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Le Prométhée mal enchaîné/réflexions

La bibliothèque libre.


Mercure de France (p. 163-199).


RÉFLEXIONS

I


Ce que pour les champs on appelle culture alternée, on l’appelle chez l’homme folie circulaire.


II


Sitôt qu’un homme a une pensée il écrit tout un volume, non tant pour l’expliquer que pour s’excuser de l’avoir.


III


En étudiant la question de la raison d’être de l’œuvre d’art, on arrive à trouver que cette raison suffisante, ce symbole de l’œuvre, c’est sa composition.


Une œuvre bien composée est nécessairement symbolique ; autour de quoi viendraient se grouper les parties ? qui guiderait leur ordonnance ? sinon l’idée de l’œuvre, qui fait cette ordonnance symbolique.


L’œuvre d’art c’est une idée qu’on exagère.


Le symbole, c’est autour de quoi se compose un livre.


La phrase est une excroissance de l’idée.


IV


Les choses sont perpétuellement en inéquilibre — de là leur écoulement.

L’équilibre, c’est la « santé » parfaite ; ce que M. Taine appelle un accident heureux — mais il est irréalisable physiquement à cause de ce que nous disions ; réalisable seulement dans l’œuvre d’art. — L’œuvre d’art est un équilibre hors du temps, une santé artificielle.


V


Je soutiendrai qu’il faut croire ceci, pour un artiste : un monde spécial, dont il ait seul la clef. Il ne faut pas qu’il apporte une chose nouvelle, quoique cela soit énorme déjà ; mais bien que toutes choses en lui soient ou semblent nouvelles, transapparues derrière une idiosyncrasie puissamment coloratrice.

Il faut qu’il ait une philosophie, une esthétique, une morale particulières ; toute son œuvre ne tend qu’à le montrer. Et c’est ce qui fait son style. Il lui faut aussi une plaisanterie particulière — un drôle à lui.


VI


Théorie du livre : — lettre morte ? — Le sac des graines.


VII


« Cette île, appelée Savu, par les naturels, est peu connue. »

Cook.

Si elle ne l’était pas du tout, elle ne porterait pas de nom.

Étrange habitude qu’ont les hommes de baptiser des morceaux de terre — et surtout cette île ! Ils ne la baptisent que du jour où ils songent à la quitter — et pour les autres.


VIII


Inertie de la matière. Lenteur avant que l’idée l’ait traversée.


Élasticité ! De toutes les inerties, la pire ! hypocrisie de l’irremuable matière ; elle semble céder, fait croire à la victoire et que l’effort est achevé, mais revient sitôt qu’on la relâche ; ce n’était qu’inertie différée ; matière apparemment plastique qui se prête à user nos efforts. Pour prouver quelle stupide mémoire viens-tu lorsque nous t’avions si selon nos grés modelée, reviens-tu te redisposer selon tes lignes primitives, que nous voulions tant oublier — que nous ne pourrons donc jamais oublier. Élasticité ! — mémoire brute de la matière, inertie différée, apparente docilité…


L’élasticité nous entoure ; ce que dans l’immatériel nous appelons rétroaction n’est que cela — mais avec les complications infinies — jusqu’à ce que la matière en soit toute imprégnée, en soit complètement changée.

Repartie : infinie réception de la matière — porosité.


IX


Question sociale ? — certes. Mais la question morale est antécédente.


L’homme est plus intéressant que les hommes ; c’est lui et non pas eux que Dieu a fait à son image. Chacun est plus précieux que tous.


X


La synthèse doit se précéder d’analyse ; et l’analyse, besoin de l’esprit, naît du sentiment de la complexité. Le sentiment de complexité peut devenir une stupéfaction passionnée.


XI


Tout ce qui a eu lieu en nous, ne fût-ce qu’une fois, peut reparaître, le temps y aidant, la volonté s’y taisant.

