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Le Quirinal et le Vatican depuis 1878/03

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Le Quirinal et le Vatican depuis 1878
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 121-161).
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LE
VATICAN ET LE QUIRINAL
DEPUIS 1878

III.[1]
LE PAPE LÉON XIII ET LA RÉCONCILIATION DE L’ITALIE ET DU SAINT-SIÈGE.


I

Entre toutes les solutions de la question romaine (ou mieux de la question pontificale), il en est une que nous devons d’abord écarter parce qu’il nous semblerait peu digne de nos lecteurs de nous y arrêter. C’est la restauration du pouvoir temporel des papes, de l’ancienne monarchie pontificale, sous quelque forme et dans quelques limites que ce soit. Il est permis d’en regretter la chute, d’en montrer la raison d’être et les avantages dans le passé ; il n’est pas sérieux d’en discuter le rétablissement. Ceux qui s’obstinent à l’espérer se placent en dehors des prévisions humaines et du cours naturel des faits. Ce ne sont plus des politiques, mais des mystiques qui, les yeux fixés au ciel, attendent que les anges d’Héliodore descendent chasser les profanateurs du temple. Un sceptique dira que tout arrive, que tout ce qui a vécu peut revivre. Erreur ! il y a des choses mortes qui ne renaissent ni ne ressuscitent. Le pouvoir temporel des papes, il est vrai, a dans ce siècle même été par deux fois rétabli, mais il n’a été relevé que pour tomber de nouveau ; et, si par impossible, il l’était encore, ce serait encore pour s’écrouler à brève échéance. Le plus difficile, en effet, — et c’est là ce qui en est la condamnation irrévocable, — ce ne serait pas tant de restaurer la royauté pontificale que de la faire durer. Lorsqu’elle a été définitivement renversée, en 1870, elle survivait déjà, depuis plusieurs générations, à l’ordre de choses dont elle était sortie, à l’état social et politique dont elle était la conséquence et la plus haute consécration. Dans le monde issu de la révolution, elle n’était plus qu’un archaïsme politique, un anachronisme anormal, un témoin isolé d’un âge écoulé, une vénérable antiquité artificiellement conservée par la piété des uns et les calculs des autres.

Que, dans les transports contagieux de l’enthousiasme, des pèlerins, exaltés par la foi et éblouis par l’inamissible majesté du pontife romain, aillent, sous les voûtes des Loges de Raphaël ou sous la ronde coupole de Saint-Pierre, crier : « Vive le pape roi ! » presque autant vaudrait monter sur les gradins vides du Colisée ou sur les arcades écroulées du Palatin, ou bien descendre, au pied du Capitole défiguré, sur les dalles usées du forum, pour jeter aux ruines de la Rome impériale, le cri de : « Vive César ! vive le très puissant et très clément Auguste ! » L’époque, l’âge historique des pontifes rois est aussi irrévocablement passé que l’ère des empereurs grands-pontifes. La séparation des deux pouvoirs, la disjonction de la crosse et de l’épée, si ardemment appelée de Dante, est partout effectuée. La royauté pontificale, jadis escortée en Europe d’un nombreux cortège de souverainetés de même ordre, n’est pas plus aisée à relever que les vieilles principautés ecclésiastiques qui, durant des siècles, lui ont servi de satellites. Au milieu de nos états laïques modernes, il ne reste guère plus de place pour un pape monarque temporel, que pour les électeurs souverains, de Cologne ou de Mayence, pour les princes évêques de liège ou de Salzbourg, ou les abbés casqués et cuirassés du moyen âge. La royauté terrestre des papes est enterrée, avec Pie IX, dans la confession de Saint-Laurent hors les murs, entre les vénérables reliques des basiliques constantiniennes, et elle n’en ressuscitera pas plus que son ancien rival, le saint-empire romain.

Une erreur, partout commune, c’est de ne voir, à la destruction de la royauté papale, d’autres raison que l’unité de l’Italie et la révolution de 1860. Penser ainsi, c’est s’arrêter aux causes secondes et immédiates, sans remonter à la cause première et aux lois générales de l’histoire. Le grand coupable de la spoliation de la chaire romaine, ce n’est ni Victor-Emmanuel, ni Cavour, ni Garibaldi, c’est l’esprit moderne, l’esprit dont est imbue toute la société contemporaine, et la France avant l’Italie. La vérité, c’est que la durée de la monarchie romaine était inconciliable avec la sécularisation des états, ailleurs partout achevée dès les premières années du siècle. Le trône temporel du successeur de Pierre eût été établi en France, en Allemagne, en Espagne, qu’il eût été renversé de même, un peu plus tôt seulement. Les trois millions de sujets du pape eussent habité une île, la dévote Sicile ou la catholique Irlande ; ils eussent été enfermés au cœur de montagnes escarpées, ou emprisonnés dans une oasis ceinte des sables du désert que, pour les maintenir sous la souveraineté pontificale, il eût fallu soustraire le patrimoine de l’église aux vents du dehors et arrêter à ses frontières les idées qui soufflaient sur le monde. L’Italie nouvelle serait détruite, elle verrait dissoudre son unité, qui, pour être plus récente que celle de la France, n’est ni moins naturelle, ni guère moins solide, que la monarchie pontificale, relevée sur les débris de la royauté unitaire, s’effondrerait bientôt sous son propre poids. Pour tenir debout, il faudrait qu’elle fût constamment étayée d’appuis étrangers, de contreforts et d’arcs-boutans du dehors, et où en trouver d’assez solides ou d’assez sûrs pour s’y fier ?

Au Vatican même, on ne saurait guère se faire illusion là-dessus. On y spécule sur les faiblesses de la politique italienne, sur les difficultés de la monarchie ; on y spécule sur l’appui éventuel des puissances, sur la possibilité même d’une sorte de coalition morale en faveur de la papauté ; mais, parmi les plus optimistes, bien peu oseraient se promettre de toutes ces combinaisons une véritable restauration de l’ancienne monarchie pontificale, même restreinte aux murs de Rome. Sur quelle puissance, en effet, compter pour la rétablir, pour la maintenir ? Laquelle serait assez désintéressée pour tenter une pareille aventure, et assez présomptueuse pour s’en croire capable ? Sans la longue domination de l’Autriche aux plaines du Pô, sans le besoin de ne pas lui abandonner toute la péninsule, la France elle-même, en 1848, n’eût probablement pas assumé une aussi lourde mission. Qui se porterait aujourd’hui héritier de Mentena ? Le dernier prince qui ait pu se croire une telle vocation gît enseveli à Goritz dans le drapeau de Louis XIV. Ce qu’une puissance isolée n’oserait raisonnablement rêver, plusieurs états réunis ne le pourraient-ils entreprendre ? Ce serait là, à notre sens, une autre illusion. Aucun syndicat européen ne saurait se charger à perpétuité d’une telle besogne. Les puissances sont trop divisées pour s’unir aisément dans une campagne effective en faveur du pape, et la plupart des états ont trop à compter chez eux avec les défiances de la démocratie pour s’engager dans une sorte de croisade au profit de la chaire romaine. Est-ce à dire que la politique du Vatican, depuis l’avènement de Léon XIII, la politique qui, pour fortifier le saint-siège vis-à-vis de l’Italie, semble vouloir s’appuyer et pour ainsi dire s’adosser aux puissances, repose sur une illusion ou un faux calcul ? Non assurément ; les dernières années, les dernières semaines surtout en ont montré l’habileté. Léon XIII, dès le premier jour de son pontificat, a prévu que les monarchies en guerre avec l’église se lasseraient bientôt d’un conflit qui ne pouvait profiter qu’aux influences révolutionnaires. Il a prévu que, hétérodoxes ou catholiques, les plus grands états du continent sentiraient tôt ou tard le besoin de réunir toutes les forces conservatrices et que, dans cet effort pour relever en Europe le principe d’autorité, les puissans de ce monde ne sauraient faire fi du saint-siège. La brusque évolution du prince de Bismarck a été une justification éclatante des calculs du Vatican. Dans ses relations avec les cours impériales, le saint-siège a puisé une force nouvelle vis-à-vis de l’Italie ; mais s’ensuit-il que la chaire romaine puisse compter sur les monarchies européennes pour lui restituer quelques lambeaux de son ancienne royauté temporelle ? Rien ne permet de le penser. L’Allemagne de M. de Bismarck, que certains catholiques regardent déjà comme le futur instrument de la Providence, est peu faite pour un pareil rôle. Il est difficile de découvrir, dans l’hérétique chancelier, revenu du Culturkampf, l’étoffe d’un Pépin ou d’un Charlemagne. S’il se plaît à faire des avances au saint-siège, à envoyer l’héritier du nouveau trône germanique lui rendre hommage, M. de Bismarck a soin de flatter en même temps l’amour-propre de l’Italie et de son roi. Dans l’espèce de sainte alliance qu’il semble rêver de reconstituer, la maison de Savoie a sa place non moins que la papauté. Si, parmi les projets qu’agite son remuant génie, figure la réconciliation de l’Italie et du saint-siège, il est peu probable que, pour y gagner le Vatican, M. de Bismarck aille engager sa nouvelle alliée à se décapiter elle-même. Ce que le saint-siège peut attendre de l’Allemagne et de l’Europe, ce n’est pas une restauration chimérique, mais un concours moral, un arbitrage bienveillant, de bons offices vis-à-vis de l’Italie. Leur appui moral, l’aide même de leur diplomatie, les cabinets ne sauraient dans leur propre intérêt le lui refuser, le jour où, infidèle à ses engagemens, l’Italie disputerait au pontife les libertés nécessaires à son indépendance spirituelle. Déjà, nous l’avons dit, la plus effective des sûretés dont jouisse le Vatican, ce sont les ambassades accréditées près du saint-père : elles lui servent en quelque sorte de garantie internationale et renforcent singulièrement les garanties italiennes.

Quant à une action à main armée, à une expédition militaire telle que, du pape Etienne II à Pie IX, le saint-siège en a si souvent provoqué, les interprètes les plus autorisés de la cour romaine protestent qu’elle n’en a même pas la pensée. Ils répudient patriotiquement la politique qui appelait « les barbares » en Italie et faisait descendre des Alpes les lourds « troupeaux » de Francs ou de Germains[2]. Et cela, ils le font assurément de bonne foi, reconnaissant spontanément que compter sur une intervention armée du dehors est une illusion et que, dans l’état actuel de l’Europe, une occupation étrangère permanente n’est plus possible[3] ; sentant en outre que la chaire romaine est la première intéressée à ne pas blesser mortellement le sentiment national du noble pays qu’elle habite. Dans leur crainte de compromettre la cause pontificale en la rendant suspecte aux Italiens, les plus politiques des membres du clergé vont même jusqu’à repousser l’intervention diplomatique aussi bien que l’intervention militaire de l’étranger[4].

On n’en est pas encore là au Vatican. L’on n’y a pas renoncé à l’espérance de voir les gouvernemens, entraînés par l’instinct de la conservation et le besoin de mettre un frein au radicalisme, chercher de concert à asseoir d’une manière plus certaine la situation du pontife, à lui assurer des garanties plus larges et plus solides que les guarentigie de 1871. On compte sur la diplomatie pour peser sur l’Italie et obtenir au pape de meilleures conditions. Ce rêve est-il lui aussi une chimère ? Cela dépendra surtout, cela dépendra presque uniquement de l’Italie, de sa prudence, de la façon dont elle saura respecter les libertés du pape et montrer au monde qu’il est libre. S’imaginer que les puissances se désintéresseront jamais d’une question d’un caractère aussi général, qu’elles abdiqueront entièrement le droit d’y veiller, ce serait, en effet, de la part du Quirinal, une non moindre illusion que l’illusion des catholiques qui se représentent une intervention de la diplomatie comme certaine et prochaine. A nos yeux, la papauté doit plutôt compter sur les puissances pour consolider ou renforcer les garanties de 1871 que pour y substituer quelque combinaison nouvelle. Si, comme tout l’indique, le saint-siège refuse de laisser jeter un pont entre le Vatican et le Quirinal, s’il persiste à protester contre la loi des garanties, s’il prétend à tout prix modifier la situation que Léon XIII a déclarée intolérable, c’est moins au nord qu’au sud des Alpes, moins vers l’étranger qu’en Italie même qu’il doit porter ses regards et ses efforts. La solution, s’il peut y en avoir une, doit plutôt venir du dedans que du dehors. Aussi, laissant de côté les conciliateurs étrangers et cette sorte de deus ex machina de la diplomatie, dont la problématique intervention peut longtemps se faire attendre, préférons-nous examiner quelles chances de réparation peuvent s’offrir au saint-siège en Italie ; quelles sont pour lui les probabilités et les difficultés d’une réconciliation avec la nouvelle monarchie. Dans ce grave différend de la papauté et de l’Italie, dans cet interminable procès de la chaire romaine et d’un des peuples qui ont fait le plus d’honneur à l’église, le règlement le plus simple serait, comme en toute affaire litigieuse, une entente directe entre les deux parties. Reste à savoir si, après leurs longs débats, en dehors même de leurs griefs réciproques, une pareille entente est encore possible.


II

C’est en Italie, peut-on dire aux catholiques, qu’est le principe du mal, c’est là que doit être cherché le remède. C’est la révolution italienne qui a renversé l’antique maison royale des papes ; c’est dans le sol italien que les papes doivent creuser patiemment les fondations de la demeure qu’ils sont obligés de rebâtir. Là est encore le terrain le plus sûr et le moins périlleux. On paraît le sentir au Vatican. Léon XIII, tout le premier, sans rien négliger pour se ménager des appuis extérieurs, ne cesse de répéter que le saint siège n’est pas l’ennemi de l’Italie, qu’il en a toujours été l’honneur et le bienfaiteur[5]. On le sent encore davantage dans le clergé et parmi les fidèles de la péninsule, chez tous ceux qui souffrent de l’apparent conflit de leur sentiment national et de leur foi religieuse. Clercs et laïques, du père Curci et des conseillers de la résignation aux plus ardens fauteurs des revendications temporelles, se plaisent à rappeler qu’en aucun pays le peuple n’est demeuré aussi catholique, et, malgré ses démêlés avec elle, aussi attaché à la chaire romaine. De tous les états, c’est encore, dit-on, l’Italie qui accorde à l’église le plus de liberté réelle ; c’est le pays le plus sévèrement traité par la papauté qui serait le plus généreux pour le saint-siège, à condition qu’on ne lui demandât plus de se suicider ou de se mutiler lui-même.

