Le Religieux chassé de la communauté

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Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
Texte établi par Mémoires de l'Athénée oriental, Ernest Leroux (p. 105-122).

LE RELIGIEUX
CHASSÉ DE LA COMMUNAUTÉ
CONTE BOUDDHIQUE
TRADUIT DU TIBÉTAIN POUR LA PREMIÈRE FOIS
Par PH.-ÉD. FOUCAUX
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE.


AVANT-PROPOS.


Si la richesse littéraire d’un pays consistait dans le nombre d’ouvrages écrits dans la langue qu’on y parle, la littérature du Tibet serait une des plus riches de l’Orient, car les deux grandes collections bouddhiques qui composent sa littérature sacrée comprennent déjà 325 volumes in-folio.

La première collection, appelée Kan-djour (Commandements traduits, 200 vol.), contient les livres canoniques et se compose d’environ 1,100 traités, grands ou petits.

La seconde, appelée Tan-djour (Instructions traduites, 325 vol.), n’en contient pas moins de 3,750.

L’analyse de ces deux volumineux recueils, faite par le savant hongrois Csoma de Koros, a été imprimée dans les Recherches asiatiques de Calcutta (Asiatic Researches, t. XX, 1836).

Mais ces deux grandes collections, d’une importance capitale pour l’étude du bouddhisme, étant composées à peu près entièrement de traductions de livres sanscrits, ne forment pas une littérature nationale propre au Tibet, car les deux recueils dont nous parlons se retrouvent en Chine, imprimés dans les quatre langues de l’empire : le chinois, le tibétain, le mandchou et le mongol. La Bibliothèque du Département asiatique de Saint-Pétersbourg possède un exemplaire de ce grand ouvrage.

En dehors des livres sacrés, il y a aussi au Tibet un grand nombre d’ouvrages sur différents sujets. Csoma de Koros, dans sa Grammaire tibétaine, p. 180, en cite plusieurs. Voici les titres de quelques-uns de ces livres :

« Annales ; — Traditions historiques ; — Origine et progrès de la religion bouddhique ; — Biographies ; — Fables et contes ; — Histoire ancienne ; — Chroniques ; — Archives ; — Le Miroir des dynasties royales ; — Collection d’hymnes ; — Satyres ; — Cent mille chants (c’est-à-dire Collection de chants) ; — Chronologie » ; etc.

Parmi les livres tibétains dont les Européens se sont occupés, citons l’Histoire abrégée des rois du Tibet, dont M. Émile Schlagintweit a publié le texte, avec une traduction allemande, dans les Mémoires de l’Académie royale de Bavière (Munich, 1866), sous le titre de « Die Könige von Tibet ».

Un autre ouvrage, très-important pour l’histoire du bouddhisme[1], a été publié à Saint-Pétersbourg. Le texte tibétain a été édité par M. Anton Schiefner avec une traduction allemande, et il a paru en même temps une traduction russe du même ouvrage, par M. W. Wassilief. Saint-Pétersbourg, 1868-69. 2 vol. in-8.

Quoiqu’il ne soit question de comédies ou de drames ni dans la liste des ouvrages donnée par Csoma de Koros, ni dans les catalogues qui nous sont parvenus, je ne dois pas omettre de parler d’espèces de drames qui se jouent deux fois par an, aux fêtes du printemps et de l’automne, dans les monastères du Tibet.

Autant qu’on en peut juger d’après les descriptions, ce sont des pièces dans le genre de nos mystères du moyen âge. Des masques, aux déguisements les plus bizarres, chantent et exécutent une mimique particulière avec accompagnement de musique, ce qui donne à ces représentations l’aspect d’une sorte d’opéra plutôt que de drame proprement dit[2].

Le conte dont nous donnons la traduction est extrait du Livre de la discipline (Doulva, t. V du Kan-djour de la Bibliothèque nationale, fo 163 et suiv.).


CONTE BOUDDHIQUE.


Le Bouddha demeurait alors dans la ville de Srâvasti, dans le parc de Djêtavana et dans le jardin d’Anâtha-Pindada.

