Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)/Acte I

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Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)
Le Quatorze JuilletHachette (p. 9-55).
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ACTE PREMIER


Dimanche 12 juillet 1789, vers dix heures du matin. — Le jardin du Palais-Royal, vu du café de Foy. — Au fond, le « Cirque »[1]. À droite, un bassin aux eaux jaillissantes. Entre le Cirque et les galeries du Palais, une allée d’arbres. — Les marchands sont embusqués à la porte de leurs boutiques, décorées d’enseignes patriotiques : Au Grand Necker ; À l’Assemblée Nationale. — Des filles, poitrine nue, épaules nues, et bras nus, empanachées d’énormes bouquets de fleurs, se promènent au milieu de la foule, d’un air provocant. — Des colporteurs crient des journaux. — Des teneurs de tripots circulent en robe de chambre, escortés d’hommes armés de gourdins. — Des « banquiers » en plein vent se glissent parmi les groupes, avec des tabourets-pliants sous le bras, s’installent un instant, déploient un jeu qui se plie comme une carte, sortent des sacs d’argent, s’esquivent brusquement, et passent. — Foule remuante et inquiète, incertaine de ses mouvements, qui s’assied devant les cafés, se lève, court au moindre bruit, monte sur les chaises et sur les tables, va, revient sur ses pas, augmente peu à peu, jusqu’à la fin de l’acte, où les galeries et le jardin regorgent de telle sorte que beaucoup montent aux arbres, se suspendent aux branches. Toutes les classes mêlées : — gueux faméliques, travailleurs, bourgeois, aristocrates, soldats, prêtres, femmes, enfants, dont quelques-uns continuent leurs jeux entre les jambes des promeneurs.

MARCHANDS DE JOURNAUX.

Grand complot découvert !… La famine ! V’là la famine ! L’arrivée des égorgeurs !

LA FOULE, les appelant.

Psst !… Par ici !

UN HOMME DU PEUPLE, anxieusement, à un bourgeois qui lit.

Eh bien ?

LE BOURGEOIS.

Ah ! mon ami ! ils viennent ! Les Allemands, les Suisses… Paris est cerné ! Dans un moment, ils seront ici !

L’HOMME DU PEUPLE.

Le Roi ne le permettra pas.

UN GUEUX.

Le Roi ? Il est avec eux dans le camp des Sablons, au milieu des Allemands.

L’HOMME DU PEUPLE.

Le Roi est un Français.

LE BOURGEOIS.

Le Roi, oui. La Reine, non. L’Autrichienne nous hait. Son maréchal des brigands, le vieux de Broglie, a juré d’écraser Paris. Entre les canons de la Bastille et les troupes du Champ de Mars, nous sommes pris dans un étau.

UN ÉTUDIANT.

Ils ne bougeront pas. Monsieur Necker est à Versailles, et il veille sur nous.

LE BOURGEOIS.

Oui, tant que monsieur Necker restera ministre, il ne faut pas désespérer tout à fait.

LE GUEUX.

Qui nous dit qu’il l’est encore ?… Ils se sont débarrassés de lui.

TOUS, protestant.

Non, non, il reste !… Le journal dit qu’il reste… Il faut qu’il reste !… Ah ! bien, si monsieur Necker n’était plus là, tout serait perdu.

LES FILLES, se promenant.

On n’en peut rien faire aujourd’hui. Ils sont fous. Ils ne pensent qu’à Versailles.

— J’ai eu, tout à l’heure, un petit qui ne m’a parlé que de Necker.

— Ah ça ! est-ce que c’est vrai que cette garce d’Autrichienne a foutu nos députés en prison ?

LES BANQUIERS, faisant tinter mystérieusement leurs sacs d’argent sous le nez des promeneurs.

Creps, passe dix, trente et un, biribi… La fortune, messieurs, caressons la fortune !

LES MARCHANDS.

Belle matinée de dimanche. Dix heures. Et le jardin est plein ! Que sera-ce tout à l’heure ?

— Belle montre, et peu de rapport. Ils ne viennent que chercher des nouvelles.

— Bah ! quand on sait s’y prendre !

GONCHON, aux marchands.

Çà mes enfants, remuons-nous, remuons-nous ! Ce n’est pas tout de faire bien ses affaires. Il faut les faire, cela s’entend. Mais il faut aussi être bons patriotes. L’œil au guet, morbleu ! Je vous préviens que cela mijote.

UN MARCHAND.

Vous savez quelque chose, monsieur Gonchon ?

GONCHON.

Attention ! Le grain approche. Tout le monde à son poste ! Et quand le moment sera venu, chauffez-moi ces idiots, et braillez avec ensemble…

UN MARCHAND.

Vive la Nation !

GONCHON, lui donnant une bourrade.

Veux-tu te taire, imbécile !… Vive le duc d’Orléans ! — Après ça, tu peux crier les deux. L’une fera passer l’autre.

CAMILLE DESMOULINS, sortant d’un tripot, excité, riant et bredouillant.

Plumé ! ils m’ont tout pris ! — Je te l’avais bien dit, Camille, tu vas te faire voler. Te voilà content ! C’est fait. Eh bien, ce n’est donc plus à faire. Je prévois toujours les sottises que je ferai. Mais, grâce à Dieu, je n’en manque pas une… J’ai toujours tué deux heures. Le courrier de Versailles est-il enfin arrivé ? Ah ! le coquin ! Ils s’entendent tous comme larrons en foire. On meurt d’impatience à attendre sa venue. Les tripots vous font signe : on entre pour passer le temps. Il faut bien s’occuper les mains et le reste. Les cartes et les filles ont été faites pour cela. Elles savent vous soulager de l’argent inutile. Mes poches ne pèsent plus guère. Qui veut voir une bourse toute neuve ? Aga ! il n’y a pas une pièce !

LES FILLES, se moquant de lui.

« On t’y ratisse, tisse, on t’y ratissera. »

CAMILLE DESMOULINS.

Chauves-souris de Vénus, vous voilà bien fières d’avoir croqué l’argent d’un pauvre petit diable ! — Morbleu ! il ne vous en veut pas.

« Je le perdrais encor si j’avais à le perdre !… »
UN VIEUX BOURGEOIS.

À bourse de joueur n’y a point de loquet.

GONCHON.

Jeune homme, je vois que vous êtes gêné. Pour vous obliger, je vous prêterai sur cette chaîne trois écus.

DESMOULINS.

Généreux Gonchon, tu veux donc me mettre tout nu comme un Saint-Jean ? Laisse faire ces demoiselles. Elles s’en chargent bien sans toi.

GONCHON.

Jean-foutre de petit gueux, sais-tu à qui tu parles ?

DESMOULINS.

Tu es Gonchon : c’est tout dire. Tu es bijoutier, usurier, horloger, banquier, limonadier, bordelier. Tu es tout, tu es Gonchon, roi des tripots.

GONCHON.

Que parles-tu de tripots ? J’ai fondé quelques clubs, où sous prétexte de divertissements honnêtes et naturels, on se réunit pour étudier les moyens de réformer l’État : — des assemblées de libres citoyens, de patriotes…

DESMOULINS.

Où la patrie va-t-elle se nicher ?

GONCHON.

… La Société des hommes de la Nature…

DESMOULINS.

Des femmes de la nature.

GONCHON.

Mauvais plaisant ! Si tu n’as pas assez de pudeur pour respecter un homme respectable, respecte au moins l’enseigne sous l’égide de laquelle ma maison est placée.

DESMOULINS, sans regarder.

Quelle enseigne ? Aux quarante voleurs ?

GONCHON, furieux.

Au Grand Necker !

DESMOULINS.

Tu es dur pour lui, Gonchon. — Il regarde… Et qu’y a-t-il de l’autre côté ?

GONCHON.

Ce n’est rien.

DESMOULINS.

Je vois un autre portrait.

GONCHON.

C’est le duc d’Orléans. Deux faces d’une même figure.

DESMOULINS.

Le devant et le derrière ! — Ceux qui écoutent rient. Gonchon s’avance, menaçant, avec ses marchands. C’est bon, C’est bon, ne me fais pas assommer par ta garde prétorienne. Tu veux un certificat de civisme ? Ô Janus Gonchon, je te l’accorde. Tu donnes du pain à tous les fripons de Paris, et tu prends celui des honnêtes gens, de sorte qu’ils n’ont plus qu’une envie : aller se battre. Audax et edax. Vive la Révolution !

GONCHON.

Je te pardonne, parce qu’on ne se bat pas en présence de l’ennemi… et parce que tu es un client. Mais je te donne rendez-vous tout à l’heure devant les Versaillais.

DESMOULINS.

Est-ce qu’ils viennent vraiment ?

GONCHON.

Ah ! tu pâlis déjà ? — Le combat se prépare. Les mercenaires de Lorraine et de Flandre sont dans la plaine de Grenelle ; l’artillerie à Saint-Denis ; la cavalerie allemande à l’École militaire. À Versailles, le maréchal, entouré d’aides de camp, lance des ordres de guerre. Ils attaqueront, cette nuit.

UNE FEMME.

Miséricorde ! Qu’allons-nous devenir ?

UN BOURGEOIS.

Les brigands ! Ils nous traitent comme si nous étions l’ennemi.