Une chose hors de doute, c’est qu’en aucun pays de l’Europe il n’y a autant d’hommes soucieux de la dignité du siège apostolique et désireux de le voir se réconcilier avec le gouvernement national. On ne saurait nier que tel soit le vœu de la grande majorité de la nation, quoique les déceptions des dernières années aient souvent diminué la foi ou lassé la patience de ceux qui rêvaient d’en être témoins. L’attitude même de Léon XIII, qui, sur ce point, a trompé beaucoup de naïves espérances, n’a pas laissé que de décourager les partisans de cette réconciliation tant invoquée. Si leur zèle est souvent refroidi et la réalisation de leur ancien songe renvoyée à l’obscur avenir, ils n’en restent pas moins nombreux, les uns guidés surtout par un sentiment religieux, les autres par des considérations politiques.

La question, en effet, n’intéresse pas moins la prévoyance des patriotes que la piété des fidèles. Quel événement plus heureux pour l’Italie qu’un rapprochement avec la papauté, à la condition, bien entendu, que son unité en sortît intacte ? Ce serait la consécration définitive de cette unité, l’apaisement de la conscience nationale, l’affermissement des institutions, l’unification morale après l’unification matérielle. L’avantage ne serait guère moindre au point de vue extérieur, au point de vue des relations internationales et de l’influence politique de la péninsule. Qui ne voit que la situation de l’Italie vis-à-vis des puissances en serait notablement simplifiée et améliorée ? Mais ce ne serait pas tout. Pour des yeux à longue vue, ce ne serait même peut-être que le petit côté de la question. Le rapprochement de l’Italie et du saint-siège pourrait, avec le temps, avoir pour elle de plus amples et plus lointains avantages. Une fois rentrée en grâce près de la curie romaine, la nouvelle Italie pourrait s’en faire une amie, un alliée, et, comme telle, utiliser à son profit une bonne part de l’influence et de la force morale que possède encore dans le monde la chaire romaine. Avec de la dextérité et du savoir-faire, ce qui ne leur a jamais manqué, en sachant accorder chez eux à l’église certains avantages, en en soutenant, au besoin, les intérêts au dehors, en profitant habilement des fautes d’autrui, en exploitant contre leurs rivaux les froissemens ou les justes ressentimens du Vatican, les Italiens acquerraient des titres à sa reconnaissance et pourraient faire avec lui un fructueux échange de bons procédés et de bons offices. Possédant chez elle le chef suprême de l’église, le pape et la majorité des cardinaux continuant à être Italiens, l’Italie, érigée en puissance de premier rang, n’aurait-elle pas de grandes chances de voir l’église romaine, devenue plus que jamais italienne, subir peu à peu son influence nationale ? Le Vatican et le catholicisme, avec leur immense clientèle, ne sauraient-ils, à la longue, se faire les auxiliaires, sinon les instrumens, du pays dont le pape serait l’hôte ?

Qu’on ne dise pas que ce sont là de vaines chimères, auxquelles ne saurait s’arrêter aucun esprit politique. De pareils songes seraient trop séduisans et trop naturels pour que l’Italie sût toujours s’en défendre. Une fois réconciliée avec le saint-siège, la maison de Savoie serait tôt ou tard tentée de s’en approprier, au moins eh partie, l’ascendant moral, tentée de réaliser à-son profit le vieux rêve de tant de potentats d’outre-monts, le rêve des Othon ou des Hohenstaufen, ambitionnant d’avoir un pape à eux, de Philippe II et de la maison d’Autriche, prétendant identifier les intérêts de l’église aux leurs, de Philippe le Bel et de Napoléon, essayant de transporter le saint-siège au bord du Rhône ou de la Seine. L’alliance de la papauté serait, pour l’Italie moderne, le seul moyen d’atteindre à ce fascinant primato auquel n’ont pas renoncé tous ses enfans, d’atteindre, en particulier, à cette suprématie sur la Méditerranée, à cette hégémonie de l’Orient que convoite pour elle plus d’un patriote.

Quelle autre alliance lui offrirait autant d’avantages avec moins de risques ? Quelle autre politique lui ouvrirait d’aussi vastes horizons ? Le principal obstacle à toute combinaison de ce genre, c’est précisément que l’Italie y trouverait trop son compte et en recueillerait trop de bénéfices pour que les appréhensions et les susceptibilités du saint-siège n’en fussent pas éveillées. Alors même qu’entre eux il n’y aurait pas incompatibilité de principes, une pareille alliance, une pareille intimité des deux adversaires d’aujourd’hui serait trop favorable à l’un pour que l’autre y consente jamais, ou y demeure longtemps fidèle. On voit ce que l’Italie y pourrait gagner, on voit moins ce que la papauté recevrait en échange. Il y aurait disproportion manifeste entre la protection ou la sécurité matérielle que l’Italie pourrait offrir au saint-siège, et l’autorité, l’ascendant moral que ce dernier devrait apporter à l’Italie. Bien plus, — et ce n’est pas le moindre empêchement à toute entente, à toute coopération de ce genre, — l’ascendant moral, dont la papauté semble libre de faire bénéficier l’Italie, ne survivrait pas longtemps à un tel usage. L’influence politique, l’autorité religieuse même du saint-siège y succomberaient. Le catholicisme, institution essentiellement cosmopolite, ne saurait longtemps résister à une telle épreuve. Toute apparence d’appropriation ou d’accaparement national de la tête de l’église amènerait à bref délai la révolte et la séparation des membres. C’est là un point sur lequel il convient d’insister, car il n’y a pas là seulement un obstacle à une alliance effective de la papauté et de l’Italie, mais, dans une certaine mesure, un obstacle à leur entente, à leur réconciliation, à tout rapprochement entre elles.

Des penseurs italiens, à l’exemple de Gioberti, ont pu voir dans l’église catholique et dans la chaire romaine l’héritière indirecte des Césars, un instrument de domination de l’Italie sur la chrétienté. Tout autre est le point de vue du saint-siège : il ne saurait sans se trahir lui-même laisser confisquer la papauté au profit de l’Italie. Ce serait là pour lui une sorte de suicide, une déchéance autrement grave que la perte de sa couronne temporelle. Toute alliance. de l’Italie et du siège apostolique semblerait, en dehors de la péninsule, l’asservissement de l’autorité spirituelle. Et, qu’on le remarque bien, le saint-siège ne doit pas seulement se garder de toute intimité, de tout connubio avec la nouvelle Italie, il est contraint de fuir toute apparence de complaisance et de dépendance vis-à-vis de l’état, dont sa résidence est devenue la capitale. Ce n’est qu’à ce prix que la papauté sera sûre de maintenir l’unité de l’église, d’échapper aux schismes nationaux dont certains penseurs ont fait la conséquence inévitable de la chute de la royauté pontificale[6].

Rien de plus erroné à cet égard que les appréhensions des politiques du Nord des Alpes ou les calculs des disciples de Gioberti (s’il en reste encore en Italie), quand ils croyaient que, une fois dépouillée de sa souveraineté temporelle, la chaire de Saint-Pierre tomberait bientôt sous la domination du gouvernement civil. Les événemens montrent déjà le contraire et ne cesseront de l’attester. Le fait de demeurer en Italie sur le territoire d’une royauté laïque, sous l’apparente sujétion d’un monarque national, oblige la papauté à fuir plus que jamais tout ce qui pourrait lui donner les dehors d’une institution nationale, dirigée par des vues et des intérêts nationaux. Plus les papes sembleront dans la dépendance matérielle de l’Italie, plus ils devront, par leurs actes ou leur langage, s’en montrer indépendans. Moins ils auront de force effective pour résister à la pression politique du souverain temporel de Rome, plus ils seront tenus de se montrer susceptibles à tout empiétement de sa part. Moins il leur restera de chances de recouvrer leur royauté temporelle, plus ils se sentiront désarmés vis-à-vis des nouveaux maîtres de la ville éternelle et plus les chefs de l’église auront à cœur de faire voir à tous qu’ils ne sont ni les serviteurs, ni les complaisans du pouvoir dont ils se proclament les captifs. Quelle est la plus répandue des objections populaires, quel est le plus commun des argumens politiques contre l’église et le clergé ? C’est qu’ils servent un pouvoir étranger. Combien plus fondé, combien plus redoutable serait ce banal reproche si, aux yeux des autres peuples, la papauté semblait liée à une grande monarchie !

Pour qui veut y réfléchir, loin d’être disposée à plus de condescendance vis-à-vis des maîtres du sol romain, la curie romaine sera toujours tenue à plus de fierté, à plus de défiance, à plus de froideur à leur égard. Les souvenirs de la royauté temporelle des papes seraient évanouis, toute espérance de la rétablir, sous une forme au sous une autre, serait abandonnée que cela ne suffirait pas pour rendre bienveillantes et faciles les relations du saint-siège et de la monarchie unitaire. Il resterait entre eux une autre cause de froissement, une autre barrière : le besoin pour la papauté, dépouillée de sa couronne terrestre, d’affirmer aux yeux de tous son indépendance morale, sa liberté d’action, sa souveraineté spirituelle, le besoin, en un mot, de ne pas sembler sacrifier le monde à la péninsule et orbem Urbi. Le pays où le saint-siège a sa résidence traditionnelle sera fatalement celui auquel les papes témoigneront d’habitude le moins de condescendance. Leur déchéance temporelle et leur faiblesse matérielle les obligeront à se montrer plus raides et plus exigeais. Dans la vie ordinaire, les personnes qui, par leur fortune ou leur position, semblent dépendre d’autrui, sont souvent les plus difficiles, les plus susceptibles ; elles sentent un continuel besoin de faire acte d’indépendance et de dignité. Ainsi, dans l’avenir, la papauté dépossédée vis-à-vis de ses vainqueurs de 1870. Un pontife interné dans le Vatican et captif apparent de l’Italie ne saurait concéder, à ceux qu’on pourrait prendre pour ses maîtres ou ses geôliers, ce qu’il accorderait librement à des étrangers sans prise matérielle sur lui.

Contrairement au rêve de Gioberti et de maints patriotes de 1848, la reconstitution de l’Italie en nation indépendante, l’unification de la péninsule, auront tôt ou tard pour conséquence l’affaiblissement de l’influence italienne et de l’élément italien dans l’église. C’est là, pour nous, un des résultats les plus certains de la chute de la royauté pontificale. En devenant ou en risquant de devenir sujette de l’état italien, la papauté se fera de moins en moins italienne ; elle ne restera romaine que dans le sens impérial et antique. Le saint-siège redeviendra plus universel, plus œcuménique, plus catholique au sens grec du mot. On commence déjà à s’en apercevoir. Déjà Léon XIII a nommé proportionnellement plus de cardinaux étrangers qu’aucun de ses prédécesseurs. La transformation sera lente, la papauté étant trop vieille, l’église vivant trop d’habitudes et de traditions pour ne pas répugner aux changemens brusques. L’évolution ne s’en effectuera pas moins ; elle serait déjà plus marquée si elle n’était retardée par les prétentions mêmes du Vatican, par ses espérances de restauration temporelle. L’élection d’un étranger au trône pontifical serait aujourd’hui interprétée comme un abandon des revendications du saint-siège. Quoi qu’il en soit, on peut prévoir le temps où le sacré-collège et les papes eux-mêmes cesseront d’être Italiens pour appartenir à toutes les nations. Ce qui depuis trois siècles, faisait toujours élire des Italiens, ce n’était pas uniquement que le pape était souverain de Rome, c’est que, vis-à-vis des grandes monarchies, l’Italie, l’état romain en particulier était en quelque sorte un terrain neutre » L’érection de la péninsule en grande puissance a enlevé aux prêtres et aux cardinaux italiens cet avantage. L’heure reviendra tôt ou tard où les conclaves ne répugneront plus à élire des « ultramontains, » sinon des Français, des Allemands, des Autrichiens, qui pourraient porter ombrage, du moins des prélats originaires des états neutres ou secondaires, des Belges, des Suisses, des Portugais, des Espagnols, ou encore des Irlandais ou des Américains, de façon qu’un jour le pape et ses principaux collaborateurs pourraient ne plus être par la naissance sujets de l’Italie.

Qu’ils demeurent ou non Italiens, les papes devront faire taire leurs préférences nationales. Un prêtre, un moine, un évêque, a le droit de garder sa nationalité et de rester citoyen, un pape ne l’a plus. Chez lui tout doit être absorbé par le caractère cosmopolite du souverain pontife. Quand il était prince italien (et c’est ce qui explique les incertitudes et les contradictions de Pie IX en 1848) le pape pouvait se trouver embarrassé entre ses devoirs de souverain temporel et son rôle de chef de l’église[7]. Aujourd’hui cette antinomie a cessé. Des deux personnages, longtemps confondus dans le pontife romain, il n’en reste qu’un, le chef religieux, et il ne saurait plus y avoir au Vatican d’autres intérêts que les intérêts catholiques. Le pape ne doit plus connaître d’autre patrie que l’église, servir d’autre gouvernement que le saint-siège. Agir autrement serait de sa part le moins pardonnable des népotismes ; avoir en vue d’autres avantages serait une sorte de trahison. Quelque affection qu’il lui garde au fond de son cœur, le saint-père est obligé d’appliquer à sa patrie terrestre la froide parole du Christ de Cana à sa mère : « Femme, qu’avons-nous de commun, vous et moi. »

C’est là une chose dont on ne semble pas toujours se rendre compte au sud des Alpes. En cas de transaction ou de pacification, ce serait le point de départ de graves malentendus et de nouveaux conflits. A Rome, à Florence, à Naples, on entend souvent parler comme si le pape était tenu de servir les intérêts italiens, ou d’avoir pour eux une considération particulière. On y entend formuler contre le saint-siège des griefs qui décèlent des illusions profondes. A peser les reproches, adressés en certaine occurrence par la presse italienne à un pape en guerre avec le Quirinal, on peut deviner les exigences qu’aurait la péninsule envers un pontife ami ou réconcilié.

