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Le Règne de l’Argent/07

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Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 42-68).
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LE RÈGNE DE L'ARGENT

VII.[1]
L’INTERNATIONALE DE L’OR ET LA « BANCOCRATIE »

En quel sens le capital est cosmopolite, et quelles sont les causes et quels sont les effets de cette sorte de cosmopolitisme, nous avons essayé de le montrer dans notre dernière étude. On a vu que cet internationalisme financier, si bruyamment dénoncé à la haine des peuples, n’était pas le fait de la haute banque, mais le fait même de la civilisation.

Au cosmopolitisme financier s’allie, dans l’imagination des foules, ce que les pédans appellent « la bancocratie », forme nouvelle de la ploutocratie. Nous l’avons dit, les modernes barons de la finance, qui étendent leurs opérations sur le globe entier, prêtant aux rois et aux peuples, apparaissent de loin, au populaire comme les maîtres des sociétés contemporaines. Ce siècle vieilli dans le culte de l’or, ce siècle matérialiste et jouisseur s’est fait, de l’humanité et de la vie publique, une opinion digne de lui. L’or est le souverain de l’époque, il s’est assujetti les nations et les gouvernemens ; la haute banque tient dans sa dépendance, avouée ou secrète, monarchies et républiques. Autrefois, l’empire était au courage, à la lance, aux bons coups d’épée ; aujourd’hui, il est. à l’argent, à la Bourse, à la spéculation. Les peuples ne sont plus à conquérir, ils sont à vendre. L’or a succédé au fer, et le chèque a supplanté le glaive. Issus de l’élection ou de l’hérédité, les pouvoirs publics se sont mis en servage ; leur indépendance n’est qu’une apparence hypocrite qui sert de voile aux menées du maître réel. Ils ne sont plus guère que les dociles préposés de la finance, qui les tient dans sa main et les fait mouvoir à son gré.

Faut-il, encore une fois, prendre ce pessimisme des foules au pied de la lettre ? Et ne sent-on pas ce que de pareilles vues ont d’équivoque et d’outré ? La vie est plus variée, les hommes sont plus complexes que ne le soupçonnent les simples dont l’œil prévenu découvre partout la fascination du billet de banque. Le monde moral, le monde politique même n’ont pas encore pour loi l’attraction universelle de l’or. Jusque dans ces régions corrompues de la politique, dans les antichambres des cours ou dans les couloirs des parlemens, il n’est pas exact que le chèque soit devenu le monarque suprême. « Parlez pour vous », nous diraient, dédaigneusement, tels de nos voisins. Il reste encore, chez nos vieilles nations chrétiennes, il reste, en France même, des choses et des âmes qui ne sont pas à vendre. Il faut, en pareille matière, procéder par distinctions, préciser les faits, se défier des généralités précipitées, — c’est-à-dire se garder de la méthode du pamphlétaire antisémite et du tribun socialiste.


I

Et d’abord, est-il toujours vrai que le pouvoir de l’argent dans l’Etat se soit accru ? Cela même n’est pas sûr. On dit que le pouvoir occulte de l’argent a fini par se subordonner tous les pouvoirs légaux. Quand cela serait vrai de nos démocraties modernes, cela, nous l’avons montré, ne serait pas toujours une nouveauté[2]. Le pouvoir de l’argent est ancien ; s’il est, ou s’il semble plus grand aujourd’hui, c’est que les gouvernemens modernes sont plus dépensiers, et que la main de l’Etat s’étend beaucoup plus loin et se mêle à beaucoup plus d’affaires ; c’est, aussi, que les intérêts matériels, les intérêts industriels, commerciaux, financiers, tiennent plus de place dans l’Etat ; c’est également que, avec le régime représentatif, les hommes qui prennent part au gouvernement sont beaucoup plus nombreux et souvent plus besogneux. Autrement, à prendre les faits, la perception des impôts, les ressources du trésor, il est permis de soutenir que le pouvoir de la finance et des financiers dans l’Etat, loin d’avoir augmenté, a plutôt diminué. Ne l’oublions pas, en effet, l’État moderne a, sur ce point, un avantage qui faisait défaut à l’antiquité, au moyen âge, à l’ancien régime. L’État moderne possède partout une organisation financière indépendante, des agens de perception à lui, un système régulier de taxes et de contributions qui, dans l’ordinaire de la vie, l’émancipé des financiers, des « partisans », des « traitans ». L’État moderne n’est pas, comme la République romaine, comme l’État d’ancien régime, obligé d’affermer ses impôts à des compagnies de publicains ou de fermiers généraux. S’il semble parfois tomber sous la sujétion des financiers, c’est qu’il imite les fils de famille prodigues ; qu’il dépense au-delà de ses revenus ; qu’il se réduit lui-même, par ses imprudences, aux expédiens les plus onéreux ; qu’ayant épuisé son crédit, il se voit contraint d’engager aux banquiers ses dernières ressources, sauf, comme les débiteurs de mauvaise foi, à faire banqueroute à ses créanciers. Ainsi, autrefois, l’Egypte d’Ismaël ; ainsi, naguère, le Portugal, la Grèce, l’Argentine. Peuples ou particuliers, le péché de prodigalité est de ceux qui ne se commettent pas impunément. Nous connaissons plus d’un État qui, tout comme un jeune dissipateur, aurait besoin d’un conseil judiciaire. Un gouvernement sage, un pays bien administré ne court aucun risque de tomber sous la tutelle des hommes d’argent.

Voyez la Grande-Bretagne, la nation la plus riche du vieux monde. Elle a beau avoir un commerce immense et des capitaux incomparables ; elle a beau nouer des affaires avec les cinq parties du monde, l’Angleterre demeure indépendante des banquiers. C’est la première puissance financière du globe, et il faudrait être bien ignorant de la politique anglaise pour dire que la finance y fait la loi. Si la livre sterling a jamais été le premier pouvoir de la Grande-Bretagne, c’est à l’époque déjà lointaine des bourgs pourris. Le Stock Exchange est le roi incontesté des Bourses des deux mondes, et Westminster est peut-être, de tous les parlemens, le moins suspect de servilisme vis-à-vis des rois de l’or. Pourquoi notre République française prête-t-elle davantage aux soupçons ? La faute n’en est pas au régime capitaliste, aux financiers, à la haute banque qui n’a, en elle-même, aucune raison d’être plus puissante d’un côté de la Manche que de l’autre ; la faute en est à l’abaissement des mœurs publiques, aux aberrations du suffrage universel, au niveau de plus en plus bas de notre personnel politique. Chez nous-mêmes, ou chez tel de nos voisins, ce qui est assujetti à l’argent et aux hommes d’argent, c’est moins l’État que les politiciens ; et ces politiciens vils, ils ne sont asservis à l’argent que par leurs vices et par leurs convoitises.

Après cela, qu’il y ait, en Orient ou dans l’Amérique du Sud, des États qui ont été exploités par les banquiers, comme il y a des fils de famille qui sont pressurés par les usuriers, cela est, le plus souvent encore, de la faute de ces États. Ils ont voulu jouer à la grande puissance : ils ont voulu se payer une grande armée, de beaux cuirassés, ou se donner en peu de temps un coûteux réseau de chemins de fer ; et ils se sont endettés au-delà de leurs forces. Il en est des États, comme des particuliers ; soyez sages, soyez économes, ménagez vos revenus, sachez compter, ayez des budgets en équilibre, et vous n’aurez pas besoin du secours des financiers, et vous échapperez aux usuriers. Soyez probes, choisissez des mandataires honnêtes, écartez des avenues du pouvoir les faiseurs et les « affairistes », et vous n’aurez pas à craindre de voir vos ministères ou vos parlemens tomber à la solde des gens de bourse. En un mot, ayez de la sagesse, et ayez de la vertu, comme Montesquieu l’osait exiger des républiques[3], et la « bancocratie » n’aura pas de prise sur vous. C’est, pour les peuples comme pour l’homme privé, tout le secret de l’indépendance. Hors de là, vous êtes voués, par vos fautes et par vos vices, au servage de Mammon.

Dirons-nous, pour cela, qu’un gouvernement sage et honnête ne doive jamais recourir aux services des financiers, jamais pactiser avec la haute banque ? Dieu nous en garde. Il est telle circonstance — guerre, révolution, famine, crise industrielle, crise agricole, — où le gouvernement le plus prudent et le plus probe peut, en toute conscience, s’adresser aux banquiers. Rien là d’anormal, ni rien de coupable. Les États, en temps d’épreuve, n’ont pas toujours assez de crédit pour se passer des banquiers. C’est une des fonctions de la banque de s’occuper de l’émission des emprunts, de les souscrire, en tout ou en partie, d’en préparer le placement, d’en soutenir la cote jusqu’à ce que les titres se classent dans les portefeuilles. En recourant à l’aide des banquiers, en les intéressant au succès de l’opération, il se peut que l’État obtienne, pour ses emprunts, un taux plus élevé qu’en s’adressant directement au public ; car, en fait de placement, le public est défiant ; il a peu d’initiative ; il est fort mouton de Panurge ; pour se jeter dans une affaire nouvelle il a besoin d’être entraîné[4].

