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Le Problème des Universaux dans son évolution historique du IXe au XIIIe siècle

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Le Problème des Universaux dans son évolution historique du IXe au XIIIe siècle.

La philosophie scolastique constitue un vaste corps de doctrine, et c’est bien mal la comprendre que de la caractériser par des étiquettes extérieures, par les procédés qui ont été les instruments de sa propagation, ou par la langue de ses docteurs. — Ce corps de doctrine n’a pas jailli, un jour, du cerveau d’un homme de génie. C’est un tout organique, soumis à une évolution harmonieuse. Par son développement rythmique, à l’instar de la philosophie indienne et de la philosophie grecque, la scolastique constitue un cycle fermé et caractéristique de l’histoire de l’esprit humain. Dans une progression lente et paisible, elle se développe du IXe au XIIe siècle, atteint la plénitude de son épanouissement pendant le XIIIe siècle, dépérit à la fin du XIVe siècle pour se revigorer un instant au XVIe siècle.

Ce n’est pas que l’unité de système dans la scolastique stérilise chez ses représentants l’originalité de la pensée. Des dissidences les séparent : mais ces dissidences n’altèrent que le détail, laissant intact un fonds universellement respecté. On pourrait presque appliquer aux grands représentants de la pensée médiévale[1] ce paradoxe d’Arsène Houssaye : „On ne discute qu’entre gens du même avis, et sur des questions de détail“. À travers le cycle de ses évolutions, la scolastique se reconnaît toujours. Pour la première fois, nous la voyons consciente de sa force chez saint Anselme de Cantorbery ; nous la retrouvons égale à elle-même quand plus tard saint Thomas l’affirme vis-à-vis des systèmes arabes, ou que les régents du XVIe siècle la défendent contre les Averroïstes de l’université de Padoue.

Il n’entre pas dans notre plan d’exposer ici le résumé de la doctrine philosophique de l’École, telle qu’elle apparaît dans les brillantes synthèses du XIIIe siècle. Nous nous bornerons à marquer dans un de ses principaux éléments, l’élaboration graduelle de cette synthèse durant la période de formation (IXe au XIIIe siècle). Aussi bien, il n’est pas de sujet plus intéressant dans l’histoire d’une haute culture intellectuelle, que de suivre les tâtonnements de ses débuts, les étapes de sa marche en avant. Et le moyen âge est d’autant plus caractéristique dans son œuvre intellectuelle, qu’il nous offre le spectacle d’un début de civilisation. Sur les données de quelques abréviateurs et commentateurs de la logique d’Aristote, les générations scientifiques depuis J. Scot Érigène au IXe siècle, jusqu’à Jean de Salisbury à la fin du XIIe ont fourni un travail personnel, extrêmement laborieux, dont les résultats sont bien près de rivaliser avec les synthèses mises en honneur par la renaissance scientifique du XIIIe siècle.

Nous voudrions contribuer à montrer par cette étude que, pris dans leur ensemble, les efforts du prémoyen âge ont été convergents. Nulle part, ce semble, cette convergence d’activités multiples, éparpillées sur l’espace de trois siècles ne s’accuse avec plus de netteté que dans le problème des universaux.

Nous le savons, certes, et de récents travaux l’ont montré à l’évidence, c’est mutiler la philosophie scolastique que de la ramener toute entière à une éternelle et stérile dispute sur les universaux. Il n’en est pas moins vrai que, durant la première partie du moyen âge, la scolastique a concentré sur ce problème son attention constante ; son développement a fait naître par contrecoup les problèmes fondamentaux de la métaphysique et de la psychologie.

D’habitude on range les philosophes scolastiques, au point de vue spécial qui doit nous occuper, en des catégories nettement séparées, connues dans l’histoire de la philosophie sous des dénominations diverses : réalisme platonicien ou réalisme outré ou réalisme érigénien — conceptualisme — nominalisme — réalisme modéré ou réalisme aristotélicien ou réalisme thomiste. Le but de cette étude est de montrer qu’il n’est pas possible de faire rentrer les représentants des trois premiers siècles de la scolastique dans des cadres aussi fixement délimités — bien plus, que divers systèmes, opposés entre eux suivant leur définition doctrinale, ne sont, si on les place dans leur milieu historique, que des formes diverses et rudimentaires d’une théorie uniforme, en voie de formation.

Mais une question préalable se pose, et dans la délicate étude que nous abordons, il n’est pas permis de s’en désintéresser ; quelle est la signification du problème des universaux ? Comment se pose-t-il dans un système de philosophie rationnelle ?