UN OUVRIER, à Gonchon.

D’où sais-tu cela ? La route de Versailles est coupée. Ils ont mis des canons au pont de Sèvres. Ils empêchent de passer.

GONCHON.

Des soupçons ? Je fais manger mon poing au premier qui doute de mon civisme. Est-ce qu’on ne connaît point Gonchon, ici ?

L’OUVRIER.

On ne te soupçonne pas. Apaise-toi. Nous avons trop à faire pour nous quereller entre nous. On te demande d’où tu tiens ces renseignements.

GONCHON.

Je n’admets point qu’on me questionne. Je sais ce que je sais. J’ai mes informations.

UN AUTRE OUVRIER, au premier.

Laisse-le, c’est un bon, un avale-dru.

UN BOURGEOIS.

Qu’allons-nous faire, mon Dieu ?

UN ÉTUDIANT.

Aux portes ! Tous aux portes ! Empêchons-les d’entrer.

UN BOURGEOIS.

Comme si l’on pouvait empêcher d’entrer — (de pauvres gens comme nous, sans armes, sans habitude de la guerre) — les meilleures troupes du royaume !

UN AUTRE.

Eh ! ils sont entrés déjà ! Nous avons là cette Bastille, ce chancre installé dans notre corps, qui nous ronge, sans qu’on puisse l’extirper.

UN OUVRIER.

Ah ! la gueuse ! Qui nous en délivrera ?

UN ÉTUDIANT.

Ils y ont encore fait rentrer une compagnie de Suisses, aujourd’hui.

UN AUTRE.

Ses canons sont en batterie sur le faubourg Saint-Antoine.

UN OUVRIER.

Rien, on ne pourra rien faire, tant qu’on aura ce mors dans les dents. Il faudrait commencer par là, l’arracher.

UN BOURGEOIS.

Et le moyen ?

UN OUVRIER.

Le moyen, je ne sais pas, moi. Il faudrait la prendre.

TOUS, d’un air sombre et incrédule.

Prendre la Bastille !

Ils se détournent les uns des autres.
LES CRIEURS DE JOURNAUX, au loin.

V’là du nouveau !… Combat à mort !

UN HOMME, hâve et râpé, à l’air maniaque.

Ce n’est pas les soldats qu’il faut craindre. Ils n’attaqueront pas.

UN ÉTUDIANT.

Quoi ?

LE MANIAQUE.

Ils n’attaqueront pas. Leur plan est bien plus simple, ils nous bloquent. Ils attendent que nous mourions de faim.

UN OUVRIER.

Ma foi, s’ils continuent, nous en prenons le chemin. On perd sa journée de travail à attendre le pain aux boulangeries.

UNE FEMME.

Les farines se font rares.

LE MANIAQUE.

Elles n’arriveront plus demain.

UN BOURGEOIS.

Mais que font-ils des blés ?

LE MANIAQUE.

Je le sais, moi. Ils les ont enfouis dans les carrières de Senlis et de Chantilly, pour qu’ils pourrissent, et que nous ne les mangions pas.

LE BOURGEOIS, incrédule.

Allons donc !

LE MANIAQUE.

C’est ainsi.

UNE FEMME.

C’est vrai. En Champagne, la cavalerie a détruit le blé en herbe afin de nous affamer.

LE MANIAQUE.

Bien mieux que cela ! Ils empoisonnent le pain qu’ils nous donnent. Il brûle la gorge et les entrailles. Vingt personnes en sont mortes dans mon quartier. C’est l’ordre de Versailles. On veut nous faire crever comme des rats.

DESMOULINS.

C’est fou. Aucun roi ne peut vouloir assassiner son peuple. Il faut être Néron. Nous n’en sommes pas encore là.

LE MANIAQUE, mystérieusement.

Je sais le mot de la chose. La nation est trop nombreuse. Il y a des ordres pour dépeupler la France.

DESMOULINS.

Tu es malade, l’ami, il faut te faire soigner.

UN OUVRIER.

Il y a du vrai là-dedans. La Reine voudrait que nous fussions tous morts.

DESMOULINS.

Quel intérêt y a-t-elle ?

L’OUVRIER.

Elle est Autrichienne, parbleu. Les Autrichiens ont toujours été les ennemis de la France. Si celle-là a consenti à épouser notre roi, c’est pour nous faire du mal. Nous ne serons pas tranquilles, tant qu’elle sera chez nous.

LES AUTRES.

Il a raison. Hors de France, l’Autrichienne !

LA CONTAT, au milieu de la foule.

Pourquoi donc ?

LA FOULE.

Comment ? Pourquoi donc ?

LA CONTAT, se montrant.

Eh bien, oui, pourquoi ? Êtes-vous fous de vous en prendre à la plus charmante des femmes ?

LA FOULE.

Ah ça ! qui ose dire du bien de l’Autrichienne, ici ?

— Sacrebleu ! Voilà qui est fort ! On nous insulte, à notre face !

DESMOULINS, à la Contat.

Taisez-vous, partez sans leur répondre.

LA CONTAT.

Je ne suis pas pressée.

DESMOULINS.

On s’attroupe. On vient de tous côtés.

LA CONTAT.

Tant mieux !

UN GUEUX.

Qu’est-ce que tu as dit, l’aristocrate ? Qu’est-ce que tu as dit ?

LA CONTAT, l’écartant.

Ne me souffle pas dans le nez. J’ai dit : Vive la Reine !

LA FOULE, exaspérée.

Cré bon Dieu !

UN COMMIS.

Voilà une belle fille qui a besoin d’une fessée.

LA CONTAT.

Voilà un sot visage qui n’attendra pas la sienne.

Elle le soufflette.
LE COMMIS.

Au secours !

Les uns rient, les autres crient.
LA FOULE, accourant.

Venez voir ! — Qu’y a-t-il ? — C’est une aristocrate qui assomme un patriote ! — À l’eau !…

DESMOULINS.

Citoyens, c’est une plaisanterie…

LA FOULE, furieuse.

À l’eau !

HULIN, fendant la foule.

Holà ! — Il se met devant la Contat. Vous me connaissez bien, camarades. Je suis Hulin. Vous m’avez vu à l’œuvre, l’autre jour. J’ai enfoncé la porte de l’Abbaye, pour délivrer nos amis, les gardes-françaises emprisonnés. J’enfoncerai de même la tête du premier qui avance. Respect aux femmes, que diable ! Si vous voulez vous battre, l’ennemi ne manque pas. Allez le chercher !

LA FOULE.

Il a raison. — Bravo ! — Pas du tout ! Elle nous a insultés ! Il faut qu’elle demande pardon ! — À genoux, l’aristocrate ! — Qu’elle crie : À bas la Reine !

LA CONTAT.

Je ne crierai rien du tout. — À Desmoulins. Aidez-moi à monter. — Elle monte sur une table. Si vous m’ennuyez, je crierai : À bas Necker ! Hurlements. Vous ne m’intimidez pas. Croyez-vous me faire peur, parce que vous êtes une foule, et que vous avez cent gueules qui hurlent ? Je n’en ai qu’une ; mais elle sait se faire entendre. J’ai l’habitude de parler au peuple. Je vous vois, tous les soirs, en face. Je suis mademoiselle Contat.

LA FOULE.

Contat du Théâtre Français ! — du Théâtre français ! — Ah ! ah ! laisse voir ! — Silence !

LA CONTAT.

Vous n’aimez pas la reine ? vous lui donnez son congé ? Est-ce que vous allez chasser de France maintenant toutes les jolies femmes ? Vous n’avez qu’à le dire : nous ferons notre paquet. Nous verrons ce qui se passera sans nous. — Vous m’amusez, en m’appelant aristocrate ! Je suis fille d’une friturière de harengs, qui avait son échoppe sous le Châtelet. Je travaille comme vous. J’aime autant que vous Necker. Je suis pour l’Assemblée. Mais je ne puis souffrir qu’on me commande ; et je crois, têtebleu ! que si vous vous avisiez de vouloir me faire crier : Vive la Comédie ! je crierais : À bas Molière ! Pensez ce que vous voulez. Il n’y a pas de lois contre la sottise. Mais il n’y a pas de lois non plus pour y obliger ceux qui gardent leur bon sens. J’aime la reine : je le dis.

UN ÉTUDIANT.

Je crois bien : elles sont de moitié ensemble. Elles ont toutes deux le comte d’Artois pour amant.

DEUX OUVRIERS.

Quel fil ! ça parle tout seul !

— Elle est en gueule comme personne.

DESMOULINS.

Citoyens, on ne peut demander à une reine de parler contre la royauté. La vraie reine, la voici ! Les autres sont reines de pacotille, monarques fainéants. Leur seule utilité est de pondre un dauphin. Une fois le petit éclos, il n’y a plus rien à en faire. Elles vivent à nos dépens, et nous coûtent fort cher. Le plus sage serait de renvoyer cette volaille autrichienne à son poulailler, d’où on la fit venir à grands frais, comme s’il manquait de filles en France pour faire des enfants. — Parlez-moi des reines de théâtre. Celles-là sont faites pour le bonheur du peuple. Pas une heure de leur vie qui ne soit à notre service. Pas un pouce de leur personne qui ne soit pour notre plaisir. C’est notre chose, notre bien, notre propriété nationale. Par Vénus aux belles joues, défendons-la, et crions tout d’une voix : Vive la reine, la vraie, celle-ci, vive la Contat !

