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Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/9

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Lecomte (p. 79-92).


IX

INTERROGATOIRE DES ACCUSÉS.



On conçoit avec quelle impatience était attendue cette audience, où devaient déposer le colonel Buttler, avec qui avait été confronté Hyder-Ali, ainsi que plusieurs des hommes de sa bande, notamment Zimana, Sapsati, Sumsee et Maya-Bita, c’est-à-dire ceux qui avaient joué les principaux rôles dans l’attaque du Palaur.

Aussi, bien avant l’heure fixée, les places réservées étaient-elles occupées par les femmes des hauts fonctionnaires de la colonie et par les personnages les plus important venus de l’intérieur. On remarquait dans un fauteuil, sur l’estrade, un beau vieillard de quatre-vingt ans, revêtu d’un riche costume hindou, la tête couverte d’un turban parsemé de diamants.

C’était le radjah de Vellore, un des plus fidèles alliés de l’Angleterre.

Il n’avait pas hésité à faire près de cent lieues pour assister à ces débats.

La présence de ce vieux représentant de la race hindoue devait être encore une consécration de la justice anglaise.

Quant à la foule, elle couvrait, ainsi que les jours précédents, toute l’étendue de la place du gouvernement.

À l’ouverture des portes, peu de monde put pénétrer dans la salle, car on avait dû réserver, entre le public et le tribunal, un espace plus considérable encore que la veille, pour les accusés et la garde nombreuse qui les accompagnait.

Lorsque toutes les places furent prises, le spectacle fut encore plus imposant et plus curieux que les jours précédents.

Derrière le tribunal, composé comme nous l’avons dit, et offrant, par conséquent, les plus bizarre assemblage de costumes et de physionomies, les chefs de service et les officiers généraux, en grande tenue, avaient pris place. Auprès d’eux, se pressaient les plus jolies femmes, noyées dans des flots de dentelle, de gaze et de mousseline, et d’avance pâles d’émotion.

Dans l’auditoire, non-seulement des Anglais, mais aussi des Hindous de tous les rangs et de toutes les classes.

Les grandes divisions de castes semblaient momentanément abolies.

Le brahmine, reconnaissable à sa longue robe jaune, coudoyait le paria. Le zemadar (propriétaire) ne craignait pas le voisinage d’un coolie (travailleur esclave).

On reconnaissait dans l’auditoire des Chingulais à l’œil vif et aux longs cheveux flottants, des Malabars à la langue douce et harmonieuse, des Telingas brahmanistes de la côte de Coromandel, des Guèbres sectateurs de Zoroastre, des juifs de la côte ouest, des Malais fétichistes et idolâtres.

Tout cela pêle-mêle, s’interpellant dans tous les idiomes de cette immense presqu’île hindoustane et n’ayant plus qu’un but : voir et entendre.

Lorsque la cour et les accusés eurent pris place au milieu d’un tumulte général, et que les huissiers eurent obtenu le silence, le président prit la parole et l’attention devint générale.

— Nous devons, à l’ouverture même de cette audience, dit l’honorable lord, remercier publiquement le colonel Sleeman de l’habileté et de l’énergie qu’il a déployées dans son expédition de Sani, ainsi que la clarté de son rapport. Qu’il reçoive donc ici, au nom de la justice et du pays, le témoignage sincère de notre reconnaissance et de notre satisfaction.

Tous les regards se dirigèrent aussitôt vers le colonel qui s’était levé du banc des témoins où il était assis auprès de sir Edward Buttler, et dont la belle tête dominait toute l’assemblée.

Il répondit quelques mots au président, qui s’adressa ensuite aux prisonniers.

— Accusés, leur dit-il, vous avez entendu le rapport du colonel Sleeman, il a été communiqué dans leur cachot à ceux de vous qui n’ont pu le comprendre.

« Avouez-vous les faits qui y sont relatés ?

« Quelques-uns de vous s’élèvent-ils contre ce rapport ?

« Interprètes, faites part de cette question à ceux des accusés qui ne me comprennent pas, et traduisez à haute voix leurs réponses.

L’ordre du président fut mis rapidement à exécution, mais aucun des Étrangleurs ne souleva d’objection, du moins parmi ceux auxquels s’adressèrent les pobhashee (interprètes).