Il y avait, en ce temps-là, dans l’Inde centrale, un chef de marchands, nommé Nanda, riche en trésors de toute espèce, l’égal en opulence du dieu des richesses. Il avait pris une femme de la même classe que lui, mais malgré sa tendresse pour elle il n’avait pas d’enfants. Dans son désir d’en avoir, il avait adressé des prières à Civa, à Indra et à un grand nombre d’autres dieux, tels que les dieux des jardins, des bois, des carrefours, etc., et n’avait négligé aucune des prières qui, dans ce monde, amènent la naissance d’un fils ou d’une fille.

Enfin, à force de faire des prières, un être descendit de la demeure des dieux, et (par la transmigration) entra dans le sein de son épouse Pradjâpatî.

Il y a des signes pour reconnaître si l’enfant que la mère porte dans son sein sera un garçon ou une fille. Si c’est un garçon, il s’appuie sur le côté droit ; si c’est une fille, elle s’appuie sur le côté gauche.

Pradjâpatî, joyeuse, étant allée trouver son mari, lui dit : — Seigneur, je suis enceinte ; et, comme je sens l’enfant s’appuyer sur le côté droit, ce sera un fils. Soyez donc content !

Le chef des marchands fut rempli de joie et, redressant le haut de son corps en étendant la main droite, il s’écria : — Depuis bien longtemps j’avais le désir de voir le visage d’un fils né d’une femme égale et non inférieure à moi. Puisse celui-ci suivre mes traces, être l’héritier de mes biens et perpétuer pour longtemps ma famille ! De sorte que, quand nous ne serons plus, moi et sa mère, il reste des descendants, et même plusieurs, qui fassent encore des dons et d’autres bonnes œuvres. Tels furent les vœux qu’il fit.

Tant que l’enfant fut dans le sein de sa mère, celle-ci, pour que rien n’entravât sa destinée, demeura dans l’intérieur d’un palais, avec des ustensiles frais pendant le temps frais, chauds pendant le temps chaud. Sa nourriture, choisie par le médecin, n’était pas trop amère, pas trop aigre, pas trop douce, pas trop salée, pas trop échauffante. Pradjâpatî avait des châles et des parures de tout genre, comme une déesse ; elle allait de fauteuil en fauteuil, en passant d’un escabeau sur un autre, sans jamais toucher le sol. Jamais elle n’entendait de bruit désagréable, mais elle était, au contraire, charmée par des accords qui ravissaient le cœur.

Au bout de huit ou neuf mois naquit un fils, charmant à voir, dont la peau avait la couleur de l’or, au visage semblable au soleil, aux longs bras, au front large, aux sourcils épais, au nez bien fait et relevé.

Les parents s’étant rassemblés, on fit, avec toutes les cérémonies d’usage, la fête de la naissance, le vingt et unième jour.

On s’occupa de chercher un nom pour cet enfant ; et, comme dans l’endroit où il se trouvait tout était beau et agréable aux yeux, les parents pensèrent : Il sera beau au milieu de belles choses ; il faut donc, à cause de sa beauté, donner au fils de Nanda, le chef des marchands, le nom de Sounanda[3], et ce fut le nom qu’on lui donna.

On lui donna huit nourrices : deux pour le porter, deux pour l’allaiter, deux pour le laver et deux pour lui servir de compagnes dans ses jeux. Entouré de ces huit nourrices qui lui donnaient du lait, de la crème et de tout en abondance, l’enfant grandit promptement comme un lotus au milieu d’un étang.

Quand il commença à devenir grand, on lui apprit à écrire et à compter, et on lui enseigna les huit arts qui sont : 1o l’art de connaître les pierres précieuses ; 2o les causes ; 3o les vêtements ; 4o le bois ; 5o les éléphants ; 6o les chevaux ; 7o les femmes et 8o les hommes ; et il devint habile dans ces huit espèces de connaissances.

Son père lui donna trois femmes, une de la première classe, une de la seconde et une de la troisième. Il lui fit bâtir trois espèces de demeures : une d’hiver, une de printemps, une d’été, avec trois jardins, l’un d’hiver, l’autre de printemps et le dernier d’été. Dans les appartements élevés de ces palais, au milieu des accords des instruments, le jeune homme passait joyeusement sa vie, loin des hommes.