Applaudissements et rires.
LA FOULE.

Vive la reine Contat !

LA CONTAT.

Merci. — À Desmoulins. Donnez-moi le bras, vous ; vous êtes plus gentil que les autres. — M’avez-vous assez regardée ? C’est bon, laissez-moi passer. Si vous voulez me revoir, vous connaissez le chemin du théâtre. — Comment vous appelez-vous ?

DESMOULINS.

Camille Desmoulins. — Imprudente ! Je vous l’avais dit. N’avez-vous pas eu peur ?

LA CONTAT.

Peur de quoi ?

DESMOULINS.

Ils ont failli vous tuer.

LA CONTAT.

Allons donc ! ils crient toujours, ils ne font jamais de mal.

DESMOULINS.

Ô aveugle ! On a bien raison de dire que le mépris du danger n’est que l’ignorance du danger.

LA FOULE.

Une petite femme qui n’a pas froid aux yeux.

— Non, cristi, ni ailleurs.

UN OUVRIER.

C’est égal, mademoiselle, ce n’est pas bien de vous mettre contre les pauvres gens comme nous, avec les exploiteurs.

LE MANIAQUE.

Parbleu ! Une accapareuse !

LA CONTAT.

Comment ! Une accapareuse !

LE MANIAQUE.

Regardez-moi cette perruque.

LA CONTAT.

Eh bien ?

LE MANIAQUE.

Cette quantité de poudre ! Avec la farine qui passe sur la nuque de ces désœuvrées, on aurait de quoi nourrir tous les pauvres de Paris.

L’OUVRIER, à La Contat.

Ne faites pas attention à cet imbécile. Mais si vous avez bon cœur, mademoiselle, — et cela se voit dans vos yeux, — comment pouvez-vous défendre les brigands qui veulent notre mort ?

LA CONTAT.

Ta mort, mon pauvre ami ! Qui parle de cela ?

UN ÉTUDIANT.

Mais vous ne savez donc rien ? Tenez, voici une nouvelle lettre de l’homme de l’Autrichienne, le maréchal des jésuites, le vieil assassin, l’âne chargé d’amulettes, de reliques, de médailles, le de Broglie ! Savez-vous ce qu’il écrit !

LA FOULE.

Lisez ! Lisez !

L’ÉTUDIANT.

Ils ont fait une conspiration. Ils veulent briser nos États Généraux, enlever nos députés, les jeter en prison, expulser notre Necker, vendre la Lorraine à l’Empereur pour avoir de l’argent et pour payer leurs troupes, bombarder Paris, écraser le peuple. Le complot est pour cette nuit.

GONCHON.

Avez-vous entendu ? En avez-vous assez, ou vous en faut-il davantage encore pour vous secouer ? Merci de ma vie ! Est-ce que nous allons nous laisser égorger comme des cochons ? Ah ! nom de nom ! Ah ! nom de nom !… Aux armes ! — Heureusement que nous avons un protecteur tout prêt, et qu’il veille sur nous. Vive Orléans !

LES GENS DE GONCHON.

Vive Orléans !

LA FOULE.

Aux armes ! Marchons sur eux !

MARAT, surgissant sur une chaise ; petit, nerveux, agité, se dressant sur la pointe des pieds, quand il enfle la voix.

Arrêtez ! — Malheureux, où courez-vous ? Ne voyez-vous que les égorgeurs n’attendent qu’un soulèvement de Paris, pour y déchaîner leur rage ? N’écoutez pas ces perfides conseils. Ce sont des ruses scélérates pour consommer votre perte. — Oui, toi, toi, qui excites ce peuple, toi qui te prétends un patriote, qui me dit que tu n’es pas un agent du despotisme, chargé de provoquer les bons citoyens, et de les livrer aux hordes de Versailles ? Qui es-tu ? D’où sors-tu ? Qui répond de toi ? Je ne te connais pas, moi.

GONCHON.

Je ne te connais pas non plus.

MARAT.

Si tu ne me connais pas, c’est que tu es un scélérat. Je suis connu partout où est la misère et la vertu. Je passe mes nuits à soigner les malades, mes jours à veiller sur le peuple. Je me nomme Marat.

GONCHON.

Je ne te connais pas.

MARAT.

Si tu ne me connais pas, tu me connaîtras bientôt, traître ! — Ô peuple crédule, peuple absurde, ouvre donc les yeux ! Sais-tu seulement où tu es ? Quoi ! C’est ici que tu te réunis pour préparer ta liberté ! Mais regarde, regarde ! C’est ici le repaire de tous les exploiteurs, de tous les désœuvrés, des banquiers escrocs, des voleurs, des prostituées, des mouchards déguisés, des suppôts de l’aristocratie !

Protestations et hurlements d’une partie de la foule, qui crie : À bas ! en montrant le poing.
DESMOULINS.

Bravo, Marat ! Bien touché !

LA CONTAT.

Qui est ce sale petit homme qui a de si beaux yeux ?

DESMOULINS.

Un médecin journaliste.

UNE AUTRE PARTIE DE LA FOULE.

Continuez ! Elle applaudit.

MARAT.

Que m’importent les clameurs de ces traîtres, ces complices de la famine et de la servitude ? Ils vous volent ce qui vous reste d’argent avec le jeu, de vigueur avec les filles, de bon sens avec l’eau-de-vie. — Idiots ! et vous venez vous mettre dans leurs mains, leur apporter vos secrets, vous livrer tout entiers ! Mais derrière chaque pilier, à chaque coin de café, à vos côtés, à votre table, un espion vous écoute, vous observe, note ce que vous dites, prépare votre perte. Fuyez cette sentine, vous qui voulez être libres ! Avant d’engager le suprême combat, commencez par faire le compte de vos forces. Où sont vos armes ? Vous n’en avez pas. Forgez des piques, fabriquez des fusils… Où sont vos amis ? Vous n’en avez pas. Votre voisin vous trompe. Celui qui vous donne la main, peut-être vous trahit. Vous-mêmes, êtes-vous sûrs de vous-mêmes ? Vous êtes en guerre la corruption, et vous êtes corrompus. — Huées du peuple. Vous protestez ? Si l’aristocratie vous offrait de l’or et de la ripaille, osez me jurer que vous ne deviendriez pas tous des aristocrates !… Vous ne m’imposerez pas silence. Vous entendrez la vérité. Vous êtes trop habitués aux flatteurs qui vous courtisent et vous trahissent. Vous êtes vains, vaniteux, frivoles ; vous n’avez ni force, ni caractère, ni vertu. Toute votre vigueur se dépense en discours. Vous êtes mous, incertains, sans volonté ; vous tremblez devant le bout d’un fusil…

LA FOULE.

Assez ! Assez !

MARAT.

Vous criez : Assez ! Et je le crie avec vous, je le crie plus fort que vous : Assez de vices, assez de sottises, assez de lâchetés ! Recueillez-vous, surveillez-vous, épurez-vous, retrempez vos âmes, ceignez nos reins ! — Ô mes concitoyens, je vous dis vos vérités un peu durement ; mais c’est que je vous aime !

LA CONTAT.

Regardez ! Il pleure maintenant.

MARAT.

On vous donne de l’opium. Moi, je verse de l’eau-forte dans vos blessures, et j’en verserai jusqu’à ce que vous ayez repris conscience de vos droits et de vos devoirs, jusqu’à ce que vous soyez libres, jusqu’à ce que vous soyez heureux. Oui, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, vous serez heureux, ou je ne serai plus !

Il finit, les joues couvertes de larmes, la voix coupée par ses sanglots.
LA CONTAT.

Ses joues ruissellent de larmes. Ah ! qu’il est drôle !

LE PEUPLE, moitié riant, moitié acclamant.

Voilà un ami du peuple ! Vive Marat !

Ils l’entourent, le soulèvent, le mettent sur leurs épaules, malgré qu’il se débatte, et ils le promènent quelques pas.
HULIN, remarquant une petite fille qui regarde Marat avec des yeux pleins de larmes.

Eh ! petite, qu’as-tu ? Tu pleures aussi ?

La petite ne détourne pas les yeux de Marat, que ses porteurs posent à terre. Elle court à lui.
LA PETITE JULIE, à Marat, joignant les mains.

Ne pleurez pas, ne pleurez pas !

MARAT, regardant la petite.

Qu’as-tu, petite fille ?

JULIE.

Ne soyez pas malheureux, je vous en prie !… Nous serons meilleurs, oui, je vous promets, nous ne serons plus lâches, nous ne mentirons plus, nous serons vertueux, je vous jure !…

La foule rit. Hulin fait signe à ses voisins de se taire, pour ne pas troubler la petite. Marat, qui s’est assis, change d’expression en l’écoutant. Sa figure s’éclaire. Il regarde l’enfant avec une grande douceur, et il lui prend les mains.
MARAT.

Pourquoi pleures-tu ?

JULIE.

Parce que vous pleurez.

MARAT.

Est-ce que tu me connais ?

JULIE.