Pour sortir des généralités, je citerai un exemple récent. Lorsqu’à la suite de l’occupation de Tunis par les Français, Léon XIII se permit de nommer vicaire apostolique l’archevêque d’Alger à la place de l’octogénaire M. Sutters, une grande partie de la presse italienne dénonça la conduite du saint-père comme antipatriotique et antinationale, lui reprochant de favoriser les ambitions françaises, comme si l’église n’avait pas avantage à voir flotter sur les ruines de Carthage et sur l’ancienne métropole de Saint-Cyprien le drapeau d’une nation catholique ! Lorsque, quelques mois plus tard, Léon XIII éleva au cardinalat le même M. Lavigerie, l’un des plus anciens évêques français, et, à tous égards, l’un des plus distingués, le fondateur des missions d’Afrique et l’homme de la chrétienté qui a le plus fait pour l’évangélisation du continent noir, les mêmes clameurs, les mêmes plaintes recommencèrent[8], comme si, pour le recrutement du sacré-collège, le pape devait consulter les sympathies italiennes, comme si en Afrique le pape n’avait droit de servir les intérêts de l’église qu’autant qu’ils sont d’accord avec les convenances de la péninsule ! Quel eût été, en semblable circonstance, le langage des feuilles de Rome ou de Florence, si le pape eût été officiellement en paix avec la monarchie de Savoie ? On voit par cet exemple à quelles épreuves seraient exposées les relations du saint-siège et de l’Italie, après une réconciliation, combien la curie romaine aurait peine à demeurer en de bons termes avec le gouvernement italien, sans aliéner l’une des premières libertés de l’église, celle du choix de ses hauts dignitaires. Les récriminations soulevées par une nomination ecclésiastique sur les côtes de Tunisie pourraient, en mainte occasion, se renouveler à Malte, au Tessin, à Trieste, à Trente, en Corse, en Albanie, en Syrie, en Égypte, sur toutes les plages de la Méditerranée et jusque sur la Mer-Rouge ou sur les océans, partout où la politique ou le commerce italien peuvent jamais se trouver en jeu[9].

La papauté ne saurait être ni italienne ni française, ni autrichienne, ni allemande, ni polonaise, ni hongroise. Elle ne peut avoir d’autre politique que celle de ses propres intérêts. L’égoïsme est-il permis à une nation, il l’est bien plus encore à une église, qui prétend tenir les clés du ciel. Si jamais le saint-siège semble par momens s’allier à une puissance, ce sera toujours dans un intérêt purement catholique, pour se venger ou se défendre des dédains ou des persécutions des autres états. Si jamais, par exemple, la chaire romaine tournait contre la France son influence séculaire en Orient ou en Afrique, ce ne serait pas pour complaire à l’Italie ou à l’Allemagne, ce serait que l’aveuglement de nos néo-jacobins l’aurait contrainte à répondre à leurs hostilités sur le continent par des représailles ailleurs. Le temps est loin où la cause de l’église pouvait se confondre avec celle d’un peuple ou d’une dynastie, comme il y a mille ans, avec celle des Francs et des premiers Carlovingiens. Il est interdit au Vatican de s’inféoder à aucune alliance temporelle, à aucune ligue monarchique ou autre, et encore moins à l’alliance italienne, parce que de toutes, ce serait la plus lourde.

Est-il besoin d’insister sur les difficultés et les périls que présenterait, pour le saint-siège, toute intimité, toute entente, tout accord avec la royauté italienne ? Ne vaut-il pas mieux nous demander si, dans un pareil rapprochement, le Vatican et l’autorité spirituelle seraient seuls à risquer une part de leur liberté d’action ? si le Quirinal et le pouvoir civil n’y seraient pas également exposés à perdre quelque chose de leur indépendance ? si, en un mot, la plupart des considérations, qui interdisent au Vatican toute intimité avec le Quirinal ne peuvent pas se retourner pour mettre le Quirinal en garde contre toute alliance avec le Vatican ? Devant les maximes traditionnelles de l’église, avec la façon dont le saint-siège entend la liberté dans le pays où il réside, on peut dire que l’amitié et le concours du pape ne coûteraient guère moins à la monarchie que le concours ou l’amitié de la royauté à la papauté. Si tout patriote doit désirer la pacification religieuse de l’Italie, il est difficile à un politique de souhaiter un accord en règle, et encore moins un traité d’alliance avec le saint-siège. En Italie, plus encore qu’ailleurs, sur la terre habitée par le vicaire du Christ, l’état sent qu’il ne saurait devenir l’allié de l’église qu’en obéissant à sa direction, qu’en s’en faisant peu à peu le serviteur et l’homme-lige. Or, si la papauté a son indépendance à garder vis-à-vis de l’Italie nouvelle, le gouvernement civil a, lui aussi, son indépendance à maintenir vis-à-vis de l’église et de la papauté. Si le souverain pontife doit éviter tout ce qui semblerait faire de lui le grand aumônier ou le chapelain du roi d’Italie, ce dernier n’a guère moins de raisons de fuir tout ce qui paraîtrait le rabaisser au rang de vicaire temporel ou de gonfalonier du pape. Pour l’état laïque, non moins que pour l’autorité ecclésiastique, toute apparence de dépendance, de connivence, de complaisance excessive serait une cause de faiblesse, serait un péril dont, pour garder leur ascendant, ils ont presque également à se défendre. Plus on y réfléchira, et plus, croyons-nous, l’on s’en convaincra. Quelle que soit leur bonne volonté réciproque, en dehors de leurs mutuels griefs, en dehors même de l’incompatibilité trop manifeste de leurs principes, l’église et l’état, en Italie, à Rome, dans leur capitale commune, se trouveront toujours trop exigeans l’un l’autre pour demeurer longtemps en bonne harmonie. Toute alliance, tout accord durable des deux adversaires semblant impossible et presque également pleins d’écueils pour tous deux, une simple réconciliation, la paix même entre eux, n’y perd-elle pas quelque chose de son prix ? La fin des hostilités entre le saint-siège et l’Italie n’en paraît-elle pas à la fois moins désirable et moins aisée, car, devant porter moins de fruits, elle imposera moins de sacrifices ?

En dehors de l’utopie d’une conciliation et d’un traité d’amitié des deux pouvoirs ennemis, il reste la possibilité d’amener entre eux, sinon une transaction, du moins une trêve, un désarmement réciproque, un modus vivendi laissant à chacun ses droits et prétentions. A cela doit se borner l’ambition des esprits pratiques de l’un et l’autre camps. Cette tâche, en apparence modeste, est encore singulièrement compliquée. Qui osera s’en charger, et par quelles voies y parvenir ? Dans un pays en possession des libertés politiques, le moyen le plus simple semble d’y intéresser la nation, de la convaincre des avantages qu’elle y trouverait, de constituer un parti capable d’y préparer, d’y amener le pays et le gouvernement. Comment, sous ce rapport, n’a-t-on pas fait davantage en Italie ? Pourquoi ne voit-on pas au Monte-Citorio de parti qui se soit attribué cette haute mission ?


III

Dans tous les états qui comptent un grand nombre de sujets catholiques se rencontrent aujourd’hui des partis politiques dont le but, plus ou moins avoué, est la défense des privilèges ou des libertés de l’église. Comment un pays dont la presque totalité des habitans sont catholiques, un pays qui possède dans son sein l’arbitre suprême de la foi, est-il presque le seul de l’Europe qui, parmi ses différens groupes ou fractions parlementaires, ne compte pas de parti catholique ou « clérical ? » Assurément ce ne sont pas les élémens, les matériaux sociaux dont se forme ailleurs un tel parti qui font défaut des Alpes à l’Etna. Ce qui leur manque, c’est un ciment pour les réunir, des mains pour les mettre en œuvre. Les classes et les intérêts où pourrait se recruter une droite catholique n’ont pas, depuis 1860 ou 1870, disparu du sol sur lequel ils ont si longtemps régné. Bien que diminués en nombre et en importance, bien que moins puissans qu’on ne l’imagine parfois à l’étranger, la péninsule possède encore les soldats et les cadres d’une droite cléricale ; il serait aisé de les former en troupes régulières pour les amener aux batailles rangées du parlement. Une telle armée ne manquerait assurément ni de chef, ni de mot d’ordre, ni d’étendard. En Italie, sous quelle autre bannière combattrait une droite catholique que sous les clés de Saint-Pierre ? Quel autre objectif aurait-elle que de défendre la liberté et la dignité du vicaire du Christ, que de lui faire une situation acceptable dans le nouveau royaume, que de travailler à le réconcilier avec l’Italie et à réconcilier l’Italie avec lui ?

La difficulté manifeste de cette tâche, pour les patriotes même qui la croient la plus urgente, est en réalité une des raisons qui ont entravé jusqu’ici la constitution d’un parti catholique, ou la descente de ce parti dans l’arène parlementaire. En tout pays libre, la première condition de succès pour un parti politique, c’est de ne pas froisser le sentiment national. Or, en Italie, les catholiques, les défenseurs de l’hôte auguste du Vatican ont, depuis 1860 et 1870, été fatalement suspects de mettre en danger l’indépendance et l’unité nationales, deux choses sur lesquelles l’immense majorité de la nation, les catholiques compris, est d’autant plus susceptible qu’elle en a été plus longtemps privée. Pour prendre une part ouverte aux luttes politiques, il fallait avant tout que les conservateurs catholiques eussent su rassurer à cet égard le sentiment public. Et comment le faire tant qu’au Vatican restaient vivantes des prétentions plus ou moins inconciliables avec l’unité de la péninsule ? alors que, dans la plupart des provinces, la communauté des regrets confondait les défenseurs de l’église avec les derniers débris des anciens partis absolutistes de Naples, de Toscane, des duchés ? Nulle part, il n’était plus difficile aux catholiques et, avec eux, aux simples conservateurs, aux esprits défians du libéralisme ou de la démocratie, d’arrêter un programme, d’adopter un cri de guerre et une plate-forme de combat. Ceux qui le tentaient ne risquaient rien moins qu’un désaveu des influences mêmes qu’ils prétendaient servir. Et, de fait, on a vu plus d’une fois les essais d’organisation ou d’intervention de catholiques sincères publiquement répudiés d’en haut.

Aussi les conservateurs, dans le sens donné ailleurs à ce mot, les partisans de la tradition et de l’autorité ont-ils, sous Léon XIII comme sous Pie IX, renoncé à toute action politique directe, à toute ingérence dans les luttes parlementaires. Ils ont, pour la plupart, émigré à l’intérieur, abandonnant la gestion des affaires publiques aux différens groupes issus de la révolution de 1860. Au début, beaucoup croyaient peu à la solidité de l’édifice si rapidement élevé sous leurs yeux ; mais l’œuvre hâtive de Victor-Emmanuel et de Cavour a duré. Les fils des anciens adversaires de la révolution unitaire s’y sont peu à peu ralliés. Presque tous acceptent les bases de l’Italie nouvelle ; ils en sont même fiers, et se montrent prêts à verser leur sang pour une monarchie que leurs pères raillaient avec incrédulité. Cette Italie, faite par la révolution, ils voudraient seulement la laver de ses souillures d’origine, la présenter au baptême de l’église, la faire bénir de la bouche qui l’a maudite au berceau ; mais, pour cela, il leur faut d’abord l’aveu de l’autorité à laquelle cette Italie nouvelle a coûté sa couronne, et cet aveu, le saint-siège l’a jusqu’ici refusé.

Sous Léon XIII, comme sous Pie IX, le Vatican, loin de rien attendre des armes légales, a tenu- systématiquement les catholiques en dehors des luttes politiques et du parlement. L’abstention lui paraissait la meilleure manière de protester contre un ordre de choses à la durée duquel il se refusait de croire. On a fait aux fidèles une sorte de cas de conscience de participer aux élections législatives. On leur a interdit l’entrée des assemblées, dont le serment au roi et au statut leur eût seul ouvert l’accès. Tout ce qu’ils pouvaient se permettre, c’était de prendre part aux affaires locales, aux humbles travaux des conseils provinciaux et municipaux. Lors de l’avènement de Léon XIII, on a pu croire que la fameuse maxime : Ne eletti, ne elettori serait officiellement abandonnée du Vatican, qu’encouragé par leurs succès dans les élections municipales et provinciales, il se déciderait à laisser ses adhérens approcher des urnes politiques. Les divisions intestines des deux grands partis issus de la révolution, le morcellement de la gauche, la déroute des modérés, semblaient inviter les catholiques à intervenir sur le champ de bataille parlementaire, à lancer, au milieu de ces troupes en désordre et en révolte contre leurs chefs, une phalange serrée qui, par sa discipline, sinon par le nombre, eût pu décider de la victoire et se la faire payer des vainqueurs. Les catholiques avaient le choix entre deux tactiques. Ils pouvaient former un parti nouveau, strictement conservateur et catholique, se portant, selon les besoins du moment, d’un côté ou de l’autre, pour faire pencher la balance à son gré, et vendant sa coopération au plus offrant. Ils pouvaient, au lieu d’avoir leurs propres candidats ou leurs propres députés, soutenir, dans les élections et dans le parlement, les hommes et les ministres les moins hostiles à l’église. La défaite de la droite constitutionnelle semblait leur en offrir l’occasion. Les modérés, incapables de ressaisir seuls le pouvoir, ne devaient-ils pas faire bon accueil à des auxiliaires dont l’appui pouvait leur ramener la victoire ? Quelques anciens cavouriens paraissent l’avoir un instant rêvé ; mais, des deux parts, une telle alliance soulevait d’insurmontables répugnances. Les catholiques demeuraient généralement opposés à toute entente avec les héritiers de Cavour, avec les hommes auxquels la papauté devait ses pires échecs et que, durant vingt-cinq ans, ils s’étaient habitués à dénoncer comme les plus fourbes et les plus dangereux des ennemis de l’église. Ils eussent craint, en leur apportant l’appoint de leurs voix, de ne servir qu’à renflouer et remettre à flot le vaisseau désemparé des monarchistes constitutionnels[10]. De leur côté, les membres de la droite parlementaire n’étaient pas sans redouter toute apparence de connivence avec un parti qui eût voulu être leur maître, qui, au lieu de leur donner une force réelle, eût pu achever de les discréditer, ou compromettre l’œuvre de 1860 et de 1870, dont ils se font plus que jamais gloire. L’impossibilité d’une pareille alliance n’a pas été étrangère à la résignation de la droite à se rapprocher de ses rivaux parlementaires, sous les auspices de M. Depretis, pour consolider leur œuvre commune.

