Le Prince Louis-Napoléon/03

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Le Prince Louis-Napoléon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 821-859).
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LE PRINCE LOUIS-NAPOLÉON

III.[1]
L’ESSAI CONSTITUTIONNEL


I

« Ce fut un malheur pour moi, m’a dit Napoléon III, de n’avoir pu débuter par un ministère républicain et d’avoir été obligé de me confier aux hommes de la rue de Poitiers[2]. »

En effet, une des impossibilités auxquelles se heurta d’abord le premier président de la République fut celle de recruter des ministères républicains. Cavaignac et ses amis se refusaient ; Ledru-Rollin et les siens se déchaînaient. Il eût pu appeler Jules Favre, le défenseur de ses intérêts en quelques occasions, « animé de la visible préoccupation de capter par la flatterie sa sympathie intime[3]. » Mais ce rhéteur doucereusement venimeux, au jugement faux, au caractère versatile, sans autre connaissance réelle que celle des phrases, odieux à maints républicains depuis son impitoyable réquisitoire contre Louis Blanc, haï des monarchistes pour sa proposition de dépouiller les princes d’Orléans de leurs biens patrimoniaux, suspect à tous à cause de ses volte-face incessantes, n’offrait ni assez de dignité ni assez de sérieux pour être chargé d’inaugurer les débuts d’un gouvernement.

Un des républicains les plus éclairés et les plus loyaux du National, Duclerc, conseilla au prince de s’adresser à Lamartine, dont les ailes étaient assez ample pour couvrir même un Napoléon. Il eût été beau de voir celui qui avait fermé au drapeau rouge la porte de l’Hôtel de Ville, ouvrir celle de l’Elysée à l’élu du peuple et justifier ainsi le suffrage universel « d’avoir mis le dépôt de sa liberté entre les mains du nom le plus éclatant de la gloire. »

Le prince, vers la nuit tombante, galopa donc, accompagné de Duclerc, vers la maison de Lamartine, à Saint-James, au fond du bois de Boulogne. Lamartine, averti, monta à cheval pour aller, comme par hasard, se promener dans l’allée de sapins où le prince l’attendait. Après quelques complimens rétrospectifs, celui-ci aborda la question en homme d’affaires qui désire avoir une solution prompte et nette. Lamartine ne se déroba point derrière un scrupule de principe. Quoique ayant donné sa voix à Cavaignac par probité républicaine, il était résolu à se rattacher, non par goût, mais par patriotisme, au gouvernement légal, contre les factions et oppositions qui chercheraient à l’entraver. Il objecta son impopularité : tous les partis, les bonapartistes comme les autres, le repoussaient ; il dépopulariserait le gouvernement naissant en y laissant seulement soupçonner son nom. — Pour ce qui est de la popularité, dit le prince en souriant, j’en ai pour deux. Et il insista si bien que Lamartine vaincu lui dit : — Si d’ici à demain vous n’avez pas réussi à convaincre et à rallier les hommes que je vais vous indiquer, je vous donne ma parole que j’accepterai les yeux bandés, et que nous nous sauverons ou nous nous perdrons ensemble. Dans ce cas envoyez-moi demain soit mon ami Duclerc, soit un de vos aides de camp : je serai chez vous à l’heure que vous m’assignerez. — Enfin, dit le prince, j’emporte votre parole. Mais quelles personnes me conseillez-vous ? Lamartine nomma Odilon Barrot, homme, dit-il, de renommée libérale et d’honneur ; et Tocqueville, homme d’honneur et de vertu. Le prince lui serra la main avec amitié, et ils se séparèrent.

La Providence craindrait-elle d’éblouir l’histoire par des visions trop hautes, afin de ne pas la décourager de son rôle habituel d’annaliste pédestre de la médiocrité ? Louis-Napoléon ne réussit pas à grouper des collègues autour du nom de Lamartine et il dut chercher une autre combinaison. Il eût été désireux de confier les affaires à Thiers. Celui-ci trouva au-dessous de lui la mission que Lamartine n’avait pas dédaignée : il promit seulement de s’occuper de la constitution d’un ministère. Connaissant à fond Odilon Barrot pour l’avoir longtemps manié, il savait que, s’il était borné et creux, il était probe, courageux, prompt à l’improvisation, d’autant plus sonore qu’il était vide ; que s’il n’avait pas d’idées, surtout depuis que la révolution l’avait mis en désarroi, il serait d’autant plus disposé à recevoir celles qu’on lui soufflerait. L’ayant éprouvé incapable d’amitié comme de haine, il ne craignait pas qu’il s’attachât au prince auquel il le donnerait. « Dans un cœur comme le sien, semblable à un vase qui fuit, rien ne reste[4]. » Il employa donc tout son art d’insinuation et de flatterie à le convaincre qu’il était l’homme nécessaire ; Barrot le crut, et se décida à prendre la présidence du conseil avec le ministère de la Justice (20 décembre). A l’Intérieur il mit Léon de Malleville, homme d’esprit, un des lieutenans les plus dévoués de Thiers ; aux Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, président du comité diplomatique, sur la proposition duquel avait été récemment promulguée la politique des nationalités ; à la Guerre, le général Hulhière, militaire correct et effacé ; à la Marine le doux et inoffensif de Tracy ; aux Finances, Passy, instruit, expérimenté, d’une honnêteté et d’un courage à toute épreuve, aussi incapable de plier que de trahir, mais trop ami des paroles inutiles ou paradoxales, contrariant, dénigrant[5] ; à l’Agriculture Bixio, vaillant, loyal, éclairé ; aux Travaux publics, Léon Faucher, maladroit, cassant, aussi sot que s’il n’eût pas eu beaucoup d’intelligence et d’instruction, un de ces honnêtes gens qui rendraient l’honnêteté odieuse ; à l’Instruction publique et aux Cultes, Falloux. Avec Odilon Barrot, c’était le personnage le plus important de la combinaison.

Falloux, Fallax, a-t-on dit. Jules Favre l’estimait plus félin que lui-même. Pensant le flatter, il lui glissa dans l’oreille cet étrange compliment : « On dit que je suis le plus perfide de l’Assemblée, mais à vous le pompon[6] . » Tocqueville paraît de l’avis de Jules Favre : « La nature l’avait fait léger et étourdi avant que l’éducation et l’habitude l’eussent rendu calculé jusqu’à la duplicité ; il mêlait dans sa propre croyance le vrai et le faux avant de servir ce mélange à l’esprit des autres ; il se donnait ainsi les avantages de la sincérité dans le mensonge »[7]. Ces jugemens sont excessifs. Falloux est un des politiques qui par certains côtés m’ont donné l’idée la moins imparfaite de l’homme d’État. Il réunissait, à un degré que je n’ai trouvé égal qu’en Napoléon III et en Morny, la souplesse et l’obstination, l’aménité des formes et la fermeté des desseins, l’ardeur sous le calme apparent et dans la poursuite d’un but invariable, l’imperturbabilité à braver les déboires, à supporter les ajournemens de la Providence ou des hommes, la flexibilité à varier les moyens suivant les circonstances et les oppositions. Seulement il était incapable de cette équité bienveillante et de sang-froid si remarquable chez Louis-Napoléon et Morny. La courtoisie envers l’adversaire ne lui coûtait pas, l’impartialité lui était impossible ; il accueillait sans critique les mauvais bruits qui le déconsidéraient, et mît-on la vérité sous ses yeux, de très bonne foi il ne l’apercevait pas ou l’oubliait, tant était impérieuse la tension de son parti pris. Sectaire à sa façon, il ne savait pas entrer, même un instant, dans la pensée d’autrui, ne fût-ce que pour la mieux juger ; il s’absorbait si exclusivement dans la contemplation de la sienne, que lorsqu’il s’agissait de la faire prévaloir, il ne se rendait plus compte de ce qui restait correct et de ce qui cessait de l’être ; et cela avec d’autant plus de tranquillité de conscience que, confondant sa personne avec sa cause, il croyait ne se donner jamais lui-même pour objet à son ambition. Il s’estimait irrésistible. On lui contait que quelqu’un avait mal parlé de lui. « Invitez-le à déjeuner avec moi », avait-il répondu. Sa manière d’obtenir un service était d’en remercier avant de l’avoir reçu. Cependant, malgré la grâce de ses procédés, on n’était pas tenté de l’aimer, car son charme manquait de chaleur et ses formes caressantes recouvraient une sécheresse d’âme presque implacable. On ne sentit jamais tant de roc sous tant de fleurs. — Il n’en est pas moins certain que, si la maladie ne l’eût paralysé en pleine maturité, à trente-huit ans, il eût exercé une influence prépondérante, et bien des événemens peut-être se seraient déroulés différemment.

En s’asseyant devant son bureau, Falloux trouva un beau portefeuille avec cette inscription : « De la part de M. de Persigny, souvenir de Londres, 1835. »

Aucun de ces personnages n’éprouvait de dévouement ni même de sympathie pour le Président. Odilon Barrot avait échangé quelques lettres avec lui durant sa captivité, mais il l’avait à peine aperçu quelques instans à Londres entre deux portes, juste le temps de lui déclarer qu’il y avait un abîme entre ses idées et les siennes ; les autres ne l’avaient jamais approché, et ne lui accordaient d’autre valeur qu’une certaine témérité d’aventurier, et le considéraient comme un fou à contenir, un esprit médiocre à régenter.

Aucun d’eux, sauf Bixio, ne professait pour la République elle-même plus de dévouement et de sympathie que pour son président : orléanistes ou légitimistes, ils n’y voyaient qu’un pis aller éphémère à travers lequel on reviendrait à la monarchie.

Ces ministres étaient des geôliers plus que des conseillers.

On compléta l’investissement moral du chef de la République, en réunissant, dans la personne du général Changarnier, malgré la prohibition de la loi, le commandement de la garde nationale et celui des troupes de la première division militaire, une véritable armée dont l’état-major fut établi aux Tuileries, — d’où il veillerait à la fois sur les séditions populaires et sur les coups de tête de l’Elysée.

Changarnier[8] n’était pas sorti de l’obscurité lorsque, chef de bataillon du 2e léger, il sauva l’armée en couvrant la retraite désastreuse de Constantine. Des démêlés personnels avec le maréchal Bugeaud lui firent quitter l’Algérie où il revint avec le duc d’Aumale (1847). En février 1848, il commandait la division d’Alger. Dès qu’il eut rempli son devoir de loyauté envers les princes d’Orléans en entourant respectueusement leur départ, il écrivit au ministre : « Je n’ai pas souhaité l’avènement de la république, mais quand la France est menacée de la guerre, je sollicite un commandement sur la frontière la plus menacée. » Présent à Paris le 16 avril, il sauva le gouvernement ; en récompense il fut renvoyé en Algérie comme gouverneur général. Sa nomination de député de Paris (8 juin) le rappela en France.

Je le vis alors à son passage à Marseille. Je me trouvais aux prises avec l’insurrection de Juin commencée là quelques jours avant Paris. La garde nationale, après avoir tiré sur son général, venait de se prononcer en partie pour l’insurrection ; les troupes, insuffisantes et composées de jeunes recrues, conduites par un chef sans décision, lâchaient pied ou étaient repoussées ; je contenais avec peine le gros de la masse ouvrière, en attendant des renforts d’Aix et de Toulon. Tout à coup on annonce que le général Changarnier arrive, entre dans le port, amenant quelques troupes. Il vint à la Préfecture. Je vis un homme petit, élégant, un peu dameret, la taille serrée dans son uniforme comme dans un corset, affable, familier. Il écoute mes renseignemens. Tout à coup l’homme se transforme : il devient ferme, solennel, imposant ; d’un coup d’œil lucide il juge la situation, donne des ordres précis en quelques brèves paroles, communique aux autres la confiance qui était en lui. Ses troupes furent débarquées ; les nôtres reprirent leur moral ; quand le soir il quitta Marseille, il n’y avait plus d’insurrection.

On ne se contenta pas d’installer Changarnier à Paris ; à Lyon on maintint un important commandement militaire entre les mains de Bugeaud, le plus grand soldat du temps. C’était une réserve mobile, couvrant les derrières de l’armée de Paris contre les turbulences de la démagogie méridionale, et pouvant accourir au secours de la capitale si Changarnier était en péril.

Qu’on considère dans le maréchal Bugeaud le soldat ou le citoyen, on lui doit également sympathie et admiration. Soldat, il a possédé toutes les qualités du capitaine consommé ; il a été l’éducateur qui, par le précepte et par l’exemple, a transmis à l’armée nouvelle les leçons laissées par les héros de la Révolution et de l’Empire. Citoyen, il s’est montré sous tous les régimes un des défenseurs les plus imperturbables du bon sens social. Blaye fut la tristesse et non la honte de sa carrière : il s’y est conduit comme partout en homme loyal et sans reproches.