Quand j’étais malade, vous m’avez soignée.

MARAT, l’attire doucement vers lui, la regarde dans les yeux, lui écarte les cheveux.

Oui, tu te nommes Julie. Ta mère est blanchisseuse. Tu as eu la rougeole, cet hiver. Tu avais peur. Tu criais dans ton lit que tu ne voulais pas mourir. Elle détourne la tête, il la serre contre sa poitrine, en souriant. N’aie pas honte. — Tu me comprends donc, toi ? Tu es avec moi ? Sais-tu seulement ce que je veux ?

JULIE.

Oui, je veux aussi…

Le reste de sa phrase se perd dans un balbutiement.
MARAT.

Qu’est-ce que tu veux ?

JULIE, relevant la tête et parlant avec une conviction qui fait sourire.

La liberté.

MARAT.

Pour quoi faire ?

JULIE.

Pour la donner.

MARAT.

À qui ?

JULIE.

Aux malheureux qui sont enfermés.

MARAT.

Où donc ?

JULIE.

Là-bas, dans la grande prison. Ceux qui sont seuls toujours, que tout le monde oublie.

La foule a changé d’attitude. Elle est devenue sérieuse, brusquement ; quelques-uns froncent le sourcil ; ils ne se regardent pas entre eux ; ils ont les yeux fixés à terre, se semblent parler seuls.
MARAT.

D’où sais-tu cela, petite ?

JULIE.

Je sais… On me l’a dit… J’y pense souvent, la nuit.

MARAT, lui caressant la tête.

Il faut dormir, la nuit.

JULIE, après un silence de quelques instants, prend avec vivacité la main de Marat.

Nous les délivrerons, n’est-ce pas ?

MARAT.

Comment ?

JULIE.

Il n’y a qu’à aller tous ensemble.

LA FOULE, riant.

Voilà ! Ce n’est pas plus difficile que cela !

La petite lève les yeux, voit le cercle de têtes curieuses, qui la regardent. Elle est intimidée, et se cache la figure dans un de ses bras, appuyé sur la table de Hulin.
LA CONTAT.

Est-elle gentille !

MARAT, la regarde.

Ô sainte vertu de l’enfance, pure étincelle de bonté, comme ta lumière repose ! Ah ! que le monde serait sombre sans les yeux des enfants !

Il va gravement vers l’enfant, lui prend la main qui pend le long du corps, et l’embrasse.
UNE FEMME DU PEUPLE, arrivant.

Julie !… Comment ! tu es ici ? — Que fait-elle au milieu de tout ce monde ?

DESMOULINS.

Elle haranguait la foule.

On rit.
LA MÈRE.

Mon Dieu ! Elle, si timide ! Qu’est-ce donc qui l’a prise ?

Elle va vers Julie ; mais dès qu’elle veut toucher la petite, celle-ci se sauve sans parler, avec une sauvagerie enfantine.
LA FOULE, riant et frappant des mains.

Sauve-toi, vermisseau !

On entend de grands cris au fond du jardin.
LA FOULE.

Venez donc ! Venez donc !

— Qu’est-ce qu’on voit ?

— On baigne une comtesse !

LA CONTAT.

On baigne une comtesse ?

LA FOULE.

Elle a injurié le peuple ; on la trempe dans le bassin.

LA CONTAT, au bras de Desmoulins, riant.

Courons vite ! Dieu ! que c’est amusant !

DESMOULINS.

Le premier spectacle de l’Europe !

LA CONTAT.

Insolent !… Et la Comédie !

Ils sortent en riant. Le peuple court au dehors. Marat et Hulin restent seuls au premier plan, l’un debout, l’autre assis à une table de café. — Une foule compacte occupe le fond de la scène, quelques-uns debout sur des chaises, regardant ce qui se passe dans le jardin. Des promeneurs continuent de circuler sous les galeries, au second plan.
MARAT, montrant le poing à la foule.

Histrions ! — Ce n’est pas la liberté qu’ils cherchent, c’est la comédie ! Dans un jour où leur vie à tous est en jeu, ils ne pensent qu’à se donner en spectacle les uns aux autres. J’ai assez de ce peuple. Ses soulèvements ne sont qu’un tissu de pantalonnades. Je ne veux plus les voir. Ah ! vivre enfermé dans une cave, muré aux bruits du dehors, afin que la bassesse du monde n’arrive plus jusqu’à moi !

Il s’assied, la tête dans ses mains.
HULIN, tranquillement assis, et fumant, regarde Marat avec un flegme ironique.

Allons, monsieur Marat, ne vous découragez pas. Cela n’en vaut pas la peine. Ce sont de grands enfants qui jouent. Vous les connaissez comme moi : il n’y a rien de sérieux dans tout cela. Pourquoi le prendre au tragique ?

MARAT, relevant la tête, et le fixant durement.

Qui es-tu, toi ?

HULIN.

Je suis de votre pays, de Neuchâtel en Suisse. Vous ne me remettez pas ? Moi, je vous connais bien. Je vous ai vu tout enfant, à Boudry.

MARAT.

Tu es Hulin, Augustin Hulin ?

HULIN.

Vous y êtes.

MARAT.

Que fais-tu ici ? Tu étais horloger à Genève.

HULIN.

J’étais tranquille, là-bas. Mais je comptais sans mon frère, un drôle, qui s’est lancé dans des spéculations, de louches entreprises, où il a engagé sa signature. Naturellement, il s’est avisé de mourir ensuite, laissant sa femme et un enfant de trois ans sans ressources. J’ai vendu ma boutique pour les tirer d’affaire ; et je suis venu à Paris, où je suis entré au service du marquis de Vintimille.

MARAT.

Je ne m’étonne plus de tes lâches paroles. Tu es un domestique.

HULIN.

Et quel mal y a-t-il ?

MARAT.

N’as-tu pas honte de servir un homme comme toi ?

HULIN.

Il n’y a aucune honte à cela. Nous servons tous, chacun à notre manière. N’êtes-vous pas médecin, monsieur Marat ? Vous passez vos journées à examiner des plaies, à les panser de votre mieux. Vous vous couchez fort tard, vous vous levez dans la nuit à l’appel de vos clients. N’est-ce point là servir ?

MARAT.

Je ne sers point un maître, je sers l’humanité. Mais toi, tu t’es fait le valet d’un homme corrompu, d’un misérable aristocrate.

HULIN.

Ce n’est pas parce qu’il est corrompu, qu’il n’a pas besoin de service. Vous ne demandez pas à ceux que vous soignez s’ils sont bons ou mauvais. Ce sont des hommes, c’est-à-dire de pauvres diables comme nous. Quand ils ont besoin d’un coup de main, il faut le leur donner sans marchander. Mon maître, comme tant d’autres, est atrophié par la richesse. Il ne peut se suffire à lui-même ; il lui faut cinquante bras pour le servir. Moi, j’ai trois fois plus de force qu’il ne m’en faut pour moi-même ; je ne sais à quoi l’employer. De temps en temps, j’ai envie de briser quelque chose pour me soulager. Puisque cet imbécile a besoin de ma force, je la lui vends. Nous sommes quittes. Je lui fais du bien, et à moi aussi.

MARAT.

Tu vends aussi ton âme libre, ta conscience.

HULIN.

Qui parle de cela ? Je défie bien qui que ce soit de me la prendre.

MARAT.

Tu te soumets pourtant. Tu ne dis point ta pensée.

HULIN.

Qu’ai-je besoin de la dire ? Je la connais. Bon pour ceux qui n’en sont point sûrs, de la crier aux vents ! Ce n’est pas pour les autres que je pense, c’est pour moi.

MARAT.

Rien n’est à toi de ce qui est en toi. Tu ne t’appartiens pas, tu es solidaire du monde. Tu lui dois ta force, ta volonté, ton intelligence, — si peu que tu en aies.

HULIN.

La volonté et l’intelligence ne sont pas une monnaie qui se donne. L’ouvrage qu’on fait pour les autres est de l’ouvrage mal fait. Je me suis fait libre. Qu’ils fassent comme moi !

MARAT.

Je reconnais bien là mes odieux compatriotes. Parce que la Nature leur a donné une taille de six pieds et des muscles de brute, ils se croient le droit de mépriser ceux qui sont faibles et malades. Et quand, après avoir travaillé leurs champs et rentré leurs récoltes, ils s’asseyent à leur porte, en suçant pendant des heures une pipe dont la dégoûtante fumée achève d’assoupir leur morne conscience, ils croient leur devoir accompli, et disent aux malheureux qui leur tendent la main : « Tu n’as qu’à faire comme moi. »

HULIN, tranquillement.

Vous me connaissez à merveille. C’est ainsi que je suis.

Il rit dans sa barbe.
HOCHE, arrivant. Il est en costume de caporal des gardes-françaises. Il porte des habits sur son bras. — À Marat.

Ne le crois donc pas, citoyen. Il se calomnie. Il ne voit pas une infortune sans lui tendre la main. L’autre semaine, il s’est mis à notre tête, pour délivrer nos camarades, les gardes-françaises, emprisonnés à l’Abbaye par les aristocrates.

HULIN, sans se retourner, lui tend la main par-dessus son épaule.