S’ils ne voulaient renforcer aucun des anciens partis, les catholiques restaient maîtres de grouper leurs bataillons et de combattre hardiment sous leur propre drapeau. Ils demeuraient libres d’imiter leurs coreligionnaires du Nord, de créer une droite à la belge ou un centre à l’allemande, de façon à prendre les partis légaux entre eux et les fractions radicales. Pourquoi Léon XIII ne le leur a-t-il pas permis ? Est-ce par scrupule religieux, par attachement aux maximes absolues de Pie IX ? Non, sans doute, c’est plutôt qu’aux yeux du Vatican, le moment d’une pareille entrée en campagne n’est pas encore venu ; qu’à l’heure présente, elle lui semble avoir plus de périls que d’avantages. On appréhende de faire sans profit une sorte d’acte de reconnaissance de la monarchie usurpatrice, de renoncer inutilement à la politique de protestation qui permet à la curie de dénier au parlement le droit de représenter le pays. On craint, en faisant publiquement manœuvrer ses soldats, de les trouver moins nombreux ou moins disciplinés qu’on voudrait le laisser croire. On redoute enfin, en engageant la lutte dans le parlement, de faire le jeu des adversaires, d’apaiser les discordes intestines du libéralisme italien, de rajeunir et de fortifier le régime que l’on prétend combattre.


IV

Entre les barrières qui arrêtent les catholiques au seuil de la lice parlementaire, il en est que l’on n’avoue pas, que l’on n’aperçoit même peut-être pas distinctement au Vatican, mais qui n’en sont pas moins réelles et auxquelles tout parti catholique se heurterait forcément à l’entrée du Monte-Citorio. Supposons le moment de l’action venu : le Vatican a laissé tomber son veto, les catholiques, encouragés par la bénédiction pontificale, sont accourus aux urnes. Supposons, ce qui n’est pas certain, que, dans cette arène plus large, ils aient remporté les mêmes succès que dans l’étroite enceinte des villes et des provinces. Imaginons-les un instant victorieux, en majorité dans la chambre, ou bien tenant la balance entre les radicaux, enclins à la république, et les défenseurs de la royauté constitutionnelle. A quel usage emploieraient-ils leurs forces ? Quelles offres ou quelles conditions pourraient-ils faire à la monarchie ? A quel prix pourraient-ils lui promettre leur concours et que feraient-ils du pouvoir si, d’accord avec les rêves du père Curci, ils parvenaient à mettre légalement la main sur les institutions tant vilipendées en leur nom ? — C’est au moment où ils seraient à l’œuvre, revêtus du mandat de législateurs, au moment surtout où ils seraient vainqueurs, ou en passe de le devenir, que surgiraient devant eux toutes les difficultés de leur tâche ; qu’ils se verraient exposés à tous les malentendus, à toutes les suspicions et, en même temps, à toutes les divisions et les scissions, car bien peu parmi eux oseraient songer à restaurer la monarchie pontificale.

Une chose qui nous frappe d’abord, c’est la situation toute particulière où se trouverait, en Italie, un parti parlementaire catholique, à la façon de la droite belge ou du centre allemand. Vis-à-vis du chef de l’église, comme vis-à-vis de la nation, une droite « cléricale » serait dans des conditions d’existence et de lutte tout autres que les partis analogues en n’importe quel autre pays. Ailleurs, ce que leurs adversaires reprochent sans cesse aux défenseurs de l’église, aux catholiques qui inscrivent leur foi sur leur drapeau politique, c’est d’être les sujets d’une autorité étrangère, les soldats d’un souverain du dehors. Au sud des Alpes, leur patriotisme serait en butte à un soupçon plus grave encore et bien fait pour la badaude crédulité publique, au soupçon d’être les agens d’un ennemi de l’état, les champions d’un adversaire de l’intégrité et de l’indépendance nationales. Ce grief fondamental, que leurs ennemis politiques auraient trop d’intérêt à exploiter pour leur permettre de s’en disculper aisément, les catholiques, il est vrai, pourraient plus ou moins s’en défendre en donnant leur adhésion à l’unité de la péninsule et à la monarchie constitutionnelle. Il est une accusation, au contraire, qu’en Italie, un parti strictement catholique aurait peine à repousser sans se renier lui-même ; ce serait sa docilité vis-à-vis de l’église, sa dépendance directe du souverain pontife. Cette dépendance, partout plus ou moins sérieusement imputée aux catholiques, aurait, en Italie, bien plus d’apparence et de raison d’être, aurait bien plus d’inconvéniens et de périls ; elle susciterait bien plus d’appréhensions et de susceptibilités ; elle serait bien plus étroite et plus difficile à nier ou à éviter, alors que, au lieu de suivre de loin les inspirations d’un pouvoir étranger, les catholiques italiens s’inclineraient devant les instructions d’un chef résidant au milieu d’eux, dans la capitale même du royaume. Au nord des Alpes, en Belgique, en Allemagne, en France, ils sont dans leur droit, lorsqu’ils disent que le pape n’est pour eux qu’un chef religieux dont, en politique, ils n’ont ni ordre ni conseils à recevoir. Et, de fait, la papauté n’a pas la prétention d’intervenir dans les affaires intérieures des états ; elle n’y a d’ordinaire aucun intérêt. Comment ne pas voir qu’il en serait tout autrement en Italie ? Ailleurs, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, en Irlande, l’impulsion de Borne, dans les affaires religieuses elles-mêmes, n’est pas toujours servilement obéie des « cléricaux, » qui, étant sur les lieux, prétendent mieux connaître ce qui convient, à l’église et au pays. En Italie, tout autre encore serait la situation du parti catholique. Pour lui, le saint-père serait forcément presque autant un chef politique qu’un chef religieux. Avec le prestige moral de l’autorité pontificale, avec les reflets éblouissans que jette autour d’elle la tiare infaillible, avec la tendre piété des fidèles de notre siècle pour le maître de la foi, pour a le Christ voilé, » auquel tout pouvoir a été donné sur terre et au ciel, avec la forte centralisation de l’église enfin, le parti catholique n’aurait d’autre leader effectif que le pape. C’est du Vatican qu’il recevrait le mot d’ordre, et l’on verrait fatalement intervenir dans la politique le Roma locuta est. Le Monte-Citorio serait trop près de la cité léonine pour que les députés ou les ministres catholiques ne suivissent pas religieusement la direction du Vatican.

Les catholiques au pouvoir, le vrai roi n’est plus au Quirinal, le chef réel du gouvernement n’est plus à la Consulta ou au palais Braschi. Les « cléricaux » maîtres des chambres, il n’y a qu’à établir un télégraphe ou un téléphone entre les ministères et la place Saint-Pierre. Ce jour-là, les libertés parlementaires ne seraient plus qu’une forme ou un voile. Selon le rêve de quelques catholiques, le pouvoir temporel du saint-siège serait indirectement rétabli, avec toute l’Italie comme patrimoine de Saint-Pierre. L’unité italienne confisquée tournerait au profit de sa grande victime. Le pape serait le véritable souverain de la péninsule et souverain presque aussi absolu qu’autrefois. Au sommet du royaume, élevé par la révolution sur les débris des états de l’église, seraient arborées les clés de Saint-Pierre, de même que jadis Sixte-Quint dressait la croix au-dessus des obélisques de l’Egypte et les statues des apôtres au faite des colonnes des césars.

A se laisser transformer en chef de parti, le successeur de Pierre aurait peut-être, en dépit de ces brillantes perspectives, plus à perdre qu’à gagner. Vaincu ou victorieux, porté au gouvernement ou relégué dans l’opposition, un parti parlementaire franchement catholique et papalin exposerait le saint-siège à des difficultés nouvelles de l’ordre le plus grave, et cela des deux côtés des Alpes. Vis-à-vis de l’étranger, la transformation du pape en chef de parti italien aurait pour conséquence de lier trop intimement l’église à la péninsule, d’italianiser, de nationaliser outre mesure la papauté ; et le danger serait d’autant plus grand que le parti dévoué au Vatican serait plus puissant. Le saint-siège serait, par une autre voie, ramené à l’écueil signalé plus haut, la confusion des intérêts catholiques et des intérêts italiens. Au dedans, vis-à-vis des nationaux, il n’y aurait guère moins d’inconvénient pour l’église à se laisser identifier à un parti, à une politique, à un gouvernement que, au dehors, vis-à-vis de l’étranger, à être identifiée à une nation, à un état. La chaire romaine recommencerait la turbulente existence de l’époque des Colonna et des Orsini, des guelfes et des gibelins ; sa liberté dépendrait plus que jamais des factions de l’intérieur. Quelle lourde charge pour un pontife que la responsabilité de leader parlementaire, que le commandement d’un parti militant, que l’inspiration d’un gouvernement ! Le saint-siège se trouverait directement mis en cause dans les luttes intestines de la péninsule. Confondu avec un parti politique, il en subirait les vicissitudes ; il verrait retomber sur lui les haines et les représailles des partis adverses ; il se laisserait désigner comme cible à tous les traits de la révolution et des ennemis de ses amis.

Les embarras, les périls d’une pareille situation seraient tels que la papauté, et le parti qui lui serait dévoué, n’auraient tous deux bientôt d’autre souci que d’y échapper. La curie romaine en viendrait bien vite à décliner toute compromettante solidarité avec les groupes s’inspirant de sa politique. Ces derniers, de leur côté, éprouveraient tôt ou tard le besoin de manifester leur indépendance vis-à-vis de l’autorité dont ils prétendraient défendre les droits, et ce besoin de paraître indépendans les amènerait à des scissions qui, en Italie, aussi bien qu’au nord des Alpes, sont partout en germe parmi les catholiques. On les verrait fatalement se morceler en fractions, en libéraux et en autoritaires, en modérés et en ultras, en cléricaux purs et en simples conservateurs, lesquels auraient seuls chance d’arriver un jour au gouvernement, mais y seraient compromis et affaiblis par les autres. Allons plus loin. Laissons de côté ces difficultés de conduite ; supposons que le pape et les catholiques ont su éviter de se compromettre réciproquement, que pourraient faire les néo-guelfes dans l’opposition ou au pouvoir ? Ils pourraient assurément défendre la religion, rendre à ses ministres ou à son chef telle ou telle liberté, tel ou tel privilège. Ils pourraient demander et obtenir le rappel des mesures de guerre votées contre l’église depuis vingt-cinq ans, faciliter, par exemple, le recrutement du clergé, lui restituer l’exemption du service militaire, encourager les écoles ecclésiastiques, accroître la liberté de l’épiscopat ou des congrégations. Ils pourraient même, à certaines heures, obtenir pour le saint-siège des sûretés nouvelles, élargir les garanties qui lui ont été accordées, et, en tout cas, appliquer autrement, dans un esprit plus favorable au Vatican, les prérogatives que lui reconnaît déjà la loi. Ils pourraient en un mot accomplir bien des choses sans être obligés d’ébranler les bases de l’état, sans toucher au statut ou bouleverser la législation. L’erreur, — erreur aussi manifeste que répandue, — c’est de croire que, s’ils l’emportaient jamais au parlement, les catholiques pourraient refondre les lois, pourraient améliorer la situation de l’église et du saint-siège, d’une manière durable, permanente. Ce n’est là qu’une illusion, commune, il est vrai, à presque tous les partis, mais fondée sur une fausse conception du gouvernement représentatif. Une majorité parlementaire peut, sans doute, presque tout modifier, tout changer ; mais les changemens effectués par elle ne durent guère qu’autant qu’elle dure elle-même. Les mesures que les catholiques seraient maîtres de voter en faveur du saint-siège, les prérogatives et les garanties nouvelles qu’il leur plairait de lui accorder, il serait hors de leur pouvoir de lui eu assurer le maintien et le respect. Quand ils réussiraient à inscrire au fronton de la monarchie unitaire le Christus vincit, Christus imperat, que les papes ont gravé sur les monumens païens, une victoire de leurs adversaires pourrait le lendemain abattre de nouveau la croix du Capitole. La vie des états, telle que l’a faite le parlementarisme, est une vie essentiellement militante, où les conquêtes d’un jour ne sont gardées qu’au prix de continuelles victoires. Les concessions qu’une majorité catholique pourrait jamais faire au pape ne demeureraient assurées qu’autant qu’une telle majorité resterait maîtresse de l’arène politique. Or l’une des conséquences les plus manifestes d’un gouvernement représentatif, c’est qu’aucun parti ne saurait indéfiniment se maintenir au pouvoir. Les catholiques sont en droit de compter sur les armes constitutionnelles pour défendre ou pour étendre les garanties reconnues au pape ; ils ne sauraient compter sur une victoire parlementaire pour transformer d’une manière permanente la situation actuelle du saint-siège. Toute solution, sortie d’un triomphe électoral des catholiques, serait de sa nature aussi précaire que ce triomphe, c’est-à-dire au fond non moins précaire que la loi des garanties de 1871. Seul, un acte international pourrait lui donner une valeur supérieure, et encore l’œuvre de la diplomatie et des congrès n’est-elle pas toujours beaucoup plus solide que l’œuvre des majorités parlementaires.

