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Le Prince Fédor/IV/12

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 94-95).

XII

MORTELLE RENCONTRE

D’instinct, Georges s’abrita derrière un tronc d’arbre. Il tâta son revolver, enleva la targette de sûreté pour être prêt à toute éventualité.

Le cavalier le joignit :

— N’ayez aucune crainte, frère blanc, dit le planteur en levant son chapeau, êtes-vous égaré, seul ?

— Je suis où je dois et où je veux être, répondit imprudemment l’officier, incapable de dominer la colère où le mettait la vue de celui qui avait souffrir Roma.

— Oh ! là, monsieur, moins d’arrogance… Où donc allez-vous ainsi ?

— Où Dieu m’envoie.

— Serait-ce vers moi, par hasard ?

— Peut-être bien, fit Georges, insolent.

— Mais à qui en avez-vous ? Vous paraissez irrité… Auriez-vous subi quelque désagrément ?

— Nul autre que celui de vous rencontrer.

— Mais je ne vous veux aucun mal, je désire simplement vous demander un renseignement. Avez-vous rencontré une petite troupe composée de deux femmes et d’un homme ?

— Je l’ai rencontrée de l’autre côté du Zambèze.

— Que dites-vous ? Le Zambèze est à plus de cent kilomètres d’ici.

— Cela m’est égal. Et vous, pendant votre chasse aux femmes, avez-vous aperçu un homme blanc lié à un arbre ? Répondez donc, bandit, bourreau de femmes !

À ces mots, Michel sauta à terre ; il bondit vers le jeune homme.

Georges avait tiré son revolver.

— Je pourrais vous tuer comme une bête venimeuse, riposta le planteur, mettant en joue l’officier de l’empereur Alexis.

Georges éclata de rire. En proie à une surexcitation nerveuse amenée par la fatigue et la colère, il ne redoutait rien. Il se jugeait invulnérable.

Le prince releva son arme.

— Je me défends, dit-il tristement… Mais vous, pourquoi voulez-vous me tuer ?… Pourquoi me haïssez-vous ?

— Parce que vous êtes un Romalewsky… un membre de cette trilogie infâme, qui m’a arraché Mariska… qui m’a torturé sous prétexte de crimes involontaires… parce que, il y a deux mois, j’agonisais dans l’herbe du Campo de Narwald, la gorge trouée par Boris… Si aujourd’hui je troue la peau de Michel, ce sera justice !… Allons, défendez-vous… Je tire… À vous !…

À cette avalanche de révélations. terribles, le planteur eut un éblouissement. Il tira précipitamment ses deux coups de carabine.

Georges, de plus en plus excité, haineux, reprenait, sarcastique, cruel :

— Je vais à présent venger la mort de mes compagnons d’armes, celle d’Yvan Orankeff, dévoré par ta lionne… Je vais punir les terribles Romalewsky qui ont rêvé, dans leur orgueil fou, de se faire justiciers… de se croire les égaux de Dieu… Je vais venger le mal que vous avez fait à notre bien-aimée souveraine Yvana, dont vous avez essayé de tuer l’âme, après avoir endormi le corps… Prépare-toi à mourir, Michel, mon beau-frère… Songe à ton salut, bandit… Et maintenant, hourrah !… Michel Romalewsky a vécu !…

Michel tomba lourdement… Un flot de sang s’échappa de sa tempe trouée par la balle… C’était fini…

Georges, ivre absolument de colère, de rancune, s’approcha du grand corps dont il venait de faire enfuir l’âme…

— Que Dieu nous pardonne à tous deux ! murmura-t-il…

Et il s’éloigna.

Le bruit des armes faisait accourir l’escorte du prince.

Le meurtrier saisit en courant la crinière du cheval que montait, l’instant d’avant, Michel Romalewsky… sauta en selle et se lança en avant…

Un tremblement le secouait… une sueur froide inondait son front…

— J’ai tué !… J’ai tué !… répétait-il, le cœur bouleversé, les tempes battantes. Et il faudra cacher, cette chose affreuse à Roma. À quoi bon troubler des âmes sensibles de femmes ?… J’ai fait justice, à mon tour. Le moins coupable des trois frères a payé pour les coupables…

Mais il avait beau essayer de rassurer sa conscience, Georges sentait le remords crier en lui… et des larmes involontaires emplissaient ses yeux…

C’était le frère de Mariska… la douce, la belle, la pure Mariska !…

Il venait d’élargir encore, par des flots de sang, l’abîme qui le séparait d’elle.

Enfin, il arriva au campement.

Seul, l’Africain veillait. Il taillait des flèches et faisait rôtir un tatou devant un feu clair.. Il regarda l’arrivant avec son rire inconscient.