C’est toi. Hoche ? Qui te demande ton avis ? — Balivernes que tout cela ! Je le disais tout à l’heure : ma force me gêne parfois ; alors j’enfonce une porte, ou je démolis un mur. Parbleu ! quand je vois un homme se noyer, je lui tends aussi la main : cela ne se raisonne pas. Mais je ne suis pas à l’affût des gens qui se noient ; ni surtout, je ne vais pas les jeter à l’eau d’abord, comme ces faiseurs de révolutions, pour les sauver après.

MARAT.

Tu as honte du bien que tu fais. Je hais les fanfarons de vice. — Il lui tourne le dos. — À Hoche. Et toi, que portes-tu là, sur ton bras ?

HOCHE.

Des gilets que j’ai brodés, et que je tâche de vendre.

MARAT.

Belle tâche pour un soldat ! Tu couds des habits ?

HOCHE.

Cela vaut toujours autant que d’en découdre.

MARAT.

Tu ne rougis pas de voler leur métier aux femmes ? Et voilà ce dont tu t’occupes ! Tu penses à ton commerce, tu supputes tes gains, tu amasses des écus, quand Paris va s’écrouler dans le sang !

HOCHE, tranquille et un peu dédaigneux.

C’est bon, nous avons le temps. Chaque chose en son lieu.

MARAT.

Ton cœur est froid. Ton pouls bat lentement. Tu n’es pas un patriote. — À Hulin. Quant à toi, tu es plus coupable qu’un méchant homme. Ta nature était saine, ton instinct te portait au bien, et c’est volontairement que tu les pervertis. — Ô Liberté ! voilà tes défenseurs ! Indifférents à tes dangers, ils ne feront rien pour les combattre… Eh bien, moi, moi, quand je resterais seul, je ne t’abandonnerai pas, je veillerai sur ce peuple. Je le sauverai, malgré lui.

Il sort.
HULIN le regarde partir, en riant sous cape.

Un joyeux compère ! Il voit le monde en rose. — C’est un médecin de mon pays. On sent qu’il a l’habitude d’expédier les gens. Son métier ne lui suffisait plus ; afin d’aller plus vite en besogne, il s’est mis en tête de soigner l’humanité.

HOCHE, suivant des yeux Marat, avec un mélange de pitié et d’intérêt.

Un honnête homme. Les souffrances du monde résonnent trop fort en lui ; elles troublent son jugement. Il est malade de vertu.

HULIN.

D’où le connais-tu ?

HOCHE.

J’ai lu ses livres.

HULIN.

Tu as du temps à perdre. Où les as-tu trouvés ?

HOCHE.

Je les ai achetés avec le produit de ces gilets, qu’il me reprochait.

HULIN, le regardant.

Montre un peu. Qu’as-tu là ? tu t’es encore battu ?

HOCHE.

Ma foi, oui.

HULIN.

Sauvage ! Où as-tu attrapé cela ?

HOCHE.

Place Louis XV. Je passais. L’arrogance de ces Allemands, campés dans mon Paris, m’a porté sur les nerfs. Je n’ai pu m’empêcher d’aller leur rire au nez. Ils sont tombés sur moi, toute une bande. Le peuple m’a dégagé. Mais j’en ai toujours salé un ou deux, pour ma part.

HULIN.

Voilà une belle équipée ! Cela te coûtera cher.

HOCHE.

Bah ! — Rends-moi un service, Hulin. Lis-moi cette lettre.

HULIN.

Une lettre à qui ?

HOCHE.

Au Roi.

HULIN.

Au Roi ? Tu écris au Roi, toi ?

HOCHE.

Pourquoi n’écrirais-je pas au Roi ? Il est fils d’Adam comme moi. Si je puis lui donner un bon conseil, pourquoi me serait-il défendu de le lui donner, et à lui de le suivre ?

HULIN, gouailleur.

Et qu’est-ce que tu lui dis, au Roi ?

HOCHE.

Voilà : je lui dis de renvoyer ses troupes, de venir à Paris, seul, et de faire lui-même la Révolution.

Hulin rit bruyamment,
HOCHE, souriant.

Je le remercie de ton avis ; tes raisons sont excellentes, et même communicatives ; mais ce n’est pas ton avis que je te demande.

HULIN.

Que veux-tu donc ?

HOCHE, embarrassé.

C’est pour le style, vois-tu. L’orthographe… Je n’en suis pas très sûr.

HULIN.

Si tu crois qu’il va te lire !

HOCHE.

N’importe.

HULIN.

C’est bon, je t’arrangerai cela.

HOCHE.

Ah ! Hulin, que tu es heureux d’avoir eu de l’instruction ! Moi, j’ai beau travailler maintenant, je ne regagnerai jamais les années perdues.

HULIN

Naïf ! — Et tu comptes sur cette lettre ?

HOCHE, de bonne humeur.

À dire vrai, je n’y compte pas beaucoup. — Et pourtant, il serait facile à tous ces animaux qui gouvernent l’Europe, d’être grands à bon marché, simplement en appliquant à leur gouvernement le sens commun, le bon sens ordinaire ! Tant pis pour eux ! S’ils ne le font pas, on le fera sans eux.

HULIN.

Au lieu de réformer le monde, tu ferais mieux de chercher les moyens de te tirer d’affaire. Tu vas être dénoncé, tu l’es déjà sans doute. Sais-tu ce qui t’attend, à ta rentrée à la caserne ?

HOCHE.

Oui ; mais sais-tu ce qui attend la caserne, à ma rentrée ?

HULIN.

Quoi ?

HOCHE.

Tu verras.

HULIN.

Que médites-tu encore ? Tiens-toi tranquille un peu. Tu trouves qu’il n’y a pas assez de désordre déjà ?

HOCHE.

Quand l’ordre est l’injustice, le désordre est déjà un commencement de justice.

HULIN.

La justice ! La justice est de ne pas demander aux choses ce qu’elles ne peuvent pas donner. On ne refait pas le monde, il n’y a donc qu’à l’accepter. Pourquoi vouloir l’impossible ?

HOCHE.

Mon pauvre Hulin, sais-tu seulement tout ce qui est possible ?

HULIN.

Que veux-tu dire ?

HOCHE.

Que ce peuple fasse seulement ce qu’il peut faire, et tu verras si l’on ne refait pas le monde[2] !

HULIN.

Si tu aimes à te duper, je n’ai rien à dire, garde tes illusions.

HOCHE.

Arrache-les sans crainte, ne me ménage pas. Je déteste le mensonge avec soi-même, l’idéalisme poltron, qui se met un bandeau sur les yeux pour ne pas voir le mal. Je le regarde, et il ne me trouble pas. Je connais aussi bien que toi cette pauvre foule si peu sûre, qui croit ce qu’on lui dit, qui est la proie de ses passions, qui s’épouvante d’une ombre, qui oublie sa propre cause, et trahit ses amis.

HULIN.

Eh bien ?

HOCHE.

La flamme aussi est capricieuse, et tremble ; un souffle la tord, la fumée l’enveloppe. Elle brûle cependant, et monte vers le ciel.

HULIN.

Comparaison n’est pas raison. Regarde-moi ce ramassis de désœuvrés, de bavards, ce petit avocat brouillon, cette grande fille qui n’aime que crier, ces vieux enfants fanfarons et peureux !… Croire au peuple ! la bonne duperie ! Ne compte pas sur les autres : voilà ma règle dans la vie. Rends-leur service toutes les fois que tu peux, mais n’attends rien d’eux… J’ai une bonne tête et de bons poings. Voilà en quoi je crois : en moi.

HOCHE.

Tu es un solide compagnon ; mais il y a plus de force, plus de bon sens, plus même de sens moral dans cette masse obscure que dans un d’entre nous. Nous ne sommes rien sans le peuple. D’où me vient ce besoin de justice, cette émotion qui m’étreignait, enfant, et que je ne comprenais pas, quand nous arrivaient les nouvelles de l’Amérique soulevée contre les despotes anglais, l’ivresse qui me montait à la tête, il y a quinze jours, lorsque nos députés faisaient le serment de ne se séparer point, qu’ils n’eussent fait le monde libre ?

HULIN.

De toi, parbleu.

HOCHE.

Tu ne comprends pas. C’était une force qui dépassait mille fois la mienne. Elle faisait éclater ma poitrine. Et je l’ai sentie aussi chez d’autres, des ouvriers, des soldats comme moi. Tu n’es pas de ce peuple, tu ne sais pas lire en lui. Lui-même ne sait pas bien. La misère, l’ignorance, la faim, les soucis ne lui laissent ni le temps ni la force de se connaître. Il voit ; mais il croit qu’il rêve. Il sent gronder sa force ; mais il en doute, elle lui fait peur. Que ne pourrait-il, s’il savait ? Que ne fera-t-il, quand il saura ?

HULIN.

Et quelle pensée commune peut mener ce chaos ?

HOCHE.

La nécessité. Un moment vient où un geste suffit pour précipiter les mondes.

HULIN, lui frappe sur l’épaule.

Tu es un ambitieux. Tu rêves de dominer le peuple.

HOCHE.

Stupide colosse ! Voilà une belle ambition ! Tu me crois l’âme d’un caporal ? Il regarde son uniforme.

HULIN.

