folle dans le temps.

— Jamais !

— Le savez-vous ? Depuis quand suis-je ici ?

— Six mois environ.

— J’étais naufragée ?

— Oui.

— Vous m’avez recueillie sur cette île ?

— Moi, avec le prince Fédor.

— Puisque vous le dites, ce peut être… Pourtant, je n’éprouve pour lui aucune reconnaissance ; je me sens repoussée même par son air de jettatore glacial. Cet homme me cause un indicible frisson, il me fait l’effet d’un tigre sanguinaire, je ne puis croire à sa bonté.

— Et Boris ?

— Boris est autre. Sans être sympathique, il ne m’est pas ennemi, je crois.

— Qui aimez-vous ici, alors ?

— Personne. Les deux reines des Îles : Hilda et Mariska, sont évidemment bonnes et charmantes, mais je n’ai pas le cœur arrangé pour aimer.

— Et moi ? fit timidement le marin.

— Vous ?… Je vois en vous une sorte de gros terre-neuve… mais s’il voulait…

— Quoi ?

— Le terre-neuve pourrait être aimé.

— Faut-il qu’il se jette à l’eau, au feu ?

— Plutôt à l’eau. Qu’il m’emporte dans un bateau, puisqu’il en a le pouvoir, et me dépose sur le continent.

— Je ferai tout pour vous, madame, tout, sauf trahir la confiance de mes maîtres.

— Ne prononcez donc pas ce mot ! Il me choque. Je ne saurais aimer qu’un homme libre. Vous pensez donc que je suis prisonnière ?

Yousouf ne sut que répondre.

Prisonnière ? Elle l’était de fait. Les deux frères Romalewsky, cependant, n’avaient jamais songé à la garder de force. Ils croyaient avoir agi sur son moral seulement.

Il dit :

— Non, vous n’êtes pas plus prisonnière qu’aucun de nous ici, mais vous tenez tout de la bonté des princes. Comment vivrez-vous ailleurs ?

— En liberté.

— La liberté ne donne pas le gîte.

De nouveau, Hanna laissa tomber sa tête douloureuse en ses mains crispées. Elle gémit, et lui, horriblement oppressé, s’agenouilla près d’elle, pris dans ses doigts ses mains crispées.

— Hanna, nous sommes deux malheureux. Nous avons tous deux souffert de désastres inouïs. Voulez-vous allier nos deux misères ?

Elle releva le front

— Et après ?

— Nous aurons une maison jolie, riante, un foyer à nous ; je naviguerai comme par le passé, je rentrerai le plus possible, je vous aimerai de toute la force d’un amour unique.

— Et nous serons toujours esclaves…

— Moins que la plupart des ménages vivant au continent. Les marins comme moi ont pour maître l’État, qui les paye bien peu ; leur famille lutte pour l’existence, sans protection, exposée aux revers.

Elle se leva soudain, une flamme aux yeux :

— Je vous épouserai, si vous m’arrachez d’ici. D’ailleurs, je veux m’expliquer sérieusement avec le prince Boris. Il me traite toujours avec bonté ; peut-être finirai-je par triompher du secret qu’il détient… Où est—il, Boris, en ce moment ?

— Il doit être dans son laboratoire.

— J’y vais. Avec ses drogues et ses rayons étranges, il fouille mon cerveau. Qu’y fait-il ? Bien ou mal ? Depuis peu, j’éprouve des choses si spéciales que je veux savoir, comprendre, braver l’inconnu.

— Allez, madame ; peut-être, malgré tout, aurons-nous un jour notre part de bonheur.

Hanna remonta lentement jusqu’au remblai où se trouvait le bac en communication constante avec les îles.

Elle s’y jeta. D’autres gens s’y trouvaient déjà. Le passeur actionna la chaîne tandis que Hanna envoyait de loin à Yousouf un signe d’adieu, presque de triomphe.

Une heure après, elle débarquait à l’Île Blanche.

Boris était bien dans son laboratoire.

Courbé sur un cliché photographique, il suivait avec une attention passionnée le développement d’une vue cueillie dans l’espace ; il distinguait des formes, des têtes humaines, des spectres d’animaux, des arbres, des édifices.

Un coup de son timbre de bois le fit tressaillir.