Changarnier ne peut se placer à côté de Bugeaud que comme l’élève à côté du maître, toutefois élève non indigne. L’un et l’autre étaient également doués de cette bravoure lucide qui rendait sur le champ de bataille Masséna incomparable, et de cette autorité de commandement dont Napoléon reste le type inimitable. Il y avait en Bugeaud plus de simplicité, presque de bonhomie ; en Changarnier plus d’emphase et de fanfaronnade. En un point on ne saurait prononcer lequel l’a emporté sur l’autre : c’est dans la vaillance toute morale, dans ce courage de deux heures du matin, selon l’expression de Napoléon, qui affronte les hasards périlleux de la responsabilité. La plupart de nos généraux, superbes d’entrain lorsqu’ils ont reçu un ordre positif, deviennent incertains et effarés dès qu’ils se sentent livrés à leurs propres inspirations. Bugeaud et Changarnier étaient de ceux qui savent aussi bien exécuter les ordres reçus que s’en donner à eux-mêmes.

Ces chefs de l’armée, pas plus que les ministres, n’étaient attachés au prince et ne croyaient à son avenir et à sa valeur intellectuelle ; ils ne l’acceptaient que comme une transition à subir. Bugeaud se trouvait depuis le 24 février en relations directes avec le comte de Chambord ; Changarnier ne déguisait pas ses affections orléanistes et son horreur de toute république.

Voici donc quelle était à l’intérieur la situation de Louis-Napoléon, lorsqu’il prit possession de l’Elysée : refus de concours du parti républicain modéré ; agression déclarée du parti radical ; méfiance presque hostile de ses ministres ; l’armée, entre les mains de deux chefs dévoués à l’ordre social, au moins indifférens à sa personne, se rattachant à une tradition ennemie : entre le peuple qui lui appartenait et les classes bourdonnantes qui l’avaient combattu, aucun intermédiaire autorisé ; quelques amis personnels sans prestige, plutôt compromettans ; une force immense dans une complète solitude. Il n’y avait qu’un homme d’État hors ligne qui pût se tenir debout, puis marcher au milieu de tant d’embûches. C’est ce que fit avec une dextérité à la fois souple et audacieuse, celui en qui Thiers et ses amis n’avaient su apercevoir qu’un crétin.

Dès le début l’accord officiel avec le ministère manqua de se rompre. Malleville ne communiquait à son chef ni les dépêches télégraphiques ni les rapports de police ; il rédigeait sans le consulter, pour les journaux, les articles qui lui étaient personnels ; enfin, il le blessa plus directement. Le prince réclamait la communication de seize cartons relatifs à son procès sous Louis-Philippe. Il eût été étrange qu’à lui seul, maître du pouvoir, il restât interdit de jeter les yeux sur des documens dont ses ministres étaient libres de prendre connaissance. Malleville cependant opposa un refus sec au désir du prince. Qu’était-ce dire, sinon qu’on ne lui communiquait pas les pièces de crainte qu’il ne les rendît pas ? Le prince ressentit l’outrage. « Je m’aperçois, écrivit-il à Malleville, que les ministres que j’ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, je ne le souffrirai pas. » Malleville répond par sa démission ; le cabinet tout entier le suit.

Le prince n’avait pas attenté à la dignité de ses ministres ; il avait défendu la sienne. Cependant, voulant éviter un éclat de début et aussi se donner le temps de se reconnaître, il ne fit aucune difficulté de prier ses ministres de retirer leur démission, et d’exprimer à Malleville son regret d’avoir, « dans un mouvement d’humeur, manifesté un déplaisir que celui-ci avait pris pour une offense. » Lettre d’excuses pour la forme vive de l’acte, non pour l’acte lui-même. Malleville le comprit ainsi et il refusa de reprendre sa démission. Son ami intime Bixio le suivit, ce qui élimina le seul républicain du cabinet.

Léon Faucher remplaça Malleville à l’Intérieur. C’était le geôlier rébarbatif en remplacement du geôlier sans façon. Ce remaniement ne fut pas sans quelque bien. Il introduisit aux affaires un jeune député dont le nom est devenu célèbre, Buffet. Dès son début, le nouveau ministre se montra éminent par l’éloquence, le sérieux et la droiture de l’esprit, l’inflexibilité de la conscience, la connaissance approfondie des affaires, le tout rehaussé par une modestie mêlée de bienveillance ; il commença ainsi en maître cette longue carrière dans laquelle ni son talent ni son caractère n’ont faibli un instant.

En outre à ce conflit le prince gagna un peu plus de respect. On laissa davantage « cet excellent jeune homme », comme disait Odilon Barrot, maître de quelques-uns de ses actes. On se résigna notamment à ne pas lui imposer un vice-président antipathique et on ratifia son choix de Boulay de la Meurthe. Du reste il fallut bien maintenir provisoirement l’accord dans la maison, car la rue frappait à la porte pour l’enfoncer.

II

Le mouvement profond auquel le prince avait dû son élection n’avait fait que s’accroître depuis. A la première revue qu’il passa, sur les quais, sur les boulevards, en costume de général de la garde nationale, suivi d’un nombreux état-major, en présence de Changarnier, les soldats, malgré l’interdiction réglementaire de faire des manifestations sous les armes, le saluèrent par des cris de : « Vive Napoléon », faiblement mêlés de ceux de : « Vive la République ! » Quelques gardes nationales de banlieue crièrent même : « Vive l’Empereur ! » Dans sa visite des hôpitaux du Val-de-Grâce, de l’Ecole polytechnique, de quelques établissemens industriels, il avait suscité les mêmes enthousiasmes. Quand il entra dans sa loge du Théâtre-Français, la salle entière se leva en l’acclamant. Quelque parlementaire qu’on fût, il fallait bien cependant entendre de pareilles manifestations. Elles ne permettaient guère de considérer comme un soliveau celui à qui elles s’adressaient. Les attaques violentes qu’on lui prodiguait le permettaient encore moins. Certaines haines prouvent qu’on vaut beaucoup. La défaite avait exaspéré celle des ennemis du prince. Aux Etats-Unis les luttes présidentielles sont ardentes, mais elles s’apaisent dès le lendemain du vote ; l’élu devient le président de tout le monde, et chacun de s’écrier, comme nous le racontait Mgr Ireland : « Quel bon président nous avons ! » Telle n’est pas la coutume de nos démocrates. La souveraineté nationale leur est-elle propice, ils l’exaltent ; leur est-elle contraire, ils la bafouent, et malheur à celui qu’elle leur a préféré ! Ils l’abreuvent d’outrages et de calomnies, et, sans souci de cette légalité qui ne leur est chère que quand elle les sert, ils préparent les agressions révolutionnaires. Ainsi se montraient-ils après l’élection du 10 décembre. Presque ouvertement ils organisèrent une levée d’armes contre le Président ; leurs orateurs remplissaient les séances de motions injurieuses ; leurs journaux soufflaient la guerre civile et leurs sociétés secrètes la préparaient.

De son côté Changarnier ne reste pas inactif. A peine en possession de son double commandement il détermine les dispositions à prendre par chacun de ses officiers en cas d’alerte, les maisons à occuper, les patrouilles à ordonner. Il réunit les chefs de l’armée et de la garde nationale, discute avec eux les diverses éventualités d’un combat dans les rues, leur déclare que s’ils étaient coupés, isolés, ils n’hésitent pas à prendre les résolutions les plus vigoureuses, que, quel qu’en fût le résultat, il les couvrirait de sa responsabilité. Quand il est prêt, il provoque la dissolution de la garde mobile, héroïque en Juin, devenue depuis un élément de trouble et d’indiscipline. À cette mesure le ministère joint une demande d’interdiction des Clubs. Le parti démagogique croit l’occasion favorable. Comme prélude et signal du soulèvement, Ledru-Rollin dépose à la tribune la mise en accusation du ministère ; Proudhon, s’attaquant à la personne même du Président, demande dans le Peuple sa déchéance. L’agitation est immense. Le Président qui, à cette époque, avait coutume de consulter M. Thiers, lui dépêche Persigny. « Ce pays est perdu, répond Thiers, nous allons tomber dans une anarchie épouvantable, l’Assemblée est dominée par les Clubs, Ledru-Rollin maître de la situation. Dans huit jours nous aurons la Terreur et l’échafaud. » — Persigny veut le rassurer. — « Non, reprend-il, il ne faut pas s’abuser. Dites au prince que je le plains et que je ne puis rien pour lui. » Persigny insiste encore. Alors se recueillant, il dit : « J’engage le prince à faire venir de suite le maréchal Bugeaud et à proposer à l’Assemblée de se transporter dans une ville de province, à Châlons ou à Orléans, hors de l’action des clubs, sous la protection de l’armée[9]. »

Il ne fut pas nécessaire d’attendre Bugeaud pour en finir. Léon Faucher fait fermer le local de la Solidarité républicaine, Changarnier ordonne d’arrêter un colonel de la garde nationale suspect, et déploie ses troupes avec tant de résolution que lorsque le Président, vers le milieu du jour, se présente sur les boulevards, il ne trouve devant lui, au lieu d’insurgés, qu’une population enthousiaste dans laquelle les cris de : Vive Napoléon ! comme de coutume, dominaient beaucoup les cris de : Vive la République !

Supposez le prince tel qu’on vous l’a dépeint, la volpe de Machiavel, le fourbe décidé dès le premier jour à violer le serment qu’il a prêté, l’ambitieux sans vergogne aux aguets pour s’élancer sur la légalité qui lui est confiée : il va se démasquer. Qui l’arrêterait ? la victoire a été facile, complète ; les « bons » rassurés lui crient qu’il ne prendra jamais assez de pouvoir ; les « mauvais » déconfits croient prudent de se taire ; ses amis l’excitent à pousser à bout ses avantages et à balayer une constitution impraticable. Quoi qu’il dise, on le soupçonnera ; être soupçonné d’un acte, n’est-ce pas dans certains cas un encouragement à l’accomplir ? Les hommes d’importance dont il n’est pas encore séparé, Thiers, Molé, Victor de Broglie, Changarnier, se réunissent autour de lui pour délibérer s’il ne conviendrait pas d’en finir par la force avec une assemblée qui délirait et ne voulait pas mourir. Mole était irrésolu ; Victor de Broglie mal à l’aise et ennuyé ; Changarnier impatient ; le Président réservé. Thiers marchait de long en large. Il dit « que les violences de l’Assemblée ne nuisaient qu’à elle et fortifiaient le pouvoir présidentiel, qu’il ne fallait pas gaspiller l’opération héroïque et douloureuse d’un coup d’Etat, tant que la maladie n’était pas devenue assez dangereuse pour justifier ce remède. » A mesure que Thiers parlait, la figure du Président s’éclairait, se détendait, visiblement satisfait de ces conseils d’abstention. « Avez-vous vu, dit Changarnier à Thiers en sortant, la mine du Président ? C’est un….. » suit une expression d’un mépris débordant. De retour à son quartier général il dit à ses officiers, parmi lesquels le vicomte J. Clary qui l’a attesté : « Le Président a perdu aujourd’hui une belle occasion d’aller aux Tuileries. »

Cette résistance à la première tentation de coup d’Etat ne provenait pas d’un doute sur son opportunité. Elle décelait un parti pris fermement mûri, car rien n’était plus net que la règle de conduite adoptée par ce prétendu rêveur.

Rétablir dans une assiette solide la France et l’Europe non encore remises de la révolution de Février et menacées d’une révolution plus terrible encore ; dissiper les cauchemars de l’avenir et assurer l’ordre au dedans et au dehors, non l’ordre de la réaction, non l’ordre abêtissant du césarisme, l’ordre d’épouvante du terrorisme, mais l’ordre vivifiant du Consulat ; l’ordre assuré, les scélératesses réprimées, les utopies combattues, se consacrer à la réalisation pratique des aspirations généreuses et libérales de sa jeunesse, formulées dans son manifeste de candidat ; se mettre à la tête des réformes, ne pas rendre seulement des lois contre les excès, en préparer pour les améliorations. Une magistrature de quatre ans avec des pouvoirs trop limités et une constitution défectueuse lui paraissant insuffisante à réaliser quoi que ce soit de sérieux et surtout de définitif, et à remplir la mission providentielle à laquelle il se croyait appelé par son nom et par les suffrages du peuple, il voulait obtenir un pouvoir plus long, mieux défini, plus énergique, au moyen d’une révision constitutionnelle librement accomplie par la nation entière, clairement et directement interrogée. Si cette prolongation lui était refusée, il descendrait du pouvoir à l’exemple de Cavaignac, sans avoir tenté une restauration dynastique par un coup d’astuce ou de force.

A chaque occasion, le Président explique ainsi le fond même de sa pensée. A l’inauguration du chemin de fer de Compiègne à Noyon, il dit : « Les espérances que le pays a conçues à mon élection ne seront point trompées ; je partage ses vœux pour l’affermissement de la République ; j’espère que tous les partis qui ont divisé le pays depuis quarante ans y trouveront un terrain neutre où ils pourront se donner la main pour la grandeur et la prospérité de la France (25 février 1849). » C’était la formule que Thiers a adoptée depuis : « La République est le gouvernement qui nous divise le moins. » A un banquet à l’Hôtel de Ville, il proteste « de son dévouement aux grands principes de notre révolution (3 mai). »

Les discours étaient l’unique moyen de révéler ses intentions futures, mais chaque jour il démontrait par des actes son ferme propos de sauvegarder la paix publique. Il eût voulu rendre évidentes de même ses sympathies populaires et ses dispositions libérales. Ses ministres ne le lui permirent pas. Ils refusèrent par trois fois de déposer une proposition d’amnistie générale. Ils taxèrent de socialistes ses projets de charité légale, ne lui concédèrent que la mise à l’étude de la création de colonies agricoles destinées à venir en aide aux classes laborieuses en ramenant les ouvriers des villes aux travaux de la campagne.