Imprudent le gouvernement qui, pour émettre ses emprunts, comme pour partir en guerre, prétendrait toujours far da se. Ainsi, notamment, en cas de crise. Sans l’appui de toute la haute banque européenne, l’exemple vaut d’être rappelé, Thiers n’aurait pu conclure ses grands emprunts de liquidation de la guerre ; il lui eût été impossible de solder au vainqueur sa monstrueuse rançon.

Il y avait là une opération colossale, compliquée de délicates questions de change ; il fallait que le change entre les diverses places de l’Europe fût maintenu à un taux convenable. Pour cela, une entente avec la haute banque s’imposait. Un des grands mérites de Thiers a été de le comprendre, au lieu de se figurer, comme tant d’ignorans, que les cinq milliards de l’indemnité prussienne allaient sortir, spontanément, du légendaire bas de laine. A quoi fut dû le succès prodigieux de nos emprunts qui fut le premier indice de notre convalescence, ce succès qui nous releva aux yeux du monde, en nous rendant l’éclat toujours prestigieux de la richesse, et qui nous redonna quelque confiance en nous-mêmes, en nous montrant que l’Europe croyait encore à la France ? Il fut dû à l’accord du gouvernement avec la finance cosmopolite. Gambetta appelait Thiers le libérateur du territoire ; Gambetta avait raison, mais pour libérer le sol demeuré français, Thiers a eu un auxiliaire, la haute banque.


II

La prétendue omnipotence de la haute banque se réduit, en fait, d’habitude, à faciliter aux gouvernemens le placement de leurs emprunts et l’écoulement de leurs titres. Tout au plus peut-elle, en quelques circonstances, durant de courtes semaines, abaisser ou relever le crédit d’un État, en faisant fléchir ou monter ses rentes nationales. Encore n’y saurait-elle réussir que temporairement, aux époques de crise, et cela uniquement pour les petits États, ou pour les pays à finances avariées. Comme le médecin n’a d’autorité que sur les malades, les banquiers n’ont guère d’ascendant que sur les États en déficit. L’influence de la haute banque et toutes les manœuvres de Bourse ne sauraient précipiter, d’une manière durable, le crédit des pays dont les finances sont bien administrées, pas plus que tous les efforts des banquiers syndiqués ne sauraient restaurer les finances d’un État qui a épuisé toutes ses ressources. Il n’y a pas, en finance, de Providence cachée dont la main mystérieuse puisse forcer les lois de la nature et faire des miracles.

Il faut toute l’ignorance des badauds pour croire que le crédit d’un grand État, tel que la France ou l’Angleterre, soit à la merci des coalitions de financiers ou des caprices de la haute banque. Rien de plus faux. L’empire de toute la finance européenne se borne, le plus souvent, à relever de quelques points, de trois ou quatre pour cent au maximum, le taux d’un emprunt. L’ascendant de la haute banque ne saurait prévaloir contre les grands courans de l’opinion ; il ne va pas, en tout cas, jusqu’à imposer au public des titres de rentes dont le public ne veut point, ou, inversement, jusqu’à fermer les marchés financiers aux gouvernemens qui possèdent les sympathies de l’opinion. En veut-on une preuve, les emprunts de conversion du gouvernement russe, depuis une dizaine d’années, nous en ont donné une preuve répétée et éclatante. L’exemple de la Russie a montré que, si la haute banque n’était pas quantité négligeable, elle n’avait pas toujours, sur les places européennes, le pouvoir souverain que lui prêtent ses flatteurs, — ou ses détracteurs.

Si la haute banque, si « la banque juive » surtout possédait l’empire absolu que lui attribuent volontiers antisémites et anticapitalistes, il eût été malaisé à la Russie de conclure, chez nous, autant d’emprunts, et des emprunts aussi avantageux, à une époque où le gouvernement du tsar manifestait d’une façon si peu équivoque sa malveillance pour ses sujets israélites. Suivons le raisonnement dont mes oreilles ont été plus d’une fois rebattues ; c’est comme une chaîne de syllogismes dont tous les anneaux se tiennent, dès qu’on admet l’omnipotence de la haute banque.

La haute banque est maîtresse du marché, avais-je entendu répéter à des Russes, aussi bien qu’à des Occidentaux ; — la Bourse est dominée par les grandes maisons juives ; — les juifs sont tous solidaires ; — l’empereur Alexandre III, par ses rigueurs envers les Hébreux de ses domaines, s’est rendu aussi odieux à la synagogue qu’un autre Pharaon ; — Israël mettra un embargo sur les emprunts russes. Tant que le tsar persécutera les juifs, impossible, pour le tsar, de conclure un emprunt extérieur. L’aigle russe se heurtera au veto de la haute banque ; l’autocrate devra s’incliner devant les rois de la Bourse. [5].

Voilà qui était d’une logique serrée, pour qui admet la toute-puissance de « la banque juive. » C’était une des raisons pour lesquelles feu Katkof, le grand patriote moscovite, était opposé à l’antisémitisme. Et, en dehors de la Russie, plusieurs bons esprits en jugeaient de même. Une des grandes revues des États-Unis, the Forum, me faisait, il y a quelques années, l’honneur de m’interroger sur ce point. « Ne pensez-vous pas, me disaient ces Yankees, ennemis de toute vexation religieuse, et pleins de foi dans l’omnipotence des banknotes, ne pensez-vous pas que les juifs tiennent la Russie par la Bourse ? Qu’est-ce qui empêcherait les Rothschild de « boycotter » le tsar[6] ? » L’idée semblait si naturelle, à ces chrétiens d’outre-océan, qu’ils se montrèrent surpris de mon incrédulité. Les juifs les plus dévoués à la cause d’Israël avaient moins de confiance dans l’empire souverain du sceptre d’or, attribué à leurs riches coreligionnaires. Ils doutaient de cette rédemption de la Synagogue par la Bourse. Ils avaient raison. L’événement a montré ce que contenait d’illusion cette espérance des adversaires de la politique russe. N’en déplaise aux adorateurs du dieu dollar, on ne prend pas un grand empire par la Bourse. Tout au plus, un pareil blocus financier réussirait-il à faire capituler un État de second ou de troisième ordre[7]. Les juifs les plus dévoués à la cause d’Israël avaient moins de confiance dans l’empire souverain du sceptre d’or, attribué à leurs riches coreligionnaires. Ils doutaient de cette rédemption de la Synagogue par la Bourse. Ils avaient raison. L’événement a montré ce que contenait d’illusion cette espérance des adversaires de la politique russe. N’en déplaise aux adorateurs du dieu dollar, on ne prend pas un grand empire par la Bourse. Tout au plus, un pareil blocus financier réussirait-il à faire capituler un État de second ou de troisième ordre[8].

La haute banque de Paris et de Berlin, la banque juive, si l’on veut, a bien semblé, un moment, faire grise mine à la Russie. En vérité, comment lui en faire un crime ? Quand un groupe d’hommes, un groupe religieux ou national se sent menacé dans son existence et blessé dans ses droits naturels, il lui est bien permis de se défendre ; — et pour se défendre, il lui faut employer les armes à sa portée. Or, quelle autre arme que la cote les juifs d’Occident avaient-ils sous la main pour secourir les juifs de Russie ? Si, vraiment, la haute banque israélite a songé à défendre ses coreligionnaires de l’Est, je ne saurais, quant à moi, lui en faire un reproche. Je serais plutôt enclin à trouver que les riches banquiers d’Occident ont, à cet égard, montré un zèle quelque peu languissant. Ont-ils, un instant, paru menacer la Russie de lui faire expier sa croisade antisémitique en lui fermant leurs guichets, la campagne d’abstention qu’ils ont menée contre elle n’a été ni bien acharnée, ni bien longue. Le mauvais vouloir des grandes maisons Israélites n’a pas duré ; à peine a-t-il retardé ; de quelques trimestres, l’émission des emprunts et l’essor des valeurs russes. L’empire des tsars n’en a pas moins effectué, coup sur coup, à des conditions inespérées, de colossales opérations de conversion de rentes. En 1891, il est vrai, l’emprunt 3 pour 100 émis à Paris par le syndicat de nos établissemens de crédit, sans l’aide de la haute banque, baissait, on quelques semaines, de 7 ou 8 unités. Cet échec fut, à tort ou à raison, attribué à l’hostilité de la rue Laffitte ; il montrait, en tous cas, l’inconvénient de vouloir se passer de la haute banque. Encore faut-il dire que cet emprunt de 1891 avait été émis à un taux bien élevé, sur un marché déjà très éprouvé par le « krack » argentin.