Cette formalité remplie, le président repris la parole et l’interrogatoire des principaux accusés, en commençant par Hyder-Ali qui s’avança, l’œil injecté, la face bestiale, jusqu’à quelques pas du tribunal.

Un garde de police se tenait à ses côtés.

La foule tout entière, qui s’était soulevée pour mieux le voir, put saisir un rapide regard de mépris et de haine échangé entre lui et Feringhea.

Interrogatoire d’Hyder-Ali.

— Accusé, votre nom ? lui demanda le président.

— Hyder-Ali, répondit l’Hindou.

J'ai trouvé un soir ma mère aux pieds de la statue de Dourga.

— N’en avez-vous pas encore un autre, ou plutôt un surnom ?

— Oui ; on me nomme aussi Rundee an Julta.

— Ce qui veut dire ?

— Le brûleur de femmes !

À cette déclaration faite par le Thug d’une voix ferme et avec un geste d’une sauvage énergie, un frémissement parcourut l’auditoire. Des murmures de colère et d’horreur s’élevèrent de tous les points de la salle. Quelques femmes furent saisies d’une terreur qui se traduisit par des crises nerveuses.

Ce fut pendant quelques instants un désordre complet.

Mais Hyder-Ali contemplait la foule le sourire aux lèvres, comme un conteur tout fier de l’effet qu’il a produit et certain de ne pas laisser languir l’intérêt de son récit.

Le président. — Avant de pousser plus loin ces interrogatoires qui, selon le caractère des accusés, vont donner lieu à des révélations de toute nature, où malheureusement l’horrible, je le crains, tiendra une trop grande place, je crois nécessaire de recommander de nouveau à l’auditoire de garder le plus profond silence. Au fur et à mesure que nous allons avancer dans ces débats, le calme et l’attention deviendront le plus en plus indispensables.

« Il n’a pas dépendu de moi que les femmes ne fussent pas admises dans cette enceinte ; mais je déclare que si elles donnent encore lieu à des scènes semblables à celle qui vient de se produire, l’entrée de la salle d’audience leur sera désormais rigoureusement interdite.


Un murmure d’approbation accueillit respectueusement ces dernières paroles du magistrat, et dès ce moment l’interrogatoire d’Hyder-Ali put être poursuivi au milieu du plus profond silence.

Le président, à l’accusé. — Depuis combien de temps faites-vous partie des bandes de Thugs ?

Hyder-Ali. — Depuis mon enfance. Ma mère était la femme d’un Étrangleur. On se servait de moi, lorsque j’étais tout jeune, pour attirer loin du village les autres enfants sous le prétexte de jouer avec eux.

Le président. — Que devenaient ces malheureux ?

Hyder-Ali. — Ou on les sacrifiait à Kâly, ou on les élevait pour faire des disciples, selon des augures.

Le président. — Et, jeune comme vous l’étiez alors, votre cœur ne vous disait pas que vous commettiez un crime en attirant dans un piège des enfants de votre âge pour les mener à la mort ou à l’infamie ?

Hyder-Ali. — Je savais déjà que j’obéissais aux ordres de la déesse.

Le président. — Quel était le but de votre réunion dans la forêt de Rani ? Qui l’avait provoquée ?

Hyder-Ali. — Moi-même ; j’avais jugé cette assemblée nécessaire, car je connaissais l’arrestation de Feringhea. Il ne serait pas ici si j’avais écouté mes pressentiments.

Feringhea ne répondit à ces mots que par un sourire de mépris et l’accusé continua :

— Toutes les bandes du sud et du Dekkan devaient y être représentées, mais malheureusement les circonstances sont devenues rapidement trop graves pour nous permettre d’attendre plus longtemps, afin d’aviser au moyen de fuir les poursuites. Sans quoi, au lieu d’être six cents à Rani, vous nous y auriez trouvé deux mille au moins. Peut-être n’auriez-vous pas eu aussi bon marché de nous.

Le président. — Qui vous a prévenu de l’arrestation de Feringhea et de ses dénonciations ?

Hyder-Ali. — Un envoyé de Sap-Sati, qui lui-même avait été mis au courant de ce qui se passait par le vieux gooroo Roop-Singh.

Le président. — Quelle était cette malheureuse femme que vous avez fait jeter au bûcher ?

Hyder-Ali. — La veuve d’un riche marchand de Tritchinapaly. Elle avait juré à son mari de se brûler avec lui, et avait placé les mains sur son corps pour affirmer son serment. Mais, lâche et sans cœur, elle avait réussi à s’enfuir la veille du sacrifice.