Comme le chef des marchands Nanda était sans cesse occupé à compter, à amasser et à bâtir, Sounanda lui dit : — Mon père, pourquoi êtes-vous toujours occupé à compter ?

Mon fils, répondit Nanda, en restant à t’amuser dans les appartements élevés d’un palais, tu ne peux acquérir de richesses ; il faut donc que ce soit moi qui songe aux affaires de la maison.

Sounanda se mit à réfléchir sur ce qu’il venait d’entendre ; puis il se jeta aux pieds de son père en disant : — S’il en est ainsi, permettez-moi d’aller dans un autre pays acquérir des richesses.

— Mais, lui dit Nanda, puisque nous avons des richesses de toutes sortes, pourquoi irais-tu dans un autre pays ?

— Mon père, votre humble fils partira certainement.

Le chef des marchands se dit en lui-même : J’accéderai à son désir. Puis, prenant des clefs droites et courbes, il montra à son fils ses trésors de sept espèces, des objets fabriqués avec de l’or ou d’autres métaux, et lui dit :

— Mon cher Sounanda, puisqu’il y a ici tant d’espèces de trésors, restes-y ; jouis de ces biens et fais des dons ou d’autres bonnes œuvres. À quoi bon aller dans un autre pays ?

Sounanda dit : — Mon père, si vous avez montré tout cela à votre humble fils, qu’est-ce qu’il montrera, lui, à ses fils ?

Le chef des marchands trouva que c’était bien dit. Quand je serai mort, pensa-t-il, ce jeune homme sera chargé des affaires de la maison. Il convient donc qu’il aille, pendant tout le temps que je vivrai, dans un autre pays où il trouvera des amis de son père ; et, quand je ne serai plus de ce monde, les pays où il ira ne seront pas ténébreux pour lui.

Plein de cette idée, il dit à sa femme : — Ma chère, c’est Sounanda qui, après moi, sera chargé des affaires de la maison ; il convient, pour cette raison, qu’il aille dans un autre pays pour s’occuper d’affaires de commerce et faire la connaissance de mes amis. De cette façon, les lieux où il ira ne seront pas ténébreux pour lui.

La mère dit : — Seigneur, la mère y consentant, il convient qu’il en soit ainsi.

Le chef des marchands, ayant appelé Sounanda, lui dit : — Mon fils, fais provision de marchandises puisque tu as l’intention d’aller dans un autre pays. Tu resteras là tant que je vivrai pour amasser des richesses. Tu y trouveras des amis de ton père, et, quand je ne serai plus, les lieux où tu iras ne seront pas ténébreux pour toi.

Sounanda répondit : — Mon père, je ferai ce que vous désirez.

Le chef des marchands fit alors publier au son de la cloche, dans la ville :

« Marchands venus de tous pays, sachez que le chef des marchands, Sounanda, faisant provision de marchandises, ceux d’entre vous qui veulent aller avec lui dans un autre pays, sans rétribution, sans frais, sans droit de passage, peuvent se préparer à partir avec lui. »

Cinq cents marchands se réunirent à Sounanda pour l’accompagner.

Le chef des marchands, les ayant invités à un banquet et les ayant très-bien traités, leur dit : — Messieurs, que Sounanda soit pour vous comme le serait votre propre fils. Il y a trois écueils pour les marchands qui vont en pays étranger : les parures, les courtisanes et les lieux où l’on vend des liqueurs. Il faut que vous défendiez Sounanda de tout mal en lui prêtant votre secours. Si cela se passe ainsi dans le voyage et s’il se conduit bien, tout sera pour le mieux ; mais s’il ne se conduit pas bien, vendez les marchandises, réalisez-en le prix et partez.

Il dit à Sounanda : — Mon fils, tu es le fils de ces marchands aussi bien que le mien. Écoute donc leurs paroles avec confiance et réflexion.

Sounanda écouta les avis de son père et, après avoir reçu sa bénédiction, se mit en route pour un pays étranger, en compagnie des cinq cents marchands, avec des chariots, des chameaux, des éléphants et des ânes chargés d’une grande quantité de marchandises.

En voyageant de village en village et de ville en ville, il arriva dans la ville capitale de Srâvastî où il mit ses marchandises en magasin pour y séjourner.