Dans une philosophie rationnelle, le problème des universaux n’est autre que le problème de la vérité de nos connaissances intellectuelles. La conscience et l’analyse nous attestent qu’une catégorie nombreuse de représentations ont pour objet l’être général, les déterminations universelles des choses, indépendantes de tout attrubut d’individualité. Par les sens nous voyons tel homme, nous apprécions telle distance, nous palpons telle surface, mais nous concevons aussi d’une manière absolue l’homme, la distance, la surface, et le contenu de cette connaissance est réalisable dans un nombre indéfini d’êtres.

La question est de savoir si ces conceptions sont fidèles ; si elles correspondent adéquatement aux objets extérieurs qui les provoquent en nous ; dès lors, si elles nous renseignent exactement sur ce qui existe au dehors[2].

Elle apparaît évidente l’harmonie entre le concept universel et la réalité objective, si en dehors de notre esprit, les choses revêtent ce même état universel que conçoit notre entendement. Telle est la thèse du réalisme platonicien, ou réalisme outré ; elle résout adéquatement le problème.

Mais, pour ce faire, elle doit faire violence au bon sens. Dans la nature, toute chose existante n’est-elle pas une chose individuelle, et les substances naturelles ne sont elles pas indépendantes les unes des autres au point de vue de leur existence ? Aristote a inscrit ce théorème à la première page de sa métaphysique ; et tous les adversaires du réalisme platonicien s’y sont ralliés.

La simple affirmation de la substantialité de l’individuel est néanmoins insuffisante, car elle soulève immédiatement cette autre question que le réalisme outré évite et qui recèle la vraie difficulté : comment une représentation universelle peut-elle être conforme à un monde qui ne contient que des individus ? Ne semble-t-il pas qu’une opposition complète se révèle entre les attributs de la chose réelle et de la chose représentée ? Pour dissiper cette antinomie, trois théories sont possibles.

La plus radicale est celle du nominalisme. Afin d’éviter à tout prix le désaccord du monde réel et du monde de la pensée, les nominalistes nient l’existence, voire même la possibilité des concepts universels. Ils prennent le problème à rebours des réalistes outrés. De même que ceux-ci forgent un monde extérieur qui réponde aux caractères de nos pensées, de même ceux-là façonnent nos représentations sur le modèle du monde extérieur. Puisqu’il n’y a pas de réalité universelle dans la nature, il n’y a pas de représentation universelle dans notre entendement. Ce que nous croyons être une représentation générale, disent les nominalistes, est un nom, un mot qui sert d’étiquette pour reconnaître divers individus et les désigner collectivement. [3].

Plus soucieux des témoignages de la conscience, le conceptualisme reconnaît en nous la présence de ces représentations universelles niées par le nominalisme, mais il considère ces formes universelles comme des phénomènes subjectifs engendrés par notre esprit. „Nous ne savons pas si cette représentation générale a un fondement en dehors de nous et si, dans la nature, les individus possèdent distributivement l’essence que nous concevons comme leur lot commun“. Nos concepts ont une valeur idéale, ils n’ont point de valeur réelle.

C’est le réalisme modéré, appelé réalisme aristotélicien pour l’antiquité, réalisme thomiste pour le moyen âge, qui a mis en relief la valeur réelle du concept général, son applicabilité à la nature. Toute substance existante ou possible est individuelle, disent à la fois nominalistes, conceptualistes, aristotéliciens et thomistes, à l’encontre de tous les tenants de la métaphysique platonicienne. La relation qu’exprime l’universalité, continuent les conceptualistes et les réalistes modérés, est une création de notre entendement. Mais les réalistes modérés se séparent de tous en ajoutant : l’universalité du concept a son fondement dans les choses, car les individus contiennent dans leur sein des réalités semblables, quoique multipliées numériquement en chacun d’eux. L’abstraction les isole (concept abstrait) ; la réflexion les rapporte à un nombre d’êtres indéfinis. (concept universel.)[4]

Le début du moyen âge a-t-il posé dans les mêmes termes la question des universaux ? A-t-il connu ces raffinements de pensées qui nuancent les divers systèmes tels que nous les avons définis ? Nullement.

Les générations scientifiques des premiers siècles n’ont pas eu à se prononcer en connaissance de cause sur tous les points de doctrine que soulève la très complexe dispute des universaux. Ils ne l’auraient pu d’ailleurs. Car ne l’oublions pas, la civilisation médiévale est une civilisation débutante. Or, il en est des pionniers de l’esprit comme des pionniers de la matière : ils avancent par étapes. C’est en étudiant la marche que suit une philosophie naissante que nous comprendrons la signification du problème des universaux au début du moyen âge.

