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Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/16

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 204-219).

à Adolphe Boschot


CHAPITRE XVI

le régime des représailles


L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers. S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible : ce que nous appelons « chantage », elle le qualifia « représailles ».

La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que l’ordre sera rapporté quand tel camp de France aura reçu telle et telle amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche envoyait à son père. Il disait : « En un mot, on ne se fait aucune idée en Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles[1] ». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien : « Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles. » Les autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités françaises, comment agissaient-elles ? Elles capitulaient. L’Allemagne obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.

— Que demandez-vous de plus ? dira-t-on.

Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles. Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez ! En outre, il nous répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât : nous sentions que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la volonté de vaincre, et les hommes du gouvernement, ministres, députés et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les portes toutes grandes à l’enthousiasme français. À la France, qui se retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva, l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, bardons de la défaite de 1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la diplomatie, ce bridge où la France était toujours « le mort ». La faillite de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates. Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.

Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse, l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et blessait les guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles, elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte que l’Allemagne atteignait un double but : elle obtenait des douceurs pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les familles tremblaient pour leurs prisonniers : chaque mois leur apportait de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France. Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis personnels de prisonniers.

La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait, elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd répondit :

— Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je modifie mes habitudes. Dorénavant, tous les officiers allemands que je détiens seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de victuailles. J’ai dit.

Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les représailles des Russes furent levées.

Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie ? Point d’interrogation que nous nous posions souvent. À l’heure actuelle, au moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du mystère. Tant que l’Action Française a prêché dans le vide, tant que ce magnifique vieillard de Clemenceau qui lui, seul de toute la politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clemenceau ont sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916, au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne, pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser. Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos peines.

Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des marécages ; où ils devaient tout faire sans aucun secours ; où ils devaient se construire un refuge contre les intempéries ; où ils ne recevaient plus de nouvelles de France ; où ils étaient séparés du reste des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait, parce qu’ils ne la comprenaient point.

Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L*** réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et leur communiqua les ordres de la kommandantur. Les officiers allemands du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands daigneraient reconnaître que le camp de Saint-Angeau était devenu tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.

Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin ! l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté ; car nous ne doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de mouvement.

La joie nous tenait.

— Où est ce Saint-Angeau ?

— En Auvergne.

— Dans le Cantal.

— Vive Saint-Angeau !

— Ah ! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches ?

— Chacun son tour.

— On les aura.

Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations, qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.

— Saint-Angeau !

Le Lièvre effrayé, qui était de service, avait l’air plus effrayé que jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.

— On les aura !

L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les ordres de la kommandantur nous égayaient. Chaque semaine nous donnait une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous, à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.

Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme à Saint Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures ; mais, bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. À Saint-Angeau, les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole. Nous, nous avions deux lampes électriques ; on nous supprima une ampoule. On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce refrain narquois, imité de l’À Ménilmontant d’Aristide Bruant :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

La kommandantur s’inquiétait de cet état d’esprit. À chaque brimade qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle redoutait une explosion. L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment :

« Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises, comme par exemple de sardines et autres objets de luxe (sic), sera supprimée ; les confitures seront vendues comme jusqu’ici. »

Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils ? La kommandantur ne comprenait pas notre hilarité.

Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le gouvernement de Paris, une cinquantaine de « personnalités politiques et militaires » allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps les plus durs.

En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent à partager nos peines et à rester parmi nous : beau geste, qui en dit plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils partirent, le 18 avril, dans la matinée : Berlin les expédiait ailleurs. Quel émouvant départ ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le vieil oberst Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la grille du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées, et, soudain, jailli de toutes les bouches, le God save the King éclata par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant : « Vive la France ! » La neige tombait. Le vieil oberst demeurait immobile au milieu de la cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper ?

Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines. Une Marseillaise immense courut à la rencontre de nos frères. La kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers. Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on l’envoya enfin en Suisse ; mais on l’y envoya trop tard ; il y mourut : les Boches l’avaient tué.

Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers, de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la plupart des chambres, il fut conspué. Comme le réfectoire nous était désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires. Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service, l’invraisemblable Barzinque, dit Sabre de Bois, toujours si plein d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux soufflait sur le camp.

La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme la veille, la Marseillaise déferla sur nos gardiens désorientés. Comme la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil oberst s’arrachait les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche. Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées, et Barzinque, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et tous percevaient par moments le refrain goguenard :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les fauteuils et les chaises-longues. Interdit, le tennis ; interdits, les agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air, et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de dents, tout fut vain. Mais la kommandantur rouvrit la porte des lavabos.

— On les aura ! fut le mot de cette victoire.

Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour que nos familles ne s’alarmassent point.

Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres. On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur sans motif spécial.

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient en sûreté à Berne : la kommandantur en fut charitablement informée. Des troupes russes avaient débarqué à Marseille : nous ne pouvions pas ne pas célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain, les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à brûler cessa. Le général commandant le XIVe corps d’armée nous inspecta le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France. Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en vendait. La kommandantur était assaillie de réclamations. L’un exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait une lampe à pétrole.

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais, s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa devant le camp en chantant la Wacht am Rhein. Nous répondîmes en chantant la Marseillaise une fois de plus. On nous défendit de la chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une lettre de protestation à la kommandantur : il fut expédié dans un camp de représailles plus rudes, en Pologne.

Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient :

Posten ! Posten !

Posten !

Nuit superbe. À dix heures et demie, Barzinque s’aperçut que deux officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion ! La tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil oberst Freiherr von Seckendorff, dit Kœniggraetz, ne riait pas.

Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des copeaux, qu’on nomme là-bas Baùmwolle, ou laine de bois. Quel pays ! Cela produisit de nouvelles réclamations : nous voulions de la paille, comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir.

Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5 juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le 7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé ? Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne n’avait donc plus d’amis là-bas ? Mais alors, la prudence conseillait peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français ? L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les brides. Éternelle politique des Boches ! Quand la fortune leur souriait, ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient, ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette loi de la balance dans les camps en Allemagne ?

L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet. La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive des alliés était sérieuse. Hélas ! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes : suppression totale des soins du dentiste, même dans les cas graves. L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement : « Selbst in schweren Fällen ». Après cela, on n’a plus qu’à tirer l’échelle.

Disons vrai : il y eut des représailles plus sombres que celles du camp de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte.

Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel écroulement sinistre ! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui jetaient au nez leur :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !


  1. Frankfùrter Zeitùng, 27 juillet 1916.