Sans parler, il montra les deux formes des jeunes femmes encore livrées au repos, calmes et confiantes, incapables de sortir de l’écrasante fatigue.

Georges admira le sauvage.

Celui-ci avait tout prévu. Il agissait sans bruit, tout à son rôle protecteur.

Alors, le jeune homme s’étendit, lui aussi, sur l’herbe, à bout de forces et tomba dans un lourd sommeil, sans rêves.

Ce ne fut que vers la nuit que Roma ouvrit les yeux, absolument reposée. Elle regarda autour d’elle, aperçut Georges profondément endormi, et Hanna assise près du feu.

Pas de docteur…

Son cœur se serra.

Elle n’osa pas une interrogation. Les choses parlaient, hélas !

Bango avait mis de l’eau dans des noix de coco et disposé des feuilles larges de caoutchoutier. Il coupait de larges tranches de tatou, puis enfilait dans une baguette toutes les parties qu’il jugea bonnes à réserver et il les exposait à la fumée.

— Toi, manger, dit-il à Roma, toi venir près du feu, nuit froide, vallée humide.

— Bravo Bango ! fit Roma en posant sa fine main blanche sur l’épaule du nègre.

L’œil du sauvage brilla, mais il n’approcha pas ses grosses lèvres lippues des doigts blancs de la jeune femme. Les nègres n’embrassent jamais.

Dès qu’elle aperçut Georges, la jeune femme courut à lui :

— Et ce pauvre docteur ?… Rien de lui ?

— Rien !

— Votre voyage a été pénible, mon ami… Vous semblez troublé… Auriez-vous appris quelque chose sur notre malheureux compagnon… Il est mort peut-être ?…

— Je ne sais rien du docteur, répondit Georges avec effort. Je n’ai découvert aucune trace de lui. Mais mon voyage m’a appris que Michel Romalewsky…

— Nous poursuit… interrompit Roma.

— Michel n’est plus, madame…

— Comment ?… Tué… Un accident ?…

— Oui, je l’ai vu tomber, atteint par une balle mortelle…

— Dieu ait pitié de lui ! C’était un fanatique, non un criminel. Il essayait toujours d’être bon avec moi.

— Ils essayaient tous, les Romalewsky… Au fond, ils vous aiment… Mais les colères et les haines politiques ont aveuglé ces hommes… les ont jetés dans leur voie terrible… Je crois savoir maintenant, madame, le mot de cette énigme qui fut votre vie… C’est pour vous l’apprendre que je suis venu, que j’ai entrepris ce dangereux voyage… Je me suis juré de vous rendre à ceux qui vous aiment et qui vous pleurent…

— Cher et fidèle ami… Combien j’aurai à vous bénir !… Moi aussi, je comprends, je devine certaines choses que je ne faisais que pressentir autrefois… Le temps a cicatrisé la blessure cruelle par où s’enfuyait ma mémoire — et maintenant, Georges je me souviens… un peu…

— Votre nom, même ?…

— Mon nom, oui… J’aperçois maintenant le but de Fédor et de Boris ; je comprends ce qu’on a voulu faire de moi ; je vois au travers des histoires qu’on m’a racontées pour endormir ma pensée, pour entraver mon âme…

— Oh ! ces Romalewsky ! je les hais, du mal qu’ils vous ont fait… du mal qu’ils m’ont fait à moi…

— Ne maudissez pas, Georges, reprit Roma d’une voix infiniment douce, surtout à présent, que les beaux jours se lèvent, que le bonheur revient… Dites-moi, ils vivent… Alexis… Rorick !… Je pourrai les revoir… les embrasser ?… Ils m’aiment encore ?… Vous savez tout… vous les avez vus ?… Parlez-moi d’eux… Dites, oh ! dites…

La jeune femme s’était rapprochée de l’officier, et ses admirables yeux de velours se posaient ardemment sur lui, attendant anxieusement les réponses…

Ses mains blanches étaient jointes, comme en une extase radieuse… son être entier vibrait d’un émoi délicieux…

Ce n’était pas encore le bonheur… C’était l’assurance du bonheur prochain…

Le cœur de Georges vibrait à l’unisson de cette joie… cette joie qui serait un peu son œuvre à lui… Il oubliait son amour pour ne penser qu’à la félicité de celle qu’il vénérait si passionnément…

Roma continuait :

— Toujours l’image d’Alexis et celle de Rorick ont hanté mon sommeil. Toujours ces visions m’attiraient, presque inconsciemment… Et puis, j’ai vu Rorick à Paris… Mon cœur a volé vers lui… J’ai embrassé mon fils… mon fils, entendez-vous !… J’étais poussée par une force irrésistible… J’ai fait cette démarche… cette folie… et après, j’étais brisée… et me semblait-il, régénérée…