L’histoire nous apprend qu’à son aurore, un mouvement philosophique, abandonné à lui-même, concentre tout son effort sur l’étude du monde sensible extérieur. Sonder la nature, pénétrer son secret le plus intime, telle est la préoccupation des premiers poètes rigvédiques, tel est le rêve de tous ces physiciens antérieurs à Socrate qui écrivent des traités au titre si naïvement prétentieux περὶ φύσεως. La psychologie ou l’étude du moi et les synthèses n’apparaissent que plus tard  ; elles sont le fruit des époques de maturité.

Ces lois qui tiennent à la nature même de l’esprit humain régissent aussi l’évolution de la philosophie médiévale. Telle que nous l’avons exposée dans sa portée définitive, la question des universaux est fort complexe. Elle ne met pas seulement en cause de graves spéculations métaphysiques sur la nature des êtres, mais encore les importantes thèses de critériologie et de psychologie sur l’objectivité de nos représentations intellectuelles et sur leur origine abstractive.

Rien de plus naturel donc que dans les premiers écrits scolastiques le problème ne se montre pas sous ces formes compréhensives.

Bien plus que nous croyons qu’il n’eût point été posé de si bonne heure au moyen âge, sans le concours de circonstances fortuites. Car il n’est pas né spontanément. Au jour de la renaissance carolingienne du IXe siècle, les premiers hommes d’œuvre se sont avidement emparés des quelques débris de philosophie grecque qui avaient échappé à l’œuvre dévastatrice des invasions. Porphyre et Boèce ont été les initiateurs principaux du moyen âge et ce sont eux qui ont été proposé comme une énigme, aux jeunes écoles de la Germanie, le problème ardu des universaux.

On sait que c’est autour d’une phrase de Porphyre, traduite et deux fois commentée par Boèce que gravite le débat. Porphyre décompose le problème en trois questions  : 1) Les genres et les espèces existent-ils dans la nature, ou ne consistent-ils que dans de pures fictions de l’esprit ? 2) (S’ils constituent des choses) sont-ce des choses corporelles ou incorporelles ? 3) Existent-ils en dehors des êtres sensibles ou sont-ils réalisés en eux ?[5] — Après avoir posé sa triple interrogation, Porphyre, dans son Isagoge, se refuse à la résoudre. Ajoutez que Boèce, dans son premier commentaire, se rallie à l’existence objective des universaux, tandis que dans son second commentaire il semble insinuer leur valeur de fiction mentale[6], et l’on comprendra le désarroi des premiers scolastiques.

Avant d’aller plus loin, que l’on veuille bien remarquer les termes dans lesquels le problème est posé par Porphyre. La première interrogation peut nous tenir lieu des deux autres, puisque celles-ci n’ont de raison d’être que si on rejette le caractère purement subjectif des réalités universelles. Or cette première question est ainsi conçue : „Les genres et les espèces sont-ils des choses objectives ou ne le sont-ils pas ?“ C’est-à-dire que le seul point en litige est celui de la réalité absolue des universaux. Leur rapport avec l’entendement, leur vérité n’est pas en jeu. En d’autres termes, Porphyre pose la question sous la forme métaphysique, et non pas sous la forme critériologique et psychologique.

C’est sous la même forme métaphysique qu’elle apparaît dans les gloses et controverses des premiers siècles. Et les scolastiques ont figé le problème dans ces cadres défectueux d’autant plus aisément, que cette tournure métaphysique répondait adéquatement à ce besoin spontané qu’éprouvent les intelligences enfantes de se reporter sur le monde extérieur, de chercher ce qui vibre sous les manifestations sensibles. Aussi bien, le problème des universaux ne sera résolu définitivement qu’à la fin du XIIe siècle, quand les préoccupations psychologiques se seront peu à peu infiltrées dans le programme des écoles. Ou peut dire au point de vue historique que l’évolution du problème des universaux suit une marche parallèle à celle de la psychologie. Nous essaierons de marquer sous forme synthétique les étapes successives de son développement.

Les universaux existent-ils ou n’existent-ils pas dans la nature ? Sont-ce des choses ou sont-ce des mots ? Telle est la question sur laquelle, pendant trois siècles, quiconque se pique de philosopher, est tenu de donner son avis.

Ce sont des choses réelles ; en d’antres termes l’homme, le cheval, l’animal existent hors de nous en ce même état universel que nous avons conscience de donner à ces divers êtres dans notre entendement : telle est la première réponse des philosophes du moyen âge ; c’est celle du réalisme platonicien.