Pour voir baisser les titres timbrés de l’aigle russe, il n’y avait qu’à les abandonner à eux-mêmes. Faute de l’appui des banquiers, le gouvernement impérial dut racheter, lui-même, à la Bourse, des milliers d’obligations. L’abstention de la haute banque était-elle, vraiment, un moyen d’exercer une pression sur les persécuteurs d’Israël, les banquiers y eurent bientôt renoncé. Si, comme on l’a dit, ils se laissèrent désarmer par les promesses des agens financiers de la Russie, ils se montrèrent faciles à convaincre. La faveur témoignée par le public français au gouvernement du tsar et au papier russe est l’explication la plus simple de leur conduite. En finance, plus encore qu’à la guerre, la victoire finit par rester aux gros bataillons. A-t-elle jamais songé à empêcher le tsar autocrate de monnayer en bon or les sympathies françaises, la haute banque aura reculé devant une lutte où elle appréhendait de se faire battre par nos petits capitalistes. Peut-être, aussi, voulut-elle montrer à ses détracteurs qu’elle ne se laissait point guider par des intérêts confessionnels, et qu’il n’était pas vrai qu’elle fût plus juive que française. Toujours est-il que la haute banque n’a pas voulu se mettre en travers de l’engouement du sentiment national, et que, à une époque où l’on reprochait à la France d’être sous le joug des banquiers juifs, nous avons vu la Bourse de Paris absorber, coup sur coup, les emprunts d’un tsar antisémite, et cette France soi-disant asservie à la Synagogue relever à un taux, jusque-là inconnu, les rentes des persécuteurs d’Israël[9]. A quoi bon du reste scruter les mobiles ? l’important, ici, c’est le résultat. Grands ou petits, juifs ou chrétiens, dès qu’il y a des millions à récolter, les banquiers ne se tiennent pas longtemps à l’écart. Les peuples, le peuple français du moins (nous l’avons montré à nos amis de Russie), font encore parfois de la finance sentimentale : les banquiers n’en font pas. Ils se contentent de faire des affaires, et leur coffre-fort ne distingue point entre circoncis et baptisés. Si le souci de la solidarité religieuse devait dominer la Bourse et diriger les opérations de banque, les banquiers protestans ou catholiques, pour qui connaît les lois religieuses de la Russie[10], n’auraient eu guère moins de raisons d’abstention que leurs confrères israélites. Mais, protestans ou catholiques, nos banquiers français n’ont, pas plus que les juifs, refusé la becquée d’or à l’aigle héritée de Byzance, sans écouter la plainte lointaine des pasteurs ou des curés qu’elle tient en ses serres orthodoxes. Et pourquoi les financiers israélites n’auraient-ils pas fait comme les fils des croisés, ou comme les fils de la Révolution qui mettaient naguère leur fierté à crier : « Vive la Pologne ! » sur le passage de l’autocrate russe ? Serait-ce parce qu’il y avait des roubles à gagner ?

J’ai moi-même entendu, durant les dernières années, plus d’un israélite étranger regretter la mollesse avec laquelle les grands banquiers de l’Occident avaient défendu leurs frères de Russie. La solidarité tant célébrée d’Israël s’est, pour cette fois au moins, trouvée en défaut. Si les juifs du sordide ghetto lithuano-ukrainien avaient mis leurs espérances dans une intervention de leurs opulens coreligionnaires de l’Ouest, cette confiance a été déçue ; et si elle a été déçue, c’est, manifestement, pour une double raison : c’est que les juifs se tiennent de moins près que le prétendent leurs ennemis, et que la haute banque israélite est loin de se sentir la puissance que lui attribue l’imagination des foules.

La Synagogue pouvait-elle espérer davantage de ceux qu’un fanatisme suranné appelle les princes d’Israël ? ou, en attendant des banquiers parisiens la libération de leurs frères de Russie, les avocats des juifs ne commettaient-ils pas la même méprise que les adversaires des juifs, prêtant a la haute banque israélite des visées qu’elle n’a point, et une toute-puissance qui n’est pas la sienne ? Quoi qu’en disent les catéchismes antisémites, les banquiers ne sont pas encore les maîtres souverains du monde ; si les débris d’Israël doivent être sauvés par l’or, le jour de la rédemption de Juda n’a pas encore lui. « En engageant une guerre financière contre la Russie, disait à un de ses coreligionnaires un des grands banquiers de l’Occident, nous n’améliorerons pas la situation des juifs de là-bas, — et nous perdrons le bénéfice des emprunts russes. » Cet homme au sens pratique eût pu ajouter que, au lieu de servir la cause des juifs de Russie, une intervention de la haute banque en leur faveur eût risqué d’exaspérer contre eux le gouvernement de Pétersbourg et d’aggraver les rigueurs des lois impériales.

Quoi qu’il en soit, les emprunts russes ont donné au monde une leçon de choses, que nos folliculaires quotidiens feraient bien de retenir. Qu’on prenne les prospectus des dernières émissions russes, on trouvera qu’à Londres, à Berlin, à Amsterdam, tout comme à Paris, les grands emprunts du tsar antisémite ont été offerts au public sous le patronage des maisons juives. Les faits, ici, parlent assez d’eux-mêmes, et les pierres de la Bourse crient assez haut. Après cela, il est malaisé de nous faire croire à l’asservissement des gouvernemens par la haute banque, ou au règne cosmopolite d’Israël par l’empire de la Bourse.


III

Autre remarque non moins instructive. La place de Paris et la place de Berlin, qui passent, toutes deux, pour être inféodées aux grandes maisons israélites, ont souvent eu, vis-à-vis de la Russie, une attitude toute différente. Tandis que Paris favorisait les émissions russes, Berlin qui, la veille encore, avait le monopole des emprunts de la Russie, déclarait la guerre au rouble et au papier russe. Berlin ne cessait de vendre, pendant que Paris ne se lassait pas d’acheter. Or, d’où venait le signal de ces campagnes berlinoises contre le crédit de l’empire slave ? Il ne venait pas de la banque israélite ; il venait du gouvernement prussien et de la presse officieuse. L’initiative en a été prise, plus d’une fois, par M. de Bismarck en personne ; c’est le Chancelier de Fer et non la haute banque juive qui a tenté de prendre la Russie par la Bourse, en jetant toutes ses valeurs sur le marché et en lui fermant les places de l’Occident. Si, depuis la chute de Bismarck, sous l’empereur Guillaume II, Berlin a changé de tactique vis-à-vis de ses voisins de l’Est, le signal en a encore été donné par le gouvernement. C’est sur l’ordre même de l’empereur, toujours désireux de ménager le tsar, que la banque impériale a rouvert ses guichets au papier russe[11].

Ainsi, jusque dans les affaires financières, il n’est pas vrai que les gouvernemens et les marchés eux-mêmes n’obéissent qu’aux injonctions ou aux caprices de banquiers cosmopolites. Tout au rebours, on voit, ici, éclater l’erreur de ceux qui dépeignent la haute banque européenne comme une sorte de franc-maçonnerie toujours unie et agissant partout, d’accord, selon les ordres occultes de ses grands maîtres. Cette unité d’efforts et d’action, cette apparente solidarité de la « bancocratie », on la trouverait bien d’autres fois en défaut, car la prétendue Internationale de l’or est souvent divisée contre elle-même. A en croire le témoignage des faits, qui seuls ne mentent point, cette haute banque, taxée de cosmopolitisme, cède parfois à des entraînemens politiques et à des préjugés nationaux. Quand elle ne se laisse pas guider uniquement par des considérations d’affaires, ce n’est pas à des préoccupations religieuses qu’elle obéit. Son soi-disant cosmopolitisme ne l’empêche pas, au besoin, de se prêter aux vues des gouvernemens et aux engouemens des peuples ; il ne lui interdit pas de se montrer nationale, de seconder, à l’occasion, le vœu du pouvoir ou le sentiment public. Ainsi s’explique comment, depuis vingt ans, la Bourse de Paris et la Bourse de Berlin ont suivi, si souvent, des chemins opposés, bataillant entre elles à coups de crayon, engageant autour des fonds russes une lutte dont, grâce à notre épargne, Paris et le rouble sont sortis victorieux.

Et cela est naturel, tout sentiment de patriotisme même mis de côté, n’en déplaise aux adorateurs de la richesse ou aux détracteurs systématiques de la finance. Ils ont beau exalter, à l’envi, l’autorité de la haute banque et magnifier le pouvoir des financiers ; pour grande qu’ils supposent la puissance de for, elle ne se suffit pas à elle-même. Il n’en est pas d’elle comme de l’épée ou du sabre qui s’appuie sur sa propre force. Elle ne peut se maintenir ou s’accroître qu’en faisant des affaires. Or, on ne saurait faire de grandes affaires en se tenant à l’écart des grands courans de l’opinion, ou en se mettant en hostilité avec les pouvoirs du jour. Qu’on remonte l’histoire du siècle, on trouve que, au lieu de conduire les grands mouvemens politiques contemporains, au lieu de donner une impulsion directrice aux événemens, la haute banque n’a guère fait que profiter des événemens et apporter son concours aux grandes forces, aux grandes puissances du siècle. C’est ainsi qu’elle a grandi et c’est ainsi qu’elle a été un des instrumens de la transformation économique du monde moderne. Mener les événemens, ouvrir aux peuples des voies nouvelles, imposer une direction aux sociétés humaines, se faire le guide des nations, les conduire vers un but spirituel, vers une Jérusalem terrestre ou céleste, vers une Terre Promise politique ou religieuse, c’est là une ambition que peut avoir le tribun, le prêtre, l’apôtre, l’écrivain, le plus humble des hommes qui tiennent une plume ou qui parlent aux foules. L’ambition des hommes d’argent ne se hausse pas si haut ; ce n’est pas là le genre de royauté qu’ils convoitent ou qu’ils exercent. Leur royaume n’est pas celui de l’esprit. Ici encore, à regarder l’action sur les hommes et sur l’histoire, j’oserai dire de ceux qui ont choisi la richesse, qu’ils n’ont pas pris la meilleure part. Quoi qu’en ait une époque matérialiste jusqu’en ses révoltes contre la prépotence de l’argent, le sceptre de la Bourse n’est pas le sceptre du monde. L’or, aussi, a ses servitudes, et le seul libre des hommes est celui qui sait s’en passer. Les affaires sont une chaîne pour ceux mêmes qu’elles font grands et puissans. Riche ou pauvre, pour être indépendant, il faut être désintéressé. Un penseur, un écrivain, un homme de peu de besoins, sans autre souci que celui de la vérité, sans autre force que sa raison, sans autre autorité que sa droiture, ne craindra pas d’entrer en lutte avec les puissances régnantes, princes ou peuples. De pareilles audaces ne conviennent pas aux hommes d’affaires, aux hommes d’argent, aux rois de l’or, à tous ceux qui ont à prendre l’avis de leur coffre-fort ; — car les conseils du coffre-fort sont, d’habitude, des conseils de complaisance.

