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Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Bloud & Gay (p. 47-58).

CHAPITRE V

La seconde épreuve de John Braintree

Douglas Murrel connaissait le monde ; il connaissait son monde, quoique son heureux attrait pour les compagnies vulgaires l’eût préservé de croire que c’était le monde entier. Et il savait assez ce qui était arrivé : Braintree, amené là pour être réduit au silence, était encouragé à parler. Dans l’intérêt qu’il provoquait entrait peut-être cet attrait des personnes blasées pour n’importe quoi de neuf, monstruosité ou animal savant ; mais la monstruosité faisait bonne impression. Il parlait beaucoup, avec conviction, sans suffisance. Murrel ne manquait pas d’expérience, et il savait que les hommes qui parlent beaucoup souvent ne sont pas vaniteux, parce qu’ils parlent sans s’écouter.

Et maintenant, il savait ce qui allait suivre : les sots avaient eu leur tour : les gens qui ne peuvent s’empêcher de demander à un explorateur arctique s’il s’est plu au Pôle Nord, les gens qui demanderaient presque à un nègre l’effet que cela fait d’être noir. Il était inévitable que le vieux négociant parlât d’économie politique à quiconque faisait de la politique. Il n’était pas plus important que ce vieil âne de Wister lui eût servi une conférence sur les grands hommes de l’ère Victorienne. Le fils de ses œuvres n’avait pas eu de difficulté à montrer qu’il était supérieur à ces gens-là. Mais maintenant la seconde étape était atteinte, et d’autres sortes de gens commençaient à le remarquer. Les gens intelligents du grand monde, ceux qui ne parlent pas boutique, les gens qui parleraient au nègre de la pluie et du beau temps, commencèrent à parler syndicalisme au syndicaliste. Dans l’accalmie qui suivit sa réponse orageuse, des hommes à la voix plus calme commencèrent à lui poser des questions plus sensées, tantôt lui concédant plusieurs de ses réclamations, tantôt se retranchant derrière des objections de principe. Murrel tressaillit en entendant la voix traînante et gutturale du vieux Lord Eden, qui renfermait dans son sein tant de secrets diplomatiques et parlementaires et qui ne parlait qu’à bon escient, dire à Braintree :

— Ne croyez-vous pas que les Anciens n’avaient pas si tort, Aristote et les autres, vous savez ? Peut-être faut-il réellement qu’il y ait une classe de gens qui travaillent pour nous à la cave ?

Les yeux noirs de Braintree étincelèrent, non de colère mais de joie, parce qu’il savait maintenant qu’il était compris.

— Ah ! maintenant vous parlez avec bon sens, dit-il.

Il y avait des assistants auxquels il semblait presque aussi impertinent de dire à Lord Eden qu’il parlait avec bon sens, que de lui dire qu’il n’avait pas le sens commun, mais lui-même était bien assez subtil pour comprendre qu’on lui avait adressé un compliment.

— Seulement, si vous adoptez cette théorie, continuait Braintree, vous ne pourrez pas vous plaindre que les gens que vous rejetez se considèrent eux-mêmes comme une classe séparée. Et vous pourrez difficilement vous étonner que les ouvriers aient l’esprit de classe.

— Les autres aussi, j’aime à croire, auront droit à avoir l’esprit de classe ? dit Eden avec un sourire.

— Certainement, observa Wister à sa manière conciliante. Comme dit Aristote, « l’aristocrate, c’est le grand homme ».

— Voyons, voyons, dit Braintree avec quelque irritation, je n’ai lu Aristote que dans des traductions à quatre sous, mais je l’ai lu. On dirait que les messieurs comme vous apprennent laborieusement le grec et puis ne se servent jamais de leur science. Aristote, autant que j’ai pu le comprendre, fait de son grand homme un individu assez suffisant ; mais il ne dit nulle part qu’il doive être ce que vous appelez un « aristocrate ».

— C’est exact, dit Eden ; les plus démocrates des Grecs avaient foi en l’esclavage. À mon avis, il y a bien plus à dire en faveur de l’esclavage qu’en faveur de l’aristocratie.

Le syndicaliste approuva avec ardeur et M. Almeric Wister parut plutôt ahuri.

— Du moment qu’il y a des esclaves, répéta Braintree, vous ne pouvez pas les empêcher de se rapprocher et d’avoir leurs points de vue propres sur tout. Vous ne pouvez faire appel aux sentiments civiques de ceux qui ne sont pas citoyens. Eh bien, je suis un de ces esclaves, je sors de la cave au charbon. Je représente ces gens sales, ces larves, ces malappris, je suis l’un d’entre eux ! Aristote lui-même ne pourrait pas me reprocher de parler en leur faveur.