Tu fais le dégoûté ? Qu’as-tu donc ? Tu as l’air tout joyeux aujourd’hui. Es-tu promu sergent ?

HOCHE, hausse les épaules.

Il y a de la joie dans l’air.

HULIN.

Tu n’es pas difficile ! La famine. Le massacre imminent. Ton peuple sur le point d’être écrasé… Toi-même, que vas-tu faire ? Il le faudra marcher contre ce que tu aimes, ou te faire tuer avec lui.

HOCHE, sourit.

C’est bien.

HULIN.

Tu trouves cela bien ! Le tonnerre suspendu ; tout prêt à s’écrouler ?[3]

HOCHE.

Oui.

HULIN, le regarde.

Tu crois à ton étoile ?

HOCHE, secoue la tête en riant.

Mon étoile ? non, Hulin, je n’y crois pas. Les étoiles, cela est fait pour les fainéants, les aristocrates. Les pauvres garçons comme moi n’en ont pas. — Tu sais bien comment j’ai vécu jusqu’ici. J’ai eu la misère pour marraine. Orphelin en naissant, je n’ai jamais vu ma mère. Sans ma vieille tante, la marchande de légumes, j’eusse été élevé dans quelque hospice hypocrite, ou livré à mes mauvais instincts. Grâce à elle, j’ai connu la pauvreté laborieuse qui trempe l’âme. Grâce à elle, j’ai connu les vertus de ce peuple, que tu dédaignes, de la table d’un café. — Brave vieille, écrasée de fatigue, condamnée jusqu’au dernier jour à pousser, par tous les temps, sa petite voiture, avec ses doigts goutteux et le sifflement de sa poitrine asthmatique, qui l’obligeait à s’arrêter constamment pour souffler, — et sa bonne figure rouge et riante, — car avec tout cela, elle était gaie, Hulin ! Tu penses si j’ai eu hâte de trouver un emploi qui la déchargeât de moi ! J’ai commencé ma carrière comme palefrenier. Je deviendrais général, je n’aurais pas autant de joie que le jour où j’ai gagné mon pain pour la première fois. Bah ! Ce n’a pas été la plus mauvaise période de ma vie. Encore aujourd’hui, je ne pense pas à mon écurie, sans reconnaissance. J’y ai vécu de fameuses heures ! C’est là que j’ai lu Rousseau. J’avais ramassé dans le ruisseau des feuilles arrachées d’un volume (je les ai toujours, je ne m’en séparerai jamais). … Un dimanche, — les camarades étaient sortis, — seul, couché sur la paille, aux pieds de mes chevaux, je lus, … non, ce n’est pas lire, — j’entendis… Tout disparut. Par-dessus Versailles, le souffle de la Nature me frappa au visage. Je vis ma conscience divine. Je m’arrêtai, je ne pouvais plus lire ; j’entendais les coups de mon sang, accourant à l’assaut de mon cœur. Un fleuve coulait en moi. Je me levai, riant et pleurant à la fois. Je criais, j’étreignais l’air, j’embrassai mes chevaux ; j’aurais embrassé le monde. — Quand je pense, Hulin, que cet homme qui nous apporta tant de joie, a vécu malheureux, trahi par ses amis, bafoué par la sotte ironie, aigri par le chagrin, et se croyant haï de tous les hommes… je me sens honteux, comme si j’étais responsable de cette honte… Ah ! que n’ai-je été là, pour le défendre ! … Vois-tu, c’est en souvenir de lui que j’ai de la sympathie pour ce pauvre Marat, malgré ses égarements. Il souffre comme lui, comme tous ceux qui aiment trop l’ingrate espèce humaine. — Moi-même, je ne suis pas toujours aussi calme que j’en ai l’air. Enfermé depuis cinq ans dans le triste métier, où m’a fait tomber l’infâme supercherie des sergents recruteurs, je le fais de mon mieux, parce que, où qu’on soit, il y a du bien à faire, et les moyens de se faire grand. Mais tu peux croire que ce n’est pas d’un cœur impassible que je subis les hontes de cette vie, et l’odieux arbitraire, auquel je suis livré. … Bah ! Après tout ce que j’ai vu, on finit par se cuirasser contre le mal. En ce moment, je sors à peine du cachot où m’a fait jeter la calomnie d’un dénonciateur. J’y suis resté trois mois, pourrissant sur l’ordure. J’y serais mort, si j’étais capable de mourir : car la Nature prévoyante a cimenté mon corps, de façon à résister aux boulets de la Destinée. — Il y a cinq ans que je peine ; je suis encore caporal, et je n’ai aucun espoir de sortir de cette impasse ; car on nous défend jusqu’à la pensée de nous élever, un jour. — Voilà mon étoile, Hulin ! La vie m’est dure ; et elle me le sera toujours, je le sens bien. Je ne suis pas de ceux qui naissent avec la chance. N’importe ! Je ne mets pas ma confiance dans les étoiles filantes. Tout mon recours est en moi. Cela suffit. Le mal peut se déchaîner ; les victoires de l’injustice, les crimes de la force ne me trouveront pas, car la lumière est là, — il montre sa poitrine, et dans le cœur de mes frères, malheureux comme moi. Rien ne l’éteindra ; elle conquiert le monde, et ne se hâte point, ayant l’éternité. Je ne suis pas impatient. La victoire vient. — Tu as peur de l’orage ? C’est au milieu des tempêtes qu’éclate le feu du ciel. Gronde donc, tonnerre ! Brûle la nuit, Vérité !

HULIN.

Je ne crains pas l’orage. Tout ce que je t’ai dit, camarade, ne me rend pas plus timide. Je n’ai pas peur pour ma peau. Mais je n’y vois goutte. Si tu as de meilleurs yeux montre-moi le chemin. Partout où il y aura des coups de poing à donner, tu peux être sûr que je les donnerai juste et bien. Conduis-moi. Que faut-il faire ?

HOCHE.

Point de plan d’avance. Surveille l’événement ; et quand il sera là, empoigne sa crinière, et monte sur son dos. — En attendant, faire ce qu’on fait. … Vendons nos gilets.

La foule fait de nouveau irruption sur le théâtre, en s’annonçant par des rires et des cris. Un gamin de cinq à six ans est porté sur les épaules d’un grand diable de crocheteur. La Contat, Desmoulins, et la foule, les suivent en riant.
L’ENFANT, criant d’une voix aiguë.

À bas les aristos, aristocrocs, aristocrânes, aristocruches, les aristocrossés !

HULIN.

À quoi jouent-ils maintenant ? — Ah ! c’est leur grand passe-temps. Ils jugent les aristocrates.

LE CROCHETEUR.

Attention, la voix du Peuple ! À quoi condamnons-nous… Holà ! monsieur ! est-ce que tu ne m’entends pas, Léonidas ?… À quoi condamnons-nous d’Artois ?

L’ENFANT, de sa voix pointue.

Au carcan !

LE CROCHETEUR.

Et la Polignac ?

L’ENFANT.

À la fessée !

LE CROCHETEUR.

Et Condé ?

L’ENFANT.

À la potence !

LE CROCHETEUR.

Et la Reine ?

L’ENFANT.

Au b… !

La foule éclate de rire et acclame le petit, qui répète plus fort, tout gonflé de son succès. Le crocheteur continue son chemin avec lui.
LA CONTAT.

Ah ! le mignon ! Il est à croquer !

DESMOULINS.

Croquons le marmot ! Bravo, la terreur des aristos ! — Messieurs, le jeune Léonidas a oublié un de nos amis, M. de Vintimille, marquis de Castelnau.

HULIN, à Hoche.

Écoute, c’est de mon patron qu’on parle.

DESMOULINS.

Nous lui devons bien quelque chose. Le maréchal vient de le nommer à la garde de la Bastille, avec M. de Launey ; et il s’est engagé à ce qu’en moins de deux jours, nous allions demander grâce, pieds nus et la corde au cou. Je propose que l’un de nous fasse don de sa corde à cet ami du peuple.

LA FOULE.

Qu’on le brûle !… Il habite près d’ici… Qu’on brûle sa maison, ses meubles, sa femme, ses enfants !…

VINTIMILLE, paraissant au milieu de la foule, froid et ironique.

Messieurs…

LA CONTAT.

Ah ! mon Dieu !

HULIN.

Hoche ! — Il saisit Hoche par le bras.

HOCHE.

Qu’est-ce que tu as ?

HULIN.

C’est lui.

HOCHE.

Qui ?

HULIN.

Vintimille.

VINTIMILLE.

Messieurs, le tapissier de M. de Vintimille demande la parole.

LA FOULE.

La parole au tapissier !

VINTIMILLE.

Messieurs, vous avec bien raison de vouloir brûler ce méchant aristocrate, qui se rit de nous, qui vous méprise, et qui va répétant qu’il faut fouailler les chiens, quand ils montrent les dents. Brûlez, messieurs, brûlez, ne lui faites grâce de rien. Mais, s’il nous plaît, que les éclats d’une fureur si juste n’aillent point se retourner contre vous-mêmes, et confondre dans une même destruction votre bien et le sien. Tout d’abord, messieurs, est-il juste de ruiner à la fois M. de Vintimille et ceux qui le ruinent, j’entends ses créanciers ? Permettez que je demande grâce, au moins pour les meubles qui sont à moi, et dont ce fesse-mathieu ne m’a jamais rien payé.