En serait-il autrement d’une entente directe entre le saint-siège et la monarchie, entre le pape et le roi ? Pour le Vatican et les catholiques, l’entrée au parlement, l’assaut direct du pouvoir n’est sans doute pas l’unique moyen de modifier la situation actuelle. Ils peuvent tenter une autre voie en apparence plus courte et plus sûre, un accord immédiat entre le Vatican et le Quirinal. « C’est là, me disait un de mes amis d’outre-monts, un élément du problème que vous ne devez pas négliger. » Certains catholiques, en effet, spéculent de loin sur un revirement, sur une sorte de conversion politique de la maison de Savoie. Loin de se croire obligés de conquérir pied à pied le terrain électoral, ils se flattent de voir un jour le commandant officiel de l’armée ennemie venir, à la tête de ses troupes, déposer l’épée aux pieds du saint-père. De même que les libéraux se leurraient naguère de l’espoir d’amener le Vatican à s’incliner spontanément devant les faits accomplis, je connais des conservateurs qui ne désespèrent pas de voir le Quirinal faire amende honorable, qui se représentent la maison de Savoie murmurant son mea culpa et allant, elle aussi, à Canossa.

Faut-il montrer sur quoi se fondent les fauteurs de ces hardis calculs ? « Ne sentez-vous pas, disent-ils, que les progrès de la démocratie et les menaces du radicalisme contraindront tôt ou tard la monarchie à se réconcilier avec la papauté, à courtiser l’appui des catholiques et à le payer ? Ne voyez-vous pas que la main secourable offerte par Léon XIII à tous les gouvernemens, la royauté italienne n’en a pas moins besoin que les autres monarchies européennes ? Ne savez-vous point que, dans notre âge révolutionnaire, une monarchie n’a de solidité qu’autant qu’elle repose sur toutes les forces conservatrices du pays, et que, dans les états catholiques, il ne saurait y avoir de vrai parti conservateur avec l’hostilité de l’église ? Ignorez-vous qu’un trône appuyé sur un parti, comme naguère chez vous la monarchie de juillet ou le second empire, est exposé à être renversé au premier choc, et nierez-vous qu’en fait d’innovations démocratiques, de changemens et d’expériences de tous genres, en fait de travestissement populaire, il est des transformations qu’une monarchie ne saurait subir sans se suicider ? Rappelez-vous le langage de M. de Bismarck, dénonçant en plein Reichstag la faiblesse de la maison de Savoie et montrant le gouvernement italien prêt à glisser, des mains des radicaux de la gauche, aux mains des adversaires de la monarchie[11]. »

Une chose certaine, c’est qu’en dehors même des catholiques ou des conservateurs proprement dits, les Italiens ne sont pas tous, à cet égard, sans inquiétude. Les hommes qui ont pris part à la révolution unitaire, sont parfois les premiers à se demander quelle est la solidité d’une royauté démocratique, jusqu’à quel point un trône peut être entouré d’institutions républicaines, quelles sont les chances de durée et la force de résistance d’une monarchie qui s’achemine de plus en plus à n’être qu’une république avec un roi pour président. Ces appréhensions, souvent inavouées y n’ont pas été étrangères au récent rapprochement de la droite et de la gauche parlementaires, et au transformisme de MM. Depretis et Minghetti. Le danger du côté de la démocratie, du côté de la république surtout, a beau sembler moins prochain qu’on ne l’imagine parfois sur ce versant des Alpes, l’on conçoit que les catholiques spéculent sur cette perspective. Ils montrent déjà Léon XIII, dans sa miséricorde, tout prêt, dès qu’il y sera invité, à se joindre à l’Italie pour arrêter les hordes envahissantes de la démagogie, — comme saint Léon arrêtait Attila[12].

La maison de Savoie, de son côté, a de trop vieilles traditions monarchiques, le roi Humbert, comme le roi Victor Emmanuel, est de trop antique race souveraine et a trop de sens politique pour ne pas désirer réunir sous la bannière royale toutes les forces conservatrices du pays. C’est là un rêve auquel la couronne pourrait à certaines heures faire de grands sacrifices ; mais il est une chose qu’elle ne lui saurait immoler, c’est son œuvre, c’est l’Italie nouvelle, qui lui doit l’existence, c’est le régime libéral qui a été la raison d’être et la justification de sa fortune. Pour effacer de son écusson la tache révolutionnaire et affermir l’assiette du trône, la royauté achèterait sans doute la reconnaissance des grandes influences religieuses ; mais cet appui, elle n’ose le payer le prix qu’on semble exiger d’elle. Si, pour échapper à la pression du radicalisme, la couronne était jamais tentée de se réfugier dans le giron de l’église et d’en venir à composition avec la papauté, ses conseillers pourraient, à l’heure même des grandes résolutions, trouver ce parti non moins périlleux que le danger qu’on prétendrait ainsi conjurer.

Pourquoi la maison de Savoie, qui a tant d’intérêts à les gagner, n’a-t-elle pas fait plus d’avances aux catholiques ? C’est uniquement que, vis-à-vis d’un trône élevé dans Rome sur les ruines de la royauté pontificale, l’église et les catholiques seraient incomparablement plus exigeans qu’ailleurs. Il n’y a qu’une circonstance, qu’un moment où la couronne pourrait se décider à subir les conditions du saint-siège, c’est le jour où la monarchie, minée par le radicalisme, se sentirait en danger ; et ce jour-là, l’appel in extremis que le Quirinal lui adresserait, le Vatican pourrait bien ne pas l’entendre et refuser à son tour le secours qu’on implorerait de lui. Au salut de son ancien adversaire, amené à résipiscence par le péril, le saint-siège pourrait bien préférer les vagues perspectives qu’ouvrirait devant lui une révolution. Au sacré palais comme ailleurs, il ne manque pas de conseillers qui n’attendent le bien que de l’excès du mal. En face d’une révolution, s’il voyait le trône d’Italie acculé à la république, le Vatican serait tenté de laisser s’accomplir ce qui lui semblerait les desseins de Dieu, de laisser la main de la Providence écarter du séjour des papes les pâles héritiers des césars.

Pour la papauté, en effet, les menaces de la démocratie et le spectre de la révolution, qui plane au-dessus du déclin de notre siècle, ne sont pas aussi redoutables que pour une monarchie : s’ils lui offrent des dangers, ce n’est pas sans lui offrir des compensations. Là où la royauté ne peut voir que ruine et déchéance, la papauté peut rêver de relèvement et de restauration. La tiare n’est pas de ces couronnes qu’une révolution brise. La chute de la monarchie italienne pourrait empirer la situation du saint-siège, mais, en faisant de la péninsule une sorte de table rase, elle aurait pour l’église le mérite de laisser le champ libre à des combinaisons impraticables aujourd’hui. Quand une restauration de la royauté pontificale demeurerait manifestement impossible, quand l’Italie devrait être convertie en république unitaire ou fédérative, la république ne saurait être envisagée au Vatican du même œil qu’au Quirinal. Sans compter que, pour un pouvoir déchu qui se pique d’être légitime, la chute des « usurpateurs » est toujours la mieux venue des vengeances, le renversement même du trône qui s’élève à côté d’elle pourrait être regardé comme un avantage pour la chaire romaine, ainsi délivrée d’un voisinage qui lui porte ombrage. Le pape croirait se sentir plus libre sans roi dans Rome à côté de lui ; il aimerait encore mieux un consul, un tribun, un président. Une fois privée de couronne temporelle et sans espoir d’en recouvrer une, la papauté ne saurait en Italie être ardemment monarchique. Me pouvant régner à Rome, elle aimerait mieux n’y voir pas de roi régner à sa place. L’histoire de dix siècles montre assez combien, de tout temps, rois et empereurs ont, dans son voisinage immédiat, été peu du goût du saint-siège.

Cela est si clair et cela est si naturel que, au risque de la scandaliser, on pourrait presque prédire à la papauté une évolution républicaine. Ce qui s’y oppose, ce n’est ni le dogme, ni la morale catholique, ni le passé du Vatican. Aucune chaîne indissoluble n’attache l’héritier du pêcheur de Galilée aux monarchies et aux rois. De même qu’au moyen âge la papauté s’est souvent faite l’alliée des libres communes et des villes guelfes contre les empereurs du Nord ou les rois du Midi, elle pourrait un jour, selon les conseils qu’elle a jadis repoussés de la bouche de Lamennais, « abandonner les rois pour les peuples, » passer avec l’église, avec les pauvres et les humbles du Christ, à la politique démocratique. Ce ne sont pas les textes ou les maximes évangéliques qui feraient défaut pour autoriser une telle conversion. Bien plus, rien n’interdirait au saint-siège d’emprunter la tactique essayée déjà par les catholiques dans plusieurs états, de chercher, lui aussi, à tirer parti des revendications sociales, de faire valoir à son profit les intérêts des classes déshéritées, de prêcher au monde avec la fraternité chrétienne la rénovation économique de nos vieilles sociétés. L’Italie, avec ses paysans à la fois croyans et misérables, avec ses terres réparties en trop peu de mains et ses populeuses campagnes où couve sourdement le socialisme agraire, l’Italie offrirait pour cela un sol mieux préparé qu’aucun pays de l’Europe, sauf l’Irlande. Si la papauté semble aujourd’hui plus éloignée que jamais d’une pareille évolution, si, en Italie notamment, elle paraît répugner à la république et à la démocratie, c’est en grande partie que la démocratie moderne, — la démocratie européenne surtout, — n’a rien épargné pour susciter les défiances du saint-siège. Comme nous l’avons dit ici même et, pour des raisons plus profondes que ne l’imagine le vulgaire, l’église et la révolution sont devenues les deux pôles opposés du monde moral[13]. Cette antipathie réciproque de la papauté et de la démocratie est, pour la royauté italienne, le meilleur des paratonnerres contre les orages révolutionnaires. Tant que la démocratie sera presque partout en lutte directe avec l’église, il sera malaisé au saint-siège de s’en montrer, en Italie, l’allié on le complice.

Malgré ses légitimes appréhensions, la papauté, si elle n’avait en vue que la péninsule, n’hésiterait peut-être pas longtemps à préférer, dans Rome, l’inconnu de la république à la monarchie unitaire. Le Vatican ne se laisserait pas épouvanter par le déchaînement de passions et de convoitises que soulèverait une révolution ; peut-être même redouterait-il moins les brutales violences de la plèbe et les ignorantes fureurs populaires que la perfide astuce des légistes et la guerre savante des parlementaires. Les nouveaux barbares, les modernes sauvages qui peuvent sortir des bas-fonds du peuple, l’église se flatte d’avoir de quoi les dompter, comme jadis les barbares accourus des forêts de la Germanie[14]. Ce qui arrête la papauté, c’est l’intérêt de l’église au nord des Alpes ; c’est que, en face des attaques aveugles de la démocratie, le saint-siège craint de s’aliéner les monarchies européennes et ne veut, même pas en apparence, faire aux bords du Tibre le jeu de leurs ennemis.

Les décevantes expériences de Pie IX en 1848, la guerre acharnée menée en tant de pays contre l’église au nom de la démocratie, ont plus que jamais rejeté le saint-siège vers les idées d’autorité et les principes conservateurs. Cette politique, pratiquée avec la passion du désenchantement par Pie IX, a été accentuée en même temps que perfectionnée par Léon XIII. Elle lui a déjà trop bien réussi pour qu’il aille y renoncer. Ce n’est pas lai qui entraînera jamais le saint-siège à une évolution républicaine. C’est là, pour la papauté, une ressource suprême, à laquelle de longtemps elle ne se résoudra qu’à la dernière extrémité. Il ne s’ensuit pas qu’à l’heure du péril les héritiers de Victor-Emmanuel puissent compter sur les successeurs de Pie IX. Loin de là, s’il leur répugne de rien faire pour renverser la maison de Savoie, les papes ne feront rien pour l’empêcher de tomber, à moins que, dans sa détresse, elle ne consente à payer leur appui un prix que, dans sa puissance, elle n’en saurait donner.


V

Quelles conditions le saint-siège mettrait-il aujourd’hui à sa réconciliation avec la maison de Savoie ? Le Vatican, depuis l’avènement de Léon XIII, les a plus d’une fois laissé entrevoir d’une manière au moins officieuse. Le successeur de Pie IX ne demande pas à l’Italie de renoncer à son unité. Pour donner l’absolution aux usurpateurs, il ne demande plus la restitution intégrale des états ravis à l’église ; il ne paraît même plus réclamer formellement le retour de Rome a ses anciens maîtres ecclésiastiques. Léon XIII, du moins, ne se fait pas scrupule de laisser mettre en avant des combinaisons naguère repoussées avec dédain par son prédécesseur. Avec lui, le Non possumus a singulièrement perdu de son inflexibilité. S’il prétend toujours faire reconnaître la souveraineté du saint-siège, il semble prêt à se contenter d’une sorte de haute souveraineté ou de suzeraineté idéale, qui, sans lui rendre une autorité temporelle directe, assurerait davantage sa souveraineté personnelle. Le point sur lequel les organes attitrés du Vatican refusent de transiger, le point essentiel sur lequel ils sont unanimes à insister, c’est l’abandon de Rome par le roi, c’est le transfert de la capitale italienne en dehors des murs de la ville éternelle. Le saint-siège se résigne à l’Italie une, il ne peut se faire à Rome capitale. S’il n’exige pas absolument d’en redevenir le roi, le pape veut être seul à y habiter. Qu’elle s’administre librement comme une sorte de ville libre, qu’elle reste même italienne et garde, si l’on veut, le titre de capitale morale de l’Italie, Rome doit être rendue tout entière à son rôle de métropole catholique. Le départ du roi et du parlement, telle est pour le Vatican la condition sine qua non de toute réconciliation, de toute négociation.