Si les banquiers ont des relations avec les pouvoirs publics, ce sont des relations d’affaires, ou en vue des affaires ; et ils ont trop à gagner ou, ce qui revient au même, ils ont trop à perdre, avec les pouvoirs publics, pour s’amuser à les froisser sans profit. Prenez l’histoire ; presque partout, le premier souci des financiers est d’être bien en cour. S’il est vrai que les gouvernemens ont parfois besoin des banquiers, il est également vrai que les banquiers ont souvent besoin des gouvernemens, qu’ils ont du moins tout intérêt à ne pas se brouiller avec les gouvernemens. Ils le savent, et, juifs ou chrétiens, ils s’appliquent, en chaque Etat, à se maintenir en bonnes relations avec le pouvoir. Ils sont heureux, à l’occasion, de lui rendre de petits services. On va répétant, autour de nous, que les gouvernemens sont les serviteurs, les valets de la haute banque. On pourrait, aussi souvent et sans plus d’injustice, dire, tout au rebours, que les banquiers sont les serviteurs et les complaisans des gouvernemens.

Certains hommes d’État, et non des moindres, ont eu à leur service un banquier, attaché en quelque sorte à leur personne, comme autrefois les princes, les souverains avaient chacun leur juif, leur Hofjude. M. de Bismarck, qui ne négligeait aucun moyen d’influence, avait ainsi, pour les grandes affaires de l’État, son banquier attitré, un israélite berlinois, M. de Bleichrœder, mort en 1893. Le chancelier prenait l’avis du banquier, chaque fois qu’il avait besoin d’un spécialiste. Il l’avait appelé à Versailles, en 1871, comme conseiller financier[12]. On dit, — nous ne nous en portons pas garans, — que c’est Bleichrœder qui fut chargé d’évaluer les forces contributives de la France pour fixer le chiffre de l’indemnité de guerre. Certains parmi les vainqueurs parlaient de dix milliards de francs. Bleichrœder estima que les capacités du vaincu et les possibilités du marché financier ne dépassaient pas cinq milliards.

Cinq milliards ! c’était trop peu au gré de plus d’un Allemand ; on l’a depuis reproché à Bleichrœder ; je ne sais même si quelque antisémite de là-bas n’aura pas dit qu’il avait été acheté par l’or français. Cinq milliards ! c’était trop ménager la France, alors qu’il eût fallu l’écraser sous le fardeau. La vérité, c’est que le banquier berlinois avait trouvé le point limite du possible. Faut-il, pour cela, rendre la haute banque et les juifs responsables de l’énormité de la rançon imposée à la France ? Irons-nous regarder cette cynique exploitation de la noble vaincue comme une innovation capitaliste, ou encore comme une invention judaïque ? Accuserons-nous la haute banque d’avoir avili la guerre et profané la victoire ? Etait-ce donc la première fois, dans l’histoire de l’Europe, qu’un roi chrétien ou un peuple de souche « aryenne » dégradait son épée ou déshonorait ses lauriers par sa rapacité ? N’avions-nous pas, hélas ! nous-mêmes, Français, au temps de la Révolution et du premier Empire, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie, battu monnaie avec nos victoires, et fait de la guerre la pourvoyeuse du Trésor et la nourrice de l’Etat[13] ? Bleichrœder, en 1871, s’était conduit en sujet prussien, sans montrer contre nous plus de haine ou plus de cupidité que ses compatriotes chrétiens. Comme ses pareils, en semblable occurrence, le banquier berlinois n’était qu’un instrument de son roi, ou un agent docile de son gouvernement.

M. de Bismarck, tout bon chrétien qu’il fût, appréciait ce banquier juif ; il ne dédaignait même pas, à l’occasion, de lui témoigner de l’amitié. Bleichrœder en profitait pour défendre ses coreligionnaires, auprès du fondateur de l’unité allemande, contre le peu évangélique pasteur Stœcker, — et dans cette lutte d’influence, le Hofjude l’emporta sur le Hofpretdiger. On affirme que pour s’assurer les bonnes grâces du ministre contre le pasteur antisémite, le banquier Bleichrœder avait soin de verser, au plus chaud des batailles électorales, un fort lot de marks dans la caisse des amis du gouvernement. Le prince de Bismarck a-t-il vraiment utilisé, contre ses adversaires de l’opposition, la générosité intéressée de Bleichrœder, je ne sais ; en tout cas, l’Allemagne n’est pas le seul pays où le coffre-fort des banquiers ait été mis à contribution, par le pouvoir, pour ses campagnes électorales. De cette sorte d’intimité de Bismarck avec un banquier Israélite et de cet échange de services entre les deux amis, irons-nous conclure que le chancelier de fer était vendu à la haute banque, et que la politique impériale était au service de la finance juive ? Du ministre et du banquier, n’en déplaise aux antisémites de France et d’Allemagne, il est aisé de distinguer lequel était l’instrument ; pour sûr ce n’était pas Bismarck. Et, monarchie ou république, il en sera ainsi de tous les États où le pouvoir sera confié à des mains fortes et probes. Empire ou démocratie, pour que les rôles se renversent, il faut, au gouvernement, des mains faibles ou des consciences vénales.


IV

Cela ne veut pas dire que, en certains pays, les hommes d’État, les ministres, les princes du sang eux-mêmes ne subissent, parfois plus que de raison, l’ascendant prestigieux des grandes fortunes. Sur ce point, les Altesses royales ou impériales ressemblent, trop fréquemment, aux élus de nos démocraties ; elles ont parfois, pour les parvenus de la finance, des égards qu’il est permis de trouver excessifs. Est-ce, uniquement, que l’or nimbe aujourd’hui les fronts d’une auréole qui éblouit tous les yeux ? Non, cela ne serait pas nouveau ; ce qui l’est davantage, c’est que les vicissitudes des révolutions et les transformations économiques contraignent princes et souverains à compter, plus que par le passé, avec ce triste argent.

L’abaissement graduel des fortunes anciennes, la médiocrité ou l’instabilité des nouvelles font que, sur les marches des trônes, jusque parmi les frères ou les fils des rois, chacun se demande s’il n’aura pas quelque jour, besoin de l’amitié, besoin de la main d’un banquier. Altesses et Majestés ont des soucis qu’elles ne connaissaient guère autrefois. Quand Louis XIV, à Marly, faisait des politesses à Samuel Bernard, Louis XIV ne songeait qu’au bien de l’Etat. Aujourd’hui, s’il a des prévenances pour les financiers, s’il leur fait l’honneur d’assister à leurs chasses ou à leurs fêtes, un prince songe moins à l’Etat qu’à lui-même et à sa famille.

Les dynasties séculaires et les têtes couronnées ne se sentent pas toujours sûres du lendemain ; les souverains les plus puissans, en visitant les châteaux de leurs aïeux, se demandent, tout bas, ce qui restera à leurs enfans de tant de palais bâtis par leurs pères. La liste civile peut venir à manquer ; puis, la liste civile est maigre, et, pour les cadets du moins, il n’est pas toujours aisé, aux princes les plus populaires, d’obtenir de l’avare parcimonie des Chambres une dotation convenable. Rois, empereurs, grands-ducs, plus ou moins embourgeoisés, l’ont presque tous, aujourd’hui, comme de simples particuliers, des économies qu’ils n’ont garde de placer entièrement en terres ou en rentes nationales ; — terres et rentes rapportent peu, terres et rentes se confisquent. Ils ont, presque tous, leur pécule secret, leur trésor privé qu’ils font valoir de leur mieux, s’appliquant à le grossir, le confiant volontiers aux banquiers en renom, cherchant, pour ce précieux dépôt, les coffres-forts les plus solides ou les mains les plus habiles. Un grand banquier sait, à l’occasion, rendre des services, donner des avis que, faute d’autre monnaie, on lui paye en frais d’amabilité, en décorations, en titres. De là les égards témoignés par tant de princes aux financiers que leurs ancêtres, plus libres, faisaient passer en chambre ardente, quand ils ne les expédiaient pas à Montfaucon.