La liberté de l’enseignement fut la seule de ses idées personnelles dont il obtint la complète et immédiate réalisation. On a attribué exclusivement à Falloux le mérite de cette réforme fondamentale. Sans nul doute il l’a préparée avec l’assistance d’une commission extra-parlementaire[10], toutefois c’est le président qui, avant l’arrivée de Falloux aux affaires, l’avait annoncée et promise dans son manifeste de candidat ; c’est encore le président qui, après la retraite de Falloux, en a assuré le succès définitif. Ainsi un des premiers actes de pouvoir personnel du despote suscité pour l’extermination de nos libertés a été la promulgation d’une des plus essentielles libertés, vainement demandée jusque-là aux doctrinaires du parlementarisme !

Au surplus les dispositions des législateurs ne permettaient guère les réformes qui exigent de la liberté d’esprit. L’assemblée Constituante, depuis l’élection présidentielle se débattait, avant de s’affaisser, semblable à un taureau frappé à mort. Coup de corne à Changarnier, dont elle supprime le traitement. « Je les étrillerai gratis », répond le général. — Coup de corne contre Léon Faucher, dont elle blâme une dépêche imprudente, et Faucher donne sa démission. — Coup de corne à Drouyn de Lhuys, qu’elle accuse de l’avoir trompée. Drouyn de Lhuys fait semblant de n’avoir pas été touché. Enfin, à bout de fureur et de résistance elle consent à disparaître.

III

L’espérance générale était que les élections de la législative (13 mai 1849) allaient détendre la situation. Elles l’aggravèrent.

Les républicains modérés furent anéantis ; ils purent à peine faire passer 70 de leurs candidats ; Lamartine ne fut réélu nulle part. Au contraire les radicaux arrivaient au nombre de 180 ; les conservateurs obtenaient une majorité de 500 voix. Dans cette formidable majorité, les bonapartistes n’étaient qu’une mince poignée, le gros bataillon se composait de légitimistes et d’orléanistes. Le personnel bonapartiste manquait ; et la compétition ne s’était produite qu’entre des républicains plus ou moins rouges et des monarchistes plus ou moins blancs. Le paysan avait préféré les monarchistes mais il ne les avait pas nommés comme tels, car presque aucun d’eux, dans ses professions de foi ou ses discours électoraux, ne s’était réclamé du roi blanc ou du roi tricolore. Ils n’avaient parlé que de l’ordre social à préserver, et « ils avaient tous recherché et affiché la qualité de partisans du Président[11]. » C’est ce qui avait déterminé leur succès. Ils avaient été élus pour ce qu’ils paraissaient, non pour ce qu’ils étaient. Eux, néanmoins, arrivaient résolus à agir selon ce qu’ils étaient, non comme ils s’étaient montrés. Le suffrage universel avait cru confirmer son vote du 10 décembre, en réalité il l’avait annulé. Il avait voulu délivrer son élu, il l’avait entravé plus qu’auparavant. Il était convaincu de lui avoir envoyé des amis, résolus à l’affermir et à le défendre ; les nouveaux députés allaient travailler à se débarrasser de lui.

Telle est l’équivoque qui, désormais, va peser sur les choses et sur les hommes, se grossir chaque jour, paralyser les efforts désintéressés, aggraver le péril social, et nous acheminer vers un cataclysme.

En attendant que ces brumes du présent s’éclaircissent d’une manière quelconque, il fallait vivre. Mais comment ? Le président, sauf un groupe très restreint, avait contre lui toute la nouvelle Assemblée. Dans quelque fraction qu’il choisît son ministère, il se livrait à des ennemis. La majorité elle-même, compacte contre les radicaux et les Elyséens, se divisait : les uns légitimistes, les autres fusionnistes ou orléanistes. L’état moral des députés ne les disposait pas à une conciliation. « Les conservateurs, qui s’étaient attendus, non-seulement à vaincre, mais à anéantir pour ainsi dire leurs adversaires, se montraient aussi abattus pour être restés au-dessous du triomphe qu’ils avaient rêvé que si réellement ils avaient été vaincus, et ils étaient en proie à une terreur aussi profonde que celle qui suivit Février ; d’un autre côté les montagnards, qui s’étaient crus perdus, étaient aussi enivrés de joie et de folle audace que si les élections leur avaient assuré la majorité[12]. »

Dans une telle Assemblée à qui confier le pouvoir ?

Un des nouveaux députés, le maréchal Bugeaud, se montrant aussi résolu dans l’arène politique que sur le champ de bataille, embrassa d’un coup d’œil rapide les difficultés de cette situation compliquée, entrevit les convulsions auxquelles elle devait nécessairement conduire, et entreprit de les conjurer. A l’arrivée des premiers résultats électoraux, — ceux des départemens démagogiques dont il était entouré à Lyon, — il crut le succès des rouges assuré, et prit une résolution désespérée. Par un changement de front, il fait du 1er corps de son armée sur les Alpes, rappelé à Lyon, le 1er corps sur Paris, il se prépare à venir donner la main à Changarnier pour une exécution exemplaire de la démagogie triomphante. Le résultat définitif ayant assuré aux conservateurs les deux tiers des voix, il ordonne demi-tour à son 1er corps, le renvoie dans les Alpes et vient à Paris occuper son siège de député. Après quelques heures de causerie dans la salle des conférences, il se rend compte que bientôt l’abattement des conservateurs se relèvera en exaspération, que l’enivrement des radicaux tournera à la déraison et qu’un choc s’ensuivra. Il comprend en même temps que dans le président réside la seule force capable de contenir les partis en s’élevant au-dessus d’eux, d’imposer la modération au plus fort, la soumission au plus faible. Opérant dans son esprit un demi-tour semblable à celui qu’il avait commandé à ses bataillons des Alpes, il commence par opposer une parole calme aux premières effervescences de ses amis. « Les majorités, leur dit-il, sont tenues à plus de modération que les minorités (30 mai 1849). » Puis, renonçant à sa chimère légitimiste, faisant taire ses souvenirs orléanistes, il se rapproche, sans aucune arrière-pensée, du président.

Comment le servirait-il ? Serait-ce en restant à la tête de l’armée de Lyon ou en prenant le ministère ?

Le prince eût voulu lui confier la présidence du conseil. Le maréchal craignit que son nom à la tête du cabinet n’impliquât l’arrière-pensée d’une réaction monarchique et ne produisit dans le prochain combat des rues de l’hésitation, et même de la division dans l’armée. Le président veut alors le mettre à la guerre en maintenant Barrot à la présidence du conseil. Changarnier, autant préoccupé de sa personne que Bugeaud l’était peu de la sienne, déclara qu’à aucun prix il ne deviendrait le subordonné du maréchal, et comme il paraissait indispensable, on ne passa pas outre.

Certain désormais d’avoir le maréchal comme réserve d’avenir, le président ne s’affligea point trop de n’avoir pu lui confier actuellement ses affaires. Mais voilà que tout à coup un souffle empesté traverse les airs et terrasse en sa pleine vigueur, à l’âge de soixante-cinq ans, celui « dont l’épée était une frontière et le nom un drapeau[13]. » Ses dernières paroles furent une prophétie de patriote perçant les voiles de l’avenir. Il dit au Président debout au pied de son lit d’agonie : « Vous sauverez la France avec l’union et le secours de tous les hommes de bien. Dieu ne m’a pas jugé digne de me laisser ici-bas pour vous aider. Je vais mourir (10 juin 1849). » Bugeaud était le seul homme qui, pût imposer la raison aux conservateurs, subordonner ou remplacer Changarnier, déjouer les intrigues imprévoyantes de Thiers qui, à peine remis de l’effarement de la récente révolution, en partie son œuvre, se préparait à en organiser une nouvelle. Sa disparition fut un irréparable malheur.

Bugeaud éliminé, et avant même que la mort l’eût ravi, le prince avait dû subir les exigences d’Odilon Barrot. Il n’en avait produit qu’une, mais elle était dure : l’entrée dans le cabinet et au département de l’Intérieur, de Dufaure, le ministre de Cavaignac. Le prince y avait consenti.

Vinrent ensuite les exigences de Dufaure. Il demanda que le commandement des gardes nationales fût retiré à Changarnier et qu’on fortifiât le ministère de deux parlementaires sûrs. Le prince y consentit.

Le premier fut Tocqueville ; on eût désiré que le second fût Rémusat, « qui était tout à la fois ami de Thiers et galant homme, chose assez rare », et dont le concours eût assuré au Cabinet l’appui ou au moins « la neutralité de cet homme d’État sans l’infester de son esprit[14]. » Au refus de Rémusat, on appela Lanjuinais, homme ferme et droit, ami personnel de Dufaure et Tocqueville. Le ministère resta ainsi constitué : Tocqueville prit les Affaires étrangères, Dufaure l’Intérieur, Passy les Finances, Rulhière la Guerre, Tracy la Marine, Lacrosse les Travaux publics, Lanjuinais l’Agriculture. Falloux, qui se sentait isolé dans cette combinaison, hésitait à y rester ; il se décida sur le conseil de Berryer. Drouyn de Lhuys fut envoyé ambassadeur à Londres.

En dehors de Falloux, qui poursuivait un objet tout particulier, les deux hommes importans du Cabinet étaient Dufaure et Tocqueville.

Dufaure, digne du premier rang par le talent et par le caractère, ne s’est pas élevé au-dessus du second rang, si ce n’est au barreau. Il y avait dans sa personne comme dans son humeur (je ne parle bien entendu que de l’homme public) quelque chose de bourru, de hargneux, de sournois, qui le rendait impropre à rallier, à grouper, à conduire. On eût dit qu’il éprouvait du contentement à déplaire, à choquer, à piquer, à rebuter. Son esprit souple et mâle, mais dépourvu de connaissances générales, manquait d’horizon et de souffle. Il ne voyait juste et fort que dans un cercle limité, et alors il disait supérieurement, en une langue aussi incisive et aussi ferme que celle de Pascal, avec la chaleur contenue d’une dialectique qui enserrait et broyait et à laquelle l’accent traînant et nasillard de la diction ajoutait une ironie sombre. Il possédait à un degré éminent l’audace de l’avocat qui ose tout dire, non celle de l’homme d’Etat qui ose faire plus encore que dire. Très gênant quand il était contraire, il apportait peu de secours quand il était favorable, parce qu’il ne se donnait jamais sans réserve et à chaque instant était prêt à se dérober. Malgré sa fierté d’indépendance, il n’a su que se laisser emporter à tous les courans. Comme le premier venu, il n’a essayé d’en remonter aucun, non par calcul ou bassesse, mais par irrésolution et débilité de courage moral.

Tocqueville, auquel Benjamin Constant seul peut-être pourrait disputer la gloire de premier penseur politique de notre siècle, avait dans les manières la distinction polie et la grâce, et dans l’esprit la hauteur et l’étendue qui manquaient à Dufaure. Comme il apportait à pénétrer les hommes la même sûreté clairvoyante qu’à dégager le principe des institutions, il était peu facile à l’admiration et encore moins à l’indulgence. Le long ajournement immérité de son ambition lui avait donné d’une manière générale une amertume de misanthropie qui perce dans les rigueurs de ses jugemens sur ceux que les événemens avaient favorisés. Il aimait peu la République, ne croyait pas comme Dufaure à l’excellence et à l’avenir de ses institutions. Il trouvait plus de garanties pour la liberté dans une monarchie constitutionnelle. Cependant il était décidé à défendre l’état légal parce que c’était la carte forcée, et qu’en dehors rien ne lui paraissait ni bon ni mûr. Mais si, pas plus que Dufaure et ses collègues, il ne souhaitait une restauration monarchique, il jugeait que le péril prochain était dans le rétablissement d’une monarchie impériale. Il ne pouvait se persuader que le président dît ce qu’il pensait, et que sa seule visée fût d’obtenir cette prolongation légale de ses pouvoirs qu’il l’eût volontiers aidé à atteindre[15].