Pendant trois siècles le réalisme platonicien recueille des suffrages nombreux. Nous réduisons à trois les causes de ce succès obtenu par une théorie qui se heurte si vivement aux protestations de la raison.

D’abord, elle eut pour le défendre, un homme qui exerça sur le moyen âge un ascendant considérable, Jean Scot Erigène — J. Scot Erigène devance son temps et son temps ne l’a pas compris. À une époque où ses contemporains ne font que bégayer, Scot embrasse une synthèse intégrale. Pénétré des écrits de saint Denys l’Aréopagite, qui malgré leur philosophie individualiste, sont apparentés étroitement avec le néo-platonisme, il offre le spectacle étrange d’un homme qui à l’aurore d’une époque historique, réédite la panthéisme caractérisé d’une époque précédente, — celui de l’école d’Alexandrie, dont il n’a connu que quelques œuvres insignifiantes. J. Scot, pour rester logique avec son panthéisme, bien plus que pour répondre aux questions de Porphyre, affirme, dans les termes les plus catégoriques, l’existence objective des substances universelles. Bon nombre de ses successeurs prirent conseil du philosophe palatin pour résoudre le problème des universaux.

Une seconde raison explique à l’historien le succès du réalisme outré, qu’on pourrait appeler au moyen âge le réalisme érigénien. C’est que cette théorie paraît fournir une explication rationnelle à divers dogmes de la foi catholique, notamment à la transmission du péché originel. L’humanité, nous dit Odon de Tournai, par exemple, n’est que la collection numérique des individus existant à un moment donné ; une substance unique vibre à travers ces existences éphémères. Quand Adam et Ève ont péché, la substance entière dans toutes ses ramifications alors existantes a été infectée et les générations à venir, vivant d’une vie anticipative dans cette substance viciée, ont tous pâti de cette défaillance.[7] On comprend que des raisonnements de ce genre aient conquis des adhésions à l’emporte-pièce à une époque où les questions de philosophie se posaient principalement sur le terrain de la théologie.

Mais il est une troisième cause, plus profonde, plus universelle qui doit avoir, ce nous semble, décidé de la conviction philosophique d’un grand nombre. C’est quel le réalisme platonicien fournit au problème des universaux la plus simple des réponses. Si le monde extérieur est un ensemble de réalités universelles répondant adéquatement à nos idées abstraites, la vérité de nos conceptions est établie, ou plutôt elle apparaît comme un postulat évident, qu’on ne songe même pas à mettre en doute. Une doctrine aussi nette devait séduire des générations jeunes et avides de solutions dogmatiques.

Les réalistes outrés du IXe, Xe, XIe et XIIe siècles se répartissent en deux groupes distincts. Les uns attribuent à l’essence universelle une réalité fondamentale dont sont tributaires tous les individus d’une même espèce, mais pour chaque espèce ils admettent une entité distincte. Fridugise et Rémy d’Auxerre (IXes), Gerbert (Xes), Odon de Tournai (XIes).), Guillaume de Champeaux, Adhélard de Bath, Gauthier de Mortagne, Gilbert de la Porrée (XIIes), sont les principaux représentants de cette nuance du réalisme. — Les autres, se rattachant directement à J. Scot Erigène, prétendent qu’il n’existe qu’un seul être sous des formes diverses, Dieu, qui suivant l’expression typique du philosophe palatin „court en toutes choses“[8]. Aussi bien le panthéisme est l’aboutissant logique et nécessaire du réalisme, comme déjà Abélard l’a montré. Car, si les attributs des objets réels se mesurent sur les attributs des objets conçus, il faut reporter dans l’ordre de la nature, non seulement le genre et l’espèce, mais encore l’être dans sa détermination la plus générale. Pendant longtemps le panthéisme ne fut représenté que par Scot Érigène, mais il bénéficia d’une recrudescence caractéristique durant les trois derniers quarts du XIIe siècle. Le panthéisme du XIIe siècle marque le déclin d’une idée. De l’évolution organique et décadente d’un même principe viennent à naître successivement le panthéisme métaphysique de Thiéry de Chartres, le panthéisme mystique de Bernard de Chartres, le panthéisme profanateur de Guillaume de Conches, Joachim de Floris, Amaury de Bènes, enfin le panthéisme matérialiste de David de Dinant, le plus vil, le plus abject, qui est tombé sous le poids de ses propres excès.