Il y avait alors dans cette ville une belle courtisane appelée Zangmo, remarquable par la perfection de sa beauté. Pour être bien reçu dans sa maison, il fallait donner chaque jour 500 kârchâpanas[4].

Celle-ci ayant appris que le fils de Nanda était arrivé à Srâvastî avec les cinq cents marchands, et qu’il avait mis ses marchandises en magasin, se dit : Si je ne lui enlève pas toutes ses marchandises, je ne m’appelle pas Zangmo !

Elle dit à sa servante : — Ma bonne, un riche marchand nommé Sounanda, est arrivé ici avec des marchandises de prix qu’il a déposées dans un magasin. Va donc le trouver, et dis-lui, en lui présentant des parfums et des fleurs : Ma maîtresse Zangmo salue vos pieds ! Pourquoi, noble seigneur, après avoir quitté votre palais, demeurez-vous dans une hôtellerie, comme un homme vulgaire ? Notre maison est à votre disposition, venez-y.

Suivant l’ordre de sa maîtresse, la servante prit des parfums et des fleurs, et s’étant rendue auprès de Sounanda, le chef des marchands, elle lui parla comme sa maîtresse le lui avait prescrit.

Sounanda répondit : — Jeune fille, retire-toi ; j’attache ces fleurs, je me sers de ces parfums, et je vais chez Zangmo.

La servante retourna près de sa maîtresse et lui raconta ce qui s’était passé dans son entrevue avec Sounanda.

Zangmo fut remplie de joie par les paroles de sa servante ; elle fit nettoyer sa maison, la fit remplir de fleurs de toutes sortes et de parfums agréables. Puis ayant fait préparer un divan avec un dais, elle attendit Sounanda.

Celui-ci, de son côté, paré avec luxe d’ornements de tout genre, parfumé avec des odeurs et des fleurs, monta dans un char, et, brillant de jeunesse et de beauté, se rendit avec la servante à la maison de Zangmo.

La courtisane, en voyant ce beau jeune homme paré de toutes les grâces de la jeunesse, dit à sa servante : — Est-ce là le marchand Sounanda ?

— C’est lui-même, répondit la servante.

Zangmo, remplie de joie, récita cette stance :

Charmant jeune homme, en vérité,
Que tu sois noble ou non, riche ou bien sans richesses,
En te voyant riche de ta beauté,
Les femmes de leur cœur ne seront plus maîtresses !

Sounanda descendit de son char à terre et se rendit à pied dans l’intérieur de la maison de Zangmo, qui descendit à la hâte de son balcon, embrassa Sounanda, le fit asseoir sur un divan et lui dit : — Quel est le nom de votre Seigneurie ?

— Je m’appelle Sounanda (grande joie).

— En vérité, votre nom et votre personne se ressemblent. Si votre père et votre mère ne vous avaient pas nommé Sounanda, c’est moi qui vous prierais aujourd’hui de recevoir ce nom de moi.

Sounanda lui répondit par un compliment tout semblable[5] et ajouta : — Zangmo, quel est le prix de chaque jour passé ici ?

Celle-ci répondit : — Votre Seigneurie, en me faisant à moi-même une pareille demande, n’agit pas en homme distingué.

La servante dit alors à Sounanda : — Il faut, pour chaque jour, 500 kârchâpanas.

Sounanda dit à un homme qui le suivait : — Tu apporteras chaque jour 500 kârchâpanas. Et il resta à se divertir avec Zangmo, auprès de laquelle le temps se passait dans les plaisirs sans qu’il en fût rassasié. Et le serviteur apportait chaque jour 500 kârchâpanas.

Cependant les marchands dirent : — Le chef Sounanda ne paraît plus ; comme il nous a été confié par un ami, il faut le chercher partout.

Ils demandèrent à ses serviteurs où le chef était allé, et ceux-ci répondirent : — Depuis qu’il est à Srâvastî, il demeure dans la maison d’une courtisane. Ne serez-vous pas indulgents pour lui aujourd’hui ?

Messieurs, se dirent les marchands, abandonner notre chef ne serait pas bien, et son père nous blâmerait avec raison.