Ce ministère, choisi dans la minorité républicaine d’une chambre monarchique, constituait une négation flagrante du principe même du gouvernement parlementaire. Dufaure, « avec son regard presque constamment et presque exclusivement fixé sur lui-même, ne se rendit point compte de la violence qu’il avait faite au président et à l’Assemblée en envahissant avec ses amis un Cabinet où il n’était point parlementairement appelé[16]. » Il ne correspondait aux sentimens de la majorité que par sa volonté de rendre plus étroite la captivité morale du Président. Celui-ci, qui se rendait compte des dispositions de ses ministres, leur échappa par un coup imprévu. Sans les avertir ni les consulter, il adressa un message à l’Assemblée. C’est tout naturel aux Etats-Unis, où le Président, seul responsable, n’a dans ses ministres que des commis. Ce ne l’est plus du tout dans une constitution qui établit la responsabilité ministérielle. Cette manifestation directe signifiait : « Je ne suis pas lié par mes ministres, ils ont leur politique, j’ai la mienne. » Et c’est en effet sa politique personnelle que, sans souci des opinions de MM. Dufaure, Tocqueville, Falloux, le Président exposait au pays, dans une langue d’une gravité haute et simple. Sa conclusion renouvelait ses déclarations antérieures : « Mes intentions sont conformes aux vôtres. Vous voulez, comme moi, travailler au bien-être de ce peuple qui nous a élus, à la gloire, à la prospérité de la patrie ; comme moi, vous pensez que les meilleurs moyens d’y parvenir ne sont pas la violence et la ruse, mais la fermeté et la justice. J’appelle sous le drapeau de la République et de la Constitution tous les hommes dévoués au salut du pays, je compte sur leur concours et sur leurs lumières pour m’éclairer, sur ma conscience pour me conduire, sur la protection de Dieu pour accomplir ma mission (6 juin). »

Les nouveaux ministres et le Président s’étaient à peine salués et regardés, ils allaient s’expliquer, quand un appel aux armes retentit à la tribune.


IV

Le prince Louis-Napoléon avait trouvé les affaires extérieures en aussi mauvais état que celles de l’intérieur. Pendant qu’il installait avec peine son gouvernement, elles avaient continué à s’assombrir.

En Allemagne, le roi de Prusse, ayant rétabli l’ordre chez lui, persistait à porterie désordre dans le Sleswig et à y défendre la révolution contre le souverain légitime du pays[17]. Son général Wrangel battait les Danois et s’avançait vers le Jutland. Les menaces de la Russie et de la Suède, soutenues par les bons offices de l’Angleterre, obtinrent à grand’peine à Malmoe un armistice de sept mois.

Cet arrêt contrariait les vues de la démagogie allemande réunie à Francfort autour du Parlement. Elle entre aussitôt en effervescence, se soulève, massacre deux députés prussiens conservateurs, le prince Lichnowsky et le général d’Auerswald. L’ordre n’est rétabli que par l’arrivée de bataillons autrichiens et prussiens, et c’est grâce à leur protection que le Parlement reprend et termine le vote de la Constitution unitaire.

Elle établit au sommet un empereur héréditaire, ayant le droit de guerre et de paix, le commandement suprême sur l’armée, la représentation extérieure, mais avec le concours d’un ministère responsable devant un Reichstag ; ce Reichstag se composait d’une Chambre haute des États, représentant les souverains et les Diètes particulières, et d’une Chambre directe, élue, sans condition de cens, au scrutin secret, par le suffrage universel. Le titre d’empereur allemand fut offert au roi de Prusse (28 mars 1849) par 290 voix (248 abstentions).

Le roi de Prusse fut très embarrassé : à aucun prix il ne voulait du suffrage universel et le titre même d’empereur ne le tentait pas ; il le laissait volontiers avec sa pompe à l’empereur d’Autriche ; il lui suffisait d’être proclamé chef militaire héréditaire de la Confédération. Schwarzemberg s’amusa fort de cette conception. « Soyez empereur si cela vous convient, répondit-il, mais nous ne vous donnerons pas les troupes allemandes à commander. » Et voilà le pauvre homme mis en demeure ; à la rigueur, il se fût résigné. Mais cette couronne offerte par la démocratie lui paraissait « un oripeau, un bric-à-brac pétri de fange que ne pouvait accepter un roi légitime, un roi de Prusse. » Il se tira d’affaire par une ambiguïté : « Cet appel me donne un droit dont je sais apprécier la valeur, mais je subordonne mon consentement au libre consentement des têtes couronnées, des princes et des villes libres de l’Allemagne (3 avril 1849). »

Était-ce un oui, était-ce un non, on en disserta dans les cercles politiques. À Francfort on décida que c’était un non. En effet, l’offre de la couronne impériale était subordonnée à l’acceptation de la constitution, et le roi non seulement ne l’acceptait pas, mais il la rejeta et fit déclarer par son ministre Brandenbourg à la Chambre prussienne qu’il ne l’accepterait jamais, jamais, jamais !

Le Parlement de Francfort mourut de ce « non » prussien. Furieuse du refus royal, l’insurrection démagogique éclate à Bade, à Dresde, dans le Palatinat bavarois ; à Berlin la Chambre vote la validité légale de la constitution de Francfort. Mais le roi n’en était plus aux effaremens de mars 1848 ; la Chambre est dissoute (27 avril 1849) ; une ordonnance royale réforme le système électoral, une majorité gouvernementale est élue ; les troupes prussiennes réduisent l’insurrection de Dresde ; sous la conduite du prince de Prusse, elles marchent contre celle de Bade. A leur approche les députés de Francfort s’enfuient vers Stuttgard, où la constitution venait d’être reçue à une voix de majorité. Ils n’y restent pas longtemps paisibles. La police les disperse, et ainsi disparaît misérablement cette Assemblée composée de la fleur du génie allemand et qui avait un instant donné de si glorieuses espérances (mai-juin 1849). Alors tout fut fini en Allemagne.

En Autriche, le dénouement tarda un peu plus, grâce à l’héroïsme de la résistance des Hongrois.

Pour en venir à bout, l’empereur François-Joseph dut recourir à l’intervention de la Russie. Justement Nicolas achevait de régler de concert avec la Porte, par la convention de Balta-Limann, la situation des Principautés. L’occupation mixte russo-ottomane devait s’y prolonger jusqu’à la consolidation définitive de l’ordre ; le droit reconnu par le traité d’Andrinople à la nation roumaine d’élire ses princes à vie lui était retiré ; elle serait régie par des hospodars nommés par la Porte pour sept ans. Libre de ce côté, Nicolas accueillit la demande du jeune empereur d’Autriche, un peu par bonté, beaucoup par haine de l’intervention des Polonais dans l’armée hongroise, encore plus parce qu’il considérait l’intégrité de l’Autriche comme intéressant son empire et surtout parce qu’il trouvait enfin l’occasion d’abattre une révolte. Les troupes russes noyèrent les Hongrois sous le nombre, et Gœrgey capitula à Villagos.

Le service rendu était tel qu’il eût constitué l’Autriche en perpétuel vasselage, si, dès lors, selon la parole de Schwarzemberg, elle n’eût pas été décidée à « étonner le monde par son ingratitude. » En attendant, tout était fini en Autriche comme en Prusse.

Le Président n’intervint d’aucune façon dans les affaires allemandes. En Danemark, il seconda les efforts de l’Angleterre en faveur de l’indépendance de la nation danoise et de la stipulation d’un armistice. En Hongrie, il essaya d’arrêter par des représentations diplomatiques l’intervention russe. Il ne se crut pas le droit de conserver la même impassibilité en Italie, où les événemens tournaient décidément au tragique.

Les révolutionnaires européens, pourchassés déjà des autres États, s’étaient donné rendez-vous en Piémont et avaient renforcé la secte mazzinienne. Leur but était de renverser Charles-Albert et d’établir une république en Piémont comme d’autres l’essayaient à Florence et à Home. Attentifs cependant à ne pas se laisser pénétrer, ils se contentaient de demander des réformes démocratiques, l’impôt progressif, etc., et surtout de provoquer la guerre de revanche. Dans les rues, dans les cercles, dans les journaux, à la tribune, ils déclamaient contre la médiation diplomatique : à aucun prix on ne pouvait sans déshonneur abandonner la Lombardie et la Vénétie. Dans la presse et à la tribune Cavour ne laissait aucun de leurs sophismes sans réfutation, aucune de leurs menaces sans résistance. On le huait, on le sifflait, sans abattre sa vaillance[18]. Il s’acheminait à la gloire par l’impopularité.

C’est à la popularité que Gioberti demandait de l’y conduire ; il flattait à outrance « les démagogues sans énergie et sans talent, qui croyaient bêtement qu’une nation peut reconquérir son indépendance et sa liberté avec des phrases et des proclamations[19]. » Il combattait sans répit les deux hommes de courage et détalent qui s’opposaient à ces insanités, Pinelli et Revel. Il acquit une popularité immense. Dans un voyage à Milan, à Bologne et à Home il recueillit des ovations telles qu’aucun grand homme ou prince n’en avait obtenu, à ce point que Pie IX et les princes italiens, quoique alors il conseillât le respect de leurs droits et l’entente avec eux, en avaient conçu quelque ombrage. Sa punition fut de succéder à ceux dont il avait rendu le gouvernement impossible (15 décembre 1848). Débutant par une maladresse conseillée par ses démagogues, il prononce une dissolution intempestive qui lui amène une Chambre ingouvernable, de laquelle Cavour est exclu (22 janvier 1849). Cependant il ne tarde pas à comprendre qu’à moins de livrer son roi, il est obligé de se séparer des braillards sur les épaules desquels il s’est élevé, et, à moins de trahir son pays, de différer la guerre à laquelle il a poussé. L’habitude italienne du temps était, le péril surmonté, de remercier l’Angleterre même quand on ne lui devait rien, dans les difficultés de caresser la France et de l’implorer. Ainsi fit Gioberti. Il envoya comme légat à Paris Arese, l’ami personnel du prince. Il le chargea d’exprimer à « l’illustre neveu de l’homme le plus grand peut-être qui ait jamais vécu, que la patrie italienne attendait de lui sa rédemption, et que tout cœur italien avait éprouvé une très vive joie de la très heureuse annonce de son élection. » Le Président reçut à bras ouverts l’ami qu’il n’avait pas revu depuis 1837, aux États-Unis. Mais aussitôt il lui parla sans déguisement. Il était « décidé, dès qu’il en aurait le pouvoir, à faire quelque chose pour un pays auquel il avait conservé son intérêt et son affection ; il reconnaissait que la carte de l’Europe n’avait pas le sens commun, mais si actuellement il proposait de la changer, au profit de l’Italie, il n’obtiendrait pas d’autre voix que la sienne soit au Conseil, soit à la Chambre. — Donnez-nous alors, demanda Arese, au moins un appui moral. — En pareille matière, répondit le Président, le choix n’existe qu’entre l’abstention et une action résolue, ou se tenir tranquille ou passer les Alpes avec une armée. Je ne puis pas passer les Alpes, je me tiendrai tranquille. »

Renonçant à l’attaque immédiate contre l’Autriche, Gioberti eut alors une conception géniale. Tout en ne cessant pas de combattre Mazzini et de l’anathématiser, il avait fini par s’imprégner de ses idées. Défenseur dans ses premiers écrits de l’indépendance absolue de chacun des États de la Péninsule, il en était venu à admettre un droit national qui, dans un conflit avec les intérêts particuliers d’une fraction de la péninsule, devait prévaloir malgré l’opposition des gouvernemens et des peuples[20].

L’état troublé de la Toscane et de Rome lui parut propice pour tenter l’expérience de cette théorie. Il médita une intervention du Piémont en Toscane, et à Rome, au profit des princes légitimes et des institutions constitutionnelles, contre la démagogie et ses institutions anarchiques. Il s’agissait d’une préservation, non d’une réaction. On eût sauvé la liberté, écarté l’étranger, préparé la ligue nationale. La Marmora, auquel il confia son projet, l’approuva : il se fit fort de soumettre sans coup férir la Toscane, grâce aux nombreuses relations qu’il y comptait. Il aurait ensuite réuni autour de son petit corps les troupes toscanes, les forces régulières ou volontaires, en formation dans la moyenne Italie, fait appel même à Garibaldi. Il aurait ainsi réuni en moins de deux ou trois mois 25 000 ou 30 000 hommes, avec lesquels il serait descendu dans la vallée du Pô, menaçant les flancs et les derrières des Autrichiens, qui ne se seraient pas risqués à franchir le Tessin. Cavour, toujours lucide et toujours courageux, adopta aussi l’idée, et devint ministériel.

Arese fut chargé de soumettre ce projet au Président de la République qui l’accepta et, malgré la vive opposition de Falloux, en fit recommander l’adoption à Florence et à Gaëte, par le ministre des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, et par son ambassadeur d’Harcourt. Il demanda seulement que Naples s’unît à Turin afin d’écarter les suspicions inspirées par l’ambition piémontaise. L’intervention des deux États purement italiens, très rapide et très efficace, ménagerait les susceptibilités nationales et conjurerait bien des résistances. Prévoyant l’avenir, il priait le Saint-Siège de ne pas perdre de vue qu’exclure la Sardaigne de toute participation, ce serait lui faire une injure, ce serait la rejeter en quelque sorte dans les rangs ennemis, et qu’il n’est pas indifférent, quand il s’agit de l’Italie, de l’avoir pour ou contre soi.

Cette proposition de Louis-Napoléon et de Gioberti, conforme à une suggestion antérieure de Casimir-Périer, eût assuré définitivement la sécurité pontificale. A cet égard on ne cessait d’osciller entre les impossibilités. Sans la possession paisible de Rome, la Papauté n’est pas indépendante. Or, en l’état des esprits en Italie, à cette époque, la Papauté n’était assurée de la possession paisible de Rome qu’à l’aide d’un secours extérieur. N’était-il pas naturel que ce secours extérieur fût italien, plutôt que français ou autrichien ?