— Vous parlez très bien pour eux, dit Eden.

Murrel sourit amèrement. La mode était lancée, il constatait tous les signes d’un changement d’atmosphère autour du syndicaliste. Il entendit même la phrase traditionnelle qui adoptait définitivement le nouveau venu : la voix de Lady Boole murmurait :

— … Tous les jeudis, nous serons charmés…

Murrel tourna les talons et alla vers le coin où Olive était assise. Elle surveillait la scène, les lèvres serrées, et ses yeux noirs étaient dangereusement brillants. Il l’interpella sur un ton de délicates condoléances :

— J’ai peur que notre bonne farce se retourne contre nous, dit-il. Nous croyions avoir affaire à un ours, et on en a fait un lion.

Elle leva les yeux et elle eut soudain un sourire éblouissant et bien déconcertant :

— Il les a culbutés comme des quilles, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, et il n’a même pas eu peur du vieil Eden !

Murrel la regarda de haut avec une perplexité nouvelle.

— Voilà qui est bizarre, dit-il. Vous semblez toute fière de votre protégé ?

Il continuait de considérer le sourire indéchiffrable d’Olive ; et à la fin il dit :

— Évidemment, je ne comprends rien aux femmes. Personne ne les comprendra jamais. Mais si vous me permettez de vous le dire, ma chère Olive, je soupçonne fortement que vous vous payez ma tête !

Il s’éloigna. La réunion se dispersait déjà. Au moment où le dernier visiteur prenait congé, Murrel s’arrêta une fois de plus sous le porche conduisant au jardin et lança une flèche du Parthe :

— Je ne comprends pas les femmes, dit-il, mais je m’y connais un peu en hommes, et maintenant c’est moi qui me charge de votre ours savant.

Le domaine de Seawood, bien qu’il parût magnifique et reculé, était en réalité à cinq ou six milles seulement d’une de ces villes de province, noires et enfumées, qui ont poussé entre des collines et des vallées ravissantes depuis que la carte d’Angleterre est émaillée des taches noires des districts charbonniers.

Cette ville portait toujours son ancien nom de Milldyke ; elle était déjà très enfumée, mais encore relativement petite. Son industrie n’était pas le charbon proprement dit, mais le traitement de divers sous-produits, tels que le goudron ; un certain nombre d’usines extrayaient des produits variés de ce précieux résidu. John Braintree habitait dans une des plus pauvres rues de la ville ; c’était sans agrément, mais assez commode pour lui, car une grande partie de son activité politique se dépensait à mettre en rapports les organisations professionnelles minières avec ces autres groupes plus petits d’ouvriers travaillant les produits dérivés. C’est vers cette demeure qu’il dirigea ses pas, en tournant le dos à la grande maison de campagne où il venait de faire une visite si étrange et en apparence si inutile.

Tandis qu’Eden, Wister, et tous les hobereaux du voisinage (comme il les désignait), s’éloignaient dans leurs somptueuses automobiles, Braintree mettait son orgueil à fendre la foule dans la direction du curieux petit omnibus rustique qui faisait la navette entre la grande maison et la ville. Quand il escalada l’omnibus, il fut tout surpris de voir Douglas Murrel l’escalader derrière lui.

— Cela ne vous fait rien que je partage votre omnibus ? demanda Murrel, tombant sur un banc à côté de l’unique voyageur d’impériale.

Ils s’assirent sur les sièges du devant, et le souffle froid de la nuit leur frappa le visage sitôt que la voiture se mit en marche. L’air sembla tirer Braintree d’un rêve et il répondit brièvement.

— Au vrai, reprit Murrel, je suis tenté d’aller voir votre cave à charbon.

— Vous n’aimeriez guère à y être enfermé, dit l’autre, toujours un peu maussade.

— Bien sûr, j’aimerais mieux être enfermé dans la cave au vin… Nouvelle version de votre parabole sur le Travail : les riches frivoles et paresseux festoyant en haut, tandis que le son sourd et persistant des bouchons qui sautent leur rappellerait que je suis dessous, peinant, travaillant, jamais en repos… Mais réellement, mon vieux, il y a du vrai dans ce que vous avez raconté sur vous-même et sur les endroits noirs que vous fréquentez, et je me suis dit que j’y jetterais un coup d’œil.

Aux yeux de M. Almeric Wister et d’autres, ç’aurait été un manque de tact de parler à un homme plus pauvre de son milieu enfumé. Mais Murrel ne manquait jamais de tact, et il ne se trompait pas en affirmant qu’il s’y connaissait en hommes. Il connaissait la sensibilité morbide des plus virils ; il connaissait la terreur maladive de son ami pour le snobisme et se serait bien gardé de lui parler de ses succès de salon. Tandis que causer avec Braintree comme avec l’esclave de la cave à charbon, c’était renforcer son respect de lui-même.