Voilà pour les plus sages, pour les meilleurs, les bons pères de famille ; quant aux autres, les dissipateurs, les prodigues, ils ont leurs raisons, à eux, de faire bonne mine aux potentats de la Bourse. Les princes, les jeunes, — et souvent les vieux aussi, — aiment à s’amuser. Ils ont la passion des plaisirs, permis et défendus. La flatterie des courtisans, la vanité des hommes et des femmes du monde ont beau leur offrir mainte distraction gratuite, ils ne peuvent toujours s’amuser sans bourse délier. Aux grandes dames, ils ont souvent le mauvais goût de préférer les princesses de la rampe ; ce qu’ils goûtent le plus du théâtre, ce sont souvent les coulisses ; ils aiment le jeu, ils raffolent des courses, et leur jeu et leurs paris doivent être à la hauteur de leur rang, tandis que le malheur des temps et la lésinerie bourgeoise de l’État moderne ne leur fournissent pas de ressources au niveau de leur dignité et de leurs appétits. Comme de vulgaires fils de famille, ils font des dettes que, tout princes qu’ils sont, il leur faut solder ; ils tombent dans les grilles des usuriers, et ils ont le bon cœur de savoir gré à qui les aide à s’en tirer. Pauvres princes, victimes des temps nouveaux et des préjugés anciens ! ils n’ont même pas, comme d’autres, la ressource suprême de se refaire par un mariage avec quelque héritière juive ou yankee. La dureté des temps les contraint, souvent, au grand dommage du prestige monarchique, à frayer, amicalement, avec les rois de la Bourse, sans qu’ils sachent toujours si la main qu’ils daignent serrer est nette de l’argent d’autrui. A plus d’un, hélas ! l’amitié d’un banquier semble un bienfait des dieux,

Les financiers, de leur côté, avec leur appétit habituel de titres, de rubans, de distinctions mondaines, avec leur passion de se pousser dans les salons et de se faufiler dans les clubs, sont heureux de rendre de petits services à une Altesse ; c’est un placement pour leur vanité. Faire asseoir à sa table, ou montrer dans son fumoir, un prince héritier, voire un cadet de famille souveraine, le faire tirer dans son parc, ou le promener dans son mail, cela vous pose un homme et dédommage de bien des médisances. De là, l’étrange familiarité de certains parvenus de la Bourse avec les représentais des plus vieilles dynasties.

On dirait deux royautés, d’origine et de titres différens, qui se témoignent des égards réciproques, comme si les héritiers des majestés anciennes fondées par l’épée et par le sacre, ayant conscience de leur déclin, offraient de partager l’empire avec l’or, le souverain nouveau, qui menace d’usurper tous les droits. Mais non, cela, en vérité, ne serait pas juste. Jusqu’en ces accointances, parfois choquantes, l’or reçoit moins d’hommages qu’il n’en rend. Il n’a garde d’affecter la primauté ou l’égalité, et dans la plus éblouissante des fêtes où il semble triompher, il montre, lui-même, par son attitude vis-à-vis des pâles héritiers des gloires du passé, qu’il y a encore, dans notre société, des grandeurs d’opinion, des puissances de prestige que l’on a le préjugé de placer au-dessus de la richesse. N’importe, qu’on en pense ce qu’on voudra, les fréquentations des princes et des financiers peuvent être de mauvais exemple ; ce n’est pas qu’elles mettent l’Etat en péril ; elles ne tirent guère à conséquence pour la politique. Les petites Altesses, aujourd’hui, même en pays monarchique, ont d’habitude peu d’influence sur la politique. S’il y a un mal à de pareils rapprochemens, c’est que nombre de mondains et de mondaines de toute qualité s’autorisent des leçons d’en haut pour faire leur cour aux grands seigneurs de la Bourse. C’est comme un entraînement d’adulation ; ceux mêmes qui y résistent le font souvent par dépit, par jalousie, par rancune, par un sot amour-propre, plutôt que par vertu et par dignité vraie.

Le mal, ici, est plutôt social que politique. Les hommages intéressés, rendus de mauvaise grâce aux hommes d’argent, ne font pas le pouvoir des financiers ; ils en sont le signe et non la cause, ils le montrent aux yeux et ne le créent pas. Les salons, avec leur esprit étroit et routinier, le monde, avec ses orgueilleuses inconséquences et ses préjugés exclusifs, est peut-être encore ce qui se défend le moins mal contre l’idolâtrie de l’argent. Les républiques, en tout cas, les démocraties, où les rapports mondains ont peu d’influence dans l’État, n’ont sous ce rapport rien à reprocher aux monarchies les moins scrupuleuses. Pour surannée que soit l’étiquette des cours, c’est presque l’unique barrière qui ne s’abaisse pas, d’elle-même, devant les millions de la Bourse.


V

Que l’argent et les hommes d’argent aient leur part d’influence dans la chose publique, nous y contredirons d’autant moins que nous sommes de ceux qui n’en prennent pas volontiers leur parti. Il en sera ainsi, hélas ! tant que les avenues du pouvoir seront gardées par des hommes corrompus et des âmes basses, tant que la politique sera considérée comme un moyen de faire fortune, tant que se rencontreront ces trois choses : des gouvernemens prodigues, des députés besogneux et une presse vénale.

Car, nous ne nous lasserons pas de le répéter, s’il est des États où l’argent vient à dominer la politique et à gouverner la vie publique, la faute en incombe, avant tout, à ces politiciens et à ces journalistes qui vendent, également, leur parole et leur silence. Mais, pour grande que soit, dans nos démocraties, cette influence de l’argent, l’imagination hypocrite des pamphlétaires et l’envieuse crédulité des badauds l’ont démesurément grossie. On a voulu faire de la Bourse l’arbitre de la paix et de la guerre. On a enseigné aux foules à regarder l’argent comme le grand ressort de la politique moderne et le moteur secret de toute l’histoire contemporaine. Mais, en vérité, quand ce ne serait pas là calomnier notre temps, c’est là une vue enfantine qu’il faut laisser aux petits esprits qui n’aperçoivent de l’histoire que les petits côtés. Il y a eu, sous tous les régimes, « des chroniqueurs », des libellistes prompts à expliquer les destinées des empires par les mystères de l’alcôve et du coffre-fort. On nous représente la haute banque, les grandes maisons israélites, notamment, érigées en une sorte de syndicat international, comme une façon de directoire occulte, qui tient dans ses mains le sort des nations. De notre Europe contemporaine aux passions nationales si ardentes, aux compétitions politiques si violentes, aux luttes de classes si vivaces, on a fait je ne sais quel inerte théâtre d’ignobles pupazzi dont les grands acteurs, rois, ministres, chefs de partis ne sont que de viles marionnettes, aux mains de banquiers avides, qui les font parler, mouvoir et taper, à leur gré.

Voici, par exemple, un des grands mouvemens de notre temps, celui peut-être qui a le plus d’importance pour l’avenir de la planète, le mouvement d’expansion coloniale qui entraîne, à la fois, tous les peuples de l’Europe vers les terres neuves et les contrées inexplorées. Il est des esprits assez bornés et des âmes assez basses pour n’apercevoir, dans ce grand effort du vieux monde qui doit renouveler la face de la terre, que louches manœuvres de banquiers et conspirations de spéculateurs. Si la France est allée à Tunis, au Tonkin, au Soudan, au Congo, à Madagascar, c’est, à en croire des gens qui osent se dire Français entre les Français, que nos marins et nos soldats allaient récupérer des créances douteuses, ou élargir jusqu’aux antipodes le champ de l’agiotage. Les Garnier, les Flatters, les Crampel, pour ne parler que des morts, n’auraient été que les émissaires inconsciens ou les pionniers ingénus des gens de Bourse. Certes, derrière ces entreprises exotiques, il s’est caché parfois de honteuses spéculations, de suspectes combinaisons d’argent, de répugnans trafics d’influence ; mais ces vils marchés, conclus par des politiciens dans l’ombre des couloirs de la Chambre ou dans le silence du cabinet des ministres, ont été, d’habitude, la suite et non la cause de nos expéditions coloniales.

Il y a, en Afrique, un pays où la France avait des intérêts financiers — et où la France n’a pas osé débarquer ses marins, peut-être, justement, par peur des pamphlétaires du radicalisme, de crainte de paraître servir les intérêts des capitalistes et des maisons de banque. Ce pays, c’est l’Egypte, et l’on sait si la France doit se féliciter de son abstention. Qu’on se donne la peine de relire l’histoire des trois derniers siècles, qu’on ouvre seulement les pompeux récits de l’abbé Raynal sur les conquêtes des Européens dans les deux Indes, jamais peut-être, en réalité, l’or et les hommes d’argent, la cupidité, les intérêts mercantiles, même sous leur forme la plus légitime, n’ont eu moins de part que de nos jours à l’œuvre de la colonisation.