On n’est sûr de ne jamais faire que ce que l’on ne pourra jamais comprendre. L’assurance de la vertu m’irrite, car elle est faite d’incompréhension — je ne parle pas de l’intelligence de la tête, logique uniquement, et qui ne comprend que des rapports de signes — je n’en veux point. — On ne comprend que ce que l’on est capable de faire ; ainsi les choses dans la nature ne vibrent à l’approche d’un son que lorsque elles-mêmes, le choc aidant, sont capables de le produire. Et je ne dis pas qu’elles le produiront jamais — mais de là souvent leur indulgence, excuse d’un possible futur.

Nil humanum a me alienum puto.

« Il n’y a pas de si grands crimes que je ne me sois senti à certains jours capable de commettre, » dit Gœthe. Les plus grandes intelligences sont aussi les plus capables des grands crimes, que d’ordinaire elles ne commettent pas, par sagesse, par amour, et parce qu’elles s’y limiteraient.


XII


Doctrine du péché : étant capable de tout le mal n’en rien faire, et voilà le bien ; volonté privatrice — je n’aime point cela. J’aime que la cécité pour le mal vienne de l’éblouissement du bien ; — sinon vertu est ignorance — pauvreté.


XIII


Je ne peux pas plus être reconnaissant à « Dieu » de m’avoir créé — que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être, si je n’étais pas.


XIV


Et sic Deus — semel jussit, semper paret.

Dieu — qui est fidèle. — Les miracles sont des désobéissances de Dieu.


XV


Vouloir prouver que Dieu est, c’est aussi absurde que d’affirmer qu’il n’est pas.

Car nos affirmations et nos preuves ne le créeront… ni ne le supprimeront.


XVI


Je préfère dire que : du moment qu’il y a quelque chose, c’est Dieu. L’expliquer m’est inutile ; il s’explique lui-même par toute la Nature ; c’est là sa façon d’exister.


XVII


La prière est la forme oratoire de l’âme.


XVIII


Il est fâcheux de croire qu’il faut à l’homme une tradition, une histoire pour comprendre un Dieu éternel. L’histoire de Dieu ne peut être que l’histoire de ce que l’ont cru les hommes.


Jean-Baptiste, c’est la précaution oratoire du Christ.


XIX


J’ai trouvé toujours mon bonheur à simplifier par des généralisations toujours plus grandes chaque chose — de façon à rendre ma possession aussi portative en vérité que la coupe où se grise Hafiz.


XX


Ne plus considérer en chaque être que la part unique et différente dont cette matière commune n’était que le trop massif soutien.


XXI


Le « paganisme » n’apportera la paix qu’autant que l’on suppose au-dessus de tous ces dieux rivaux une puissance unique pour les dominer.

C’est dans le sentiment d’un accord, non d’une rivalité qu’est le bonheur, et quand bien même toutes les forces de la nature l’une contre toutes autres, chacune lutterait, il m’est impossible de ne pas concevoir une unité supérieure, présidant à cette lutte même, initiale de toute division, où chaque âme peut se réfugier pour son bien-être.


XXII


On ne devrait jamais acheter rien qu’avec de l’amour. N’importe qui, n’importe quoi devrait toujours être à celui qui l’aime le mieux. Le pain à qui a le plus faim — la friandise à qui la préfère ou à qui a déjà soupé. L’explication de l’ivrognerie du peuple est telle : ils boivent pour oublier qu’ils n’ont pas ce qu’ils désirent ; d’ailleurs l’ivrognerie des hautes classes s’explique de même. L’ivresse n’est jamais qu’une substitution du bonheur. C’est l’acquisition du rêve d’une chose, quand on n’a pas l’argent que réclame l’acquisition matérielle de la chose rêvée. La bouteille qui donna l’ivresse vaut la peau de chagrin tant qu’on est ivre. Le terrible c’est qu’on ne peut jamais se griser suffisamment.