Le président. — Et vous vous êtes fait le juge et le bourreau de cette femme, jeune mère de famille, qui tenait à la vie ?

Hyder-Ali. — Elle n’avait plus de famille, elle n’avait plus d’enfants. Toute femme de sa caste qui viole son serment est à jamais bannie de la présence des siens. Ses enfants l’honorent morte ; vivante, ils n’auraient jamais voulu la revoir.

Le président. — Et lady Buttler ; pourquoi ce sacrifice ? vous ne le mettrez pas, celui-là sur le compte de vos coutumes religieuses ?

Hyder-Ali. — Ce sacrifice était nécessaire. Je voulais faire un exemple. Les Thugs du Nord et ceux du Sud sont en désaccord à propos des femmes des étrangers. Je voulais prouver que le suttee d’une femme blanche est également agréable à la divinité.

Le président. — Alors c’est vous qui, au moment où son mari allait l’arracher à l’abîme, l’avez de nouveau entraînée dans le fleuve ?

Hyder-Ali. — Ce n’est pas moi.

Le président. — Savez-vous qui ?

Hyder-Ali. — C’est un de mes hommes qui a voulu que les augures fussent obéis, et qui, plutôt que de laisser échapper la victime, s’est englouti avec elle.

Le président. — Comme chef de bande, vous étiez en rapport avec les autres chefs du Sud et du Dekkan ?

Hyder-Ali. — Nous correspondions souvent par des émissaires pour les réunions de six mois en six mois, et nous recevions les ordres du maître qui nous a livrés.

Le président. — Ne vous groupiez-vous pas aussi parfois lorsqu’il s’agissait de quelque affaire importante ?

Hyder-Ali. — Sans doute. Ainsi, lorsque nous enlevâmes le tribut du radjah de Vellore, toutes les bandes étaient réunies.

Le président. — Il y a déjà trois ans de cela, n’est-ce pas ? Vous étiez 1,000 au moins contre une poignée d’hommes.

Hyder-Ali. — Il ne fallait pas que l’argent nous échappât.

Le président. — Vous avouez donc que le but de votre association est surtout le pillage ?

Hyder-Ali. — La destruction d’abord ; mais Kâly, en récompense de nos services, nous a autorisés à prendre tout ce que nos victimes portent sur elles.

Le président. — Ces hommes qui sont là auprès de vous et ceux que vous pensez avoir perdus dans le combat, composaient-ils tout votre bande ?

Hyder-Ali, avec un mauvais sourire et après avoir arrêté un instant sur les accusés ses yeux injectés de sang. — Oh ! non. J’en sais de meilleurs qui sont en liberté.

Le président. — Comme chef de bande, votre autorité était suprême ?

Hyder-Ali. — Suprême pour tout ce qui touchait à la discipline, à l’organisation des expéditions et au partage du butin. Mais l’autorité religieuse est toujours, parmi nous, entre les mains du gooroo, qui seul interprète les ordres de la déesse et ses augures.

Le président. — Alors, vous aviez droit de vie et de mort sur vos hommes ?

Hyder-Ali. — Droit absolu !

Le président. — Et vous en usiez souvent ?

Hyder-Ali. — Très-rarement, au contraire. Il est sans exemple qu’un affilié ou un Thug ait jamais refusé d’obéir.

Le président. — Il est à la connaissance du tribunal que, il y a quelques mois à peine, vous avez fait mettre à mort un Étrangleur du nom de Scanda ; vous avez même forcé sa femme à se brûler sur son bûcher.

Hyder-Ali. — Scanda avait donné des signes de faiblesse ; sa défaillance et sa trahison étaient imminentes. Quoique je l’aimasse beaucoup, je l’ai condamné à mort ; mais personne n’a mis la main sur lui. Il s’est exécuté lui-même avec le karavat, donnant un exemple de courage qui a dû lui faire pardonner par la déesse.

Le président. — Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’appelez-vous le karavat ?

Hyder-Ali. — Le karavat est un instrument avec lequel un homme peut se trancher la tête. C’est une demi-lune au-dessus de laquelle un large tranchant, très-aigu et très-pesant, est retenu par des chaînes qui sont attachées par un simple crochet à une petite plate-forme. Lorsque celui qui s’est voué à la mort a passé sa tête dans la demi-lune, il n’a qu’à donner une légère secousse à la plate-forme avec ses pieds et le couperet fait son office.