Vis-à-vis des réalistes se dressent de bonne heure des contradicteurs nombreux. Il est une thèse sur laquelle tous sont d’accord et qu’ils affirment hautement en se réclamant d’Aristote et du bon sens, à savoir  : „il n’existe que des individus dans la nature“. — Reprenant l’alternative posée par Porphyre, ils tiennent que les universaux sont des fictions de l’esprit (nuda intellecta) et non des choses (subsistentia). Quant aux prétendues essences universelles qui hantent le cerveau des érigéniens, ce ne sont que de vaines chimères.

Nous n’avons qu’un nom pour désigner tout ce groupe de philosophes : les adversaires du réalisme. Ils auront un mal immense à opposer une doctrine à une doctrine. Car ne l’oublions pas, ils devront se mesurer avec la vraie difficulté des universaux. Comme nous l’avons dit, il ne suffit pas, en effet, d’affirmer la substantialité des seuls êtres individuels, mais il importe de concilier cette thèse avec la valeur de nos notions universelles. Dans le réalisme outré, cette antinomie n’existe pas.

Or, les premiers philosophes du groupe que nous étudions en ce moment se sont bornés à défendre parallèlement ces deux théories, sans se demander si elles sont ou ne sont pas conciliables. Il convient d’interpréter leurs déclarations avec de prudentes réserves. On n’a pas suffisamment remarqué jusqu’ici que les premiers adversaires du réalisme, en soutenant la vraie théorie des universaux, ne savent pas et ne songent pas à l’étreindre sous ses angles nombreux. Quand ils disent que les universaux sont des abstractions conceptuelles, des mots, ils ne songent point pour cela à prendre position dans le nominalisme, tel que nous l’avons défini plus haut. Et quand ils parlent de représentations universelles, ils n’ont pas suffisamment mûri les lois de leur formation pour décider si ces formes de l’entendement ont une valeur purement idéale (conceptualisme) ou en même temps une valeur réelle (réalisme modéré). Ces nuances de la pensée ne se traduiront qu’après une lente élaboration qui remplit environ quatre siècles.

Les philosophes des premières écoles philosophiques de la Germanie reprennent la double alternative de Porphyre : les mots pour eux sont les opposés des choses, et comme ils se refusent à voir dans les universaux des réalités, ils les réduisent à des abstractions verbales.

Rhaban Maur, disciple d’Alcuin et professeur à Tours et à Fulde, n’a pas été au delà de ces affirmations générales ; Heiric d’Auxerre, qui au milieu du IVe siècle suivit les leçons de Servat Loup et des professeurs de Fulde avant d’ouvrir l’école d’Auxerre, reflète les mêmes tendances dans les gloses qu’il a laissées sur les Catégories faussement attribuées à saint Augustin.

On croit communément que Roscelin, l’audacieux moine de Compiègne (XIe siècle), marque une étape dans le mouvement des idées, et qu’il est le premier protagoniste du nominalisme médiéval. On ne possède de Roscelin aucun écrit. M. Hauréau avance son nom à propos d’un texte récemment découvert : Sententia de universalibus secundum magistrum R.[9] Mais c’est là une conjecture. Nous ne connaissons Roscelin que par des textes peu nombreux de saint Anselme, d’Abélard, de J. de Salisbury. C’est un démolisseur, un critique qui a compris toute l’absurdité de la thèse platonicienne. Son œuvre est avant tout négative. A-t-il, comme on l’écrit communément, dénié à l’entendement le pouvoir même de se former des représentations universelles, en réduisant celles-ci, à l’instar du positivisme contemporain, à de purs sons, à des souffles de la voix (flatus vocis, verba) ? N’oublions pas que suivant les habitudes de penser générales à son temps, Roscelin avait les yeux fixés sur la question de Porphyre. Se refusant à voir dans les universaux des choses (subsistentia) il en fait des mots (nuda intellecta). Entre les deux alternatives, il ne cherche pas de milieu, parce que Porphyre et Boèce n’en ont point signalé. Est-ce à dire que pour Roscelin, ces mots eux-même aux formes générales, n’ont aucun sens et ne correspondent à aucune conception universelle ? Rien dans les sources n’autorise à aller jusque là, et tout nous porte à croire que Roscelin n’a pas songé à trancher la question.

On peut dire en général que pendent le IXe, Xe et XIe siècles les adversaires du réalisme outré n’ont affirmé d’une manière principale et consciente que la thèse de l’existence des individus.

C’est la base fondamentale du réalisme thomiste vers lequel convergent tous les efforts. Isolée, c’est une base insuffisante, car elle est commune à la fois au nominalisme, au conceptualisme, au réalisme modéré.