XXIII


… Il songeait : Le monde aurait pu avoir une histoire différente. La surface de la terre aurait pu se couvrir autrement. Si le monde n’eût eu d’autres habitants que des êtres pareils à moi, le monde n’aurait pas eu d’histoire. — Je hais toutes les carrières qui ne doivent d’être qu’à la malignité des hommes.


XXIV


De toute cette comédie — aux deux extrémités les actes importants. — la naissance et la mort — de l’un nous ne nous apercevons pas encore ; de l’autre nous ne nous apercevons plus. Et même il nous faut croire que, dès la terre rejetée, l’on ne se souvient plus d’être mort. On ne s’aperçoit que de la mort des autres, — parce qu’elle facilite notre vie.


XXV


Les caractères individuels sont plus généraux (j’entends plus humains) que les caractères ethniques. Il faut comprendre : l’homme en tant qu’individu tente d’échapper à la race. Et sitôt qu’il ne représente plus la race, il représente l’homme ; l’idiosyncrasie est prétexte à généralités.


XXVI


HONNÊTETÉ. Tout ce qu’il y a dans ce mot.


XXVII


L’étrange faiblesse d’esprit qui nous fait douter sans cesse que le bonheur de l’avenir puisse valoir le bonheur du passé est souvent notre seule cause de misère ; nous nous attachons aux simulacres de nos deuils comme s’il convenait de prouver notre tristesse aux autres. Nous cherchons les souvenirs et les ruines, nous voudrions revivre le passé et souhaitons continuer encore des joies après qu’elles sont épuisées.

Je hais toute tristesse et ne comprends pas que la confiance en la beauté de l’avenir ne prévaille pas sur l’adoration du passé.

N’est-ce pas ressembler à ces peuples des plages qui pleurent chaque soir le soleil enfoncé dans la mer — et crient longtemps encore vers le couchant après que derrière eux déjà le soleil rajeuni se relève.


XXVIII


… « Ou souffrir, ou mourir. — Aut pati aut mori. Il est digne de votre audience de comprendre solidement toute la force de cette parole ; … vous confesserez avec moi qu’elle renferme comme en abrégé toute la doctrine du Fils de Dieu et tout l’esprit du Christianisme. »

Et plus loin : « Il n’est rien de plus opposé que de vivre selon la nature et de vivre selon la grâce. »

Bossuet, Panégyr. de Sainte Thérèse.

Tant pis.


XXIX


« Le moi est haïssable »… dites-vous. … Pas le mien.

Je l’aurais aimé chez un autre ; sera-ce parce que c’est le mien que je devrai faire le difficile.

Sur quel moi pire n’aurais-je pu tomber ! (D’abord je vis et cela est magnifique.)

Je vous plains si vous sentez en vous de quoi haïr. Je ne hais que cette triste morale ; si j’aime mon moi ne croyez pas que j’en aime moins le vôtre, ou que ce soit à cause du plus ou moins de bonheur.

(Mais vous vivez aussi, je pense, et cela est magnifique aussi.)


XXX


L’histoire de l’homme, c’est celle des vérités que l’homme a délivrées.

Je ne veux pas, comprends-moi bien, considérer, ce disant, les vérités comme un petit nombre d’élues dont la délivrance ou mieux l’élection serait une façon de reconnaître leur droit de règne sur nous-mêmes. De sorte que leur liberté à elles s’achèterait au prix de la nôtre.

Non. — Laissons même ce mot de Vérité — qui ferait croire trop aisément que le despotisme de certaines Idées est légitime. Disons, non Vérités, mais Idées. — Et appelons Idée tout rapport perçu ; si tu veux, métaphoriquement, la réfraction dans le cerveau de l’homme d’un rapport effectif. Le nombre des Idées est infini comme le nombre des rapports, ou presque.