L’Angleterre approuva. En dehors d’elle, l’opposition fut à peu près unanime. L’Autriche jeta feu et flamme, déclarant qu’au premier pas du Piémont en dehors de son territoire, les troupes autrichiennes iraient en avant. Le cardinal Antonelli dit que le Piémont était au ban du Sacerdoce et de l’Empire. Le Pape, dans un Consistoire (7 février) exclut le Piémont du nombre des puissances catholiques auxquelles il demandait secours, outrage qui fut amer au cœur religieux de Charles-Albert. Naples refusa comme Rome. Le grand-duc de Toscane, qui avait d’abord adhéré, revint sur son consentement, aussitôt qu’il se fut rendu à Gaète. La bande démocratique et cosmopolite se sentant menacée écuma de colère. Ledru-Rollin s’écria : « C’est une intervention détournée et jésuitique de nature à déshonorer le gouvernement français. » Les révolutionnaires italiens remplirent les rues de Turin de leurs clameurs. Un des collègues mêmes de Gioberti, Rattazzi, le dénonça à la tribune ; Charles-Albert, charmé d’être débarrassé de cet abbé qui voulait jouer au Richelieu, l’abandonna ; et le magniloquent, qui s’était élevé au bruit des bravos, s’écroula au grincement des sifflets. Tant qu’il n’avait pas eu le sens commun on l’avait exalté ; on le conspua dès qu’il fut devenu sensé et prévoyant (20 février 1849). Les révolutionnaires romains et toscans, ayant la route libre, accomplissent le pas décisif. A Rome, après avoir prononcé en fait et en droit la déchéance du gouvernement temporel de la Papauté, ils proclamèrent la République sous le triumvirat de Saffi, Mazzini, Armellini (8 février 1849). En Toscane ils firent de même après la fuite du grand-duc à Gaëte, sous le triumvirat du Guerrazzi, Montanelli, Mazzoni. En Piémont ils redoublèrent leur pression, cette fois secondée par le ministère, sur la volonté vacillante de Charles-Albert. Le malheureux roi finit par leur obéir. Irrité des humiliations de l’armistice et de celles encore plus cruelles qui s’annonçaient, talonné par l’avènement de la République en Toscane et à Rome, acculé à l’alternative de s’avilir ou d’être dévoré par la Révolution, il résolut de tenter une dernière fois, en désespéré, la fortune des armes.

Le prince Président, instruit de son projet, s’efforça de l’en dissuader. Il lui fit officiellement déclarer par Drouyn de Lhuys « de ne pas se bercer de vaines espérances, que s’il recommençait la guerre il la ferait à ses risques et périls, que la France ne l’aiderait pas. » Il ne s’en tint pas là : il envoya auprès de lui le général Pelet et le diplomate Mercier, afin de lui démontrer que, seul, le Piémont n’était pas en état d’affronter l’Autriche victorieuse[21]. Les historiens décidés à traiter le prince en halluciné toujours prêt à dérailler dans une folie n’en ont pas moins soutenu que Charles-Albert avait été surexcité par les continuelles provocations de l’Elysée.

Charles-Albert ne tint compte d’aucun avertissement. Le 14 mars, Rattazzi, ministre de l’Intérieur, se présente à la tribune, pâle et ému et dit : « Le jour de la revanche est enfin arrivé. (Applaudissemens prolongés.)… Le roi est parti cette nuit pour Alexandrie, son quartier général. » (Applaudissemens et cris de : « Vive Charles-Albert ! »)

Puis, sans se souvenir de l’opposition déchaînée qu’il avait faite lui-même quelques mois auparavant à un projet de sûreté publique très modéré de Pinelli, il demande et obtient la suspension, pendant toute la durée de la guerre, de la liberté de la parole, du droit d’association, de la liberté personnelle, du droit à l’hospitalité. Le ministère aurait voulu confier l’armée piémontaise à un général français, Bedeau ou Lamoricière. Ni l’un ni l’autre ne consentit à compromettre son nom dans une aventure sans espoir. On eut recours à l’instrument nécessaire alors de toute révolution, le Polonais. On en choisit un qui s’appelait Chrzanowski. Les soldats piémontais ne parvinrent jamais à prononcer ce nom. Ce brave peuple piémontais répondit avec un tel élan à l’acte héroïque de son roi, que le martial Cavour fut entraîné à son tour. « Je ne suis pas effrayé de la guerre, écrivait-il le 16 mars, autant que la plupart des hommes modérés. Je crois qu’elle présente bien des chances en notre faveur et que le véritable danger consiste dans l’engouement que peut produire un premier succès. »

Le 26 du même mois, le ministre Buffa montait à la même tribune où avait paru Rattazzi, et lisait la lettre suivante de son collègue Cadorna : « La bataille de Novare, commencée à onze heures et demie du 23, tourna à notre avantage jusque vers les quatre et demie. De ce moment notre fortune baissa ; nous perdîmes nos positions ; nos régimens durent se retirer l’un après l’autre du champ de bataille ; l’Autrichien s’avança jusqu’à la porte de Novare. Charles-Albert, constamment exposé au feu là où le péril était le plus grand, les balles sifflant sur sa tête, beaucoup tombant à ses côtés, resta jusqu’à la nuit sur les glacis de la ville, où était réduite notre défense. (Vive Charles-Albert ! ) Le général Durando dut l’entraîner par le bras, pour qu’il cessât de s’exposer inutilement à des risques terribles. (Vive Charles-Albert ! ) « Général, répondit le roi, c’est mon dernier jour, laissez-moi mourir. » (Emotion très profonde.) Quand le roi se rendit compte de l’état malheureux de l’armée, de l’impossibilité de résister davantage, de la nécessité de demander une suspension d’armes et peut-être d’accepter des conditions auxquelles son âme répugnait, il dit que son œuvre était terminée, qu’il ne pouvait plus rendre service au pays auquel depuis dix-huit ans il avait consacré sa vie (ici la voix du ministre est interrompue par les sanglots, et sur le visage des députés se montre une émotion égale) ; qu’ayant en vain espéré trouver la mort sur le champ de bataille, il avait, après mûre réflexion, décidé d’abdiquer. « Ma résolution est prise, dit-il : je ne suis plus le roi. (Les larmes coupent de nouveau la voix du ministre.) Le roi est Victor mon fils. » Il embrassa tous les assistans, remerciant chacun d’eux des services rendus à lui et à l’Etat. Après minuit, il partit, accompagné seulement de deux serviteurs. » (Emotion indescriptible.)

Alors on vit un spectacle admirable. Cette Assemblée qui avait poussé à la guerre, croyant à la victoire, ne désavoue pas ses sentimens de la veille sous le coup de revers inattendus. Elle n’aggrave pas un malheur militaire par une félonie politique, elle ne s’aveugle pas jusqu’à croire qu’une révolution soit un rempart sûr contre l’invasion victorieuse. Après le discours du ministre personne ne profère un reproche, une injure, une récrimination, un regret, un blâme ; pas de joie dans aucun cœur ; personne n’accuse le monarque vaincu et n’appelle la malédiction sur sa mémoire. Un député, Josti, s’écrie : « Dans une telle mesquinité d’hommes, je vois s’élever un homme vénérable, Charles-Albert ! » et, montrant du doigt son portrait : « Contemplez le martyr de l’Italie. » Et l’Assemblée et les tribunes éclatent en cris de : « Vive Charles-Albert ! » et à l’unanimité on déclare qu’il a bien mérité de la patrie, qu’une statue lui sera élevée, qu’une députation lui sera envoyée au lieu de sa retraite ; et le sort ayant désigné, parmi ces députés Rattazzi, le ministre de la déclaration de guerre, les applaudissemens et les cris recommencent. Scène digne d’une éternelle mémoire. Les peuples qui montrent une telle loyauté d’âme et une aussi imperturbable solidité dans la fortune adverse sont assurés d’un lendemain réparateur. « Tout est perdu, même l’honneur », avait dit Charles-Albert. L’histoire n’a pas ratifié ce mot désespéré. Non seulement l’honneur fut sauvé à Novare, mais l’avenir y fut conquis.

Le malheureux roi ne résista pas longtemps à la douleur qui l’accablait. Il s’éteignit à Oporto, revêtu d’un cilice, dans une modeste chambre qui dominait la mer, sur les murs de laquelle étaient suspendues les images de la Vierge et de saint François et une carte d’Italie (28 juillet 1849).

La nouvelle de la défaite de Novare ne causa pas de surprise à l’Elysée, car on n’y avait pas douté de l’issue déplorable de cette campagne tant déconseillée. Il n’y eut pas davantage d’indécision dans l’esprit du Président, d’accord ce jour-là avec ses ministres et l’Assemblée. On empêcherait, même par la guerre, la moindre atteinte à l’intégrité territoriale du Piémont[22] ; on n’irait pas au-delà. Thiers (quoi qu’il ait raconté) n’eut pas le moindre effort à tenter auprès des ministres et du Président pour obtenir le succès de celle politique sensée ; il ne déploya son éloquence qu’auprès de l’ambassadeur d’Autriche pour le rendre modéré et auprès de l’Assemblée pour conjurer l’effet des excitations belliqueuses de Ledru-Rollin et de ses amis.

L’Autriche détendit les esprits par sa déclaration qu’elle ne prendrait pas un pouce du territoire piémontais. Dès lors il ne s’agit que de discussions diplomatiques sur l’étendue des sacrifices inévitables. Le Président travailla à en diminuer l’étendue. Gioberti, envoyé en mission extraordinaire à Paris, ne se contentait pas de payer le moins possible ; il voulait que la défaite même fût lucrative. Il avait la singulière idée de demander qu’on lui obtînt Parme et Plaisance. « Cet abbé ne doute de rien, s’écria Thiers. Il croit avoir gagné la bataille de Novare ! »

Le nouveau roi de Piémont, Victor-Emmanuel, âgé de vingt-huit ans, n’était pas élégant d’aspect et de manières comme Charles-Albert. Trapu, le cou court et fort, les traits heurtés et irréguliers, les épaisses moustaches retroussées, à l’aspect de sanglier, il n’avait d’agrément que dans ses petits yeux gris tantôt malicieux, tantôt durs, toujours intelligens. Son père l’avait traité avec rudesse : il ne l’abordait qu’en lui baisant la main, et sans prononcer une parole avant que celui-ci n’eût commencé. Il n’avait pas trouvé beaucoup plus de tendresse dans sa mère, sœur du grand-duc de Toscane, aussi sèche de cœur et étroite d’esprit que déplaisante d’aspect. Il ne connaissait ni les arts, ni la littérature, pas même l’art des princes, la guerre, il n’excellait qu’à la chasse, à l’équitation. Adolescent, il avait été systématiquement tenu à l’écart des conseils, ne sachant ce qui se passait que par la voix publique. Après les journées de Milan le ministre Balbo voit un jour se présenter devant lui un personnage enveloppé dans un manteau. « Me reconnaissez-vous ? lui dit-il, en se découvrant. — Oui, vous êtes le duc de Savoie. — On dit que la guerre va être déclarée, s’il en est ainsi, je vous supplie d’obtenir de mon père qu’il me donne un commandement. » Balbo le lui fit obtenir.

Plus tard, dans une visite à la Mandria, pavillon de chasse, Rattazzi trouva sur une table un volume de Paul de Kock, un dépareillé de Machiavel sur les Décades de Tite-Live, un de poésies en dialecte piémontais de Brofferio, et le Manuale ad uso dei senatori e deputati. Comme il regardait avec curiosité cet étrange assemblage, le roi, lui montrant sa collection de porte-cigares, lui dit : « Ma bibliothèque, la voilà ! si j’avais à commander ma statue je dirais au sculpteur comme Jules II à Michel-Ange : Mettez-moi dans la main une épée, point de livres. Io non sono un letterato. Dans ma famille on est diplomate ou soldat. » De sa race, il possédait en effet l’instinct martial et une astuce sensée que les affaires développèrent très vite. De plus il n’était pas facile, quoiqu’il ne s’obstinât pas contre la nécessité, de l’amener à une opinion contraire à sa tendance naturelle. Uni depuis 1842 à une archiduchesse d’Autriche, Marie-Adélaïde, angélique créature d’une grâce charmante et d’une ineffable bonté, il s’était néanmoins engagé dans les liens d’une habitude, devenue plus tard publique, avec la fille d’un garde du corps, ancien soldat de l’Empire, Rosina, grande, belle et gaillarde jeune fille qui l’amusait par l’originalité et la désinvolture de ses façons. Cette liaison n’excluait pas les galanteries de hasard.


Ses sujets avaient cent raisons
De le nommer leur père.