Et, d’un commun accord, il fut résolu qu’on lui dirait de revenir.

On lui envoya donc un messager qui lui fit connaître le désir des marchands.

Sounanda se disposait à partir quand Zangmo, le retenant par le bord de son vêtement, lui dit : — Seigneur, il y a deux raisons pour satisfaire ses désirs, ce sont la beauté et la jeunesse. Vous êtes jeune, vous êtes beau, restez encore quelque temps dans l’asile de la jeunesse à jouir de ses plaisirs. C’est dans la maison du vieillard qu’il conviendra d’amasser des trésors !

Sounanda dit alors au messager : — Hors d’ici, l’ami ! Et celui-ci se retira.

Il retourna dire aux marchands : — Sounanda m’a ordonné de sortir de sa présence, et je suis parti.

Les marchands s’étant tous rassemblés et s’étant rendus à la maison de la courtisane, s’arrêtèrent à la porte, et dirent à un homme qui s’y tenait : — L’ami, va dire à Sounanda que la compagnie des marchands rassemblés est à la porte et désire voir son chef.

Le serviteur ayant rapporté ces paroles à Sounanda, celui-ci voulait sortir, mais la courtisane le retint encore par le bord de son vêtement, en disant :

— Seigneur, ces marchands demandent à venir se divertir avec moi ; mais comment pourrait-il me plaire de demeurer avec eux ? Restez donc ici, puisque vous êtes satisfait des agréments que vous y trouvez.

Sounanda dit : — Ce n’est que si l’on m’y force que je sortirai d’ici !

Le serviteur alla dire aux marchands ce qu’il avait entendu de la bouche de leur chef, et ceux-ci dirent : — Eh bien ! puisque Sounanda veut faire ce qui ne convient pas, partons.

Puis ils vendirent leurs marchandises et après en avoir reçu le prix, ils partirent.

Dans la suite, l’homme qui apportait chaque jour à Zangmo 500 kârchâpanas cessa un jour de les lui apporter.

Quelque temps après Zangmo demanda à cet homme : — Pourquoi ne me donnes-tu plus 500 kârchâpanas ?

Celui-ci dit : — Les marchands étant partis, comment pourrais-je vous les apporter ?

— Est-ce que les marchands ont emporté toutes les marchandises de Sounanda ?

— Ils les ont emportées.

Zangmo resta encore à se réjouir avec Sounanda pendant deux ou trois jours, au bout desquels elle lui dit : — Seigneur, je n’ai ni champs, ni ouvriers ; c’est de ce que je reçois des gens comme vous que je puis vivre ; ou donnez-moi des kârchâpanas, ou laissez-moi chercher des ressources auprès d’un autre.

Sounanda dit : — Zangmo, il n’y a donc pas d’ami pour toi ?

— Seigneur, les courtisanes n’ont pas d’ami ; leur nature est l’inconstance. Elles abandonnent celui qui est ruiné comme les oiseaux l’arbre qui n’a plus de fruits ; n’avez-vous donc jamais entendu dire qu’il en était ainsi ?

— Zangmo, c’est donc seulement pendant qu’il a des trésors à te donner qu’un homme sait te plaire ?

— Seigneur, tant qu’Indra verse la pluie, les torrents de la montagne coulent ; tant qu’un homme a des trésors à donner à la courtisane, elle est à lui.

— Zangmo, quel est donc celui vers lequel incline ton cœur ?

— Seigneur, l’esprit et le corps de la courtisane sont pareils ; on les réjouit avec des parures et des flatteries ; cela va jusqu’à minuit ; mais le jour venu, elle vous laisse là comme de l’herbe ; ne l’avez-vous pas entendu dire ?

— Zangmo, tu ne fréquentes donc que des hommes riches ?

— Seigneur, les hommes riches mais qui n’usent pas de leurs richesses seront traités par nous comme l’herbe fraîche est traitée par un bœuf ; ne l’avez-vous pas entendu dire ?

Sounanda se disposa à sortir et Zangmo se mit à penser : Sounanda est beau et bien fait ; avant qu’il ne s’en aille au loin, il faut le retenir ici pour charmer mes loisirs jusqu’à ce qu’un autre m’apporte des kârchâpanas. Tant que cet autre ne sera pas venu, je jouirai de la présence de celui-ci.