Pour qui n’a pas oublié les hautaines revendications de Pie IX, il y a loin de là à l’intransigeance indignée du dernier pape roi. Léon XIII, en abaissant ainsi les prétentions de la curie, donne une preuve incontestable de modération et d’esprit politique. Il ne réclame des maîtres de l’Italie que ce que le gouvernement italien a jadis spontanément offert au saint-siège, moins même peut-être que ne lui eussent accordé plusieurs des ministres de Victor-Emmanuel, Cavour et Ricasoli entre autres[15]. Par malheur, des combinaisons que l’Italie aurait accueillies avec joie, lorsqu’elle était encore campée à Turin ou à Florence, elle se refuse à les discuter après être montée au Capitole. Ce que Pie IX a décliné vers 4867, Léon XIII le proposerait en vain aujourd’hui. Le grand art de la politique, c’est de saisir le moment-, la papauté n’a pas su le faire et n’en était peut-être pas libre. Elle s’en est tenue trop longtemps au Sint ut sunt, aut non sint, L’Italie installée dans Rome ferme l’oreille aux propositions du saint-siège comme le saint-siège a repoussé les siennes tant qu’il conservait Rome. Il n’était pas impossible d’empêcher la, monarchie unitaire d’établir sa capitale à Rome, il est singulièrement moins aisé de l’amener à la transporter ailleurs[16].

Est-il nécessaire d’en faire voir les raisons, d’en discuter les difficultés ? Ce n’est pas assurément que Rome soit pour l’Italie la plus commode des capitales, ni pour le roi Humbert ou ses ministres le plus confortable des séjours. Les catholiques ont beau jeu quand ils en énumèrent les inconvéniens politiques, économiques, sanitaires. Ils peuvent soutenir sans paradoxe que, au lieu de rehausser l’influence de l’Italie et le prestige de la royauté, Rome capitale les diminue. La présence du pape est presque aussi gênante pour le roi que l’est pour le pape le séjour du roi. Si, pour ce dernier, le voisinage du saint-siège n’est pas une cause de confinement, il est une cause d’isolement et en quelque sorte d’interdit, de quarantaine vis-à-vis des souverains catholiques. Sous ce rapport, la Rome de la maison de Savoie n’est guère plus favorisée que le Paris de la république, si grossièrement incivil pour don Alphonse. Empereurs et rois sont peu curieux d’en fouler le sol, et, pendant longtemps encore, la plupart, — les souverains catholiques du moins, — se priveront d’en aller admirer les merveilles. Il y a là, pour le légitime amour-propre de l’Italie, pour la dignité de la nation et du roi, une mortifiante cause de froissemens. On l’a bien vu lors du voyage, peut-être inconsidérément précipité, du roi Humbert Ier à Vienne. La politesse faite à l’empereur d’Autriche dans sa capitale, François-Joseph n’a pu la rendre à son hôte dans la sienne. La presse italienne de toute couleur a, de Palerme à Venise, discuté, durant des mois, dans quelle ville l’empereur d’Autriche rendrait au roi sa visite. Malgré les naturelles susceptibilités de la péninsule, la question n’a pas été résolue, et il demeure douteux qu’elle le soit conformément aux vœux de l’amour-propre national. Le cabinet italien, ayant donné à entendre que la visite du roi à Vienne ne pouvait être rendue qu’à Rome, la visite du roi d’Italie ne lui a pas encore été rendue. En restant à Rome, la maison de Savoie s’expose à n’être point en pareil cas traitée sur un pied d’égalité. Le roi d’Italie au Quirinal, c’est jusqu’ici un roi chez lequel les rois ne vont pas. A cet égard, l’interdit, lancé par le pape sur son ancien palais, a été respecté de toutes les têtes couronnées.

S’il y descend un prince protestant, — comme ces jours derniers, le prince impérial d’Allemagne, — on a soin de le loger en dehors des murs excommuniés de l’ancienne résidence pontificale, dans la palazzina bâtie par Victor-Emmanuel après 1870. La visite même de l’héritier des Hohenzollern, acclamé avec un humble orgueil par la Rome italienne, a fait doublement ressortir les inconvéniens du voisinage du pape, en suscitant à l’hôte impérial du roi, dans sa visite au Vatican, de fastidieuses questions d’étiquette et en faisant mettre en doute l’objet réel de son soudain et équivoque voyage. Si le fils de l’empereur Guillaume est allé à Rome, l’Europe s’est demandé s’il y allait pour le roi ou pour le pape. Les catholiques ajoutent que Rome capitale peut, en certains cas, être non moins nuisible aux intérêts politiques de la péninsule qu’à la dignité de son gouvernement. Dans presque tous les états étrangers, la présence d’un prince de Savoie au Quirinal indispose contre l’Italie une fraction considérable de la population. Ses démêlés prolongés avec la papauté peuvent un jour contribuer à l’isoler en lui aliénant de nombreuses sympathies ; ils lui rendraient plus malaisée et plus précaire toute alliance avec les états ou les gouvernemens où prédominent les influences religieuses, influences que les attaques mêmes de la démocratie tendront à fortifier autour de plus d’un trône.

Comme capitale de l’Italie, Rome n’a guère moins de désavantages au dedans qu’au dehors. A quoi bon les énumérer ? Au point de vue matériel, l’insalubrité, la solitude, la pauvreté de la campagne environnante, admirable fond de tableau pour des ruines antiques ou des villas peuplées de statues et emplacement misérable pour un grand centre de population moderne. Au point de vue de l’art, la difficulté d’adapter la ville des césars et des papes à son nouveau rôle sans la défigurer et la vulgariser, sans lui ravir tout ce qui en fait la supériorité et la poésie. Au point de vue moral, le voisinage du sud, qui attire le centre de l’état vers les parties les plus corrompues de la nation et tend à accroître démesurément les influences méridionales. Au point de vue politique enfin, le grand nom même de Rome, les souvenirs de la république et des empereurs, qui, pour un peuple moderne, ont quelque chose de disproportionné et l’exposent à de périlleuses réminiscences ou à des ambitions démesurées. On peut dire, il est vrai, et nous-même tout le premier[17], que Rome est la tête historique de l’Italie, que, sans elle, la nouvelle monarchie eût ressemblé à l’une de ces statues acéphales que l’on découvre dans les fouilles du sol romain ; mais, à cela, ne peut-ou répondre que c’est une tête trop lourde et en même temps trop petite pour le cou qui la porte, qu’en réalité, c’est une tête antique sur un corps moderne ?

Entre les glorieuses métropoles régionales de la péninsule, les adversaires de Rome capitale n’ont pas beaucoup à chercher celle qui aurait le plus de titres à la succession de Rome rendue à l’église, à l’art, à la jalouse poésie des souvenirs. Leurs yeux se portent d’ordinaire sur « le riant bercail où Dante dormit agneau[18], » et où, avec lui, grandit l’art italien ; sur la noble cité qui, plus que toute autre, a le droit d’être regardée comme le cœur de l’italianità moderne. Quel parallèle facile entre les bords du Tibre et ceux de l’Arno, entre la ville symbolisée par la louve d’airain et celle qui, pour arme parlante, porte une fleur, de lis rouge ! Combien l’une est plus gaie et plus saine, plus aisée d’accès et plus facile à défendre ! combien la campagne en est plus fertile et plus peuplée ! comme, au pied de ses gracieux colli, elle semble se mieux prêter à l’expansion d’une capitale digne d’un grand royaume !

Tout cela est vrai, et pourtant, malgré tous ces avantages naturels, malgré les dépenses et les frais de parure qu’elle avait faits pour son nouveau rôle et ses hôtes royaux, Florence, affublée durant son court règne du sobriquet de la tappa (l’étape), a été abandonnée, dès que le chemin de Rome a été libre ; et les raisons qui ont poussé le gouvernement à la quitter, en partie malgré lui, l’empêchent d’y revenir. Plus on lui conteste la légitime possession de Rome, plus le gouvernement unitaire se croit obligé d’y maintenir son siège. La monarchie de Savoie peut regretter d’y être entrée, il lui est malaisé d’en sortir. « Quand le roi désirerait quitter cette demeure incommode et l’encombrant voisinage du pape, serait-il prudent pour la monarchie, demandent les libéraux, de donner comme mot d’ordre à ses ennemis le nom de Rome capitale ? A qui profiterait une pareille désertion, si ce n’est au radicalisme et aux républicains ? Supposez, — hypothèse irréalisable, — le roi Humbert enclin à l’abandon de Rome, ne rencontrerait-il pas, pour lui barrer la sortie, le souvenir et le tombeau de Victor-Emmanuel ? Il lui faudrait, pour ainsi dire, passer par-dessus le corps de son père. Évacuer Rome, où, maigre ses répugnances personnelles, Victor-Emmanuel est venu s’installer et mourir, ne serait-ce pas renier sa mémoire et compromettre son œuvre sous prétexte de la consolider ? Avec la tombe de son fondateur au Panthéon, l’Italie a déjà dans Rome ses reliques et son sanctuaire, qu’elle ne peut déserter ni emporter sans se démentir et se trahir elle-même. »

Ainsi pensent beaucoup de ceux même qui regrettent que le siège du gouvernement ait été porté à Rome. Les catholiques répondent en rappelant que, depuis Constantin, aucun prince temporel ni césar romain, ni roi barbare, ni empereur étranger, ni souverain national n’a pu établir sa demeure dans le voisinage du pape. Ils se flattent que les héritiers des ducs de Savoie ne tiendront pas là où n’ont pas tenu de plus puissans qu’eux. Ils se représentent les modernes rois d’Italie fuyant la « Rome fatale[19] » comme autrefois Constantin ou Théodose, Odoacre ou Théodoric. Ces exemples, répétés durant quinze siècles, cette série de souverains si divers, entrés à Rome ou venus à ses portes sans oser s’y installer, fournissent aux avocats du Vatican une sorte d’argument historique, à leurs yeux irréfutable, qui, plus que tout autre peut-être, les encourage dans leurs résistances et leurs espérances[20]. Ils découvrent là le doigt de la Providence ; ils ne peuvent croire qu’elle ait retiré sa main pour toujours, et ils ne se lassent pas d’attendre son heure. Quelle que soit la force des liens qui attachent déjà l’Italie à Rome, la nouvelle monarchie a beau nous y paraître enchaînée, les complications de l’avenir ont tant de côtés obscurs qu’il serait peut-être présomptueux d’affirmer que jamais les rois d’Italie n’imiteront Constantin ou Théodose, les Goths ou les Lombards. Si, par impossible, ils viennent jamais à le faire, si une main mystérieuse les emporte à leur tour loin de ces collines prédestinées, l’instrument providentiel ne sera ni une armée descendant des monts ou débarquant de la mer, ni une diplomatie divisée ou indifférente, mais bien la politique italienne et le peuple italien même : c’est qu’une majorité catholique aura triomphé au Monte-Citorio ; mais, plus cette révolution se fera attendre, plus longtemps les rois et les ministres resteront à Rome, et plus il s’y créera d’intérêts pour les y retenir, plus il sera difficile de les en arracher, plus grand, en un mot, sera le miracle de leur départ.


VI

Si le roi ne sort pas de Rome, le pape en devra sortir : tel est le dilemme dans lequel les plus ardens de ses partisans veulent enfermer le saint-siège ; le prudent Léon XIII semble l’avoir lui-même publiquement admis en 1881 et 1882. Durant plusieurs mois, on ne l’a pas oublié, le saint-père a laissé annoncer qu’il faisait ses préparatifs de départ, que les évêques réunis pour la canonisation de Benoît Labre lui en avaient donné le conseil, qu’il avait même fait dresser l’inventaire des trésors du Vatican pour les placer, dorant son absence, sous la sauvegarde des puissances. Par bonheur pour l’église, s’il y a jamais sérieusement songé, Léon XIII ne s’est pas encore mis en route. A l’heure actuelle, il ne saurait, croyons-nous, s’en repentir. Un pape ne peut spontanément se décider à un tel pas que si, en sortant de Rome, il est sûr d’y rentrer en maître. Pie IX lui-même, s’il est parti pour Gaëte en 1858, est resté en 1870. Or, sur quel bras pourrait compter Léon XIII pour le ramener vainqueur dans l’héritage de Pierre ? Le pape n’a plus ni les Normands de Robert Guiscard, comme Grégoire VII, ni les Français, les Autrichiens, les Espagnols, comme Pie IX à Gaëte. S’il avait quitté la ville aux sept collines, Léon XIII eût fort risqué de ne point revoir la croix d’or de la coupole de Saint-Pierre, et ses successeurs, s’ils fussent jamais rentrés au Vatican, auraient pu n’y pas retrouver tout ce que le saint-siège y eût laissé. De nos jours, l’exil des papes, loin du tombeau des apôtres, pourrait durer plus longtemps que les soixante-dix ans de captivité d’Avignon, et, dans leur nouvelle résidence, ils ne seraient pas sûrs d’entendre, comme les successeurs de Clément V, l’Italie, par la voix d’un Rienzi et d’un Pétrarque, les conjurer de rendre à Borne veuve son immortel époux, ni sûrs de voir à leur retour, ainsi que Grégoire XI, le peuple romain, accouru sur leur passage, les saluer de ses acclamations.