Pendant la guerre il avait déployé la vaillance du soldat et non celle du capitaine. Que ferait-il comme roi ? Nul ne pouvait le dire. Ses premières paroles furent rassurantes : « Je conserverai intactes les institutions octroyées par mon père, je tiendrai haut et ferme le drapeau tricolore, symbole de la nationalité italienne, qui, vaincue aujourd’hui, triomphera un jour. Et ce triomphe sera, à partir de ce jour, le but de tous mes actes et de toutes mes pensées. » Mais il avait débattu lui-même avec Radetzky les conditions d’un armistice désastreux. N’avait-il rien promis ? Gendre d’un archiduc, ne s’était-il pas rangé à ce vasselage de l’Autriche que Charles-Albert avait si longtemps subi en le maudissant ? On le craignit, lorsqu’il plaça à la tête de son premier ministère le général De Launay, brave soldat, réputé très rétrograde. Aussi à son entrée à Turin fut-il reçu glacialement. Il en pleura de douleur. Ces défiances de l’opinion ne se dissipèrent que lorsqu’il eut confié le ministère à Massimo d’Azeglio. Avec ce galant homme on cessa de redouter une réaction, on fut certain que le Statuto resterait intact. L’effet heureux de ce choix ne fut pas moindre au dehors qu’au dedans.

D’Azeglio, connu par les uns comme romancier, par les autres comme peintre, comme gentilhomme, avait l’agrément de qui n’approfondit rien, court légèrement sur les surfaces, et se procure ainsi le loisir d’être charmant. Son désintéressement et sa loyauté imperturbables mettaient de l’assiette dans sa vie facile et lui assuraient le respect comme ses dons variés lui attiraient la sympathie. Ce qui séduisit surtout et parut nouveau en lui, c’est que pour la première fois il y eût aux affaires en Piémont un homme qui ne fût pas alourdi par le pédantisme des façons bureaucratiques. Sa manière d’expliquer les affaires, sans emphase, comme dans une causerie, avait de la vivacité, de la grâce, et un reflet de sa fierté morale. Sa devise était : « Aboyer peu, mordre beaucoup. » Parfois, il lui arrivait, à l’improviste, de jeter sur la trame habituellement incolore de ses discours des images gracieuses : « N’allez pas tirer le blé pour le faire croître, vous l’arracheriez et il faudrait le ressemer. » Il accepta courageusement la mission qui fut, après 1815, celle du duc de Richelieu chez nous, de signer le traité qui consacrait le désastre de sa patrie.

V

La défaite du Piémont entraîna la restauration des grands-ducs de Toscane, de Parme, de Modène, et bientôt après la reddition à merci de la Sicile.

La restauration du grand-duc s’opéra par l’action spontanée des Toscans. Le gouvernement républicain, à travers les violences, avait abouti à la dictature de Guerrazzi ; c’en était trop. Une insurrection constitutionnelle s’organisa (11 avril). Gino Capponi, le chef de la résistance, fut conduit au Palazzo Vecchio par le peuple, Guerrazzi emprisonné, le grand-duc rappelé à la condition qu’il respecterait le Statuto, conserverait la bannière tricolore, préserverait le pays du malheur de l’invasion étrangère. Le grand-duc promit ce qu’on lui demanda. « Voilà, s’écria la grande-duchesse, l’occasion perdue d’une bonne Restauration. »

Il ne restait plus debout en Italie que Venise et Rome. Venise, abandonnée dans ses lagunes par le Piémont vaincu, par la France impuissante, par l’Angleterre égoïste, ne s’abandonnait pas elle-même, et, le drapeau royal abaissé, se défendait avec acharnement sous la bannière républicaine de Manin. Rome gémissait entre les mains de Mazzini, soumise aux visites domiciliaires, aux réquisitions, aux insolences de toutes sortes de la secte.

A défaut de l’intervention piémontaise, le mieux eût été d’attendre, à Rome, une réaction intérieure, semblable à celle qui venait de délivrer la Toscane. La République romaine était encore moins viable que la République toscane. Conduite par un homme aussi inexpérimenté des arts d’Etat que l’était Mazzini, elle se serait écroulée bien vite sous sa propre incapacité[23]. Mais personne ne consentait à laisser agir le temps, et l’impatience d’une solution immédiate était générale. D’une part les mazziniens aux abois sollicitaient les révolutionnaires français d’accourir et de défendre à leur profit, par les armes, le principe de non-intervention. D’autre part le Pape insistait pour qu’on laissât arriver les Autrichiens. Si nous ne les avions pas devancés, ils prenaient possession du centre de l’Italie, d’où ils l’auraient dominée tout entière. Cette perspective n’inquiétait pas la Cour de Rome, qui se fût considérée comme mieux sauvegardée par les troupes de Radetzky et d’Haynau que par les nôtres. Mais un gouvernement français n’eût-il pas trahi un de nos intérêts permanens, en supportant une aussi menaçante prépotence ? L’Italie libérale et patriotique n’était-elle pas plus intéressée encore que nous à ce que les Autrichiens fussent écartés de Rome ? Leurs chefs ternissaient partout leur victoire par des représailles honteuses : ils confisquaient, tuaient, emprisonnaient, rançonnaient. Deux jeunes filles de dix-huit et vingt ans furent bâtonnées sur la place publique à Brescia parce qu’elles s’étaient moquées des couleurs impériales. Le commandant militaire réclama ensuite du municipe 37 florins et 7 kreutzers pour la dépense de la glace employée à soigner les plaies des victimes et pour le prix des verges rompues pendant l’exécution[24]. Maîtres de Rome, ils eussent accompli une réaction impitoyable. Quel moyen de leur en fermer la porte si ce n’est d’y arriver avant eux ? Notre abstention n’eût pas sauvé la République romaine, cernée de toutes parts, condamnée, morte avant que nos troupes se fussent mises en route. Puisqu’elle devait succomber, ne valait-il pas mieux qu’elle tombât dans nos bras amis que sous l’étreinte féroce du Croate ?

En France, les conservateurs, excellens patriotes, étaient fort touchés de l’intérêt politique ; mais, catholiques ardens, les souffrances du chef de leur religion les émouvaient encore plus. Quant aux épreuves de l’Italie, ils n’en avaient aucun souci et ils n’eussent pas donné un écu ou remué un soldat pour les adoucir. Au contraire le Président, quoique soucieux de ne pas laisser notre prestige et notre influence s’amoindrir dans ses mains, quoique pénétré de l’honneur qu’il acquérait en assurant l’indépendance de la conscience catholique par la délivrance de son Pontife suprême, désirait aussi avec passion protéger la malheureuse Italie. Il avait donc pour aller à Rome toutes les raisons qui décidaient les conservateurs, et d’autres foules personnelles qui ne les touchaient pas. Eux, pensaient surtout à restaurer la Papauté ; lui, songeait à profiter de sa restauration pour commencer l’œuvre de rénovation européenne qu’il considérait comme sa mission. En jetant une armée française sur le flanc des Autrichiens, il entendait se constituer à leur place le maître de la politique italienne dans une pensée ultérieure d’affranchissement. Aussi ne puis-je assez m’étonner de la légende qui fait de l’expédition romaine un complot clérical organisé par Falloux. Tant que le Président ne vit à une intervention que les raisons spéciales à Falloux, il s’y refusa malgré les insistances de son insinuant ministre. Il ne s’y décida que lorsque l’intérêt permanent de la France et ses idées humanitaires la lui conseillèrent. Telle qu’elle fut conçue, l’expédition romaine est son œuvre, œuvre de progrès, de civilisation, d’amitié envers l’Italie.

Ses ministres clairvoyans ne s’y trompèrent pas. « Le Président voulait cette intervention plus que moi et avant moi, dit Odilon Barrot, seulement par d’autres motifs que les miens[25]. » « Ne vous méprenez pas sur l’expédition romaine, disait Falloux à Louis Veuillot. Le Président l’a faite contre l’Autriche et non pour la Papauté. Il garde sur le pouvoir temporel les traditions de famille et les sentimens de sa jeunesse[26]. » Le fond de l’observation est vrai, avec cette nuance cependant que le Président était plus convaincu que l’insurgé de 1832 de la nécessité d’assurer au chef de la catholicité la possession indépendante de Rome.

Son parti pris, le Président n’attendit pas les résultats de la conférence européenne réunie à Gaëte. Il lit demander un crédit pour l’envoi de troupes à Civita-Vecchia. Une majorité de gauche et de droite le lui accorda, mais par des motifs différens. Aussi les explications des ministres restèrent forcément vagues. La réalité pourtant ne l’était pas. Dès qu’on n’allait pas à Rome pour soutenir la République romaine contre l’attaque imminente des troupes étrangères, on y venait pour y entrer soi-même et la rendre au Pape. Ne fut trompé que qui voulut l’être. Ledru-Rollin et ses amis ne le furent pas. Jusqu’à la un ils employèrent leurs efforts pour empêcher le vote du crédit.

Le général Oudinot débarqua à Civita-Vecchia le 24 avril. S’il « ‘était avancé promptement vers Rome le même jour, on lui en aurait ouvert les portes avec joie. Il se crut obligé de notifier son arrivée et d’attendre la réponse. Cela donna le temps à Garibaldi d’entrer dans la ville à la tête d’une troupe formée des réfugiés de toutes les parties de l’Italie et même du reste de l’Europe.

Le 30 avril, Oudinot se décide à se présenter sous les murs de Rome. Il connaissait si peu le terrain sur lequel il opérait qu’il désigna comme l’un des points d’entrée une Porta Pertusa qui, depuis longtemps, n’existait plus. Il est repoussé. À cette nouvelle, Odilon Barrot tombe dans un fauteuil en proie à un profond désespoir ; l’Assemblée, à la veille de disparaître, extravague et vote une invitation au gouvernement à « prendre sans délai les dispositions nécessaires pour que l’expédition ne fût pas plus longtemps détournée du but qui lui avait été assigné. » Qu’était-ce à dire ? Que nous nous arrêterions au pied des murs de Rome et que nous y assisterions, battus et contens, aux prouesses mazziniennes ? Cela même ne nous eût pas été possible. Les Autrichiens s’avançaient par Bologne et Ancône, les Napolitains franchissaient la frontière pontificale ; et les Espagnols les rejoignaient à Terracine. Oudinot ne les arrêta qu’en leur faisant savoir que leur marche en avant serait considérée comme un casus belli.

Cependant, par déférence pour un vote au moins ridicule, et pour laisser à l’Assemblée législative le temps de s’installer, le ministère expédia Lesseps en négociateur pacifique.

Quant au Président, sans se préoccuper ni de ses ministres, ni de l’Assemblée présente ou future, il écrit à Oudinot (8 mai) : « Notre honneur militaire est engagé, je ne souffrirai pas qu’il reçoive une atteinte ; les renforts ne vous manqueront pas. Dites à vos soldats que j’apprécie leur bravoure, que je partage leurs peines, qu’ils pourront toujours compter sur mon appui et sur ma reconnaissance. » Il fait mettre cette lettre à l’ordre du jour par Changarnier et envoie à l’armée le général du génie Vaillant, avec instruction de recommencer vigoureusement l’attaque aussitôt que possible, l’autorisant par des lettres de service à se substituer à Oudinot s’il le jugeait nécessaire. Lesseps ne comprit pas qu’on ne l’avait envoyé que pour gagner du temps ; il se laissa enguirlander, reconnut la République romaine, lui accorda une convention inacceptable, contraire à notre honneur et à ses instructions. Le général Vaillant le regarde s’agiter tant qu’il n’est pas prêt ; dès qu’il est prêt, l’écarte, le fait rappeler, conserve par bienséance Oudinot, et pousse l’armée française à l’assaut.

Les mazziniens se répandirent en imprécations et les libérâtres en sarcasmes contre le tyran. Mais les Italiens éclairés reconnurent leur futur sauveur en celui qui les délivrait à la fois de leurs pires ennemis : l’Autrichien et le démagogue. Les révolutionnaires français firent naturellement écho aux mazziniens. Il n’était plus permis, même aux plus aveugles, de croire que « Florence et Rome sans armée, sans argent, sans élan, sans union, sans confiance, pussent soutenir la guerre nationale[27] » ; ils le crurent. Il était déloyal de supposer au Président des intentions réactionnaires après son message explicite en faveur de cette Italie dont aucune des douleurs ne peut nous être indifférente ; ils eurent cette déloyauté. Il était insensé d’espérer que le peuple de Paris, décimé par le choléra, indifférent à la République romaine, « éperdu d’enthousiasme pour le Président, qui visitait les hôpitaux les plus infectés, y demeurant plusieurs heures, épuisant l’argent qu’il avait apporté, en empruntant à ceux qui l’entouraient, prodigue de paroles affectueuses plus encore que d’argent[28] » ; il était insensé d’espérer qu’un tel peuple se soulèverait : ils eurent cette déraison. « Vous avez violé la Constitution, s’écria étourdiment Ledru-Rollin ; nous la défendrons par tous les moyens, même par les armes ! »


VI

Au signal de Ledru-Rollin, le prince répondit par une proclamation, modèle du genre, dans laquelle la fermeté ne va pas au défi, ni la sécurité à l’impertinence.