Elle retint alors Sounanda par le bord de son vêtement, et lui dit : — Seigneur, dans votre palais n’a-t-on jamais plaisanté avec vous ? Tout ceci, de ma part, n’est qu’un jeu ; restez ! ne partez pas !

Sounanda, qui était très-épris, resta. Mais bientôt un autre ayant apporté 500 kârchâpanas, et s’étant introduit dans la maison, Zangmo, en présence de Sounanda, le fit entrer, d’un air gracieux, dans ses appartements.

À cette vue, Sounanda se dit : Puisque de pareilles choses se passent en ma présence, partons ! Et il s’en alla bien loin.

Sounanda était sur la grande route, ne sachant où aller, quand il rencontra un religieux bouddhiste, qui, après avoir été à la ville de Srâvastî pour y recueillir des aumônes, en était sorti. Sounanda se mit à marcher auprès de lui.

Le religieux s’arrêta dans un monastère, et là déposant son vase aux aumônes et le filtre pour l’eau[6], ayant épousseté son manteau, lavé ses pieds et ses mains et filtré de l’eau, il prit des feuilles pour servir d’assiettes, et, s’étant assis, il se mit à faire son repas.

Sounanda resta debout devant lui et le religieux lui dit : — Mon ami, voulez-vous ce qui reste des aumônes ?

Sounanda sentant que, s’il ne mangeait pas, il s’exposait à mourir de faim, répondit : — Saint homme, je le veux bien.

Le religieux donna à Sounanda le reste des aumônes et, quand il eut mangé, il lui demanda où il allait.

— Saint homme, je suis du pays de Sroungfched ; là, dans la ville de Phargyal, demeure un chef de marchands nommé Nanda ; je suis son fils et je m’appelle Sounanda.

J’avais rassemblé une grande quantité de marchandises, mais j’en ai été, pour mon malheur, dépouillé par une courtisane sans qu’il m’en reste rien.

Le religieux dit : — Mon ami, pourquoi n’entres-tu pas en religion ?

Sounanda se mit à penser : Si je retourne dans ma ville natale, au lieu de cracher à terre, on crachera sur moi ; et il dit au religieux :

— Saint homme, je veux entrer en religion !

Le religieux reçut les vœux de Sounanda et, afin d’en faire un religieux accompli, ne cessa pas, pendant deux ou trois jours, de lui enseigner la loi et de la lui faire bien comprendre.

Puis il lui dit : — Maintenant, mon ami, il faut aller dans la grande ville de Srâvastî chercher des aumônes. Sounanda, ayant pris son manteau et son vase de mendiant, se rendit à Srâvastî pour demander des aumônes.

Cependant Zangmo avait eu des regrets. « Avoir renvoyé le chef des marchands Sounanda, si jeune et si beau, parce que je voulais des kârchâpanas, cela n’est pas une belle action ! Il s’en est allé bien loin quand il a vu qu’un autre était accueilli par moi ».

Elle dit à sa servante : — Jeune fille, si tu vois le chef des marchands Sounanda, fais-le entrer ici ; tu m’entends.

Sounanda, qui ne connaissait pas le pays, arriva tout droit à la maison de la courtisane, en recueillant des aumônes.

La servante, l’ayant aperçu, courut, toute joyeuse, dire à Zangmo que Sounanda était à la porte.

Zangmo lui dit : — Fais-le entrer !

— Mais il s’est fait religieux.

— S’il s’est fait religieux, fais-le entrer tout de même.

Quand la servante eut fait entrer Sounanda, Zangmo s’approcha de lui en se frappant la poitrine et lui dit : — Sounanda, pourquoi, après avoir abandonné votre servante indigne, êtes-vous entré en religion ?

Sounanda lui répondit : — Mais, malheureuse, quand tu as, en ma présence, reçu trop gracieusement un autre homme, comment ne serais-je pas entré en religion ?

Zangmo dit : — Le caractère des femmes est toujours sujet à faillir ; pardonnez-moi cette faute ; à partir de ce moment, ma personne et mes biens sont à vous ; revenez donc jouir de la vie auprès de moi !