Le président. — Et la malheureuse femme ?

Hyder-Ali. — Pour honorer la mémoire de notre compagnon, nous avons décidé que son corps serait brûlé. C’est elle-même qui a voulu se sacrifier afin de sauver son mari de la colère de Yama, le juge des morts. Je ne lui ai fait aucune violence ; tout la bande au contraire n’a cessé de lui prodiguer des marques de respect.

Le président. — Où ce sacrifice a-t-il eu lieu ?

Hyder-Ali. — À Narsepour, auprès de Mysore.

Le président. — Donnez-nous quelques détails sur cet événement.

Hyder-Ali. — La femme assistait elle-même, une branche de mango dans la main droite, à l’exécution de son mari. Lorsque le corps est tombé, elle s’est assise à côté avec la tête sur les genoux, pendant qu’on lui teignait en rouge le tour des pieds. Elle prit ensuite un bain et revêtit des vêtements neufs.

« Pendant ce temps, les gongs résonnaient et le fils de Scanda prenait toutes les dispositions nécessaires. J’avais fait creuser en terre un grand trou, recouvert de quelques branches vertes, formant un plancher assez solide. Sous ces branches était élevé le bûcher, composé de fagots secs, de chanvre, de poix et de résine. Le gooroo, qui officiait, fit répéter à la veuve Scanda les formules d’usage, par lesquelles elle demandait à Dieu de la recevoir dans le ciel avec son mari et de l’y conserver autant de temps que durent les quatorze Indras.

Le président. — Qu’est-ce que cela veut dire ?

Hyder-Ali. — Indra, le roi du ciel, doit avoir treize successeurs. Chacun de ces rois règnera cent ans divins ; après quoi ce sera la fin du monde.

Le président. — Continuez.

Hyder-Ali. — Après cette prière, elle s’est dépouillée de ses vêtements pour les distribuer à ses amies, elle a attaché des tresses de coton rouge autour de ses bras comme des bracelets ; elle a relevé ses cheveux avec un peigne neuf et tracé sur son front, avec le sang même de son mari, les traits ordonnés.

« Pendant ce temps-là, les prêtres répandaient sur le cadavre du beurre fondu ; on le couvrait d’étoffes nouvelles et on chantait des prières. Cela terminé, on mit des cordes en travers sur le bûcher, et par-dessus une grande pièce d’étoffe blanche sur laquelle le mort fut placé.

« La veuve fit sept fois le tour du bûcher en jetant autour d’elle des poignées de riz et des cauris (petits coquillages des Maldives servant de menue monnaie) qu’elle portait dans ses mains, et qui sont, pour ceux qui les recueillent, des objets sacrés.

« Quand elle eut fini les sept tours, elle monta sur le bûcher et s’étendit sur le corps de son époux, en le pressant dans ses bras. On releva sur elle les deux côtés de l’étoffe, et, avec les cordes placées par-dessous, on attacha les deux corps.

Aussitôt le fils de Scanda, qui avait une torche à la main, mit le feu au bûcher. Il brûla près de deux heures. Les cendres et les os qui restaient furent soigneusement enveloppés dans des pièces de laine blanche, et j’expédiai deux hommes exprès pour les jeter dans le Kavery.

« Ce n’est pas moi qui ai fait brûler cette femme ; c’est elle-même, vous le voyez, qui a voulu rendre hommage à la mémoire de son mari.

Le président. — Ce fils de Scanda qui a mis le feu était-il aussi le fils de la malheureuse, ou celui d’une autre femme ?

Hyder-Ali. — C’était son fils aîné.

Le président. — Mais cela est horrible. Est-ce que cet homme est parmi les accusés ?

Hyder-Ali (après s’être retourné et avoir parcouru la masse des accusés). — C’est le huitième du quatrième rang.

Le président. — Il se nomme ?

Hyder-Ali. — Scanda ! Il a pris le nom de son père en entrant dans l’association.

Le président. — Scanda, approchez !

Cet ordre fut immédiatement communiqué en tamoul à l’accusé, qui ne comprenait que cette langue et l’argot des Thugs, et l’auditoire vit alors sortir des rangs des Étrangleurs un pauvre diable chétif et malingre, qui avait débuté dans la carrière du crime par l’horrible sacrifice dont venait de parler Hyder-Ali.