— Des teintureries et des usines de ce genre, n’est-ce pas ? demanda Murrel, contemplant la forêt de cheminées qui commençait à émerger des brumes de l’horizon.

— Sous-produits du charbon de diverses sortes, répondit son ami, utilisés pour les matières colorantes, les teintures, les émaux, etc. Il me semble que dans la société capitaliste le sous-produit prend plus d’importance que la matière première. On dit que les millions de votre ami Seawood proviennent beaucoup plus des dérivés du goudron que du charbon. J’ai entendu dire qu’on s’en sert pour les uniformes rouges des soldats.

— Et de quoi se sert-on pour la cravate rouge du socialiste ? demanda Murrel d’un ton de reproche. Jack, je ne puis croire que la cravate rouge que vous arborez soit fraîchement trempée dans le sang des aristocrates. Je pense trop de bien de vous pour vous imaginer ruisselant du massacre de notre vieille noblesse. De plus, on m’a toujours dit que son sang serait bleu. Se pourrait-il que vous soyez devenu vous-même une réclame ambulante des teintureries du vieux Je ne sais qui ? « Achetez nos cravates rouges ; spécialité pour MM. les syndicalistes. M. John Braintree, le révolutionnaire bien connu, nous écrit : Depuis que j’emploie vos… »

— Personne ne sait jamais de nos jours d’où vient quoi que ce soit, Douglas, dit Braintree tranquillement. Voilà ce qu’on appelle publicité et journalisme populaire dans un état capitaliste. Ma cravate est peut-être faite par des capitalistes, et la vôtre par des insulaires cannibales, pour ce que vous en savez.

— Tissée avec les favoris des missionnaires, répliqua Murrel. Pensée charmante… Et je présume que votre tâche est de pérorer en faveur de tous ces travailleurs ?

— Leurs salaires sont infâmes, dit Braintree, surtout ceux des pauvres types qui travaillent à certaines teintures et couleurs : ce sont d’atroces poisons et pestes, tout simplement. Ils n’ont presque pas de syndicats qui vaillent la peine d’en parler, et leurs heures de travail sont beaucoup trop longues.

— C’est la longueur du travail qui épuise le plus, convint Murrel. Personne n’a assez de loisirs ni de plaisirs en ce monde, n’est-ce pas, Bill ?

Braintree était peut-être secrètement assez flatté que son ami l’appelât toujours Jack, mais il lui était impossible de comprendre par quel excès d’intimité il se mettait à l’appeler Bill. Il était sur le point de lui en faire l’observation quand un grognement sorti de l’obscurité, devant lui, lui rappela soudain quelqu’un dont il avait complètement oublié l’existence. William était le prénom du cocher de l’omnibus ; Murrel avait coutume de le lui donner. Le grognement d’assentiment du nommé Bill suffit pour indiquer qu’il était entièrement d’accord que les heures de travail du prolétariat étaient beaucoup trop longues.

— Cependant tout va bien pour vous, Bill ; vous êtes un veinard, surtout ce soir. Le vieux Charles prend le service au Dragon, n’est-ce pas ?

— Ben oui, dit le cocher d’un ton lent et méprisant, il vient au Dragon, mais…

— Nous voilà arrivés, dit Murrel, je suppose qu’il faut y entrer et en tirer le vieux Charles.

Dans le but philanthropique d’activer le service des voitures publiques, Murrel parut se précipiter du sommet de l’omnibus. Il tomba néanmoins sur ses pieds, étant descendu en faisant le saut périlleux. Il se fraya ensuite un chemin dans le bar bruyant et illuminé du Dragon Vert, d’un mouvement si résolu que les deux autres hommes le suivirent instinctivement. Le cocher, dont le nom complet était William Pond, lui emboîta le pas sans l’ombre d’une hésitation ; le démocrate John Braintree, au contraire, le suivit à contre-cœur avec une insouciance affectée. Il n’était ni un prohibitionniste ni un fat, et au cours d’une promenade il aurait bu une chope dans n’importe quelle auberge, le plus simplement du monde. Mais le Dragon Vert était situé sur les confins d’une ville industrielle, et l’endroit où ils entrèrent n’était ni un café, ni un restaurant, ni un salon-bar. C’était une buvette ou un bar public fréquenté par les pauvres. Aussitôt qu’il en franchit le seuil, Braintree comprit qu’il n’avait jamais vu, ni connu cela, au cours de ses quinze années de travail manuel. Ni l’odorat ni la vue n’étaient flattés au premier abord, et on n’était guère tenté de toucher ni de goûter. L’endroit était très chaud, bourré de monde et rempli du tapage assourdissant de gens parlant tous à la fois. Murrel s’était avancé vers le fond de la salle, faisant au passage signe de la tête à plusieurs personnes ; il frappa sur le zinc avec une pièce de cuivre en demandant quatre consommations.