Quand on parle du départ du pape, il ne s’agit ni d’un simple voyage ni d’un simple déménagement de la cour romaine. Il ne s’agit de rien moins que du déplacement de la capitale de l’église. Or, qu’il soit question de Pétersbourg ou de Moscou, de Rome ou de Florence, c’est toujours une grave et dispendieuse affaire que la translation du siège d’un grand gouvernement d’une résidence à une autre. Une capitale politique ou religieuse, une capitale comme Rome surtout, ne s’improvise point, et cela est peut-être plus vrai encore d’une métropole ecclésiastique qui tient ses titres et sa consécration du sol et des souvenirs. Le pape serait obligé d’emmener avec lui et le sacré-collège, et les congrégations romaines, et les chefs des ordres religieux, et toutes les administrations pontificales, sans compter les ambassadeurs accrédités près de sa personne. Ce ne serait pas là une tâche aisée ; un pareil exil des cardinaux, de la prélature, de la cour la plus casanière qui fut jamais, serait une révolution dans les mœurs et les habitudes de l’église romaine. Le personnel de son palais, ses ministres, ses cardinaux, ses camériers, sa chapelle, jusqu’à ses suisses et ses gendarmes, le saint-père pourrait encore les faire émigrer avec lui ; mais, dans cet exode sans terre promise au bout, il ne saurait se faire suivre des tombeaux des apôtres, ni encore moins des basiliques et des catacombes où sont inscrits, dans la pierre et le marbre, dans la poussière des siècles et dans les entrailles du sol, les titres de ses prédécesseurs. Le pape ne peut emporter avec lui Saint-Pierre de Rome ou Saint-Paul-hors-les-Murs, comme les Israélites dans leur marche emportaient l’arche d’alliance, ou mieux, comme les anges ont transporté la Santa-Casa des collines de la Galilée aux rives de l’Adriatique.

Et ces églises ou ces palais qu’ils seraient contraints de laisser derrière eux, les papes, s’ils se décidaient à rentrer dans Rome, seraient-ils certains de les retrouver intacts ? Rentreraient-ils en possession de tous les trésors dont Léon XIII a, dit-on, fait dresser le catalogue, en possession de tous les droits que l’Italie leur a reconnus ? Cela est bien douteux. En temps de guerre, le meilleur moyen de faire respecter sa demeure, c’est de ne pas l’abandonner ; la plus sûre façon de défendre ses droits, c’est, d’habitude, de rester là où ils sont contestés.

Si, en dehors de Rome ou de l’Italie, le saint-siège conservait, à Avignon ou ailleurs, un domaine temporel, il serait naturel qu’il y cherchât un refuge. Mais, où le pape, dépouillé de toute couronne, terrestre, semblerait-il mieux à sa place, où garderait-il plus de prestige qu’à Rome, dont, selon le mot de Dante, les murailles et les pierres ont quelque chose de sacré[21] ? à Rome, où le souverain pontife a pour lui l’autorité des souvenirs et des monumens, là où il est entouré de toute la majestueuse mise en scène que lui a préparée une longue série de pontifes ? Où, pour les cérémonies catholiques, trouver une coupole aussi ample et aussi harmonieuse que celle de Michel-Ange ? où, pour la demeure du pape, chercher une résidence aussi royale que le Vatican ?

On raconte que Pie IX, un jour de 1870 ou 1871 qu’on l’engageait à quitter Rome, répondit à ses imprudens conseillers par un vulgaire proverbe de sa province natale : A bove vecchio non gli cambia stalla[22]. Sous sa forme grossière, cet adage des Marches pourrait presque aussi bien s’appliquer au saint-siège lui-même qu’à la personne du vieux pontife. La papauté, quoique bien loin d’être encore caduque, comme l’imaginent les esprits à courte vue, la papauté a, elle aussi, vieilli, elle a dans Rome toutes ses habitudes et ses traditions, l’église en a tiré jusqu’à son nom ; ce serait pour elle une manifeste imprudence de quitter sans nécessité le berceau où elle a grandi, le domaine où elle a vécu, le sol où sont toutes ses racines. En se transportant au loin, la cour romaine risquerait de se dépayser elle-même et de dérouter la piété des fidèles, accoutumés depuis tant de siècles à diriger leurs regards vers Rome, comme les musulmans vers La Mecque, ou les anciens juifs vers Jérusalem. En dehors de Rome et de l’Italie, le pape s’exposerait à n’être qu’un étranger, qu’un exilé de passage, hôte plus ou moins respecté de peuples et de gouvernemens plus ou moins tièdes ou indifférens, parfois même hostiles. Il aurait, plus encore qu’à Rome peut-être, à subir les contre-coups de la politique des états où il séjournerait. Une fois les portes de bronze du Vatican fermées derrière lui, il pourrait être obligé de reprendre souvent le bâton du pèlerin, et, comme le poète florentin, éprouver combien parfois il est dur de gravir l’escalier d’autrui. Dans la Rome italienne, le vicaire du Christ, pour emprunter les symboliques figures des catacombes, ressemble à un Daniel dans la fosse aux lions, d’autant que, à l’exemple du jeune prophète, il demeure épargné par la dent des lions. Hors de Rome, il ressemblerait au Noé des catacombes, qui, les bras en croix, flotte sur les eaux. En quittant Rome, la papauté ne cesserait d’être captive qu’en s’exposant à devenir errante.

Où le pape, en effet, pourrait-il se rendre ? Quel pays, quelle ville lui offrirait une demeure stable pour y vivre indépendant et y installer, en toute liberté et sécurité, tous les services de l’église ? Certes, le saint-père aurait de quoi choisir ; plus d’un état, catholique ou non, se ferait honneur de lui donner l’hospitalité. Il pourrait se réfugier dans les fraîches vallées de l’un ou l’autre versant des Alpes, à Trente, à Innsbruck, à Salzbourg ; il pourrait chercher un abri dans cette riche et catholique région du Rhin, appelée autrefois de ses souverains ecclésiastiques, « la rue des Prêtres » (Pfaffengasse). Il y a là plus d’une vieille cité à demi gothique qui, après avoir été longtemps un fief de l’église, deviendrait volontiers le séjour d’un pape. Des Alpes au Rhin, le saint-père aurait le choix entre maintes capitales de prince-évêque ou de prince-abbé ; mais, quelque part qu’il fût, à Salzbourg, à Cologne, à Fulda, pas plus qu’à Malte ou qu’à Avignon, le pape ne serait souverain. Les souvenirs de l’ancienne domination ecclésiastique, dont sa nouvelle résidence serait encore pleine, ne feraient que lui rappeler que la chaire de Saint-Pierre n’a pas seule été dépouillée de ses états temporels et que, au nord comme au sud des Alpes, l’époque des souverainetés sacerdotales est passée.

A quelque pays que se confiât le siège apostolique, quel état moderne lui saurait longtemps garantir une demeure plus sûre et des lois plus libérales que la Rome italienne ? Partout le pape rencontrerait sur son chemin les empreintes de la révolution, et les menées de la démocratie avec ses haines aveugles et ses grossières menaces. S’il venait à découvrir quelque part, en Allemagne ou ailleurs, un protecteur puissant, l’église sait par expérience combien lourde est la main des pouvoirs qui s’arrogent la mission de la défendre. Il y aurait imprudence de la part du pape à se confier à l’un des grands potentats de l’Europe, imprudence à faire de l’église, ne fût-ce qu’en apparence, la cliente d’une des puissances rivales du continent. L’indépendance que le saint-siège peut montrer en face de l’Italie, qui s’est emparée de sa capitale, il lui serait malaisé de la manifester au même degré vis-à-vis d’un gouvernement auquel il serait lui-même venu demander asile. Les états où le saint-siège rencontrerait la plus grande liberté de mouvement pour le souverain pontife, pour le sacré-collège, pour ses établissemens et ses congrégations, ce seraient encore les pays anglo-saxons et en majorité protestans, ce seraient les États-Unis, le paradis des sectes, et l’Angleterre, où le peuple brûlait naguère le pape en effigie. Un journal américain, le New-York-Herald, engageait un jour Léon XIII à passer l’Atlantique pour se fixer aux États-Unis ou au Canada. Nulle part, en effet, il ne saurait trouver plus de latitude et de réelle liberté qu’à l’abri de la bannière étoilée ou à l’ombre du léopard britannique ; mais ce serait la liberté du droit commun, sans restriction, ni privilèges, exposée à tous les voisinages et à tous les contacts. Or, ce n’est pas ce que cherche encore la curie romaine. Puis le nouveau monde, et l’Angleterre même, sont trop éloignés des plus populeuses nations catholiques. Pour que le pape puisse songer à traverser l’Atlantique, il faut attendre deux ou trois siècles que la population catholique des deux Amériques dépasse celle du vieux continent. Aujourd’hui, les souverains pontifes hésiteraient à mettre la mer entre eux et l’épiscopat, le clergé, les pèlerins de l’Europe. C’est pour cela que, s’il vient à quitter Rome, dont il peut être un jour chassé par la violence ou par de mesquines tracasseries, le saint-siège n’ira probablement pas se reléguer dans une île, ni à Malte, ni aux Baléares, si favorables qu’en puissent sembler la position, le climat, le régime politique. Le jour où le pape se verrait contraint d’abandonner le Vatican et les tombeaux des apôtres, ce ne sont pas les grands états de l’Europe qui lui offriraient la demeure la plus acceptable, ce seraient, croyons-nous, les plus petits, les moins forts, ceux qui ne sauraient lui faire payer trop cher leur hospitalité et qui porteraient le moins d’ombrage à autrui ; et, entre tous les petits états, ce serait, nous semble-t-il, le plus minuscule, Monaco, — car San-Marino n’est qu’une enclave italienne et Andorre une bourgade au fond des montagnes. Il n’est pas dans toute l’Europe d’endroit où le saint-siège ait plus de chances de conserver sa dignité et son indépendance, de mieux échapper à l’ébranlement des révolutions et aux luttes des puissances. Il n’y aurait, pour faire place au pape, qu’à débarrasser le vieux rocher du voisinage de Monte-Carlo. Nulle part la cour romaine ne saurait être moins dépaysée et aucune ville ne lui offrirait des communications plus faciles, par terre ou par mer, que cette lilliputienne principauté des Grimaldi. A Monaco, le saint-siège n’aurait rien à craindre du dedans ni du dehors, il y serait aussi libre que s’il y régnait ; rien même ne lui défendrait d’en rêver un jour la souveraineté. Succéder aux jeux de Monte-Carlo, mettre la chaire romaine à la place de la roulette peut sembler une pénible perspective, mais, en cas d’exil, ce serait probablement la combinaison la plus acceptable à la papauté, à moins que, selon une poétique image de M. Döllinger, alors encore orthodoxe, la Providence ne fasse exprès surgir des flots une demeure pour son représentant terrestre, comme, d’après le mythe grec, l’île de Délos s’éleva de la mer Egée pour servir de berceau au fils de Latone.

L’heure de l’émigration de la papauté ne semble pas, en tous cas, aussi proche qu’on pouvait le craindre, il y a moins de deux ans. Léon XIII et le sacré-collège paraissent s’être convaincus qu’ils ne sauraient abandonner le Vatican que si la position y était manifestement devenue intenable. Autrement, il y aurait tout inconvénient pour la curie à laisser Rome aux buzzurri. Aux catholiques et au clergé d’Italie, un départ précipité semblerait une désertion, une fuite, una fuga, comme ne craignaient pas de la qualifier d’avance des écrivains ecclésiastiques. Certes, l’évasion du prisonnier volontaire du Vatican n’irait pas, comme l’imaginent certains rêveurs, jusqu’à déterminer en Italie un "schisme et la formation d’une église nationale. L’Italie serait non moins impuissante à élever une église italienne que M. de Bismarck et le nouvel empire germanique à taire surgir un antipape ou à faire prospérer le vieux-catholicisme. La « fuite » du pape n’en serait pas moins un motif de joie pour tous les adversaires de la papauté, pour les propagandistes protestans, qui auraient un argument de plus contre l’église, pour les radicaux surtout qui veulent en finir avec les garanties de 1871, pour tous ceux qui proclament que la présence du pape à Rome est une épine séculaire au flanc de l’Italie. A la diplomatie du gouvernement italien une pareille fuite fournirait une réponse directe aux revendications papales, car, ainsi que se plaisait d’avance à le constater le ministre des affaires étrangères du royaume, « en se transportant dans un état où il n’aurait ni possession territoriale, ni garanties souveraines, le pape confesserait lui-même, à la satisfaction de l’Italie, que l’autorité spirituelle peut s’exercer en pleine liberté sans pouvoir temporel[23]. »

Il en serait tout autrement si le souverain pontife sortait de Rome à la suite de violences contre sa personne ou de violation notoire des engagemens pris par l’Italie à son égard. Un pape chassé de la ville éternelle serait, au dedans et au dehors, un autre embarras pour la péninsule qu’un pape cloîtré dans le Vatican. Les prétendans sont souvent plus dangereux en exil que sur le territoire national. Au-delà des frontières, ils peuvent devenir un centre d’intrigues pour leurs partisans du dedans, un instrument pour les desseins de l’étranger. Les catholiques d’Italie, comme ceux du monde entier, seraient profondément remués par l’émigration forcée de leur chef. Le clergé italien, aujourd’hui paisible, prudent, patient et, malgré tout, peu enclin à faire la guerre au pouvoir, lui deviendrait ouvertement et activement hostile. L’opposition conservatrice, maintenant assoupie et bornée à l’abstention, aurait contre le régime légal un nouveau grief qui la ferait sortir de sa torpeur. « Le bannissement du pape, me disait un ancien ministre de Victor-Emmanuel, aigrirait et envenimerait nos luttes de partis. Le radicalisme en prendrait un nouvel ascendant ; une politique modérée en deviendrait plus malaisée ; la monarchie, s’étant aliéné une notable partie de la nation, en verrait sa base rétrécie et ébranlée. » D’un autre côté, le pape, expulsé de sa résidence séculaire, aurait plus de chances d’obtenir l’intervention des puissances, inquiètes des influences sous lesquelles pourrait tomber le saint-siège. Aussi peut-on dire que, si le gouvernement italien n’a rien à perdre au départ de la papauté sur une sorte de coup de tête, il courrait au-devant de graves difficultés en donnant ou laissant donner au saint-père des raisons ou des prétextes d’émigration.