LA FOULE.

Oui, oui, reprends tes meubles !

VINTIMILLE.

Le succès de ma requête m’encourage, messieurs, à vous en présenter une seconde pour l’architecte de l’hôtel. Pas plus que moi, il n’a réussi à voir la couleur des écus de M. de Vintimille ; et il vous prie de considérer que vous lui feriez un dommage très sensible, en brûlant un immeuble qui est le gage de sa créance.

LA FOULE.

Passe encore pour l’hôtel !

VINTIMILLE.

Quant à sa femme, messieurs, — pourquoi brûler ce qui vous appartient ? Sa femme est au public. La cour, la ville, le clergé, la roture, ont souvent apprécié ses grandes qualités. Esprit libéral, elle ne reconnaît point de privilèges ; les trois ordres sont égaux devant elle : elle réalise en elle l’union de la nation. Honorons une vertu si rare. Messieurs, grâce pour Madame.

DESMOULINS.

Grâce pour Notre Dame !

LA FOULE, riant.

Oui, oui, grâce pour la femme !

VINTIMILLE.

Enfin… Messieurs, j’abuse…

LA FOULE.

Non ! non !…

VINTIMILLE.

Enfin, messieurs, en livrant au bûcher les enfants de M. de Vintimille, ne frémiriez-vous point de faire concurrence à nos tragédiens ordinaires, et d’être infanticides sans le savoir ?

LA FOULE, se tord de rire.

Ha ! Ha ! Vivent les bâtards !

VINTIMILLE, changeant de ton à la fin de son discours.

Quant à lui, messieurs, pendez-le, taillez-le, brûlez-le : — et je vous y engage même : car si vous ne le brûlez point, lui qui vous brûlera.

Il descend de sa chaise, et disparaît dans la foule, qui rit, crie, et l’acclame.
LA CONTAT, va rapidement à Vintimille.

Partez vite ! Ils peuvent vous reconnaître.

VINTIMILLE.

Tiens, Contat, vous étiez là ? Que faites-vous en si sale compagnie ?

LA CONTAT.

Il ne faut pas se moquer des chiens, qu’on ne soit hors du village.

VINTIMILLE.

Peuh ! tout chien qui aboie ne mord pas… Venez.

LA CONTAT.

Plus tard.

VINTIMILLE.

Rendez-vous à la Bastille.

LA CONTAT.

À la Bastille, soit.

Il sort.
HOCHE.

La canaille ! quelle effronterie !

HULIN.

Un mélange de courage et d’ignominie.

HOCHE.

Cela se voit souvent chez nos chefs.

HULIN.

Celui-là a fait sa fortune en épousant une des catins de l’ancien roi ; et le même homme fit des prouesses à Crefeld et à Rosbach.

UNE VIEILLE MARCHANDE.

Mes enfants, qu’est-ce que vous avez donc à parler toujours de brûler, et de pendre, et de tout saccager ? À quoi ça vous avancera-t-il ? Je sais bien que vous n’en ferez rien. Mais alors, pourquoi le dire ? Croyez-vous que ça rendra votre soupe meilleure, d’y faire cuire quelques aristocrates ? Ils s’en iront avec leur argent, et nous serons encore plus malheureux que devant. Voyez-vous, il faut accepter les choses comme elles sont, et ne pas croire aux menteurs qui prétendent qu’on peut les changer avec des cris. Voulez-vous que je vous dise ? Nous perdons notre temps ici. Il ne se passera rien. Il ne peut rien se passer. On vous menace de la famine, de la guerre, de toute l’Apocalypse. Tout ça, ce sont des inventions de journaux qui n’ont rien à dire, d’agents provocateurs. Il y a un malentendu avec le roi. Mais ça s’arrangera, si nous allons chacun tranquillement à notre besogne. Nous avons un bon roi ; il nous a promis de nous garder notre bon monsieur Necker, qui nous donnera une bonne Constitution. Pourquoi ne pas y croire ? Est-ce que ça n’est pas le bon sens même ? Pourquoi voulez-vous que ça ne soit pas le bon sens qui ait raison ? Moi, j’y crois ; j’ai été aussi badaude que vous ; j’ai perdu quatre heures ici ; je m’en vas vendre mes navets.

LA FOULE, murmure approbatif.

Elle a raison. — Tu as raison, la mère. Allons-nous-en chez nous.

HULIN.

Que dis-tu de cela ?

HOCHE, souriant.

Elle me rappelle ma vieille tante. Elle parlait toujours de patience, au moment où elle allait me calotter.

HULIN.

Ce qu’elle dit me semble fort raisonnable.

HOCHE.

Je ne demanderais pas mieux que d’y croire ; je trouve si naturel que la raison remporte, que, si je m’écoutais, je m’en remettrais à mes ennemis mêmes de la faire triompher. Mais j’ai été trop de fois désabusé par l’expérience ; j’ouvre les yeux, et je vois Gonchon et ses commis, qui s’empressent à fermer leurs boutiques. Ils ne font rien sans motif. J’ai grand peur que ce brusque apaisement ne soit que l’accalmie qui précède l’orage. Personne n’y croit au fond. Ils sont tous restés, même la vieille. Ils essaient de se faire illusion : mais ils ne peuvent pas. Ils ont la fièvre. Écoute ce bruit de foule. Elle ne crie plus, elle chuchote… Un frémissement d’arbre… Le petit vent avant la pluie… — Il saisit la main de Hulin. Et tiens !… Attention ! Hulin… Voici ! Voici !…

Une clameur confuse monte du fond du jardin, et éclate comme le tonnerre.
UN HOMME, hors d’haleine, sans chapeau, les vêtements en désordre, se précipite sur la scène, en criant d’une voix terrifiée.

Necker est exilé !

LA FOULE, saisie, se ruant sur l’homme.

Quoi ? quoi ?… Necker !… Ce n’est pas vrai !

L’HOMME, criant.

Necker est banni ! Il est parti, parti !

LA FOULE, hurle.

À mort ! — C’est un agent de Versailles ! À mort !

L’HOMME, épouvanté, se débattant.

Que faites-vous ? — Mais vous n’avez pas compris ! — Je vous dis que Necker…

LA FOULE.

Au bassin, le mouchard ! Noyez-le !

L’HOMME, hurlant.

À moi !

HOCHE.

Sauvons-le, Hulin !

HULIN.

Il faudrait en assommer vingt, pour en sauver un.

Ils tâchent en vain de se frayer un passage à travers la foule, qui emporte le malheureux. — Robespierre surgit sur une table, et fait signe qu’il veut parler.
HOCHE.

Ce petit homme étriqué, qui essaie de parler…

DESMOULINS.

C’est Robespierre, le député d’Arras.

HOCHE.

Crie, Hulin ! fais-les taire !

HULIN.

Écoutez ! Écoutez le citoyen Robespierre !

Robespierre tremble d’abord ; on ne l’entend pas au milieu du bruit ; on crie : « Plus haut ! »
DESMOULINS.

Parle, Robespierre.

HULIN.

N’ayez pas peur.

Robespierre le regarde avec un sourire timide et méprisant.
DESMOULINS.

Il n’est pas habitué à parler.

HOCHE.

Faites silence, camarades !

ROBESPIERRE, se contraint au calme.

Citoyens, je suis député du Tiers. Je viens de Versailles. Cet homme dit vrai : Necker est renvoyé. Le pouvoir est aux mains des ennemis de la nation. De Broglie, Breteuil, Foulon : le Carnage, le Vol, la Famine, sont ministres aujourd’hui. C’est la guerre. Je viens m’enfermer avec vous, pour partager votre sort.

LE PEUPLE, épouvanté.

Nous sommes perdus !

DESMOULINS.

Que faut-il faire ?

ROBESPIERRE.

Sachons mourir.

HOCHE, haussant les épaules.

Avocat !

HULIN.

Parlez-leur, citoyen député.

ROBESPIERRE.

À quoi bon les discours ? Que chacun interroge sa conscience !

HOCHE.

Ils s’affolent. Si on ne les fait pas agir sur le champ, ils sont perdus.

Robespierre sort de sa poche des feuilles manuscrites et des épreuves d’imprimerie.
HULIN.

Que va-t-il lire ?… Laissez donc vos écritures ! Comme si le moindre mot généreux n’avait pas mille fois plus de pouvoir que toutes vos paperasses !

ROBESPIERRE déplie les papiers, et lit de sa voix froide, faible, et tranchante :

« Déclaration des Droits ».

HOCHE.

Écoutez !

ROBESPIERRE.

« Déclaration des Droits, proposée dans la séance d’hier, samedi, onze juillet, à l’Assemblée nationale :

« L’Assemblée Nationale proclame, à la face de l’Univers, et sous les yeux de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen :

« La Nature a fait les hommes libres et égaux…

Tonnerre d’applaudissements qui couvre la fin de la phrase.

« Tout homme naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles : la liberté de ses pensées, le soin de son honneur et de sa vie, l’entière propriété de sa personne, la recherche du bonheur, et la résistance à l’oppression. »

Les acclamations redoublent.
HOCHE, tirant son sabre.