« Quelques factieux osent encore lever l’étendard de la révolte contre un gouvernement légitime, puisqu’il est le produit du suffrage universel. Ils m’accusent d’avoir violé la Constitution, moi qui ai supporté depuis six mois, sans en être ému, leurs injures, leurs calomnies, leurs provocations. La majorité de l’Assemblée est le but de leurs outrages. L’accusation dont je suis l’objet n’est qu’un prétexte, et la preuve, c’est que ceux qui m’attaquent me poursuivaient déjà avec la même haine, la même injustice, alors que le peuple de Paris me nommait représentant et le peuple de la France Président de la République. Ce système d’agitation entretient dans le pays le malaise et la défiance, qui engendrent la misère ; il faut qu’il cesse. Il est temps que les bons se rassurent et que les méchans tremblent. La République n’a pas d’ennemis plus implacables que ces hommes qui, perpétuant le désordre, nous forcent de changer la France en un vaste camp, nos projets d’amélioration et de progrès en des préparatifs de lutte et de défense. Elu par la nation, la cause que je défends est la vôtre, c’est celle de vos familles comme celle de vos propriétés, celle du pauvre comme du riche, celle de la civilisation tout entière. Je ne reculerai devant rien pour la faire triompher. »

L’effet de cette proclamation fut foudroyant ; l’insurrection était vaincue avant que Changarnier, investi de nouveau du commandement de la garde nationale, eût déployé ses troupes. Les files clairsemées des insurgés furent coupées, enlevées en un instant, et on arrêta sans coup férir les représentais réunis aux Arts et Métiers qui ne réussirent pas à fuir par les fenêtres. Quand le Président rentra à l’Elysée au milieu des acclamations de la foule, on vint une seconde fois de toutes parts et avec plus d’insistance lui apporter le même conseil qu’après le 29 janvier : « Finissez-en, faites un appel direct au pays. » Les chances de succès s’étaient accrues. Le parti républicain avait perdu la majorité dans l’Assemblée, la plupart des républicains violens étaient en fuite ou en prison, les autres désavoués par le général Cavaignac[29] et terrifiés. Après le 29 janvier, ils s’étaient tus ; après le 13 juin ils se cachèrent. Changarnier infatué, non encore affolé par l’orgueil, ne songeait pas à opposer sa domination à celle du prince ; les chefs politiques importans, surtout Thiers et Molé, poussaient celui-ci « à renverser, d’accord avec eux et à profit commun, la République[30]. » Sans doute ils désiraient se débarrasser du prince autant que de la République, « du remède non moins que du mal. » Mais, épouvantés des dangers présens, ils ne pensaient pas à disputer le règne futur. Si le prince eût feint de s’abandonner à eux, de suivre leurs conseils, de se faire petit, de leur laisser croire que, sous son nom, ils seraient les maîtres de l’Etat, sauf à se débarrasser d’eux quand son coup aurait été accompli, il aurait réussi alors sans difficultés à renverser la République avec le concours de la majorité parlementaire de l’Assemblée.

Le 16 juillet, s’étant rendu à Amiens pour distribuer des drapeaux aux gardes nationaux, il fut accueilli avec une véritable frénésie. Changarnier marchait à cheval à côté de lui et Persigny derrière. Tout à coup le général fit reculer son cheval à la hauteur de celui de Persigny, et, se penchant vers lui avec une émotion visible : « Que le prince en finisse ! lui dit-il à l’oreille ; s’il veut se faire proclamer empereur et répondre aux aspirations populaires, il peut compter sur moi. Qu’il me parle franchement, qu’il s’entende avec moi, et nous en aurons bientôt fini avec la République[31]. » Persigny, que ses tendances rapprochaient des anciens légitimistes, était d’avis qu’on acceptât ces ouvertures, sauf à rompre l’alliance après le succès. La loyauté de Louis-Napoléon, qui fut toujours une des causes principales de ses mécomptes, répugna à ces marchandages trompeurs. Décidé, s’il était le maître, à suivre une politique démocratique contraire aux idées des chefs conservateurs, il ne voulut pas leur donner des promesses qu’il n’aurait pas réalisées. Il répondit aux conseils de coup d’État en les désavouant (22 juillet) à Ham, dans un discours qui, si les républicains n’eussent pas été sourds et aveugles de haine déraisonnable, les lui aurait tous gagnés : « Aujourd’hui, qu’élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d’une captivité qui avait pour cause l’attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l’audace d’avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d’un changement. Je ne me plains donc pas d’avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j’ai souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays. »

Il répète plus formellement encore les mêmes assurances à Tours (1er août) : « On a prétendu, on prétend encore aujourd’hui à Paris que le gouvernement médite quelque entreprise semblable au 18 brumaire. Mais sommes-nous donc dans les mêmes circonstances ? Les armées étrangères ont-elles envahi notre territoire ? La France est-elle déchirée par la guerre civile ? Y a-t-il 80 000 familles en émigration ? Y a-t-il 100 000 familles mises hors la loi par la loi des suspects ? Enfin, la loi est-elle sans vigueur et l’autorité sans force ? Non, nous ne sommes pas dans des conditions qui nécessitent de si héroïques remèdes. A mes yeux la France peut être comparée à un vaisseau qui, après avoir été bal lotte par les tempêtes, a trouvé enfin une rade plus ou moins bonne, mais où il a jeté l’ancre. Eh bien ! dans ce cas, il faut radouber le navire, refaire son lest, rétablir ses mâts et sa voilure, avant de se hasarder encore dans la pleine mer. Les lois que nous avons peuvent être plus ou moins défectueuses ; mais elles sont susceptibles de perfectionnemens. Confiez-vous donc à l’avenir, sans songer ni aux coups d’Etat ni aux insurrections. Les coups d’Etat n’ont aucun prétexte, les insurrections n’ont aucune chance de succès ; à peine commencées, elles seraient immédiatement réprimées. »

Mais les populations auxquelles il déclarait qu’il ne voulait point de coup d’État lui répondaient par de telles invitations à en faire un, et se livraient si entièrement à lui, que l’on persistait, malgré ses démentis, à croire ce coup d’État imminent. Lamartine avait beau écrire : « Après de tels discours toute défiance serait une injure, tout soupçon une calomnie. Si dans trois ans le pays trouve que la période de durée du pouvoir est trop limitée, la révision n’est-elle pas là ? Pourquoi alors demander au crime ce que la légalité assure, au coup d’État ce que permet la Constitution ? » « Illusion de poète, » disait-on, et l’on restait incrédule. « Le peuple, a écrit Machiavel à Guicciardini, dit souvent qu’on fait ce qu’on devrait faire », j’ajoute « ce qu’on pourrait faire. » Ceux-là mêmes sur lesquels le coup d’État aurait dû appesantir sa main s’impatientaient de ne pas le voir arriver et méprisaient le Président de ne s’y pas décider. Proudhon constatait la décadence de l’homme qui n’avait rien su faire de la force des cinq millions et demi de suffrages qui l’avaient élu. « Il s’est perdu par l’inaction, parce qu’il s’est posé en force d’inertie[32]. » A l’extérieur, l’étonnement était encore plus grand. « Si le Président, disait le roi de Prusse, avait le prestige qu’on dit, comment reste-t-il garrotté dans les entraves de la République ? » Il en concluait que c’était un homme sans caractère, sans valeur, destiné à disparaître comme un accident éphémère devant une restauration bourbonienne ou orléaniste. On commençait partout à mépriser celui qu’on avait craint.

Cependant autant que les instances passionnées des populations, les dégoûts dont l’abreuvaient ses ministres parlementaires l’incitaient à sortir du parlementarisme.

Il s’efforçait de les gagner par l’affabilité et par l’empressement à accueillir leurs désirs. Il concéda sans peine à Tocqueville d’envoyer à Vienne Gustave de Beaumont, et à Pétersbourg le général Lamoricière, tous les deux connus par leur violente hostilité à sa personne. Il lui arriva d’aborder Falloux en lui disant : « Ma cousine Hamilton a reçu des nouvelles de la duchesse de Parme : le comte de Chambord se porte très bien. » On ne l’entendait point dire : « Je veux. » « Ne vous semble-t-il pas ? » était l’expression la plus forte de sa volonté.

Toujours Falloux restait onctueux, Tocqueville poli, Barrot solennel ; Dufaure, à demi gagné, s’efforçait de ne pas choquer ; Passy, comme s’il s’était cru abaissé, cherchait « à reprendre son niveau par l’impertinence[33] » ; tous étaient d’accord à n’avoir aucun égard, la plupart du temps, à ses opinions et à lui imposer la leur. Sauf le dimanche, ils tenaient chaque jour une réunion chez Barrot. On y discutait la question qui devait être agitée au Conseil ; il y avait souvent une minorité et une majorité ; après le vote on arrivait compacts devant le Président, on ne lui soumettait que l’opinion qui avait prévalu. Ainsi qu’il me l’a raconté, il n’assistait pas à une discussion ; il recevait un ultimatum auquel il n’avait à répondre qu’un oui ou un non. Ce qu’on lui concédait était de lui donner les motifs de la décision. On ne tenait aucun compte des témoignages les plus manifestes de sa condescendance. Persigny contrecarrait les ministres, les poursuivait de ses critiques irrespectueuses : le Prince l’éloigna en l’envoyant voyager en Allemagne (août-octobre 1849). Au lieu de juger ce voyage ce qu’il était et d’en savoir gré, on lui supposa l’arrière-pensée « de préparer l’usurpation au dedans et l’agrandissement au dehors. » Et l’on se réjouit fort de ce que ce messager eût été « bien reçu, mais éconduit. » Bien reçu, en effet, et nullement éconduit, puisqu’il ne proposa rien[34].

Le ministère tenta même une fois de le réprimander sur un acte de sa vie privée. Une dame à laquelle il portait un vif intérêt, miss Howard, étant venue à Tours, il pria de chercher un appartement pour elle ; on la logea dans la maison du receveur général alors absent. A son retour, celui-ci, homme d’une haute et fière honnêteté, fut très scandalisé de cette licence, et marqua son mécontentement dans une lettre à Odilon Barrot, que celui-ci fit mettre sous les yeux du Président. La communication fut mal reçue. Après avoir expliqué le fait par une méprise à laquelle il avait été étranger, il ajoutait : « Quant à moi, je n’accuse personne, et je m’avoue coupable de chercher dans des liens illégitimes une affection dont mon cœur a besoin. Comme jusqu’ici ma position m’a empêché de me marier, comme je n’ai ni amis intimes, ni liaison d’enfance, ni parens qui me donnent la douceur de la famille, on peut bien me pardonner, je crois, une affection qui ne fait de mal à personne et que je ne cherche pas à afficher. » On ne crut pas prudent de recommencer une pareille admonestation.

Le prince, de son côté, convaincu que ses efforts ne triompheraient pas d’un parti pris invincible, sans cesser d’être d’une imperturbable affabilité, s’enveloppa d’une enveloppe de glace, voilà son regard, le rendit terne, opaque, « comme ces verres épais destinés à éclairer la chambre des vaisseaux, qui laissent passer la lumière, mais à travers lesquels on ne voit rien. » Il prit un visage de marbre sur lequel il était impossible à l’œil le plus pénétrant de discerner une émotion quelconque. Il écoutait sans paraître comprendre et ne se donnait nulle peine pour faire exprimer des sentimens qu’il savait d’avance hostiles aux siens. « Les paroles qu’on lui adressait étaient comme les pierres qu’on jette dans un puits, on en entendait le bruit, mais on ne savait jamais ce qu’elles devenaient. » Les ministres eurent alors devant eux le personnage énigmatique, ténébreux, insignifiant ou engourdi, que Tocqueville a décrit avec vérité sans s’apercevoir que c’était un masque et non l’être réel. Il ne retrouvait sa véritable physionomie ouverte, intelligente, à la fois douce et ferme, que pour les confidens auprès desquels il se reposait de ses ministres.