Par la force des choses, et suivant le rythme d’une très lente formation, quelques problèmes psychologiques s’étaient fait jour dès le XIe siècle. L’homme, après avoir tourné son regard sur le monde au milieu duquel il vit, finit tôt ou tard par s’étudier lui-même. Chez saint Anselme de Cantorbéry, chez Abélard, on voit poindre les préoccupations relatives au processus de nos connaissances, à la génèse de nos représentations intellectuelles. Dès ce jour le problème des universaux se précise.

Pierre Abélard, le chevalier de la dialectique au XIIe siècle, fait faire un grand pas à la solution définitive. Jamais il n’a surgi pour le réalisme platonicien de plus fougueux adversaire. Quelle était sa doctrine ? On a fait de lui le fondateur du conceptualisme, comme on a fait de Roscelin le porte-drapeau du nominalisme. Que faut-il penser de cette assertion ?

Une chose est claire : comme Roscelin, plus même que lui, P. Abélard insiste sur la valeur substantielle des seuls individus dans la nature. Mais il renchérit sur lui en affirmant d’une manière positive l’existence de conceptions universelles : nous nous représentons des éléments communs dans divers individus, et nous concevons ces éléments comme distributivement réalisables dans un nombre indéfini d’individus de même espèce. C’est que nos concepts sont abstraits. Or par l’abstraction nous saisissons les choses autrement que celles-ci n’existent hors de nous.[10] Cette faculté de l’esprit est réelle. Abélard n’est donc pas nominaliste.

Est-il conceptualiste ? En d’autres termes, Abélard enseigne-t-il positivement que cette forme universelle de notre esprit n’a qu’une valeur phénoménale, subjective, qu’elle n’a aucune base dans la réalité ? Nous ne sachions pas que les déclarations du philosophe du Pallet autorisent cette assertion.

D’autre part, après avoir revendiqué la signification idéale du concept abstrait, Abélard a-t-il positivement montré son objectivité réelle ? Est-il le fondateur de ce réalisme mitigé qu’on a rattaché au nom de saint Thomas d’Aquin. Nous ne le pensons pas davantage.

Abélard n’a pas songé à se prononcer nettement pour ou contre l’objectivité de nos représentations ; il n’a pas pris position dans un débat qui n’était pas ouvert de son temps. Nous ne doutons pas de la réponse qu’il aurait faite si la question avait été formulée. La théorie d’Abélard est toute entière dans l’esprit du thomisme ; elle est exacte, mais elle est incomplète. Nous consentons à appeler Abélard du nom de conceptualiste, à condition qu’on définisse le conceptualisme dans l’histoire de la philosophie médiévale : „une théorie qui affirme la substantialité des individus et la valeur idéale des idées universelles, mais ne se prononce pas sur la valeur réelle de celles-ci.“

On le voit, peut à peu les solutions se dessinent, se précisent. Nous pressentons le terme où conduira cette évolution. Abélard a renchéri sur ses prédécesseurs, d’autres renchériront sur Abélard.

Il ne reste qu’un pas à faire pour toucher du doigt la solution définitive. EN étudiant de plus près le mécanisme de l’abstraction, on découvre la légitimité des lois de l’entendement. Abstraire, c’est considérer à part (abs-trahere). C’est étreindre par l’esprit un élément d’une chose, l’être, la grandeur, la couleur, en négligeant les notes individuelles qui s’attachent à cet élément dans la réalité. Considéré à ce premier stade, l’objet conçu n’est ni individuel, ni universel, il est simplement abstrait. Il nous représente un élément qui existe de fait dans la chose extérieure : notre concept représente donc fidèlement la réalité objective, mais ne la reproduit pas intégralement. — Vient ensuite une seconde opération de l’entendement : L’esprit s’empare de cette essence abstraite, absolue, et la conçoit comme applicable à un nombre indéterminé d’êtres de même espèce. Sous le regard de la réflexions, le concept, de purement abstrait devient universel. Mais, non moins que le premier, il est objectif ; car si l’on considère les choses sans leur caractère individuel, elles possèdent réellement des raisons intimes, des déterminations semblables, quoique réellement multipliées. Ce sont ces déterminations qui sont l’objet propre de l’entendement.[11]

En résumé, le concept universel a, comme le concept abstrait, une base objective, et bien que la forme universelle, comme telle, soit un produit de l’entendement, le contenu de cette forme correspond à une réalité du dehors. Ainsi se trouve résolue l’antinomie apparente entre l’individuel de la nature et l’universel de l’entendement.