Chacun des deux adversaires parait en ce moment trop bien comprendre son intérêt pour que l’Italie réduise le souverain pontife à une telle extrémité, et pour que ce dernier s’y résigne sans y être manifestement contraint. Il semble donc qu’une telle éventualité soit pour longtemps écartée. Cela cependant n’est nullement certain. Il y a d’abord un cas où le saint-père aurait peine à rester dans la Rome italienne, parce que le gouvernement n’y saurait plus répondre de sa sécurité ; c’est une guerre européenne où seraient engagées les armes de l’Italie. Qu’on imagine la péninsule en guerre ouverte avec l’un ou l’autre de ses voisins, le Vatican serait presque immédiatement dénoncé comme un complice de l’ennemi et un foyer d’espionnage. Qu’on se rappelle la surexcitation qu’inspirent à un peuple affolé les obscures nouvelles des opérations, les mensongères rumeurs, les cris de trahison, l’annonce d’une bataille, d’une défaite surtout. Qu’on se représente Rome éveillée au bruit d’un débarquement sur les plages voisines, et l’on comprendra quels périls pourraient courir à certaines heures le palais et la personne même du souverain pontife. Le Vatican serait en pareil cas exposé à une sorte de 10 août dont les hallebardes des suisses du pape sauraient mal le défendre. Les loges de Raphaël risqueraient d’être souillées par des scènes analogues aux massacres de septembre 1792. Dans le désarroi où glissent à certains instans les gouvernemens, avec la frénésie qui saisit parfois les foules, il pourrait se faire que, pour sauver la demeure pontificale d’une irruption populaire, pour soustraire le saint-père aux mains des forcenés, les ministres italiens fissent eux-mêmes conseiller au pape et à ses cardinaux de fuir de Rome en toute hâte.

Laissons cette sombre hypothèse de guerre. Tout nous interdit de nous y arrêter. Avec qui donc l’Italie aurait-elle la guerre ? Presque seule en Europe, elle n’a pas d’ennemis. Si jamais elle prend les armes, la guerre sera de son fait et non du fait d’autrui. Éloignons ce spectre invraisemblable ; en dehors de là, en dehors même des transformations que peut subir la politique intérieure du royaume, sans tenir compte des inconséquences, des témérités ou des faiblesses du pouvoir civil, un événement en lui-même insignifiant, des considérations en apparence mesquines peuvent à l’improviste déterminer le pape à franchir, pour n’y plus rentrer, les portes de Rome.

Il faut, en pareil cas, compter avec l’humeur et le caractère personnel des souverains pontifes, avec la santé et les infirmités des vieillards portés à la chaire de Saint-Pierre. Le Vatican, avec ses vastes horizons et ses jardins fiévreux, est une demeure dont la patience même d’un pape peut se lasser ; le Belvédère, bâti comme une villa de plaisance par Bramante, est un séjour d’été plus agréable pour les dieux de marbre que pour des hommes de chair. La claustration même, entrée dans la tradition pontificale depuis 1870, est pour le chef de l’église une cause de plus d’ennui et d’insalubrité. Dans les conditions où elle s’exerce, la suprême magistrature de l’église est devenue une charge qui demande une continuelle immolation de l’âme et du corps, presque également victimes de ce solennel internement au fond d’un palais solitaire. Trouvera-ton longtemps une dynastie de vieillards capables d’un tel sacrifice ? Léon XIII, on le sait, se ressent déjà cruellement de sa captivité dans sa superbe prison et regrette amèrement l’air vif des collines de Pérouse. Il peut venir un pape qui se fatigue de cette éternelle claustration, qui prenne en dégoût les monotones promenades dans les allées ou les galeries du Vatican, comme un détenu les muettes récréations dans le préau d’une maison centrale ; un pape qui, las de voir ses forces décliner dans son froid palais, cède au fascinant appel des montagnes qu’il aperçoit de ses fenêtres, et, suivant le conseil de ses médecins, se décide à aller chercher ailleurs l’air et la santé. Les pontifes, qui tomberont malades au Vatican, ne se résigneront peut-être pas tous à être martyrs de la nouvelle consigne, et, une fois le pied hors de Rome, les papes ne s’arrêteront guère en Italie. Il peut se faire aussi qu’un conclave tombant en été, les cardinaux, bannis du Quirinal, répugnent à s’enfermer dans les malsaines cellules du Vatican, et que le pape, élu dans quelque ville des Alpes, hésite à venir se constituer prisonnier à Rome. Dans la question pontificale, comme dans toutes les choses humaines, il reste ainsi, en dehors même des complications politiques, une part d’imprévu qui peut déjouer tous les calculs.


VII

De tous ces aperçus divers quelle conclusion tirer ? Une seule, que le lecteur aura formulée avant nous. Le saint-siège et l’Italie sont tous deux enchaînés, tous deux rivés à Rome ; ils seraient tous deux presque également embarrassés de transférer leur capitale ailleurs. Le pape et le roi restent en face l’un de l’autre, dans la ville éternelle, condamnés à l’antagonisme par leur voisinage, par le besoin de maintenir réciproquement leur indépendance, par leur coexistence dans les murs d’une ville où ils sont comme affrontés. Entre eux et leur mutuel désir de pacification se dresse Rome, leur résidence commune ; Rome, que chacun d’eux revendique comme son héritage, que l’un exige solennellement pour lui seul, que l’autre refuse hautement d’abandonner ; Rome qui leur interdit toute conciliation. A quoi bon chercher entre eux les conditions d’un compromis, puisque, sur le principal point en litige, ils ne peuvent ou ne veulent s’entendre ? A quoi bon leur proposer un traité de paix, quand ce que l’Italie demandé au saint-siège, c’est d’accepter l’occupation de Rome et ce que le saint-siège réclame de l’Italie, c’est l’évacuation de Rome[24] ? Le jour est encore loin où, selon le vœu de tant d’Italiens, on verra le pape appuyé sur le bras du roi ; et, si jamais un souverain pontife doit, dans une de ses basiliques, couronner de ses mains le roi d’Italie, ce n’est ni notre siècle ni notre génération qui assisteront à pareil spectacle. Pendant longtemps encore, le saint-siège et la monarchie demeureront en présence dans les murs de Rome comme deux combattans en champ clos.

Leur lutte a ceci de particulier que, tout en étant contraints de demeurer en guerre, les deux adversaires se trouvent intéressés à ne pas se porter de coups trop rudes, à ne pas se désarçonner l’un l’autre ou se blesser mortellement ; car, en se mettant hors de combat, ils risqueraient de n’avoir travaillé qu’au profit d’un ennemi commun, au profit de la démocratie niveleuse qui les guette tous deux. Et ce n’est pas la seule raison qui leur défende de se presser trop vivement l’un l’autre. Autour de la lice où ils combattent sont rangés des spectateurs dont ils ne sauraient oublier la présence ni dédaigner l’opinion. Ils ont pour témoins les gouvernemens, les monarchies européennes qui les engagent à déposer les armes et à se donner la main ; qui, si elles ne peuvent les réconcilier, sauront leur persuader de se maintenir en certaines bornes. Cela est surtout vrai de la royauté italienne ; dans sa querelle avec le pape, elle doit craindre de froisser et ses sujets catholiques et les puissances étrangères, devant lesquelles l’Italie est responsable de la liberté pontificale. En voulant frapper le saint-siège, elle risquerait de se blesser gravement elle-même. Aussi peut-on voir, dans ce singulier duel, les deux adversaires se ménager à dessein, faire réciproquement acte de courtoisie, se contenter souvent de joutes innocentes, ou se tenir tous deux d’accord sur la défensive, en venir même à s’entendre sur tel ou tel point ou à conclure des trêves plus ou moins longues, sans arriver à une véritable réconciliation, à une véritable paix.

En tout autre pays, en toute autre ville, un pareil conflit aurait peine à durer des années sans s’envenimer et en venir aux dernières extrémités. Il faut être à Rome, la cité des contrastes, où partout les monumens du paganisme touchent les monumens du christianisme ; à Rome, où deux ou trois civilisations se confondent ou se superposent, pour que le pape et le roi puissent sans trouble tenir à quelque distance leurs cours rivales. Il faut pour cela être en Italie, chez le peuple le plus souple et le plus fin, le plus politique, et, d’un côté comme de l’autre, le moins fanatique de l’Europe ; chez un peuple habitué de longue date à résister à la papauté en s’agenouillant devant elle. Au sud des Alpes, on sait toujours plier les principes aux faits. C’est en de pareilles difficultés, grâce à d’apparentes inconséquences, que triomphe le caractère italien ; c’est dans ces situations, pour d’autres inextricables, que les compatriotes de Machiavel montrent le plus de ressources.

Et maintenant comment tout cela finira-t-il ? Quelle sera la solution définitive ? nous demandera quelque naïf lecteur. Oiseuse et naïve demande, en effet, comme si tous les problèmes politiques devaient fatalement aboutir à une solution ! Loin de là, en politique de même qu’en philosophie, il y a nombre de questions qui ne sont jamais définitivement tranchées ; qui sont inhérentes à l’esprit humain et participent de ses obscurités, de ses incertitudes, de ses variations ; qui se présentent aux diverses époques sous des faces différentes ; que chaque génération, que chaque siècle reprend à son tour, suivant son tempérament et son génie, sans pouvoir se flatter de les résoudre jamais. Il en est ainsi surtout du problème dont nous venons d’analyser les données et qui n’est lui-même qu’un aspect de la grande et éternelle question de l’indépendance de la conscience humaine et de la liberté religieuse. Ce qui est en jeu derrière le Vatican et la personne du pape, ce n’est rien moins, en réalité, que la situation du catholicisme, du christianisme, de la religion même, dans les sociétés laïques issues des trois derniers siècles. Le saint-siège et le catholicisme devront peu à peu s’accommoder à la sécularisation de l’état et de la société, s’adapter à la démocratie, que l’église a en partie couvée dans son sein et qui, en fille ingrate, la repousse aujourd’hui. Et, de leur côté, tant que le cœur de l’homme restera religieux, tant que ses désirs ou ses rêvés dépasseront, les horizons terrestres, la démocratie et l’état moderne devront compter avec le christianisme et avec la papauté, qui en demeure la plus haute expression. La solution de la question ne saurait se trouver que dans la liberté, qui seule peut concilier les antinomies, dans la liberté de l’église, dans le respect de l’indépendance spirituelle du saint-siège. Mieux cette indépendance sera assurée, plus elle sera entourée de garanties, et moins l’Europe et l’Italie auront à se préoccuper de ce vieux problème. L’Italie le sent ; elle sait que la présence de la papauté lui impose des devoirs qu’elle est la première intéressée à bien remplir. Ses publicistes les plus éminens ne font pas difficulté de le confesser ; ils reconnaissent que la liberté du pape est pour la péninsule « une dette internationale[25]. » Ils se plaisent à proclamer que la mission spéciale de la nouvelle Italie, que sa vocation providentielle, s’ils nous permettent ce mot, est de fonder en Europe la liberté religieuse, — grande et délicate mission qui, à notre époque d’anarchie intellectuelle et de confusion politique, suffirait à la gloire d’un peuple.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1882 et du 15 octobre 1883.
  2. Gallici Armenti, de Filicaja.
  3. Voyez la brochure il Papa e l’Italia.
  4. Je citerai, par exemple, M. Savarese, Ultima Fase della quistione romana.
  5. Voyez, entre autres, le discours aux pèlerins italiens en octobre 1883.
  6. M. Renan en particulier.
  7. Voyez, un Empereur, un Roi, un Pape. Paris, Charpentier.
  8. Voyez, par exemple, la Nazione et le Corriere della sera du 1er avril 1882.
  9. En fait, les reproches adressés à Léon XIII pour la Tunisie auraient pu l’être aussi bien pour l’Herzégovine et la Bosnie, où, depuis l’occupation autrichienne, les franciscains italiens ont, en grande partie, été remplacés par un clergé autrichien.
  10. La Civiltà cattolica, dans un article du père M. Liberatore (octobre 1882), allait jusqu’à dire que mieux vaudrait pour l’église la victoire des socialistes.
  11. Discours de M. de Bismarck en décembre 1881.
  12. Voyez il Papa e l’Italia (1881). Léon XIII lui-même semble parfois prévoir le moment où le gouvernement italien peut être obligé de recourir à lui. Tel parait du moins le sens de certains passages de ses discours, de celui-ci par exemple : « Si les passions populaires, qui ne sont pas moins funestes à la société civile qu’à la religion, continuent à croître et à prévaloir comme nous la voyons, il viendra peut-être un temps où les ennemis eux-mêmes reconnaîtront et invoqueront la puissante et bienveillante vertu qui abonde dans le pontificat romain, même pour la sauvegarde de l’ordre public et pour le salut des peuples. (Réponse du pape au cardinal di Pietro ; février 1882.)
  13. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1882, le Pape Léon XIII et l’Europe.
  14. Voyez, par exemple, la Civiltà cattolica, octobre 1882.
  15. Voyez la Deutsche Rundschau, mars 1882.
  16. Nous ne pouvons revenir sur ce sujet sans rappeler aux lecteurs l’excellente étude de M. G. Valbert, la Question romaine et M. de Bismarck. (Revue du 1er février 1882 et Hommes et choses du temps présent ; Hachette, 1883.)
  17. Voyez un Empereur, un Roi, un Pape ; IIIe partie : Pie IX et le Saint-Siège.
  18. Il bello ovile, ov’ io dormi agnello. (Dante, Paradis, XXV, 2.)
  19. Expression de la brochure il Papa e l’Italia.
  20. Voyez notamment la lettre de Léon XIII à propos de la bibliothèque Vaticane et des travaux d’histoire.
  21. Dante, Convito.
  22. A vieux bœuf on ne change pas l’étable.
  23. Note confidentielle de M. Mancini à M. de Launay, ambassadeur d’Italie en Allemagne, du 10 janvier 1882, publiée par le Secolo du 24 janvier 1882.
  24. Aussi ne nous arrêterons-nous pas à examiner les diverses propositions faites à ce sujet, pas même celle de notre compatriote, M. E. Rendu, dont, récemment, l’ingénieuse combinaison a été discutée dans la presse italienne des deux bords opposés. Voyez notamment la Rassegna nazionale juin, juillet et août 1883.
  25. Un debito internazionale. Cadorna, Illustrasione giuridica, etc. ; 1882.