La résistance à l’oppression !

On l’imite ; en un instant, la foule se hérisse d’armes.
ROBESPIERRE.

« Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé. »

GONCHON.

Est-ce qu’ils vont continuer longtemps ? Il faut les éloigner d’ici. Si l’armée vient, qu’ils aillent se faire tuer ailleurs ! — Il parle bas à ses gens.

ROBESPIERRE.

« La nation est souveraine… »

On entend une voix crier. — La foule frémit et écoute distraitement.
HOCHE.

Le coup de barre, Hulin ! Voici la tempête !

UNE VOIX, terrifiée, criant.

Ils viennent ! ils viennent ! la cavalerie !

UN DES GENS DE GONCHON, d’une voix aiguë.

Sauve qui peut !

Un instant de bousculade et de cris.
HULIN, sautant sur l’homme qui crie, et lui assénant, sur la tête un coup de poing qui le fait taire, suffoqué.
Mille Dieux ! — Continuez !
Robespierre essaie de continuer ; mais sa voix s’étrangle et se perd, au milieu du tumulte de la foule.
Hoche s’élance sur la table à côté de Robespierre, qu’il domine de sa haute taille, lui arrache le papier, et lit, d’une voix ardente, dont les accents remuent aussitôt la foule.
HOCHE.

« La nation est souveraine, le gouvernement est son ouvrage…

« Quand le gouvernement viole les droits de la nation, l’insurrection de la nation est le plus saint des devoirs…

« Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des esclaves révoltés contre le Souverain de la terre, qui est le Genre Humain. »

Au milieu des acclamations, Desmoulins, les cheveux au vent, les yeux exaltés, saute sur la table d’où descend Hoche.
DESMOULINS.

Liberté ! Liberté !… Elle plane au-dessus de nos têtes. Elle m’emporte dans sa tempête sacrée. À la victoire ! Marchons dans le vent de ses ailes ! Le temps de la servitude passe… il est passé. Debout ! Retournons la foudre contre les misérables qui l’ont armée ! — Au Roi ! La foule crie : « Au roi ! » — Regardez-moi, espions, qui êtes ici cachés ! C’est moi. Camille Desmoulins, qui appelle Paris à la révolte ! Je ne crains rien : quoi qu’il arrive, on ne me prendra pas vivant. Il montre un pistolet qu’il a sorti de sa poitrine. Le seul malheur serait de voir la France redevenir esclave. Nous ne le verrons point. Elle sera libre avec nous, ou mourra avec nous. Oui, comme Virginius, nous la poignarderons de nos mains, plutôt que de la laisser violer par les tyrans… Frères, nous serons libres ! Nous le sommes déjà ! Aux Bastilles de pierre opposons la muraille de nos poitrines, forteresse inexpugnable de la Liberté ! — Regardez ! Le ciel s’ouvre, les dieux sont pour nous. Le soleil déchire les nuées. Un frisson de joie remue les feuilles des marronniers. Ô feuilles, qui frémissez de la fièvre d’un peuple qui s’éveille à la vie, soyez nos couleurs, notre signe de ralliement, notre promesse de victoire, feuilles, couleur d’espérance, couleur de la mer, couleur de la Nature jeune et libre ! — [Il arrache une petite branche.] In hoc signo vinces ! Liberté ! Liberté !

LE PEUPLE.

Liberté !

Ils se pressent autour de Desmoulins, l’étreignent et l’embrassent.
LA CONTAT, parant ses cheveux avec les feuilles d’arbre.

Ô jeune Liberté ! verdoie dans mes cheveux et fleuris dans mon cœur ! — Elle jette à poignées les feuilles autour d’elle. Amis, fleurissez-vous de la cocarde de l’été !

Le peuple arrache les feuilles et dépouille les arbres
LA VIEILLE MARCHANDE.

Au roi ! il l’a bien dit ! Il faut aller au roi ! — À Versailles, mes enfants !

HULIN, montrant la vieille et la Contat.

Les voilà plus enragées que les autres !

HOCHE.

Nous aurons du mal à les arrêter maintenant.

LE PEUPLE.

Au Champ de Mars ! — Au devant des Versaillais ! Nous allons leur montrer de quel bois on se chauffe ! — Misérables ! ils pensaient étouffer en silence le peuple de Paris !

LA VIEILLE.

J’aurai leur poil. Je leur ferai la barbe, à ces brigands d’Allemands !

DESMOULINS.

Ils ont banni notre Necker. — Et nous, nous les bannissons ! Nous voulons que Necker reste. Et nous allons montrer au monde notre volonté.

LE PEUPLE.

Une procession en l’honneur de Necker ! — Son portrait est ici, chez Curtius, dans le cabinet des figures de cire. — Promenons-le en triomphe ! — Le magasin est fermé ! — Enfonçons la boutique !

GONCHON, à ses gens.

Attention ! Profitons de l’occasion !

UN DES GENS DE GONCHON.

Monsieur Gonchon ! Ils dévalisent tout !

GONCHON.

Laisse-les faire, fais comme eux.

LE MARCHAND.

Mais ils vont entrer chez nous !

GONCHON.

Contre le tonnerre ne pète !

Il entre dans la boutique à la suite du peuple, et crie comme les autres. Le reste de la foule court de tous côtés ; et en quelques moments, on voit surgir partout des bâtons, des épées, des pistolets, des haches.
LE PEUPLE.

Du recueillement, camarades ! point de désordre ! — Holà, gamin ! à l’école ! On n’est pas ici pour rire ! — Il faut que ce soit solennel, lugubre ! Il faut apprendre aux tyrans la terreur sacrée de la nation.

Le buste de Necker sort de la boutique, porté triomphalement par le crocheteur athlétique, qui le serre contre sa poitrine. La foule se presse autour de lui.
LE PEUPLE.

Chapeaux bas ! Voici notre défenseur, notre père ! — Couvrez-le de crêpe ! La Patrie est en deuil !

Gonchon et ses gens sortent de la boutique, portant derrière les autres le buste du duc d’Orléans, et affectant les attitudes recueillies et exaltées des autres. Le peuple n’y prend pas garde.
HULIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

HOCHE.

C’est le patron de notre ami Gonchon, le citoyen d’Orléans.

HULIN.

Je m’en vais lui casser la tête, ainsi qu’à ceux qui le portent.

HOCHE, souriant.

Non, non, laisse-le. Il faut toujours laisser se compromettre les gens.

HULIN.

Tu ne le connais donc pas ?

HOCHE.

Un Orléans ? Qui en connaît un, les connaît tous. Un gamin vicieux, qui s’accroche aux jupes de la Liberté, et tâche de fourrer sa main dessous. Il veut se faire gifler. Il le sera. Laisse-le faire.

HULIN.

Mais s’il veut escamoter la Liberté ?

HOCHE.

Cet avorton ? Qu’il prenne garde seulement qu’elle ne lui escamote la tête !

Gonchon et ses gens couvrent d’un crêpe le buste de d’Orléans, à l’imitation des porteurs de Necker. Un cortège s’organise avec un ordre bizarre et solennel. Silence imposant. — Tout à coup, la vieille marchande arrive en battant du tambour. Une clameur formidable s’élève.
LE PEUPLE.

En avant !

Le cortège s’ébranle. D’abord, la vieille au tambour. Puis le buste de Necker, que le crocheteur a posé sur sa tête. Il est entouré d’hommes du peuple avec des bâtons et des haches, — de jeunes élégants vêtus de soie rayée, parés de montres et de bijoux, et armés de gourdins ou d’épées, — de gardes françaises, le sabre nu, — de femmes, au premier rang desquelles vient la Contat, au bras de Desmoulins. — Puis, Gonchon, portant le buste du duc d’Orléans, entouré des marchands du Palais-Royal. — Puis la foule. — Grand silence bourdonnant et solennel, d’où s’élèvent, de distance en distance, des acclamations qui parcourent tout le cortège en même temps, comme des frissons, et se taisent en même temps.
HOCHE, montrant le peuple à Hulin.

Eh bien, Hulin, es-tu convaincu maintenant ?

HULIN.

C’est absurde… Cette foule en désordre, qui va attaquer une armée… Ils vont se faire massacrer. Cela ne rime à rien. — Il suit la foule.

HOCHE.

Où vas-tu ?

HULIN.

Avec eux, naturellement.

HOCHE.

Vieux camarade, ton instinct est meilleur que ta tête.

HULIN.

Voyons, tu comprends cela, toi ? Tu sais où va ce peuple d’aveugles ?

HOCHE.

Ne t’inquiète pas de comprendre. Il sait, il voit pour toi.

HULIN.

Qui ?

HOCHE.

L’Aveugle

Roulement lugubre du tambour qui s’éloigne. Le peuple défile lentement. — Silence.
  1. C’était une enceinte couronnée d’une terrasse, et revêtue de treillages, qui formait alors comme un bosquet fleuri, au milieu du jardin.
  2. Pour la représentation, passer à la réplique de Hulin, page 38 : « Tu es un ambitieux. Tu rêves de dominer le peuple. »
  3. Pour la représentation, passer à la fin du récit de Hoche, page 41 : « C’est au milieu des tempêtes, qu’éclate le feu du ciel. »