— Après m’avoir dépouillé de tout ce que j’avais autrefois, pourquoi veux-tu maintenant me détourner de la bonne voie ?

— Seigneur, en quoi la joie et le plaisir sont-ils une infraction à la morale ?

Sounanda pensa : les religieux qui viennent ici pour les aumônes en font sans doute tous autant ; et, déposant sa sébile de mendiant et son manteau de religieux, il suivit Zangmo et oublia complétement auprès d’elle qu’il était entré en religion.

Zangmo lui rendit ensuite son manteau, fit remplir son vase aux aumônes et lui dit : — Seigneur, toutes les fois qu’il vous plaira, venez vous réjouir avec moi. — Sounanda prit les aumônes et s’en alla.

Dans ce même temps, le Bouddha s’occupait à affranchir de tout désir les êtres animés, et leur enseignait la loi de la délivrance.

Quand il entendit le Bouddha enseigner, Sounanda commença à se repentir ; puis son repentir croissant, croissant toujours, il resta silencieux. Il y eut un combat dans son esprit, il vainquit la mauvaise volonté, et le désir, comme un roseau vert coupé, se fana, se dessécha complétement.

Les religieux lui dirent : — Vénérable, n’as-tu aucune maladie du corps ? Ton esprit n’est-il pas tourmenté de quelque chagrin ?

Sounanda, qui, par honte, ne voulait pas s’expliquer, répondit seulement : — Non.

Un médecin étant venu dans le pays, les religieux lui dirent : — Ce jeune homme n’a-t-il pas quelque maladie, examine-le.

Le médecin, l’ayant examiné et ayant vu que tous ses membres étaient sains, dit : — Vénérables, ce jeune homme n’a aucune maladie du corps, et c’est, sans nul doute, son esprit qui est affligé par la souffrance.

Les religieux dirent : — Quelle peut être la maladie qui lui tourmente l’esprit ?

Le médecin dit : — Vénérables, nous autres médecins, nous sommes pour guérir les maladies du corps, mais non celles de l’esprit ; c’est à vous, vénérables, qu’il appartient de connaître ces maladies. Et, en parlant ainsi, il s’en alla.

Les religieux dirent à Sounanda : — Excellent, tu n’as ici ni père ni mère ni d’autre parent pour nous dire si ta conduite a été pure ; dis-nous donc toi-même ce qui s’est passé depuis que tu es entré en religion. — Sounanda raconta en détail ce qui lui était arrivé.

Les religieux lui dirent : — Sounanda, le fruit est devenu amer, puisque l’enseignement de la loi n’a pas produit plus d’effet qu’une bulle d’eau ! Et les religieux, sans exprimer leur sentiment sur ce que Sounanda avait dit et sans chercher à le corriger, s’en allèrent.

Celui-ci se rendit à l’endroit où était le Bouddha. Arrivé auprès de lui, il toucha ses pieds avec sa tête et resta auprès de lui.

Pendant qu’il était ainsi, les religieux racontèrent, en détail, au Bouddha ce qui était arrivé à Sounanda, et le Bouddha dit : — C’est parce que c’est un homme des ténèbres, qu’il est déchu. Le religieux qui, après avoir cherché l’appui de la religion, l’a trouvé, et se laisse ensuite entraîner par la corruption, est déchu pour toujours et chassé de la communauté !

  1. Geschichte des Buddhismus in Indien.
  2. V. Émile Schlagintweit, Buddhism in Tibet, p. 232 et suiv., et Description of a Mystic play, dans le Journal of the Asiat. Soc. of Bengal, 1865, p. 71 et suiv.
  3. Nanda signifie « joie » ; Sounanda « grande joie ».
  4. Le kârchâpana équivalant, à peu près, à un sou de notre monnaie, il s’ensuit que le prix de l’hospitalité de Zangmo était de 25 à 30 francs par jour.
  5. Zangmo signifiant « belle, gracieuse », Sounanda répète, dans le texte, la phrase que celle-ci lui a adressée, en mettant le nom de Zangmo à la place du sien.
  6. Les religieux bouddhistes filtraient l’eau afin de ne pas avaler les animalcules qu’elle contient et dont ils voulaient conserver l’existence.