Des mythiques nautoniers d’Argo aux barques des vikings Scandinaves et aux caravelles des conquistadores castillans, l’or a été, durant des siècles, l’aimant qui attirait au-delà des mers la proue des vaisseaux de l’Europe. Ce n’est plus ce qui pousse nos explorateurs, nos Français du moins, dans l’épaisseur de la forêt vierge ou à travers le désert nu. Ils ont beau couvrir leur hautes ambitions du vulgaire manteau des intérêts mercantiles, ce qui, en France, anime les plus ardens promoteurs de cette fièvre de colonisation, c’est une sorte d’idéalisme patriotique, l’obsédant désir de laisser dans le monde une plus grande France. En réalité, nous sommes allés aux pays d’outre-mer, comme à une sorte de croisade, selon l’esprit de notre race, avec nos vieux instincts chevaleresques, pour la gloire du nom français et pour l’extension de la civilisation chrétienne. Nous y avons fait, si l’on veut, ce que nos rivaux anglais affectent de railler chez nous, de la politique sentimentale, — ce qui ne veut pas dire que nous n’y trouverons point, par surcroît, profit avec puissance. — Je ne vois pas, en tout cas, que la haute banque ait témoigné à nos expéditions coloniales un intérêt bien vif. Plût au ciel qu’elle daignât jeter les yeux sur ces Frances lointaines ! car tous les soupçons qu’on cherche à susciter contre les Français assez hardis pour y porter leur argent ne peuvent avoir qu’un résultat, éloigner de nos colonies les capitaux dont elles ont tant besoin, et par suite rapetisser la France dans le monde.

Est-ce, seulement, notre œuvre d’expansion coloniale et nos expéditions d’outre-mer que les historiographes des scandales financiers prétendent expliquer par des tripotages d’argent ? Nullement ; on a appliqué les mêmes procédés à toute l’histoire contemporaine. La grande guerre de 1870, la guerre néfaste dont la France et l’Europe portent encore les traces saignantes, on a osé en faire une spéculation de Bourse. On a montré la France et l’Allemagne précipitées l’une sur l’autre par l’avidité des banquiers, des banquiers juifs naturellement, jaloux de faire leur moisson de francs et de thalers dans le sang des deux peuples. Comme si, entre la Prusse de Guillaume Ier et la France de Napoléon III, il n’y avait pas autre chose que des spéculations sur les fonds publics ou des combinaisons d’agioteurs ! Pour un peu, on découvrirait que ce n’est pas M. de Bismarck, à la joie de ses compères Moltke et de Roon, mais bien un spéculateur juif, au sortir de la Bourse, qui, après la rencontre d’Ems, a lancé sur l’Europe la fallacieuse dépêche d’où est sortie la déclaration de guerre.

Et à en croire les mêmes annalistes, si en 1875, si, quelques années plus tard, lors de l’affaire Schmæbelé, la France et l’Europe se sont éveillées tout à coup au bord de la guerre, c’est que la haute banque avait besoin d’une guerre. Nous sommes prévenus : si jamais le continent voit éclater le redoutable conflit pour lequel tous se préparent et que nul n’ose déchaîner sur le monde, ce sera par une machination de Bourse, sur un décret de la rue Laffitte.


VI

En vérité, il n’y a pas lieu pour nous d’être fiers d’appartenir à un pays où de pareilles billevesées trouvent créance. Faut-il le rappeler ? Ni la guerre n’est déclarée, ni la paix n’est signée dans le cabinet des banquiers, par les fondés de pouvoir de la finance cosmopolite. La vérité, c’est que les hommes d’affaires cherchent à tirer parti de la guerre, comme de la paix, et que la guerre, aussi bien que la paix, ayant besoin d’argent, les financiers peuvent trouver leur compte à l’une comme à l’autre. On a dit que la guerre exigeant de gros emprunts et faisant monter le prix de l’argent, les préférences des marchands d’argent devaient être pour la guerre. Les lourdes armées qui foulent les peuples seraient, pour les banquiers, comme le sombre laboureur qui herse le sol où semer dans le sang la moisson des écus. Par suite, tout comme l’ancienne féodalité bardée de fer, la nouvelle « féodalité financière » aurait des instincts belliqueux, — non, certes, pour rompre une lance ou pour conquérir la gloire, — mais pour « gaigner », comme disaient déjà les Normands, pour équiper les armées et conclure des marchés, pour émettre de gros emprunts, pour racheter à vil prix les valeurs dépréciées et faire main basse à la fois sur la fortune publique et sur la fortune privée. Pareils à leurs congénères de l’Est en sordides caftans qui suivent l’arrière-garde des armées, allant sur le champ de bataille détrousser les morts ou les blessés pour trafiquer de leurs défroques, on nous a montré les grands banquiers de l’Occident assiégeant de leurs offres les gouvernemens en lutte, pour s’enrichir de la dépouille des peuples. La guerre serait l’architecte des grandes fortunes, aussi bien que des grands empires. Soit ; mais comment oublier que ce XIXe siècle finissant, qu’on nous représente comme inféodé, depuis la Restauration, à la haute banque cosmopolite, a été, somme toute, entre les siècles et les siècles, le plus pacifique de l’histoire ? N’est-ce donc plus de la chute de Napoléon qu’on se plaît à faire dater l’ère de la prépondérance de la haute banque ? Et de fait, pour prendre la plus célèbre maison du continent, si la haute fortune des Rothschild a été ébauchée durant les dernières guerres du premier Empire, c’est durant la longue période de paix, de 1815 à 1854 et à 1859, que la célèbre dynastie financière a établi sa suprématie sur les marchés de l’Europe.

Faut-il peser, ici, les chances de fortune qu’offrent la guerre et la paix ? La guerre, assurément, apporte aux banquiers et aux capitalistes, avec plus de risques de ruine, plus d’occasions de gain. Il en est, si l’on veut, des financiers comme des officiers : la guerre fait avancer ceux qu’elle ne tue pas. La guerre est une grande destructrice de capitaux ; — cela seul en ferait un des fléaux de l’humanité ; — par-là même, la guerre relève la valeur et le revenu des capitaux qu’elle ne consomme pas. Si elle ébranle, si elle renverse beaucoup de fortunes, elle en édifie quelques-unes. Elle se prête à la spéculation ; elle a une fièvre d’action et de mouvement qui, en affaires comme en tout, fait des mois ou des semaines des années ; elle ouvre aux esprits hardis et aux mains habiles des perspectives vastes et rapides. C’est, par excellence, et en toutes choses, l’époque des grands coups, comme des grands risques. Puis, de tout temps, pour faire la guerre comme pour conclure la paix et réparer les maux de la guerre, il a fallu des avances de capitaux, des prêts effectués par les banques, ou par l’intermédiaire des banques. Déjà, au moyen âge, il se trouvait des bailleurs de fonds, des prêteurs, juifs ou lombards, pour avancer aux princes les premiers frais de leurs expéditions. C’est ainsi un juif anglo-français, si j’ai bonne mémoire, qui fournit à Henri II Plantagenet les fonds pour la conquête de l’Irlande, venant par-là en aide aux papes qui avaient octroyé la verte Erin aux Anglo-Normands. Ce n’est pas que les juifs eussent le monopole de ce genre d’opération. Alors, tout comme aujourd’hui, les chrétiens ne s’en faisaient pas plus de scrupule. Florence se souvient encore des Bardi et des Peruzzi qui prêtèrent au roi Edouard III 1 500 000 florins d’or pour assaillir la France, — 1 500 000 florins d’or, environ 60 millions de notre monnaie, somme énorme pour le temps et dont la riche Angleterre a fait banqueroute aux Peruzzi. Dirons-nous, pour cela, que les Florentins se plaisaient à mettre les nations aux prises ? A cet égard, il vaut la peine de le noter, notre siècle corrompu vaut peut-être mieux que les lointaines époques réputées chrétiennes. Il n’y a plus, aujourd’hui, de banquiers avançant des fonds à un pays étranger pour envahir une nation voisine. Les emprunts de guerre sont des emprunts nationaux ; si la finance cosmopolite intervient, c’est dans les emprunts de la paix, pour panser les blessures de la guerre.

De même, on pourrait soutenir que, si les hommes d’argent, si les banquiers ont jamais été les maîtres de la paix et de la guerre, ce pouvoir était plus grand autrefois qu’aujourd’hui. Car, enfin, au moyen âge, les rois n’avaient pas la ressource des emprunts publics, ils n’avaient pas les facilités du cours forcé et du papier-monnaie ; les hommes d’argent, les juifs, les Lombards, les Génois, les Vénitiens, plus tard les Hollandais ou les Anglais, étaient seuls assez riches pour faire aux belligérans les avances nécessaires. Ici, encore, si nous y regardons de près, le pouvoir de l’argent est en baisse. Qu’on se rappelle les Croisés obligés de se mettre à la solde des Vénitiens pour payer leur dette aux concitoyens de Dandolo et la croisade déviant, par la force de l’argent, vers Zara et vers Constantinople. Princes ou peuples, États ou particuliers, il n’y a plus de prêteurs assez riches pour faire faire, à leur profit, la guerre par autrui. Il est passé, pour ne plus revenir, le temps où l’on achetait des régimens et où l’on commanditait des armées. L’Angleterre, dont ce fut si longtemps la tactique, l’Angleterre, avec ses milliards sterling, ne pourrait, elle-même, se payer pareil luxe. Il n’y a plus, sur le marché, de condottieri offrant leur épée au plus opulent. Les cantons des Alpes ne dressent plus de recrues pour la garde des rois. Les petits princes d’Allemagne n’ont plus de régimens à vendre. Les armées, comme les guerres, sont devenues nationales ; on ne se bat plus pour le compte des autres. Les États riches ne sauraient plus, à force de subsides, se procurer des auxiliaires, ni enrôler des mercenaires. Il faut que chaque peuple, que chaque État fasse lui-même ses propres guerres, et chaque citoyen est tenu d’y prendre part. L’argent est-il toujours le nerf de la guerre, cela, somme toute, semble moins vrai qu’autrefois. Avec la conscription, avec le papier-monnaie, il n’y a pas toujours besoin de bonnes finances pour affronter une guerre. Les risques en sont plus grands peut-être pour les pays riches ; aussi bien, préfèrent-ils la paix armée. Ici donc, encore, quoi qu’on en dise, le pouvoir de l’argent a diminué ; toute la banque cosmopolite, toutes les Bourses de l’Europe coalisées ne sauraient lever une armée, ni entamer une campagne.