Ce qui est affirmé d’un grand nombre d’être , ce n’est pas le concept d’un genre ou d’une espèce, mais c’est l’objet même de ce concept ou la nature des choses.[12] Saint Thomas exprime ces idées en cette formule que les explications précédentes rendront claires : l’universel existe comme tel (formaliter) dans l’esprit, mais il a son fondement (fundamentaliter) dans les choses. Quaedam sunt (corum quae significantur nominibus) quae habent fundamentum in re extra animam ; sed complementum rationis corum quantum ad id quod est formale est per operationem animae, ut patet in universali“.[13]

Les dernières générations du XIIe siècle n’ont pas su définir ces théories délicates avec la précision du docteur angélique, mais les idées que nous avons commentées sont contenues dans leurs déclarations. Il est certain que le réalisme mitigé apparaît avant la découverte des grands traités aristotéliciens. La scolastique n’a pas lu dans les pages suggestives de la Métaphysique ou du traité de l’âme la réponse que fait le stagyrite au problème des universaux : elle s’est ralliée à des conclusions en commentant quelques bribes insignifiantes de l’Organon, à la suite de quelques abréviateurs de second ordre ; et si elle s’est haussée jusqu’à la pleine vérité, elle le doit principalement à ses propres efforts.

Nous hésiterions à dire à qui revient l’honneur d’avoir trouvé le premier la formule adéquate du réalisme mitigé. Au rapport de Jean de Salisbury, l’historien des luttes que nous décrivons, Joscelin de Soissons aurait professé la même doctrine qu’Abélard, son contemporain. Elle est encore ébauchée par Robert Tulleyn[14] et reprise dans sses lignes maîtresses par un écrit anonyme de la première moitié du XIIe siècle, liber de generibus et speciebus.[15] Quoi qu’il en soit, c’est dans les dernières années du XIIe siècle que le réalisme modéré marche définitivement à la conquête des intelligences.

On le devine dans les écrits de Simon de Tournai (entre 1176 et 1192) à qui on a fait l’injuste renom de rationaliste. Enfin il apparaît triomphant dans les écrits de Jean de Salisbury.

Penseur distingué, plein d’élégance, on peut dire que Jean de Salisbury résume en sa personnalité les résultats scientifiques de la première partie du moyen âge. Devant la débauche de pensées, qui se traduit dans les dernières élucubrations du panthéisme, cet homme convient vis-à-vis de lui-même de tout contrôler dans les idées d’autrui avant de rien accepter pour vrai. Il se reporte aux grands sceptiques de l’antiquité. Son doute cependant n’est pas le désespoir de connaître ; il est dogmatique, comme l’âge auquel il appartient ; c’est le recueillement prudent d’un homme qui se met sur ses gardes dans la recherche de la vérité. Voilà comment Jean de Salisbury a été amené à faire l’histoire de la philosophie. Il est le premier historien de la philosophie au moyen âge ; il est peut-être aussi un de ses premiers psychologues.

Psychologue, il devait l’être, puisqu’il était observateur. Aussi bien, il n’a pu trouver la formule du réalisme modéré qu’en analysant le processus de nos connaissances, en délimitant ce qui dans la représentation intellectuelle reproduit fidèlement la chose (essence à l’état absolu) et ce qui résulte d’un travail subjectif (forme d’universalité).

La psychologie de Jean de Salisbury met en relief la dépendance des facultés les unes vis-à-vis des autres, et surtout la répercussion de la vie physiologique sur les autres activités de notre être. C’est un avant-goût de la doctrine d’Aristote, vieille de quinze cents ans, mais neuve pour les générations du XIIe siècle.[16]

Le développement de la psychologie est un signe de la maturité de la philosophie scolastique. Les matérieaux étaient rassemblés à la fin du XIIe siècle, il ne restait qu’à en faire la synthèse.

De brusques événements vinrent hâter ce travail. L’initiation de l’Occident émerveillé à la brillante littérature grecque et arabe fut le point de départ d’une renaissance aussi brillante que rapide. Dès les premières années du XIIIe siècle apparaissent des esprits synthétiques dont les visées compréhensives et le travail colossal frappent de stupeur. On peut se demander ce que serait devenue la scolastique si elle avait continué son développement autonome, abandonnée à ses propres forces et sans subir le contact du riche contingent d’idées léguées par les Arabes. Peut-être eût-elle enfanté avec plus de peine, mais aussi avec plus de gloire, les penseurs dont elle s’enorgueillit. Car le progrès qu’elle accuse du IXe au XIIe siècle est frappant et irrécusable. Nous n’en voulons d’autre preuve que le mouvement d’idées dont nous venons de faire l’esquisse — et le travail synthétique qu’a pu fournir un homme comme Jean de Salisbury, en n’ayant à sa disposition d’autres matériaux que le s manuels imparfaits des siècles précédents.