La foule se souleva pour voir le parricide. Le misérable rampa vers le tribunal plutôt qu’il ne s’en approcha.

Ses cheveux étaient en désordre, ses vêtements en lambeaux.

On eût dit un chacal.

Ses yeux étaient baissés, sa voix était voilée ; on l’entendait à peine.

— Scanda, lui dit le président, vous êtes le fils de celui qui s’est tué par ordre d’Hyder-Ali et de la malheureuse femme qui s’est brûlée sur son bûcher. Ce que vient de dire votre chef est-il donc vrai ?

— Tous est vrai, répondit Scanda.

— Vous avez eu l’horrible courage de voir mourir votre père et de mettre vous-même le feu au bûcher de votre mère ?

— C’était l’ordre de la déesse. Ma mère elle-même m’avait dit de le faire.

— Après cet horrible parricide, vous êtes entré dans l’association ?

— J’en faisais déjà partie comme cheyla (disciple) ; mais le lendemain du suttee de ma mère, je fus élevé au rang de Bhurtote (Étrangleur).

— Vous semblez ne pas avoir la vigueur nécessaire pour maintenir un homme.

— Cela ne fait rien. Lorsque le moment est venu, la déesse rend forts et invincibles les plus faibles de ses fidèles.


Ces réponses étaient faites d’une manière presque inintelligible.

Scanda paraissait hébété et inspirait un tel sentiment de répulsion et de dégoût que le président renonça à tirer de son interrogatoire le moindre éclaircissement.

Il le renvoya à sa place et ordonna aux gardes de faire approcher l’accusé Sumsee.

C’était le gooroo (prêtre initiateur) de la bande d’Hyder-Ali.


À l’appel de son nom le vieillard qui était, sur le banc des accusés, voisin d’Hyder-Ali, se leva, et après avoir échangé rapidement avec le jemadar quelques mots que personne ne put comprendre, il s’avança vers le tribunal, lentement, à pas comptés.

Le contraste qu’il présentait avec son chef avait quelque chose de brutal, fait à plaisir.

Autant le premier était grand et fort, autant celui-ci était maigre et paraissait faible.

Tandis que le premier portait fièrement sa tête sauvage, hideuse, couperosée ; le gooroo, lui, marchait modestement, sans regarder autour de lui, se faisant même plus vieux qu’il n’était, peut-être par calcul.

Mais pour l’observateur, son visage n’était qu’un masque. Ses yeux enfoncés et caves avaient des regards farouches ; cette teinte plombée et cadavéreuse ne couvrait pas complètement la bestialité et l’hypocrisie.

— Vous nous nommez Sumsee, lui dit le président et vous remplissez les fonctions de gooroo dans la bande d’Hyder-Ali ?

— J’ai été choisi par la déesse elle-même pour être le directeur spirituel des disciples et pour interpréter ses augures, répondit l’accusé.

— Tâchez d’être clair dans vos réponses et cessez de jouer devant le tribunal votre comédie infâme.

« Nous ne croyons pas plus à vos inspirations que vous n’y croyez probablement vous-même. Tout cela était bon en face des malheureux dont vous égariez l’esprit. Ici, vous avez affaire à des hommes et à la justice. C’est d’après vos ordres qu’a été brûlée à Rani une malheureuse veuve d’un marchand de Tritchinapaly ; vous l’avez avoué au capitaine Reynolds. C’est également par vos ordres que devait être sacrifiée lady Buttler.

« Depuis combien de temps êtes-vous le gooroo de cette bande ?

— Depuis plus de vingt ans.

— Et depuis près de vingt ans vous ordonnez froidement le meurtre. C’est à croire, vraiment, que nous ne faisons ici qu’un épouvantable rêve. Cette femme que vos hommes repoussèrent à trois reprises différentes dans les flammes, vous n’avez eu pitié ni de ses larmes, ni de sa jeunesse, ni de sa beauté. Vous chantiez au contraire pour étouffer les cris de la malheureuse. Un de vos complices dit que vos mains étaient teintes de sang, ainsi que votre front.