Il commença par échanger quelques mots avec une grosse jeune femme qui avait fait des efforts pour que ses cheveux ressemblassent à une perruque. Ensuite il engagea une discussion interminable avec son plus proche voisin sur les chances que tel ou tel cheval pouvait avoir de gagner d’une longueur ou d’une fraction de longueur. Le débat n’avançait pas très vite vers une conclusion, car il consistait surtout à répéter les prémisses avec une vigueur toujours croissante. Les deux interlocuteurs étaient polis autant qu’irréductibles ; mais leur conversation était quelque peu gênée par les gestes d’un homme immensément grand, efflanqué et minable, qui se penchait entre eux, parlant tout le temps, dans la bonne intention de préciser le point en litige au silencieux Braintree :

— J’connais un Monsieur quand j’le vois, répétait l’homme efflanqué, et j’y d’mande…… J’y d’mande seulement, comme à un Monsieur ; je connais un Monsieur quand j’le……

— Je ne suis pas un Monsieur, dit le syndicaliste avec quelque amertume.

L’homme efflanqué essaya de se pencher vers lui avec de larges gestes protecteurs, comme pour calmer un enfant grognon.

— Allons, dites pas ça, M’sieur, dites pas ça… Je reconnais bien un vrai Monsieur quand je l’vois et j’vous dis…

Braintree se détourna brusquement et entra en collision avec un matelot couvert de poussière blanche, qui s’excusa avec une amabilité parfaite, et puis cracha sur le sol couvert de sciure de bois.

La nuit s’écoula comme un cauchemar. À John Braintree, elle sembla aussi interminable qu’insensée, et cependant d’une sauvage monotonie. Car Murrel promena son cocher d’omnibus en goguette de bar en bar, ne buvant guère à vrai dire, ne buvant certainement pas moitié de ce qu’un Duc ou un Docteur solitaire aurait bu en face d’un carafon de Porto, mais buvant parmi le bruit, l’odeur du gaz, les discussions sans fin. Quand le sixième cabaret résonna du cri sonore : « On ferme ! » et que les derniers traînards en furent expulsés en désordre, l’infatigable Murrel recommença une tournée toute pareille dans les débits de café, avec la louable intention d’encourager la sobriété. Là, il mangea des sandwiches épais et but du café clair, discutant toujours avec son prochain sur les chevaux et les événements sportifs. L’aube apparaissait sur les collines et caressait le sommet des cheminées d’usines, quand John Braintree se retourna soudain vers son ami et lui parla d’un ton qui commandait l’attention :

— Douglas, lui dit-il, inutile de pousser votre allégorie plus loin. Je sais depuis longtemps que vous êtes un garçon intelligent et je commence à comprendre comment les vôtres s’y sont pris pour manier pendant si longtemps une nation tout entière, mais je ne suis pas non plus tout à fait un imbécile. Je sais ce que vous voulez me faire entendre. Vous ne l’avez pas exprimé directement, mais vous me l’avez crié par dix mille bouches cette nuit. Vous m’avez dit : « John Braintree, vous pouvez fort bien vous entendre avec les nobles, c’est avec le peuple que vous ne pourrez pas vous entendre. Vous avez passé une heure au salon et causé facilement littérature et musique ; maintenant que vous avez passé une nuit dans les quartiers pauvres, répondez, lequel de nous deux connaît le mieux le peuple ? »

Murrel garda le silence. Après un moment l’autre reprit :

— C’est le meilleur aveu que vous ayez pu faire, et je vous ferai grâce d’une nouvelle discussion. Je pourrais vous dire que ces choses nous répugnent plus qu’à vous, parce que vous pouvez vous en jouer, tandis que nous avons eu à les combattre, mais j’aime mieux vous prouver que je vous comprends et que je ne vous en veux pas.

— Je le sais, répondit Murrel ; notre ami du cabaret ne choisit pas ses termes avec beaucoup de tact, mais au fond, il avait raison en disant que vous étiez un gentleman. Allons, espérons que ce sera le dernier de mes mauvais tours !

Il n’en avait pas fini avec les mauvaises farces, car en revenant à Seawood à travers le jardin, il vit quelque chose qui le fit tressaillir : l’échelle de la bibliothèque, appuyée contre la cabane aux outils. Il s’arrêta, et son bon visage se fit presque farouche.