Nous pensons pouvoir dégager de cette étude les suivantes conclusions : Le moyen âge a repris le problème des universaux dans les termes proposés par Porphyre. À la double alternative indiquée par le philosophe Alexandrin se rattache une double tendance philosophique. La première est celle du réalisme outré qui accorde aux choses universelles une réalité objective. La seconde est opposée au réalisme et s’inspire de cette idée fondamentale que l’existence appartient aux seuls individus.

La doctrine des adversaires du réalisme outré s’élabore lentement ; elle se dessine avec peine, car elle se heurte à des difficultés qu’on ne soupçonne même pas dans la première théorie. Néanmoins elle finit par emporter la majorité des suffrages et après une lutte longue et âpre, elle apparaît à la fin du XIIe siècle, dominatrice et triomphante. Dans cette conquête progressive ou doit certes distinguer des étapes, mais il est téméraire d’opposer entre elles les solutions de Roscelin, d’Abélard et de Jean de Salisbury, et de leur donner la signification précise que l’on a attachée dans la suite aux termes nominalisme, conceptualisme, réalisme mitigé. En réalité, toutes les théories opposées au système Érigénien ne sont que des formes plus ou moins rudimentaires du réalisme mitigé, des phases que parcourt une même idée dans son évolution organique.

  1. La philosophie scolastique n’est pas toute la philosophie médiévale. Mais elle est au moyen âge la philosophie de l’École par excellence, de l’École la plus universellement répandue.
  2. Cf. Mercier, Du fondement de la certitude. Louvain 18888, p. 127 et 128.
  3. voir Taine. De l’Intelligence (Paris 1878) II. p. 259 et suivantes. „Une idée générale et abstraite est un nom et rien qu’un nom”.
  4. La définition exacte des termes peut seule, dans la question présente éviter de funestes confusions. M. Hauréan distingue les nominalistes outrés, les réalistes et les nominalistes. (Notices et extr. de qles ms. lat. de la bibl. nation. T. V. p. 256 — Paris 1892). D’accord avec Kleutgen, van Weddingon et d’autres, nous dirions dans le même sens, les nominalistes, les réalistes exagérés et les réalistes modérés.
  5. Mox de generibus et speciebus illud quidem sive subsistant sive in nudis intellectibus posita sint sive subsistentia corporalia sint an incorporalia, et utrum separata a sensibilibus an in sensibilibus posita et circa haec consistentia, dicere recusabo.
  6. Cousin. Introd. aux œuvres inédites d’Abélard 1836. px LXVI et suiv.
  7. Ecce peccavit uiraque persona suggestione serpentis… Si vero peccavit, sine sua substantia non peccavit. Est ergo personae substantia peccato vitiata, et inficit peccatum substantiam quae nusquam est extra peccatricem personam… Si enim fuisset in aliis divisa, pro ipsis solis non inficeretur tota. Quia si peccassent istae, forsitan non peccassent aliae, in quibus esset salva humanae animae nature. — (de peccato originali, livre II, col. 1079. Patrologie de Migne. t. CLX) cfr. De Wulf. Histoire de la philosophie scolastique dans les Pays-Bas et la principalité de Liège 1895. p. 18 et suiv.
  8. Scot fait dériver θεός, Dieu, de θέῶ, courir.
  9. Hauréau. Not. et extr. de qles. [illisible]s. lat. (Paris 1892) T. V. p. 224.
  10. voir les textes de Rémusat, Abélard I, 495.
  11. Cf. Mercier, op. cit., p. 138 et le Cours de Psychologie, 2Me éd. Louvain 1895, p. 333.
  12. S. Thomas, de ente et essentia c. IV.
  13. In libr. sentent, I. Dist. XIX. q. 5, a I.
  14. Hauréau. Hist. de la Phil. scol. I. 483. (Paris 1872.)
  15. Cousin l’attribue à Abélard.
  16. Dans la psychologie de Jean de Salisbury, tout ne lui appartient en propre. En effet, par l’intermédiaire des moines du mont Cassin, l’occident a connu dès le XIIe siècle quelques travaux de la philosophie arabe. Au XIIe Constantin l’Africain écrivit un traité où il reprend en psychologie les doctrines arabes, en physiologie celles de Gallien. Jean de Salisbury s’est inspiré de ce traité. Cf. Siebeck. Archiv f. Gesch. d. Philos. I. 528.