— Une libation de sang, dans les formes prescrites par les livres saints, est pour la déesse le plus doux des nectars. Les pouranas nous disent : Gardez-vous d’offrir de la chair de mauvaise qualité. La victime doit être jeune, belle, préparée par des jeûnes et des ablutions pour le saint sacrifice, et ornée de guirlandes de fleurs. Au moment de la mettre à mort, le sacrificateur s’écriera : Kâly, déesse armée de terribles défenses, dévore ! tue ! détruis les méchants ! Attache la victime à l’autel ! saisis-la ! saisis-la, bois son sang ! sauve-nous ! sauve-nous ! Salut à Kâly !

L’infâme avait prononcé ces mots avec une exaltation croissante.

— Assez ! assez ! interrompit le président, car si votre chef nous a inspiré de l’horreur, vous nous inspirez, nous, du dégoût. L’heure de la justice est arrivé, nous verrons si votre puissante déesse vous viendra en aide.

Le vieux gooroo, ses deux bras amaigris et tremblants étendus vers Feringhea, prononça dans la langue des Thugs quelques mots d’imprécations que le jemadar accueillit avec un sourire de mépris et sans baisser les yeux.

Malgré les ordres les plus sévères, l’auditoire n’avait pu retenir son indignation. Il ne redevint calme qu’en entendant le président appeler à la barre plusieurs accusés à la fois.

C’était le plus monstrueux des défilés qui commençait.

Pendant cinq heures, ces monstres à face humaine se succédèrent devant le tribunal, avouant faire partie de la bande d’Hyder-Ali et ne craignant pas de se glorifier de leurs crimes.

— Moi, dit l’un, j’ai courbé le front pendant deux années comme un bon et loyal serviteur, dans une maison où l’hospitalité m’avait été offerte, puis le moment est venu enfin et, dans le jardin que j’arrosais chaque jour, repose maintenant le père et la mère, les enfants et les serviteurs. Je n’ai pas oublié de mettre dans la même tombe les chiens qui aimaient tant leurs maîtres qu’ils auraient pu faire découvrir les cadavres.

Lady Buttler était dans son palanquin.


— Moi, déclara un autre, j’ai trouvé un soir ma mère aux pieds de la statue de Dourga, à laquelle elle allait demander force et santé. Lorsqu’elle s’est relevée, j’ai détourné la tête pour que ses yeux ne pussent se fixer sur les miens, et elle n’avait pas fait trois pas en avant que son âme reposait dans le sein d’Indra et bénissait son fils.

— Moi, raconta sans frémir un vieillard de près de quatre-vingt ans, j’avais deux filles belles comme Laschmi, la divine épouse de Vichnou, j’en ai fait le sacrifice. Pendant leur supplice, insensible à la douleur, elles me souriaient et ont expiré sans pousser un soupir. Elles savaient que je leur donnais une vie éternelle de bonheur ;

Parmi les 163 accusés, plus de 60, peut-être, firent des aveux semblables.

Ce ne fut qu’une litanie sans nom de crimes et de forfaits ; les autres occupaient dans la bande des fonctions moins importantes. Leur fanatisme stupide faisait parfois pitié.

Lorsqu’ils eurent été tous entendus, beaucoup d’entre eux par l’intermédiaire des interprètes, il ne resta plus à interroger que l’Hindou fait prisonnier dans les défilés des Gattes et auquel on devait la découverte de la bande tout entière.

Le colonel Sleeman lui avait promis la vie sauve, mais il n’avait pas voulu lui rendre la liberté avant qu’il eût avoué quel était l’enfant avec lequel il avait été trouvé et ce qu’il voulait en faire.

Le misérable, qui se tenait accroupi à l’extrémité de l’un des bancs des accusés, tressaillit lorsque le président l’appela par son nom.

Il s’approcha du tribunal en tremblant.

Ses yeux, démesurément grands, avaient une fixité étrange, quoique profondément enfoncés dans l’orbite.

— Vous vous appelez Roudanee et vous êtes barbier ? lui demanda le président.

— Oui, je m’appelle ainsi et je suis barbier à Chittore, déclara le misérable.

— D’où veniez-vous lorsque vous avez été arrêté sur la route de Rani ?

— Je venais de Chittore et j’allais rejoindre la troupe d’Hyder-Ali.

— Vous étiez avec un enfant qui paraissait hébété et n’osait lever les yeux sur vous ? Où aviez-vous enlevé cet enfant ?

— Je ne lui avais fait aucune violence ; je lui avais dit de me suivre et il m’a suivi.