De même, l’histoire a connu des guerres mercantiles, des guerres provoquées par des jalousies de négocians, ou par des rivalités de marins. L’antiquité, le moyen âge, les temps modernes en fourniraient plus d’un exemple. De nos jours encore, le monde civilisé est souvent en proie à des guerres de douanes ; mais on se contente de se battre à coups de tarifs et de droits différentiels. Le relèvement des tarifs ne dégénère plus en chocs d’armées. Si exigeantes que soient les passions mercantiles, nos protectionnistes les plus déterminés n’iraient point, pour ouvrir, ou pour fermer une frontière, jusqu’à l’ultima ratio. On ne se permet plus ce procédé qu’avec les peuples barbares. S’il fut des époques où les nations se battaient, sans s’étonner, pour les intérêts des capitalistes, c’était au bon vieux temps. Et si jamais, ce dont le Ciel nous garde ! l’Europe devait être ramenée à ces conflits armés d’intérêts aux prises, ce serait par les Bourses du commerce, ou par les Bourses du travail, plutôt que par la Bourse des valeurs : ce ne serait pas au nom de la féodalité financière, mais bien plutôt au nom de la démocratie ouvrière, jalouse, à son tour, de garder ou de conquérir des débouchés.

Un des grands changemens du XIXe siècle dans le gouvernement des sociétés humaines, c’est ce que, historiens ou philosophes, les Saint-Simon, les Auguste Comte, les Buckle ont appelé la prédominance de l’esprit industriel sur l’esprit militaire. Entre les deux, nous nous imaginions, jusqu’ici, qu’il y avait opposition ; on semblait d’accord pour croire l’esprit industriel hostile à la guerre. N’est-ce pas lui, surtout, qui, depuis 1815, a rendu la guerre relativement rare ? Les « classes capitalistes », comme disent les socialistes, passaient, à bon droit, pour essentiellement pacifiques ; d’aucuns les taxaient volontiers de mollesse ou de couardise, leur reprochant leur lâche attachement à la paix. Que de fois en a-t-on fait honte aux censitaires de la monarchie bourgeoise ! Les hommes d’argent, les financiers feraient-ils exception ? On ne s’en aperçoit guère à la tenue de la Bourse. Rien n’effraye le marché comme les perspectives belliqueuses. Leur opinion sur la guerre et sur la paix, la Bourse et la Coulisse l’expriment en francs et en centimes. La chute de Napoléon, en 1814, est accueillie par 2 francs de hausse ; le retour de l’île d’Elbe est marqué par 20 francs de baisse. Il y a longtemps qu’on l’a dit : « selon qu’ils se montrent belliqueux ou paisibles, les hommes d’Etat reçoivent les applaudissemens ou les imprécations des hommes d’affaires. » La remarque est de Proudhon, un des plus rudes adversaires de la « féodalité financière[14]. » Du même Proudhon, écrivant sous le second Empire, l’observation que la Bourse suppléait au silence des journaux. Seule, la cote, à la veille des guerres impériales, osait sonner la cloche d’alarme. On a dit que la Bourse était le baromètre de l’Etat ; baromètre souvent trompeur en politique, mais très sûr et très sensible pour la paix et la guerre. Les orages, les tempêtes qu’annoncent fidèlement les oscillations de la cote, c’est surtout les perturbations belliqueuses. Aussi les conquérans ont-ils peu de goût pour la Bourse. Napoléon l’avait en exécration : elle seule était sans flatterie pour César, elle seule exhalait sa mauvaise humeur à chaque nouvelle entrée en campagne.

Que serait-ce donc aujourd’hui ? Des guerres de l’avenir, d’une grande guerre européenne notamment, on ne sait qu’une chose : c’est qu’elle entraînerait, sur tous les marchés, l’effondrement de toutes les valeurs. Capital et revenu se trouveraient compromis à la fois. Un nouveau duel de la France et de l’Allemagne ! Capitalistes et rentiers ne sauraient redouter calamité plus effroyable. S’il se trouvait des « cosmopolites » assez inhumains, ou assez égoïstes, pour s’en réjouir, ce serait moins dans les rangs de « l’Internationale de l’or » que dans ceux de l’Internationale rouge. Que si, dans la haute banque, parmi ces financiers traités de sans-patrie, il se rencontrait quelque génie assez téméraire, quelque Charles XII ou quelque Napoléon de la Bourse, assez infatué pour envisager d’un œil sec pareil bouleversement et se promettre d’édifier plus haut sa fortune sur la ruine d’autrui, il est une chose, aujourd’hui, qui retiendrait les plus audacieux, leurs millions eussent-ils assez de poids pour faire pencher la balance, — c’est la perspective du service obligatoire universel. Les fils de banquiers seraient tenus de porter le mousquet, tout comme les fils d’ouvriers. Et s’ils avaient la malchance d’être pris de maladie, ces fils de banquiers auraient peut-être plus de peine à se faire réformer que le fils du dernier paysan. Les riches, sac au dos ! telle est la consigne du jour. Que la guerre éclate, et en face de l’ennemi, millionnaire ou prolétaire, c’est tout un. Et, ici, nous retrouvons de nouveau, quoi qu’en pensent antisémites ou anticapitalistes, le pouvoir de l’argent en baisse. Le temps où l’on s’achetait un homme est passé ; la chair à canon n’est plus marchandise tarifée ; il faut se battre, il faut se faire tuer en personne. Eussiez-vous un milliard, il ne vous est plus permis de payer un pauvre diable pour se faire casser la tête à votre place. C’était le plus choquant, et c’était en réalité, peut-être, le seul privilège des riches. Nos sociétés bourgeoises, tant accusées de légiférer pour les riches, l’ont abrogé d’elles-mêmes. C’est un grand coup porté à Mammon, — et une raison de plus, pour lui, d’aimer la paix.

Ils se moquent ceux qui osent nous désigner la banque cosmopolite et l’« Internationale jaune » comme les arbitres de la paix et de la guerre. Si grande qu’on suppose la vertu de l’or, ce sont là choses en dehors du cercle de son pouvoir. S’il n’y avait que la finance et les millionnaires pour mettre les peuples aux prises, l’ère de la paix universelle serait déjà ouverte[15]. Laissons ces fables. La guerre et la paix ne sont pas dans les mains de la haute banque ; autrement, l’Europe ne ressemblerait pas à un camp bastionné, et les milliards engloutis, chaque année, par le budget des armées se répandraient, librement, à la joie et au profit des hommes d’affaires, sur les champs de l’industrie et du commerce.

VII

Mais est-ce, seulement, sur la guerre et la paix, sur l’histoire politique contemporaine que les annalistes du journal prêtent à la finance un empire chimérique ? Il va de soi, pour certains folliculaires, que la haute banque étant omnipotente, son ascendant s’étend à toutes choses, au monde économique aussi bien qu’au monde politique. Pour sembler, a première vue, moins surprenant, cela n’est guère plus vrai. Ici, encore, la passion des uns, la crédulité des autres, imputent à la finance des événemens, des révolutions qui, loin d’être toujours son fait, dépassent souvent ses forces.

Un exemple. Il est de mode, en certains cercles conservateurs ou radicaux (sur ces questions, l’ignorance est égale dans les deux camps), de rejeter sur la haute banque cosmopolite les variations des métaux précieux, spécialement la baisse du métal argent. Le triomphe, encore incomplet, de ce qu’on appelle improprement le monométallisme or est signalé comme le résultat d’une conjuration de banquiers. Si le métal blanc baisse par rapport au métal jaune, c’est la faute des banquiers, « la faute aux juifs », car pour nombre de bonnes gens, juifs ou banquiers, c’est tout un. Les juifs ont accaparé For ; après avoir raréfié le métal jaune, ils ont fait démonétiser l’argent.

Telle est la nouvelle théorie des changes qu’une prétendue économie sociale chrétienne enseigne aux peuples. On semble même ne plus savoir que, si l’or est entassé quelque part, ce n’est pas dans les coffres de la haute banque, mais bien dans les caves des banques nationales. La banque, dit-on, vit des variations du change ; elle ne veut plus du quinze et demi universel, de l’ancien rapport fixe établi, si longtemps, entre l’or et l’argent ; c’est pour cela qu’en Autriche, par exemple, la banque juive a fait voter la « valuta » d’or. Il paraît que le monométallisme est, pour cette banque juive, un moyen d’asservir le monde. Voilà ce que nous débitent, sérieusement, les antisémites, non seulement dans les campagnes d’Autriche-Hongrie, mais jusque dans les presbytères français. En vérité, on pourrait garder cela pour les paysans du Danube ou de la Theiss !