Il me plaît, pour ne pas me supprimer toute raison d’être et d’aimer être — de considérer l’humanité comme l’effectuation des rapports possibles. — La presque infinité des rapports possibles assure à l’humanité une presque infinie durée. Les rapports effectués constituent l’histoire du passé. — C’est là une chose faite et, plus ou moins bien jouée, il n’y a plus à y revenir — d’ailleurs on ne le pourrait point. Pour la moindre idée d’aujourd’hui, il a fallu la presque infinité des rapports joués hier. On en est donc enfin débarrassé !

C’est ainsi que peu à peu l’humanité se délivre. Mais si peu qu’elle ne s’en aperçoit point.

Et pourtant ne t’en va pas croire au progrès sinon pour ceci que :

N’importe quelle marche, fût-ce celle d’une écrevisse, ne peut s’imaginer qu’en avant, et même quand tu tournerais toutes les faces vers lui, le passé ne s’en irait pas moins dans le passé. Ce qui est fait n’est plus à refaire ; le pléonasme est impossible ici.

Mais croire que l’humanité trouve un but en dehors d’elle-même et qui ne soit point par elle-même projeté, serait folie et course après son ombre. Le progrès de l’homme n’est qu’en lui-même et n’a pas la signification victorieuse que tu crois.

Ossa sur Pélion s’effondre et le ciel ne s’escalade pas, — où l’on ne trouverait point d’ailleurs les Vérités en petit nombre, assises sur des trônes où nous aurions des coins pour nous asseoir.

Les dieux, s’ils étaient, verraient notre interminable labeur comme les enfants sur les plages s’amusent des relatifs progrès des vagues. L’une vient ; ô progrès ! elle monte ; elle envahit, elle submerge tout — elle laisse une écume et passe ; l’autre succède et monte un peu plus haut — ô progrès ! c’est une marée ; la marée se retire ; le lendemain elle gagne encore quelques pouces de plages — ô progrès ! où n’ira-t-elle pas demain ? Mais après-demain l’équinoxe est déjà passé et la mer décroît — mais travaille encore et pourtant lentement ronge la terre.


Le temps et l’espace sont les tréteaux que pour s’y jouer les innombrables vérités ont déployés à l’aide de nos cerveaux, — et nous y jouons comme des marionnettes volontaires, convaincues, dévouées et voluptueuses. Je ne vois pas qu’il y ait là de quoi s’attrister, car moi je me plais au contraire à cette conviction de mon rôle, et ce rôle, somme toute, si tout le motive, c’est bien un chacun seul qui l’invente.


Tu apprendras à considérer l’humanité comme la mise en scène des idées sur la terre.


XXXI


Nous n’avons de valeur que représentative.

Ils souffraient du fardeau d’eux-mêmes et ne savaient comment faire pour s’en débarrasser. La charité ne les tentait point. L’individu leur devenait insupportable, et les autres encore plus qu’eux. Ne voulant plus s’occuper d’eux-mêmes, ce n’était certes pas pour s’occuper des autres. — Mais s’occuper de quoi, dès lors ? À quoi se prendre ?

Ceci les tourmenta tant qu’ils crurent les idées subordonnées aux hommes. Mais sitôt qu’ils les reconnurent souveraines, ils s’occupèrent d’elles seules et s’y oublièrent.


XXXII


Les choses ont besoin de nous pour être, ou pour se sentir être, et, sans nous, restent dans l’attente. Et l’homme en sent un inquiet malaise : la pression en nous de tout ce qui n’a pas encore été et qui veut être, — de tout l’inconnu qui demande son petit instant de pensée, semble implorer de nous l’existence, parce qu’il faut que tout y passe — et comme s’il y avait quelque joie à se dire que l’on a été — lorsqu’on n’est plus.


XXXIII


Il est aisé de considérer l’âme comme cette particule de terrain où maintes plantes distinctes croissent et tant d’insectes vivent. Il y a surabondance ; il y a lutte ; il y aura donc suppression. — C’est trop ! c’est trop ; si l’on n’arrache celle-ci, elle étouffera celle-là. Si vous n’arrachez rien, la nature va disposer de la lutte. — Tant mieux !