— Nous allons l’entendre.

« Huissier, commanda l’honorable magistrat, faites venir cet enfant.

« Et vous Roudanee, poursuivit-il en s’adressant à l’Hindou, souvenez-vous bien que si la cour vous doit quelque indulgence, eu égard aux services que vous avez rendus au colonel Sleeman, elle mesurera cette indulgence à la sincérité de vos déclarations.

En ce moment, l’enfant fut introduit.

C’était un pauvre petit être d’une dizaine d’années, maigre et chétif. Il était couvert de haillons et se mit à trembler à la vue de son ravisseur.

Le président le rassura par quelques bonnes paroles qui semblèrent lui rendre un peu de courage.

Il se nommait Nazir.

Le président. — Nazir, reconnaissez-vous cet homme ? Où l’avez-vous vu pour la première fois ?

Nazir. — Seigneur, je le reconnais : c’est Roudanee, le barbier de Chittore. Un matin, j’étais à jouer tout seul dans un petit champ de riz auprès de la maison de mon père ; il est passé auprès de moi, m’a regardé et m’a mis la main sur les yeux. Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite.

Le président. — Comment, vous l’avez suivi sans résister ! Ce n’est pas possible, il vous a fait violence, vous a pris dans ses bras ?

Nazir. — Non. Il m’a dit de le suivre. Il me regardait ; tenez, comme en ce moment : j’ai eu peur et je l’ai suivi.

Le président. — Roudanee, je vous défends de regarder cet enfant. Tournez la tête d’un autre côté et laissez-le répondre. Voyons, Nazir, vous êtes encore sous l’influence de la peur. Tâchez de rappeler vos souvenirs.

Nazir. — Je ne sais rien de plus, seigneur ; je ne me rappelle même pas la route que nous avons faite.

— Pourriez-vous nous expliquer, Feringhea, ce que cela veut dire ? demanda le président en s’adressant au chef des Thugs.

— Mylord, répondit ce dernier, Roudanee est un de ces hommes que nous avons çà et là dans les villes et auxquels la divinité a accordé une puissance magnétique surnaturelle sur les femmes et les enfants. Leurs regards suffisent pour paralyser la force de ceux dont ils veulent se rendre maîtres.

— Pourquoi cet homme se dit-il barbier ?

— Il l’est réellement. C’est le métier qu’embrassent de préférence, dans l’association, ceux qui remplissent les fonctions d’enleveurs de femmes et d’enfants. Leurs mains, pendant qu’ils coiffent ou qu’ils épilent, sont en rapport avec les muscles les plus sensibles de l’organisme. L’immobilité du sujet, la fixité du regards de l’opérateur, tout concourt à lui donner ainsi une puissance à laquelle peu d’individus résistent.

— Ces hommes sont-ils pris au hasard ?

— Non, ils sont choisis avec le plus grand soin ; et lorsqu’ils ont été reconnus aptes à prêter à l’association leur concours, il sont assujettis à une vie d’abstinence et de privations, qui a pour but de développer leurs dispositions naturelles.

— Que vouliez-vous faire de cet enfant, Roudanee ? demanda alors le président à l’accusé.

— J’obéissais aux ordres d’Hyder-Ali, répondit le barbier.

— Vous entendez, Hyder-Ali, dit le magistrat en s’adressant à celui-ci, répondez.

Mais au lieu de répondre à celui qui l’interrogeait, le monstre se leva, et se tournant vers le tout-puissant jemadar, il s’écria :

— Et pourquoi, Feringhea, ne réponds-tu pas toi-même ? Tout aussi bien que nous, tu sais que le sang des enfants ou des vierges est nécessaire aux libations qui précèdent les sacrifices, et qu’il faut que ce sang soit chaud pour que, selon les rites sacrés, nous puissions tracer sur nos fronts et sur nos poignets les lignes qui distinguent les adorateurs de Kâly.

— Cela est vrai, Feringhea ? demanda le Président.

— Cela est vrai, mylord, répondit le chef.

Après cet épouvantable aveu, qui avait soulevé mille imprécations, sir Georges Monby, le président, leva la séance et les accusés furent reconduits au fort Saint-Georges.

Le tribunal devait entendre, dans l’audience suivante, la déposition du colonel Buttler et celle des témoins du guet-apens dont le malheureux officier et les siens avaient été victimes.