— Je me souviens de votre trouble ce soir-là…

— C’était bien mon fils, que je venais d’embrasser, ce joli prince au regard fier, au profil semblable au mien… C’était mon fils !… La force invincible et oculte qui m’avait poussée me le disait encore… Mon âme le criait — et j’avais peur que l’on ne me croie folle… Je n’avais pas de preuves… Et puis, Fédor était si puissant… Qui aurait douté de sa parole ?…

— Ah ! il avait de terribles armes, ce Fédor maudit, pour dominer ainsi les êtres et les choses ! Sa science et celle de Boris ont produit des miracles… des miracles merveilleux et horribles…

— Depuis le jour du passage de Rorick, il me sembla vivre d’une autre vie… Mon âme avait vibré… Un coin du voile qui l’embrumait me parut se lever chaque jour… Et puis, dans l’Angola, où m’a forcée de venir la volonté implacable de Fédor, je n’étais plus sous cette influence malsaine, pernicieuse ; la guérison morale s’accentua. Je ne laissai pas sur moi d’emprise à Michel. J’étais prévenue, je me méfiais… J’étais plus forte que lui… Et maintenant, nous allons retourner à Arétow, n’est-ce pas, Georges ?… C’est là qu’ils nous attendent, mes aimés ?…

Georges n’eut point le courage de dire à Roma les doutes et les hésitations de l’empereur.

— L’empereur m’a prêté le Brise-Lames, madame. Le yacht nous attend à la baie des Tigres, où nous pouvons être dans une huitaine de jours, a dit Bango…

— Et de là, trois semaines encore… avant de les serrer dans mes bras. Quelles joies !… Mais, ce pauvre docteur Stéphan qui m’a aidée à fuir de la villa Hélios, lui qui m’a protégée ainsi qu’Hanna avec un si chevaleresque dévouement… Nous regagnerons l’Europe sans lui…

Les yeux de la jeune femme s’emplissaient de larmes. Sa bonté se désolait sur le sort d’autrui…

Georges la regardait, saisi d’une admiration un peu étonnée…

Il la retrouvait si délicieusement femme, si chastement aimante et vibrante, cette splendide créature qu’il avait crue de marbre…

— Maintenant, mon ami, reprit Roma, je vous demande pour quelque temps encore, le secret de ce mystère. Que je reste pour nos compagnons Roma Sarepta.

Les jours suivants, la petite troupe continuait sa route à travers la brousse ou la forêt. Mais les parages dangereux étaient passés, il n’y avait plus rien à redouter, on put marcher à petites journées moins fatigantes.

Bango accompagna les voyageurs jusqu’à la Baie des Tigres. Il ne voulait, disait-il en son langage imagé, quitter la « Fleur Blanche » que lorsqu’elle serait parvenue à destination… en sûreté.

Enfin, on arriva en vue du Brise-Lames, où l’équipage commençait à être inquiet. Les matelots emmenés par Georges étaient revenus, après avoir vainement attendu et cherché le jeune homme et son mulâtre aux environs du Kounéné.

Il était temps que l’on embarquât. Les deux jeunes femmes étaient à bout de forces. Bango ne regagna ses forêts que lorsqu’il les eut vues confortablement installées dans leurs cabines.

Alors, il s’agenouilla devant Roma, et, très grave, il dit :

— Moi retourner à mon village. Toi maintenant aller vivre avec blancs. Moi toujours dire : « Toi sauvé Bango, Bango à toi ! »

— Veux-tu me suivre en Europe ? Tu y vivras heureux auprès de moi…

— Moi Vivre en forêt. Moi Cuangari. Retourner là-bas. Ton visage suit moi, colombe belle comme la lune !

— Brave Bango ! Tiens, prends ce bijou pour ta femme, avec ces bagues, ce couteau, ce revolver, dont par chance je ne me suis jamais servie…

Bango, l’air triste, enfermait dans le sac aux provisions les dons de Roma.

Georges Iraschko y ajouta son poignard, son fusil, une poignée de louis, dont sûrement le noir ne saurait quel usage faire. Hanna lui offrit sa montre et ses boucles d’oreilles…

Et il partit sans se retourner…

Le yacht leva l’ancre le jour même. À la première escale où Georges Iraschko put descendre, il se précipita au bureau du télégraphe et fit câbler à Arétow, ministère de l’intérieur, service personnel de l’empereur :

« Après mille dangers, j’ai pu remplir la promesse que j’ai faite à sa Majesté. Je ramène à bord du Brise-Lames celle que je cherchais. Je toucherai Kronitz vers le 30 juin.

« Georges Iraschko.