D’un mouvement d’humeur, il rejeta sa loupe quand le valet de pied entra :

— Madame Hanna, venant de l’Île Rose, demande la faveur d’être reçue, dit-il.

« Une communication de ma tante sans doute, pensa Boris. Qu’elle entre. »

Hanna ne se fit pas attendre. Elle connaissait les aîtres de la maison en forme d’étoile.

— Ma tante vous envoie vers moi, mon enfant ?

— Nul ne m’envoie, monsieur, répondit Hanna, audacieuse. N’ai-je pas mon libre arbitre pour agir par moi-même ?

— Oh ! oh ! petite Hanna, quelle mouche vous pique ce soir ?

— Une mouche dont je voudrais bien avoir les ailes, pour m’enfuir.

— Souffrez-vous de quelqu’un ou de quelque chose ?

— Je souffre d’être votre jouet.

Boris, sans répondre, la regardait, attentif.

Ce qu’il avait prévu se dessinait. L’action exercée par les infiltrations toxiques sur les cellules mnémotechniques du cerveau d’Hanna était presque dissipée, périmée. Les rayons Z ne lui avaient montré, en la jeune femme, aucune lésion, mais simplement une paralysie momentanée des lobes cérébraux.

Or, cette anesthésie locale se modifiait chaque jour. Le moment était tout proche où, l’état normal revenu. l’éclosion du souvenir viendrait.

Que faire alors ?

La replonger dans l’ombre ?

Boris hésitait… Cela lui semblait une monstruosité. Il n’avait pas l’âme d’acier de son frère.

L’hypnotiser était facile, mais pas assez durable. Non, l’illusionner serait mieux.

Et tout un plan rapide naquit en l’esprit du savant. Il sourit et fit asseoir près de lui sur le divan la jeune femme.

— Vous avez, mon enfant, des expressions que vous regretterez tout à l’heure, quand je vous aurai dit ce que jusqu’alors je n’ai pas osé vous expliquer à cause de votre faiblesse mentale…

— Ah ! enfin !…

— Vous êtes sur le point de vous guérir d’une terrible amnésie cérébrale.

— Venue comment ?

— Par un naufrage. Vous étiez avec votre mari…

— Oh ! mon mari !…

— Oui, vous étiez avec votre mari sur un navire…

Il parlait lentement, les yeux fixés sur les yeux d’Hanna.

Il avait posé une main sur la tête de la jeune femme. Il essayait par le vouloir de lui rendre la sensibilité nerveuse des lobes où s’incruste le souvenir.

— Voyez-vous ce navire ? questionna-t-il.

Elle le regardait aussi. Ses lèvres s’ouvrirent. Elle balbutia :

— Oui.

— Ce navire, par une terrible fatalité, coule au milieu de l’incendie. Tout le monde est noyé, sauf deux personnes échappées par miracle : vous et Yousouf.

— Le feu !

— Oui, le feu, un incendie à bord… Fédor vous recueille, vous amène ici. Nous vous soignons, nous vous sauvons.

— Mais j’ai une famille, des parents…

— Probablement. Comment voulez-vous que nous le sachions ?

— C’est vrai, vous avez recueilli une idiote.

— Presque…

— Votre frère était à bord avec nous, n’est-ce pas ?

— Il se rendait en Afrique.

— Merci, vous êtes bon, prince. Achevez votre œuvre, maintenant, en m’aidant à retrouver au fond de ma mémoire perdue le nom de mes parents et ensuite me rendre à eux.

— Je ferai ce qui dépendra de moi, Hanna. Soyez calme et confiante.

— Merci, et de tout mon cœur.

Elle se leva après avoir serré avec chaleur la main du prince et repartit, légère, heureuse, soulevée par les ailes de l’espoir.

Quand elle fut loin, Boris câbla à son employé spécial du télégraphe :

« À transmettre tout de suite : Prince Fédor Romalewsky, faubourg Saint-Honoré, Paris : — Pigeon voyageur retrouve son nid. Faut-il le lâcher ? »

Le lendemain, il avait cette réponse :

« Départ trop dangereux. Envoyer à Michel par premier bateau. »

Quinze jours plus tard, Hanna, illusionnée et reconnaissante, s’embarquait pour l’Afrique où… elle croyait retrouver sa famille…