Il y a, au triomphe de l’or et à la baisse de l’argent, des raisons évidentes, matérielles, persistantes, que les économistes ont fait ressortir maintes fois. Ce n’est pas la haute banque cosmopolite qui, sans démonétiser l’argent, tend à le réduire au rôle de monnaie d’appoint, c’est l’excès même de la production de l’argent. La dépréciation de l’argent a pour principe des lois naturelles contre lesquelles toutes les coalitions de banquiers ne sauraient prévaloir. La haute banque en est bien innocente. Si le métal blanc a contre lui la « banque juive », il a pour lui les syndicats américains, les silvermen de l’Ouest, les propriétaires des mines du Nebraska ou du Colorado, gens à révolutionner les deux mondes pour placer leurs lingots et faire monter leurs mines. Car il s’en faut que toute la « moderne féodalité financière » soit du côté de l’or. Dans cette sorte de guerre civile du royaume de Mammon, nombre de Crésus transatlantiques, souvent les plus puissans et les moins scrupuleux, défendent les bannières de l’argent. Nos naïfs antisémites de France ou d’Autriche en ont-ils conscience, lorsqu’ils luttent pour le double étalon, croyant faire pièce aux rois de l’or de l’Europe ? savent-ils, seulement, qu’ils travaillent pour les rois de l’argent, les silver-kings d’outre-mer ? Et à la différence des champions du métal blanc, qui, en combattant pour le dollar d’argent, bataillent pour leurs mines, partant pour leur poche, la haute banque de l’Europe est, personnellement, désintéressée dans la lutte. Est-il vrai que ses préférences sont pour l’or, c’est qu’elle sait, par expérience, les avantages, pour tous, d’une monnaie saine, sound money, comme disent les Anglais. Si, pour enrichir les rois de l’argent de l’outre-Mississipi, la France avait l’ingénuité de revenir à la libre frappe du métal blanc, elle verrait louis et napoléons émigrer chez des peuples mieux avisés, pour faire place, dans nos caisses, à des écus dépréciés. Admirable incohérence des adversaires de l’or : ils attribuent aux manœuvres intéressées de la haute banque le triomphe du louis d’or sur la pièce de cent sous ; et quelle est la promesse que font les ligues bimétallistes aux producteurs des villes et des campagnes ? c’est que la victorieuse rentrée de l’argent à l’hôtel des Monnaies fera hausser les prix ; comme si le relèvement des prix ne devait pas être à l’avantage de ce que ses adversaires de tout ordre appellent « la classe capitaliste. »

Est-ce tout ? Sommes-nous au bout des méfaits imputés à la haute banque cosmopolite ? Non vraiment, puisque les journaux populaires la rendent, chaque jour, responsable de tous les événemens de la vie politique ou économique. Un État vient-il à décréter le cours forcé du papier ? c’est sur l’injonction de la haute banque et des juifs. Un État veut-il, pour revenir à la circulation métallique, sortir de la monnaie fiduciaire ? c’est encore afin de plaire à la haute banque juive. Pour un certain public, pour une certaine presse, c’est la haute banque et les juifs qui machinent tout, qui conduisent tout, — et naturellement, quoi qu’ils fassent, ils ont tort.

Autre exemple : un peuple incline-t-il à la liberté Commerciale, tend-il à réduire les droits sur l’importation, il se trouve des gens pour signaler les agissemens de la haute banque et des juifs, toujours prêts à sacrifier les intérêts nationaux. Un gouvernement dénonce-t-il, au contraire, les traités de commerce afin de relever les tarifs, des nouvellistes bien informés vous apprendront que la féodalité financière et la haute spéculation juive ayant eu soin d’accaparer les denrées, elles font relever les barrières de la douane pour hausser les prix. De semblables accusations, lancées parfois à la même heure, au nom d’intérêts opposés, ont beau, le plus souvent, s’annuler les unes les autres, il est facile, à ces pamphlets quotidiens que sont trop de nos journaux, de diriger les rancunes des intérêts lésés, avec les soupçons des foules ignorantes, contre cette finance cosmopolite, qu’on leur représente comme une puissance omnipotente.


Nous vivons dans un temps qui fait profession de liberté d’esprit, et qui, à son insu, reste assujetti, en presque toutes choses, à la domination d’humilians préjugés. Sur notre siècle finissant, émancipé des dogmes divins et des traditions monarchiques, règnent en souveraines les opinions toutes faites, renforcées, chaque matin, par une presse qui trouve son profit à flatter les préventions et les passions du public. Que ce soit notre excuse pour nous être arrêté, si longtemps, sur un des préjugés les plus répandus et les plus tenaces de nos contemporains. N’en déplaise à la foule des naïfs qui, en suivant le troupeau, se félicite de sa clairvoyance, la haute banque n’est pas toute-puissante. Si bas que semblent tombées les Ames, si avilis que se montrent les caractères, l’histoire, — qui ne se fait pas uniquement avec des pamphlets, — saura découvrir autre chose, dans notre époque troublée, que l’âge de la « bancocratie ». Ce n’est pas l’« Internationale de l’or » qui menace, aujourd’hui, l’indépendance des nations modernes et le libre développement des sociétés civilisées. Le péril est plutôt d’un autre côté.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 mars, 15 avril, 15 juin 1894, 15 février et 15 mai 1895, 15 avril 1896.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1894, l’étude intitulée : le Règne de l’argent, autrefois et aujourd’hui.
  3. Montesquieu (Esprit des lois, V, 5) définit la vertu politique, l’amour des lois et de la patrie, « cet amour demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre. »
  4. De grands gouvernemens se sont parfois repentis d’avoir voulu se passer du concours des banquiers. Ainsi, en 1890, en Allemagne, un emprunt 3 p. 100 de l’empire et un emprunt 3 1/2 prussien échouaient tous deux. Quelques mois plus tard, en février 1891, une émission nouvelle, faite après entente avec les banquiers, était couverte 40 fois. Voyez Claudio Jannet : la Finance, la Bourse et la Spéculation, p. 417. Conf. Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la Science des Finances.
  5. Voyez Léon Say, Rapport sur le payement de l’indemnité de guerre (1875). Cf. Paul Leroy-Beaulieu, la Science des Finances, 2e édition, t. II, p. 351-361.
  6. Voyez notre article de la Revue the Forum, décembre 1892. Cf. la France, la Russie et l’Europe, et aussi, l’Empire des Tsars et des Russes, t. III, 1896.
  7. Il est un État sur lequel il eût été peut-être plus facile d’exercer une pression en faveur de la liberté des juifs, c’est la Roumanie. On ne voit pas que les défenseurs des israélites aient engagé contre le gouvernement roumain une guerre de Bourse. Après cela, les fonds roumains étaient cotés, récemment encore, à un taux que l’on pouvait juger inférieur à leur valeur intrinsèque, et peut-être la faute en était-elle, pour une part, aux sympathies que s’est aliénées la Roumanie par sa politique vis-à-vis de ses habitans d’origine israélite.
  8. Il est un État sur lequel il eût été peut-être plus facile d’exercer une pression en faveur de la liberté des juifs, c’est la Roumanie. On ne voit pas que les défenseurs des israélites aient engagé contre le gouvernement roumain une guerre de Bourse. Après cela, les fonds roumains étaient côtés, récemment encore, à un taux que l’on pouvait juger inférieur à leur valeur intrinsèque, et peut-être la faute en était-elle, pour une part, aux sympathies que s’est aliénées la Roumanie par sa politique vis-à-vis de ses habitans d’origine israélite.
  9. On a pu mettre en doute les motifs de l’abstention de la haute banque en 1891. Il se peut que sa conduite, à cette époque, fût inspirée par des considérations d’un ordre tout pratique. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg multipliait les emprunts plus que ne semblait le comporter l’état du marché. Selon un écrivain catholique, le regretté Claudio Jannet, ce fut le vrai motif de la conduite des maisons qui avaient jusque-là le monopole des émissions russes. Claudio Jannet, la Finance, la Bourse, la Spéculation, p. 421 ; cf., p. 385. Selon d’autres, les agens financiers du gouvernement russe firent espérer aux banquiers d’Occident un adoucissement des rigueurs contre leurs coreligionnaires de l’Empire. (M. de Cyon, Finances russes.)
  10. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. III, 2e édition (1896).
  11. On se rappelle que la Banque impériale d’Allemagne a, tour à tour, refusé et admis les valeurs russes à l’escompte.
  12. M. Thiers avait également ses conseillers financiers, ses agens juifs ou chrétiens, M. Joubert, par exemple, mort en 1895. On pourrait presque dire qu’il eut, lui aussi, son Hofjude, M. de H…, israélite baptisé, d’origine autrichienne, qui participa aux négociations financières de la paix de Francfort.
  13. On sait que cette pratique fut érigée en système par le Comité de Salut public et par le Directoire.
  14. Proud’hon, Manuel du spéculateur à la Bourse, p. 26 et suiv.
  15. De fait, plus d’un banquier d’Europe et d’Amérique s’est montré épris de la paix perpétuelle ; quelques-uns ont rédigé des projets pour l’établir. Ainsi notamment Isaac Pereire : la Question religieuse.