Parmi eux ne se trouvait aucun membre de sa famille. Le Président avait une affection particulière pour son cousin le prince Jérôme-Napoléon. Quelques froissemens s’étaient produits entre eux quand il l’avait revu à Londres après son évasion de Ham. On en retrouve la trace dans une lettre à Vieillard : « Ce que je reproche le plus à Napoléon (si toutefois on peut reprocher à un homme ses défauts de nature), c’est d’avoir un caractère indéchiffrable. Il est tantôt franc, loyal, ouvert, tantôt dissimulé et contraint. Tantôt son cœur semble parler gloire, souffrir, palpiter avec vous pour tout ce qu’il y a de grand et de généreux ; tantôt il n’exprime que sécheresse, rouerie et néant. Que croire ? Je crois toujours le bien tant que je n’ai pas de preuves réelles du contraire, et, tout en étant sur mes gardes, je ne comprime aucune de mes inspirations de tendresse et d’amitié. Aussi ne puis-je que vous remercier de ne pas l’abandonner[35]. »

Depuis, le prince Napoléon s’était employé avec beaucoup d’activité et d’intelligence à l’élection de son cousin. Celui-ci, à son tour, devenu Président, ne négligea pas les intérêts de sa famille. Il nomma son oncle Jérôme maréchal de France et gouverneur des Invalides, et son cousin ambassadeur en Espagne. Ce ne fut pas sans difficulté. O. Barrot, qui recevait tous les dimanches à Bougival le jeune prince, en appréciant son intelligence, sa facilité de parole, le jugeait sévèrement[36]. Néanmoins, pour l’éloigner de l’Assemblée, il consentit à sa nomination. Sur toute sa route le nouvel ambassadeur se répandit en critiques violentes contre le gouvernement et contre la personne du Président. A Bordeaux, il s’était fait ouvrir les prisons de plusieurs condamnés politiques, leur avait serré les mains, donné l’assurance d’une libération prochaine. Il annonçait l’intention de poser, aux futures élections, sa candidature dans vingt collèges électoraux, avec un programme démocratique très accusé. Ce qui équivalait à proposer au suffrage universel une véritable déchéance du Président. Celui-ci, dans une lettre publique, réprimanda ce langage et ces candidatures. « C’était à toi moins qu’à tout autre de blâmer en moi une politique modérée, toi qui désapprouvais mon manifeste, parce qu’il n’avait pas l’entière sanction des chefs du parti modéré. Or, ce manifeste, dont je ne me suis pas écarté, demeure l’expression consciencieuse de mes opinions[37]. Tu me connais assez pour savoir que je ne subirai jamais l’ascendant de qui que ce soit, et que je m’efforcerai sans cesse de gouverner dans l’intérêt des masses et non dans l’intérêt d’un parti. »

Arrivé à Madrid, l’ambassadeur blesse la reine Isabelle par le sans-gêne de ses façons, se met en rapport avec ses ennemis, professe hautement que la maison de Bourbon devrait être expulsée de gré ou de force des pays où elle régnait encore. La reine demanda son rappel, que le Président accorda incontinent à Drouyn de Lhuys. Le prince Napoléon reprit alors sa place à l’Assemblée, où il ne négligea aucune occasion d’être désagréable à son cousin. Il entraîna dans sa querelle son père, dont les rapports avec le Président devinrent très froids.

S’il perdit ce concours utile, le prince conquit celui bien précieux de Morny. Morny, des mains de sa grand’mère Mme de Souza, avait passé sur les bancs du collège Henri IV. Il s’y était lié avec le jeune duc de Chartres, futur duc d’Orléans, ce qui lui valut après 1830 d’être nommé d’emblée officier de cavalerie, sans examen, en qualité de héros de Juillet. Il servit brillamment en Afrique comme aide de camp du général Trézel. Ambitieux de fortune et de pouvoir, il quitta l’armée, vint s’installer à Clermont-Ferrand où il fonda l’importante usine de Bourdon. Il ne se contenta pas de séduire le monde riche, il venait s’asseoir familièrement sur le comptoir des petits bourgeois, leur offrant des cigares de choix, les entretenant de leurs affaires. Il plut et fut nommé député en 1842 avec d’autant plus d’entrain qu’on saluait en lui un des favoris du règne futur. Quoique la mort du duc d’Orléans eût détruit ces perspectives, il conserva son siège. Dans des circonstances délicates, il soutint fermement le cabinet Guizot, et il acquit le renom d’un homme d’esprit et de courage. Il ne tarda pas à y ajouter celui d’homme clairvoyant. « Si ce mouvement continue, disait-il à Guizot en 1847, si l’on va où il pousse, nous arriverons je ne sais où, à une catastrophe. Il faut l’arrêter à tout prix, et on ne le peut que par quelques concessions. » Le 24 février le consterna, compromit sa position financière, le jeta dans un tel découragement qu’il ne se présenta pas à la Constituante et qu’il devint… légitimiste, la forme du désespoir politique du moment. Quand Véron le consulta sur le parti à prendre dans l’élection présidentielle, il répondit d’un ton aigri, presque avec mauvaise humeur : « Je ne connais pas le prince Louis, je ne l’ai jamais vu ». Vieillard le lui fit connaître et voir. Ils se donnèrent une poignée de main sans aucune explication et ils se rapprochèrent par ce qu’ils ne se dirent pas, plus que par ce qu’ils se dirent. D’abord Morny le prit d’un peu haut et parut vouloir régenter le prince. Fleury le prévint que cette manière ne réussirait pas. Il s’assouplit, devint déférant, et peu à peu s’avança au premier rang dans la confiance et dans la faveur.


VII

Rome fut vite réduite aux extrêmes. Garibaldi, son défenseur, se montra dès lors, ce qu’il sera toujours, aussi valeureux soldat qu’inepte général[38]. Mazzini parla de faire de la ville un amas de cendres sous lequel il s’ensevelirait. Les Romains enfin réveillés ripostèrent qu’ils n’enviaient pas le sort de Saragosse, que le Vatican et Saint-Pierre valaient plus que la meilleure des républiques, et ils ne permirent pas aux torches de s’allumer. Mazzini renonça à s’ensevelir et s’enfuit, Garibaldi l’imita quoiqu’il n’eût rien à redouter de nous ; et notre armée entra sans coup férir au soulagement du grand nombre. Notre occupation fut clémente. A l’exception de Cernuschi, arrêté à Civita-Vecchia, et plus tard remis en liberté, on laissa s’évader les triumvirs et tous les hommes compromis, avec des passeports anglais et américains ; on en délivra de français à quiconque en voulut. Ni proclamations féroces, ni supplices ; on demanda les armes et on ne les arracha pas ; pas d’exactions non plus ; tandis que l’occupation autrichienne accablait l’Etat pontifical, la nôtre ne lui coûta rien[39].

La chute de Venise suivit celle de Rome et fut plus cruelle. Le choléra et la famine l’achevèrent, et elle tomba sous un sabre inexorable (24 août 1849). Manin, son grand dictateur, se réfugia dans cette France qu’il ne rendait pas responsable de la cruelle nécessité dans laquelle, sous la menace d’une coalition européenne, ses chefs s’étaient trouvés de respecter le traité de Campo-Formio, malgré leur désir ardent de le déchirer.

Après la chute de Rome et de Venise tout fut fini en Italie comme en Prusse et en Autriche.

Au-dessus de cette ruine de l’espérance des peuples planait le tsar Nicolas, plus imposant et plus adulé, plus triomphant et plus altier que ne le furent jadis Alexandre et Metternich. Il avait été l’âme de la réaction qui couvrait maintenant l’Europe d’un voile de deuil. Quand on l’avait appelé il était accouru, comme dans les Principautés Danubiennes et en Hongrie. Il serait descendu en Italie si cela avait été nécessaire, et dans le Jutland, si le roi de Prusse n’avait pas arrêté Wrangel. Où il n’avait pas combattu, il avait conseillé. C’est lui qui avait excité l’Autriche à ne pas céder la Lombardie et à exiger le maintien des délimitations territoriales de 1815. Il avait blâmé les concessions de son beau-frère de Prusse. « Il gâte le métier », disait-il. Il affectait de parler irrévérencieusement du gouvernement pontifical : « Nous ne concevons rien, disait-il à Lamoricière, à ces fonctions temporelles remplies à Rome par des ecclésiastiques, mais peu nous importe la manière dont ces calotins s’arrangent, pourvu qu’on fasse là quelque chose qui tienne. » Et néanmoins il avait envoyé son ambassadeur à Gaëte auprès de Pie IX, rappelé celui de Turin, et laissé sans réponse les lettres par lesquelles Victor-Emmanuel lui notifiait son avènement. Après la réduction de la Sicile, il avait écrit au général Filangeri, comme s’il eût été un de ses sujets, pour le complimenter de sa conduite. Il pontifiait et régentait ; sa volonté paraissait l’oracle des princes ; l’axe du monde politique ne se trouvait plus à Paris, à Londres ou à Vienne ; il avait été transféré à Saint-Pétersbourg.

Il semblait qu’on allait assister à une troisième réaction, semblable à celles de 1819 et de 1832 ou même pire. Mais deux différences considérables distinguaient 1849 de 1819 et de 1832. En 1819 et en 1832, les idées libérales avaient sombré en même temps que les idées révolutionnaires. En 1849, les idées libérales surnagèrent au naufrage des idées révolutionnaires. L’empereur d’Autriche lui-même avait été contraint de dire dans son manifeste d’inauguration : « Reconnaissant par notre propre conviction la nécessité et le prix des institutions libres et modernes, nous nous engageons avec confiance dans le chemin par lequel nous devons être conduits à la transformation et au rajeunissement de toute la monarchie. » En Prusse et en Piémont subsistaient deux constitutions libérales, dont aucune interprétation pharisaïque ne détruirait l’efficacité. D’un bout de l’Allemagne à l’autre la perpétuité des rentes foncières, les dîmes seigneuriales, les corvées, les droits de mutation, de chasse, de justice, les derniers débris de la féodalité demeuraient abolis avec la sanction des princes. Enfin en 1819 et en 1832 personne n’avait l’autorité ni la volonté de s’opposer à Alexandre ou à Metternich. En 1849, au contraire, est entré en scène un personnage puissant et résolu, qui va braver le tsar réputé invincible, lui résister, l’abattre, relever les causes vaincues, et, assagissant la révolution de 1848, lui rendre les avantages qu’elle semblait avoir perdus à jamais.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1895 et 15 janvier 1896.
  2. On nommait ainsi les monarchistes coalisés du nom de la rue où ils tenaient leurs réunions.
  3. . Falloux, t. I, p. 522.
  4. Tocqueville.
  5. Tocqueville.
  6. Falloux, Mémoires, t. I, p. 362.
  7. Tocqueville, p. 337.
  8. Né à Autun le 26 avril 1793.
  9. Persigny, Mémoires, p. 39.
  10. Dans cette Commission, composée de vingt-quatre membres (4 janvier 1849), Falloux appela les rédacteurs en chef des journaux religieux, en excluant Louis Veuillot, c’est-à-dire l’écrivain supérieur qui, à lui seul, les valait tous. Une telle exclusion constituait une injustice et une offense que Louis Veuillot et ses amis ont eu le droit de ressentir.
  11. Montalembert, discours du 10 février 1851.
  12. Tocqueville.
  13. Louis Veuillot.
  14. Tocqueville, Souvenirs, p. 301.
  15. Tocqueville, Souvenirs, p. 349.
  16. Falloux, Mémoires, t. I, p. 554.
  17. Bismarck, discours du 21 avril 1849.
  18. 28 novembre 1848. « Les murmures me troublent peu ou point : et ce que je pense c’est la vérité, je le dis malgré les tumultes et les sifflets. » Rumeurs.)
  19. Cavour, lettre du 26 avril 1849 (Collection Bert).
  20. Rinnovamento civile, lib. I. cap. XII.
  21. N. Bianchi, Diplomazia europea in Italia, t. V, p. 382 ; t. VI. p. 127.
  22. L’Assemblée vota le 31 mars, à la majorité de 444 voix contre 320, un ordre du jour ainsi conçu : « L’Assemblée nationale déclare que si, pour mieux garantir l’intégrité du territoire piémontais et sauvegarder les intérêts et l’honneur de la France, le pouvoir exécutif croit devoir prêter à ses négociations l’appui d’une occupation partielle et temporaire de l’Italie, il trouvera dans l’Assemblée nationale le plus entier concours. »
  23. Gioberti, Rinnovamento civile. — « E ancorchè la spedizione francese non avesse avuto luogo egli sarebbe precipitato. »
  24. Palmerston était indigné : « Ces Autrichiens sont vraiment les plus grandes brutes qui se soient jamais parées du nom d’hommes civilisés. Leurs atrocités en Galicie, en Italie, en Hongrie et en Transylvanie ne sauraient être égalées que par les procédés de la race nègre en Afrique et à Haïti. Leur dernier exploit, le fouet donné à Milan à plus de quarante personnes, dont deux femmes et plusieurs gentilshommes, est vraiment par trop infâme et par trop révoltant. » (A Ponsonby, 9 septembre 1849.) Peu de temps après, le principal auteur de ces infamies, le maréchal Haynau, vint visiter une brasserie de Londres. Il avait à peine, selon l’usage, inscrit son nom sur le registre que les ouvriers s’ameutèrent, hurlant : « A bas le bourreau autrichien ! » La foule se joignit à eux lorsque le maréchal, ainsi traité, sortit précipitamment de la brasserie. Le malheureux fut battu, ses habits mis en pièces ; sans l’intervention de la police, il eût été tué.
  25. Mémoires, t. III, p. 193.
  26. Mémoires, t. II, p. 129.
  27. Lettre de Minghetti du 10 avril 1849.
  28. Falloux, Mémoires, t. I. p. 454.
  29. « Entre vous et nous, n’est-ce pas, c’est à qui servira le mieux la République. Eh bien ! ma douleur est que vous la serviez fort mal. J’espère bien, pour le bonheur de mon pays, qu’elle n’est pas destinée à périr ; mais si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. » (Séance du 13 juin 1849.)
  30. Tocqueville, Souvenirs, p. 346.
  31. Persigny, Mémoires, p. 138.
  32. Proudhon, le Peuple, 2 juin 1849.
  33. Tocqueville.
  34. Persigny, Mémoires, p. 84.
  35. Londres, 10 décembre 1846.
  36. Odilon Barrot, Mémoires, t. III, p. 398.
  37. 10 avril 1849.
  38. Farini, lo Stato pontificio, t. IV. « Tanto valoroso condottiere quanto inetto generale. »
  39. Farini, t. IV, p. 246 à 260.